D'où
viennent les lettres? Pour l'écriture idéographique, c'est
simple: elles viennent de la " nature " (d'un homme, d'une femme,
de la pluie, d'une montagne); mais précisément: ce sont
alors tout de suite des mots, des sémantèmes, non des lettres.
La lettre (la lettre phénicienne, la nôtre) est une forme
privée de sens: c'est sa première définition. La
seconde est que la lettre n'est pas peinte (déposée), mais
grattée, creusée, emportée au poinçon; son
art de référence (et d'origine) n'est pas la peinture,mais
la glyptique.
Testament illisible, les lettres ultimes de Réquichot disent plusieurs choses : d'abord que le sens est toujours contingent, historique, inventé (par quelque archéologue trop confiant): rien ne sépare l'écriture (dont on croit qu'elle communique) de la peinture (dont on croit qu'elle exprime): toutes deux sont faites du même tissu, qui est peut-être tout simplement, comme dans de très modernes cosmogonies: la vitesse (les écritures illisibles de Réquichot sont aussi emportées que certaines de ses toiles). Autre chose: ce qui est illisible n'est rien d'autre que ce qui a été perdu: écrire, perdre, réécrire, installer le jeu infini du dessous et du dessus, rapprocher le signifiant, en faire un géant, un monstre de présence, diminuer le signifié jusqu'à l'imperceptible, déséquilibrer le message, garder de la mémoire sa forme, non son contenu, accomplir l'impénétrable définitif, en un mot mettre toute l'écriture, tout l'art en palimpseste, et que ce palimpseste soit inépuisable, ce qui a été écrit revenant sans cesse dans ce qui s'écrit pour le rendre sur-lisible - c'est-à-dire illisible. C'est en somme par un même mouvement que Réquichot a écrit ses lettres illisibles et pratiqué ici et là le palimpseste pictural, découpant et cousant des toiles l'une sur l'autre, déclouant et remaculant ses peintures tachistes, introduisant le Livre, par ses pages de garde, dans ses grandes compositions aux Papiers Choisis. Tout ce surécrit, griffure du rien, ouvre à l'oubli: c'est la mémoire impossible: " On déterre dans des îles de Norvège, dit Chateaubriand, quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables. A qui appartiennent ces cendres? Les vents n'en savent rien. "
la représentation Sur
la table de travail de, Réquichot (indiscernable d'un établi
de cuisine), en vrac, des anneaux de rideau achetés au Printemps:
ils feront, plus tard, la Sculpture en plastique, anneaux collés.
D'ordinaire (je veux dire: si l'on se réfère à l'histoire
de l'art), l'oeuvre vient d'un matériau pur: qui n'a encore servi
à rien (poudre, terre glaise, pierre); elle est donc, classiquement,
le premier degré de transformation de la matière brute.
L'artiste peut alors s'identifier mythiquement à un démiurge,
qui tire quelque chose de rien : c'est la définition aristotélicienne
de l'art (la techné), et c'est aussi l'image classique du créateur
titanesque: Michel-Ange crée l'oeuvre comme son Dieu crée
l'homme. Tout cet art dit l'Origine.
De même que, par le palimpseste, l'écriture est dans l'écriture, de même il y a dans un "tableau " (peu importe ici que le mot soit juste) plusieurs tableaux: non seulement (chez Réquichot) parce que des toiles sont réécrites ou replacées à titre d'objets partiels dans de nouveaux ensembles, mais parce qu'il y a autant d'oeuvres que de niveaux de perception : isolez, regardez, agrandissez et traitez un détail, vous créez une oeuvre nouvelle, vous traversez des siècles, des écoles, des styles, avec du très ancien vous faites du très nouveau. Réquichot a pratiqué cette technique sur lui-même: " À regarder un tableau de très près, il arrive d'y voir des tableaux futurs : il m'arrive de couper en morceaux de grandes tartines, tâchant par là d'isoler des parties qui me semblent intéressantes. " L'instrument virtuel de la peinture (pour cette partie d'ellemême - peut-être minime - qui concerne l'oeil et non la main), cet instrument serait la loupe, ou à la rigueur la sellette, qui permet de changer l'objet en le faisant tourner (Réquichot a de la sorte utilisé des gueules de chien intactes, sans aucune adjonction, mais en les tournant): tout cela, non pour mieux voir ou voir plus complètement, mais pour voir autre chose: la taille est un objet en soi: ne suffit-elle pas à fonder un art majeur: l'architecture? La loupe et la selle produisent ce supplément, qui dérange le sens, c'est-à-dire la reconnaissance (comprendre, lire, recevoir une langue, c'est reconnaître; le signe est ce qui est reconnu; Réquichot serait de cette race d'artistes qui ne reconnaissent pas). Changer le niveau de perception: il s'agit là d'une secousse qui ébranle le monde classé, le monde nommé (le monde reconnu) et par conséquent libère une véritable énergie hallucinatoire. En effet, si l'art (employons encore ce mot commode, pour désigner toute activité infonctionnelle) n'avait pour but que de faire mieux voir, il ne serait rien d'autre qu'une technique d'analyse, un ersatz de science (ce à quoi a prétendu l'art réaliste); mais en cherchant à produire l'autre chose qui est dans la chose, c'est toute une épistémologie qu'il subvertit: il est ce travail illimité qui nous débarrasse d'une hiérarchie courante: d'abord la perception ("vraie"), ensuite la nomination, enfin l'association (la part " noble ", " créative " de l'artiste); pour Réquichot, au contraire, il n'y a pas de privilège accordé à la première perception: la perception est immédiatement plurielle - ce qui, une fois de plus, dispense de la classification idéaliste; le mental n'est que le corps porté à un autre niveau de perception: ce que Réquichot appelle le "méta-mental".
Prenons deux traitements modernes de l'objet. Dans le ready made, l'objet est réel (l'art ne commence qu'à son pourtour, son encadrement, sa muséographie) - ce pour quoi on a pu parler à son sujet de réalisme petit-bourgeois. Dans l'art dit conceptuel, l'objet est nommé, enraciné dans le dictionnaire - ce pour quoi il vaudrait mieux dire "art dénotatif " plutôt qu' "art conceptuel ". Dans le ready made, l'objet est si réel que l'artiste peut se permettre l'excentricité ou l'incertitude de la dénomination; dans l'art conceptuel, l'objet est si exactement nommé qu'il n'a plus besoin d'être réel: il peut se réduire à un article de dictionnaire (Thing, de Joseph Kosuth). Ces deux traitements, en apparence opposés, relèvent d'une même activité: la classification. Dans la philosophie hindoue la classification a un nom illustre : c'est le Maya : non point le monde des "apparences", le voile qui cacherait quelque vérité intime, mais le principe qui fait que toutes les choses sont classées, mesurées par l'homme, non par la nature; dès que surgit une opposition (I'Opposition), il y a Maya: le réseau des formes (les objets) est Maya, le paradigme des noms (je langage) est Maya (le brahmane ne nie pas le Maya, il n'oppose pas l'Un au Multiple, il n'est point moniste - car réunir est aussi Maya ; ce qu'il cherche, c'est la fin de l'opposition, la péremption de la mesure; son projet n'est pas de se déporter hors de toute classe, mais hors de la classification elle-même). Le travail de Réquichot n'est pas Maya : il ne veut ni de l'objet ni du langage. Ce qu'il vise, c'est à défaire le Nom; d'oeuvre en ceuvre, il procède à une ex-nomination généralisée de l'objet. C'est là un projet singulier qui retire Réquichot des sectes de son temps. Ce projet n'est pas simple: l'ex-nomination de l'objet passe nécessairement par une phase de sur-nomination exubérante: il faut renchérir sur le Maya avant de l'exténuer: c'est le moment thématique, qui est aujourd'hui hors de mode. Une critique thématique de Réquichot est non seulement possible, mais inévitable; ses formes " ressemblent " à quelque chose, appellent un cortège de noms, selon le procédé de la métaphore; lui-même le savait: " Mes peintures: on peut y trouver des cristaux, des branches, des grottes, des algues, des éponges... " L'analogie est ici irrépressible (comme unejouissance précoce), mais du point de vue du langage, elle est déjà ambiguë: c'est parce que la forme tracée (peinte ou composée) n'a pas de nom, qu'on lui en cherche et lui en impose plusieurs; la métaphore est la seule façon de nommer l'innommable (elle devient alors très précisément une catachrèse): la chaîne des noms vaut pour le nom qui manque. Ce qui passe dans l'analogie (du moins celle que pratique Réquichot), ce n'est pas son terme, son signifié supposé (" cette tache signifie une éponge "), c'est la tentation du nom, quel qu'il soit: la polysémie forcenée est le premier épisode (initiatique) d'une ascèse: celle qui conduit hors du lexique, hors du sens. La thématique
suggérée par Réquichot est trompeuse parce qu'en
fait elle est immaîtrisable: la métaphore ne s'arrête
pas, le travail de nomination se poursuit inexorablement, contraint d'aller
toujours, de ne jamais se fixer, défaisant sans cesse les noms
trouvés et n'aboutissant à rien, sinon à une exnomination
perpétuelle: parce que cela ressemble, non pas à tout, mais
successivement à quelque chose, cela ne ressemble à rien.
Ou encore: cela ressemble, oui, mais à quoi? à " quelque
chose qui n'a pas de nom ". L'analogie accomplit ainsi son propre
déni et la béance du nom est maintenue infiniment: qu'est-ce
que c'est que ca?
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