Ça vient d’en haut Philippe De Jonckheere
Ça vient d'en haut, et derrière cette phrase vide de sens,
qui ne veut rien dire, derrière cette phrase idiote, on peut tout
dire tout annoncer à un homme de cinquante ans, on peut lui dire
qu'on le mute au bout du monde, qu'on y peut rien, que cela vient d'en
haut, qu'on a bien essayé de trouver une autre solution, prendre
un air gêné, contrit même, dire qu'on comprend, mais
que décidément on ne peut rien faire. Dans les réunions
qui avaient entériné ces ravages dont tout un chacun se
moquait tout-à-fait, les décideurs comme ils s'appelaient
eux-mêmes immodestement, atteignaient leur point de prise de décision,
«en toute sérénité» — mais de quelle
sérénité parle-t-on?, celle de l'esprit, celle de
l'âme? — d'aucuns un peu plus brutaux que les autres, parlent
de dégraisser, de saigner la bête, d'autres moins sanguinaires
parlent de faire moins, ils ne sont pas moins efficaces que ceux qui dégraissent,
ce sont des objectifs qui sont fixés, ils sont là pour être
atteints. Les plus timorés parlent de réorganisation ou
de réaffectation. En somme ce qui est curieux c'est la parfaite
adéquation entre la proximité d'avec les dégraissés
et la modération du langage de ceux qui réorganisent. Ainsi
ceux qui parlent de saignées ne connaissent pour ainsi dire pas
ou peu les hommes et les femmes dont ils s'apprêtent à modifier
durablement la destinée, tandis que ceux qui en sont les plus proches
dans cette hiérarchie caricaturale, de ceux que l'on réorganise,
ceux-là essayent par tous les moyens d'adoucir les réalités
par des mots choisis, et donnons-leur ce crédit, par des solutions
palliatives ou transitoires. En cela ce petit système d'éloignement
des décideurs du siège de leurs décisions ne diffère
pas beaucoup de la hierarchie nazie qui par le strict respect des échelons
de la hierarchie militaire et le cloisonnement des tâches avait
réussi à donner à son entreprise de démolition
humaine les atours d'un projet industriel dont les processus pouvaient
sans cesse être améliorés par des optimisations répétées.
Et qu'importait finalement la finalité des décisions qui
étaient prises, de savoir qu'elles décideraient du sort
tragique de milliers et de millions d'individus pour lesquels aucune considératrion
n'était de mise ni ne pouvait avoir cours, si par ailleurs tout
un chacun, le long de cette hiérarchie, avait le sentiment de pleinement
remplir ses devoirs, d'excéder même les objectifs qui lui
étaient impartis, et la mission pour laquelle il ou elle avait
été pressenti ou pressentie. Dans cette mécanique
froide, ce qui était le moins impressionnant et le moins surprenant
c'était la docilité de ceux dont on modifiait à tout
bout de champ la destinée et qui n'offrait décidément
que peu de resistance à ces grands plans quinquénaux, ces
restructurations quasi-soviétiques dans leur esprit bureaucratique.
À cela il y avait plusieurs raisons mais l'habileté du bourreau
y était pour beaucoup, qui savait préparer la victime psychologiquement
à son calvaire, son chemin de croix. Pour cela il y avait la communication
d'entreprise, cette propagande admirablement réglée qui
envoyait force messages triomphaux à des employés qui devaient
se sentir fiers de contribuer ainsi à une réussite aussi
unilatérale, parfois aussi il y avait la publication des chiffres
trimestriels et à qui voulait bien s'en intéresser, on expliquait
alors que les chiffres n'étaient pas si bons, en deçà
des objectifs que nous nous étions fixés et donc que de
nouveaux efforts devaient être consentis. Cela n'annonçait
rien de bon et de fait on pouvait voir le rythme des réunions de
chefs s'accentuer ostentisblement. On faisait ensuite connaître
le résultat de ces réunions, les conclusions atteintes.
Il allait faire moins. D'ailleurs c'était toujours incroyable de
voir qu'il fallait toujours se réunir pour systématiquement
arriver plus ou moins au même résultat, puisqu'en somme il
aurait suffit de se contenter des chiffres fournis par la drirection financière
qui devait avoir une idée très précise de combien
exactement il convenait de baisser la masse salariale pour faire retrouver
le sourire à ses actionnaires, tout ceci était pourtant
sans mystère, cela aurait eu le mérite d'être assez
clair mais vraiment on ne pouvait pas comme cela annoncer aux gens qu'on
allait devoir faire moins sans avoir donné le change d'une réflexion
poussée, d'où les fameuses réunions de chefs, dans
lesquelles, somme toute, on regardait davantage des courbes démographiques
pour repérer au plus vite ceux des employés auxquels on
allait pouvoir proposer un départ anticipé à la retraite,
maquillé selon un barême qui évidemment était
fourni par la direction financière, CQFD. Et comme on se plaisait
à le dire et à la redire, quiconque s'est déjà
penché sur le bilan d'une entreprise et les comptes de son activité
sait que le seul champ dans lequel des économies peuvent être
réalisées est celui de la masse salariale. J'ai même
entendu dire une fois qu'il fallait se mettre à la place des actionnaires,
c'est dire. Limpide. On s'y attendait un peu tout de même. Bon de
toute manière cela ne va pas concerner tout le monde. On sait que
dans certaines équipes il faudra faire du moins cinquante pour
cent, mais dans l'ensemble c'est plutôt entre dix et vingt pour
cent auxquels il faille s'attendre. Et toute l'astuce est là de
laisser penser que le malheur n'arrive qu'aux autres. C'est de fait la
meilleure méthode et tous les fameux décideurs le savent.
Il faut annoncer sans ambage ladite réduction du personnel —
l'immonde expression, dans les dégraisseurs, sûr qu'il y
en avait qui regrettaient que l'expression ne s'applique qu'au nombre
des employés et non les employés eux-mêmes, à
leur grand regret — s'appuyer sur les chiffres, ne pas fuir la confrontation,
attendre les mouvements, les résultantes, le conflit. Ne pas perdre
de temps. Lorsque la crise menace de battre son plein, faire mine de faire
marche arrière, un peu, et lâcher du mou en annonçant
que peut-être on va s'en sortir en faisant un peu moins de moins.
Ca se desserre un peu et là, lâcher la liste de ceux dont
le futur est entériné. Cette liste-là, eux la connaissent
depuis belle lurette, c'est celle du début, dessinée sur
un coin de table en réunion, un tableur imprimé sur lequel
on fait encore quelques modifications au crayon et sous les ratures crayonnées,
l'un est sauvé in extremis, il fait toujours partie de notre entreprise,
tandis que l'autre, au contraire, son voisin de bureau littéralement,
a eu le malheur d'avoir un mot plus haut que l'autre la semaine dernière,
et du coup c'est lui qui part. L'effet de soulagement et d'égoïsme
aidant, ça retombe tout seul comme un soufflet. C'est pas tombé
loin mais voilà ce n'est pas encore notre tour. Du calme alors.
Pour les autres c'est dur évidemment mais il faut se faire une
raison, ce n'est pas avec des résultats comme ceux du trimestre
précédent que l'on va remonter la boîte. Et le tour
est joué. Le bourreau a bien préparé son supplicié,
la hache tombe d'un coup, le supplicié n'a pas souffert. Toujours
surprenant d'entendre les gens se réconforter lors d'un décès
en se disant et se confirmant les uns les autres que tout a été
très vite que le récent trépassé n'a pas souffert,
qu'il n'a pas eu le temps de se rendre compte. Il est mort d'un coup.
Je ne pense pas qu'on ait déjà vu à des obsèques
des parents éplorés attaquer la bière avec les outils
du bord pour l'ouvrir, ou encore des parents affectés revenir au
cimetière le lendemain et de déterrer leur mort pour s'assurer
qu'effectivement il n'y avait plus rien à faire, ce consentement
veut bien dire ce qu'il veut dire: quand c'est l'heure de débarasser
le plancher, il ne faut pas compter sur les autres pour essayer de vous
retenir, la solidarité a vécu. Un de plus en moins.
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