J'aime ma boîte, toute ma vie la boîte.

Quand j'y ai commencé, plusieurs fois j'y ai commencé. La première fois, la première boîte, je ne sais plus, mais j'étais bien, j'étais bien mal payé.

Et puis une fois ma boîte, un supermarché, une énorme grande surface, ils ne m'ont pas gardé dans ma boîte cette fois-là. Je respectais trop mes horaires. Dans ma boîte, il faut accepter sans rechigner les heures supplémentaires, supplémentaires non payées.

Alors quand j'y suis retourné dans ma boîte, ils avaient changé, ils faisaient dans la Start'Up. C'était jeune et branché, en direct sur la Bourse, sur le marché. Ils m'ont dit : "D'accord nous vous prenons", mais je n'ai pas compris pour quoi faire. Trois mois à l'essai, à l'essai non payé. Là j'ai refusé, parce que j'aime ma boîte, je ne voulais pas lui créer des ennuis par une plainte déplacée.

Ma boîte et moi, nous nous aimons beaucoup, avec beaucoup de distance. Le nombre de fois où j'y suis allé, où j'y suis allé pour rien, pour y être exploité. Elle me préfère hors ses murs et fait des bénéfices sur mes comptes et aussi sur mes découverts. Elle place mon argent quand je dors pour gonfler son capital. Depuis que je le sais, j'ai moins de scrupules à la déserter et je dors la conscience tranquille. Entre nous, pas besoin de se voir régulièrement, elle s'occupe de tout. Ma boîte, elle gère bien. Parfois, je ne me souviens plus très bien, mais parfois elle se trompe, elle change de tête et tout rentre dans l'ordre. Dans l'ordre de quoi, je ne sais pas non plus, mais ça repart, levée de drapeau, bourse en fête, ça repart. Il suffit de changer de tête, le système fonctionne bien, pas besoin de le remettre en cause, juste un lifting, un brin de toilette.

J'aime tellement mon entreprise que je ne vote plus, je fais confiance. Je sais bien que les hommes politiques font eux aussi parti de ma boîte, alors pourquoi en choisir un, prenons les tous, ou mieux, ne votons plus que pour changer les têtes d'en haut. Je voudrais voter pour mon président-directeur général et non pour son vassal, qui au final, est un gars comme moi, qui aime sa boîte.

De temps en temps, pour lui rappeler mon existence, car je n'ai pas de pourcentage sur les bénéfices que ma boîte tire de ma maigre participation, je lui envoie une petite lettre de motivation accompagnée d'un curriculum vitae, pour que je puisse renflouer mes comptes avec un contrat à durée déterminée. Elle ne me répond que rarement et négativement, elle n'a plus le temps de s'occuper de moi. Récemment, prise dans les évènements, la conjoncture, tout ça, c'est-à-dire tout ce que je n’ai pas réussi à saisir, elle m'a complètement oublié. Ce n'est pas si facile pour elle, elle doit tout gérer, maintenir son bon fonctionnement en attendant la reprise, alors moi, je peux bien attendre aussi.

J'aime ma boîte, je ne vous permets pas de remettre en cause mon amour pour elle. Elle est tout pour moi. Je lui ai tout donné, mon amour propre, même si parfois je lui dis non, ce n’est que pour mieux revenir, mon argent, et mes découverts sont des doubles investissements pour ma boîte, elle le sait bien, elle fait de l’argent parce que je consomme mais aussi par les agios que je dois payer. Elle est partout dans ma vie, c’est la figure moderne du père et de la mère, qui eux ont vite fait d’abandonner toutes responsabilités quant au devenir de leur progéniture. Ma boîte est la seule responsable de ce qui se passe, elle prend tout sur ses épaules, et parfois oui, elle est obligée de sévir, de nous remettre dans le droit chemin, nous n’en sommes plus capable seuls, nous sommes perdus dans les rouages. J’aime ma boîte et je ne sais pas ce que je deviendrais demain sans elle. Sans elle et sans travail. Elle me dit si demain je ne trouve pas de travail - elle me taquine, elle sait bien qu’elle n’a rien à me proposer -, si demain je suis encore là à attendre, elle me trouvera un travail, et je serai obligé de l’accepter sous peine d’être exclu. Et il ne faut pas être exclu de ma boîte, car il n’y a rien hors la boîte. Hors les murs, il y a nous, mais c’est encore la boîte, mais hors la boîte, c’est le néant.

J’aime ma boîte.

Et j’ai horreur du vide.

 

Erwan Tanguy