Introduction
à l'uvre de Bernard Réquichot
- II
Alfred Pacquement |
|
RÉQUICH0T
ET LA FORME
i
Réquichot doute effectivement de la peinture, comme nous venons
de l'évoquer et essaierons encore de le démontrer, il ne
reste pas moins peintre, plasticien, artiste de la forme et non de l'attitude.
C'est sans doute cette obsession de peinture qui va le conduire à
la mettre en question. Mais avant d'aborder plus précisément
ce problème, nous voudrions commencer, comme il a déjà
été dit à propos de la page de garde, par montrer
en quoi l'art de Réquichot, même dans ses aspects les plus
novateurs, reste avant tout un art de la forme.
L'analyse qui a été faite ci-dessus à propos du traitement
de l'objet serait en effet incomplète si on n'y faisait pas intervenir
la notion de camouflage, de dissimulation de cet objet. Si l'on prend
l'exemple d'un seul reliquaire, intitulé "Reliquaire des rencontres
de campagne ", on peut y énumérer une quantité
considérable d'objets : ossements divers, fausses coquilles d'escargots,
plumes de faisan, coton, chaussure d'enfant, pages de garde, morceaux
de toile et cette liste est sans aucun doute incomplète. Or parmi
ces objets, seuls deux sont laissés à l'état brut
: les coquilles d'escargots, encore que certaines soient peintes en bleu,
et les plumes. Tous les autres sont recouverts d'une épaisse couche
de peinture sortant directement du tube, si bien que le reliquaire laisse
d'abord l'impression d'une boîte entièrement remplie de peinture.
C'est seulement après un parcours très attentif du regard
que certains objets se distinguent sous la peinture. L'objet n'est pourtant
pas traité comme un simple récepteur de peinture, ou, si
l'on préfère, un support de formes. Si Réquichot
dispose, dans les reliquaires, un certain nombre d'objets, c'est à
cause de leurs formes spécifiques et de l'esthétisme de
ces formes. Plus précisément, on pourrait dire que l'emploi,
par exemple, d'une chaussure d'enfant a pour première motivation
la fascination devant l'objet trouvé ou abandonné, comme
nous l'expliquions à propos du rocher rencontré au cours
des promenades. À ce titre, cette chaussure entre donc dans l'univers
plastique de Réquichot. Mais sa combinaison avec des matériauxartistiquestraditionnels
-la peintureconditionne sa présence dans le reliquaire. Ce n'est
donc pas la forme elle-même de l'objet qui intéresse Réquichcrt
mais les formes auxquelles cet objet lui permettra d'aboutir. Une oeuvre
de 1952, au demeurant fortement influencée par Vieira da Silva,
fait déjà intervenir la notion de camouflage. Conçue
comme une perspective en damiers, cette toile représente un crâne
et un os, tous deux recouverts par les damiers et se confondant en quelque
sorte avec les formes abstraites. La relation entre l'objet et la forme
est donc bien constante chez Réquichot, toujours basée sur
une juxtaposition. On pourrait également faire intervenir les propres
obsessions de l'artiste, son goût par exemple pour les crânes
et les ossements d'animaux, mais ceci relève d'un autre type d'analyse,
hors de notre propos.
our
en revenir au traitement de la forme, il semble qu'il en soit à
peu près de même pour les collages et les sculptures. À
cette différence près, toutefois, que, contrairement aux
reliquaires, le "papier choisi" ou l'anneau de rideau prennent
leur autonomie en tant que matériau plastique, se suffisent à
eux-mêmes sans que la peinture ait besoin d'intervenir. S'il existe
de nombreux collages de papiers mélangés à de la
peinture ou soulignés de quelques traits de crayons, il arrive
fréquemment que le " papier choisi " soit l'unique composante
de l'oeuvre. Mais là encore, le choix du papier est guidé
par sa beauté formelle plus que par les objets représentés.
Qu'il soit déchiré ou découpé, le papier perd
de sa valeur descriptive au point qu'il est parfois impossible de déterminer
avec certitude ce qu'il représentait à origine. On retrouve
ainsi, d'une manière différente, l'idée de dissimuler
les objets. Réquichot produit des formes avec les morceaux de papier,
il dessine comme avec tout autre matériau. On est donc en présence
d'un nouveau type de collage, bien loin du rôle perturbateur que
joue le fragment de journal dans le collage cubiste, ou des oppositions
systématiques d'objets avec Dada ou le surréalisme.
Il faut pourtant un peu nuancer ces affirmations en accordant une plus
grande place au choix du papier dans le collage. (Le terme de " papier
choisi " est significatif.) Le réemploi de certains papiers
dans différents collages pourrait inciter à penser que le
thème joue un certain rôle. Ainsi cette image de chien la
langue pendante qui, collée à l'envers, évoque un
phallus. De toute manière, ce n'est certainement pas pur hasard
si, les pages de garde mises à part, les papiers choisis se limitent
dans l'ensemble à des images d'animaux et d'aliments. Et si la
relation entre les papiers reste, on l'a dit, nécessairement plastique,
un rapport thématique peut intervenir comme dans le collage "Pierre
de Museaux" où des tranches de viande sont juxtaposées
à des museaux de chien.
Mais si Réquichot est bien un passionné de la forme, c'est
d'abord par la présence permanente dans son oeuvre de séries
motivées formellement, tels les dessins spiralés. De plus,
la forme est le point de liaison entre les séries,à la fois
en tantque préoccupation constante et à travers le retour
de certaines formes identiques dans des séries apparemment très
différentes. Cette dernière remarque peut s'appliquer au
thème de la spirale qui, quasi permanente dans les dessins, se
retrouve dans les fausses écritures et bien entendu dans les sculptures.
En dehors du pro blème de leur signification, les fausses écritures
apparaissent comme prolongement formel du dessin. Le graphisme est à
peu près identique et seule la mise en page diffère lorsque
les fausses écritures prennent leur autonomie sur la feuille de
papier. Quant aux sculptures, elles sont l'oeuvre d'un maniaque formel
qui ne peut se contenter d'un objet préfabriqué approchant
une configuration équivalente, mais travaille longuement avec des
anneaux de rideaux et des allumettes pour aboutir à la courbe souhaité.
L'objet ne joue ici qu'un simple-rôle d'instrument, lui seul permettant
une maniabilité suffisante. Par ailleurs, le rapport formel qui
peut s'établ ir entre les collages et certains dessins ne peut
s'expliquer que par la priorité donnée à la forme.
Ainsi un des tous derniers collages, " Le déchet des continents
", où apparaissent des entremets de type "franco-russe",
peut sans abus être rapproché d'un dessin de 1956, d'une
configuration similaire. Ceci nous confirme une fois de plus dans l'idée
que c'est bien la forme, et non le sujet, qui préside à
la sélection des objets.
L'aboutissement à une forme est donc pour Réquichot un objectif
fondamental, de même que cette volonté permanente d'arriver
à certaines formes bien définies, en partant de matières
premières diverses. A l'encontre de nombreux artistes contemporains,
pour qui l'art n'a plus à inventer des formes, mais doit simplement
donner à voir dans un autre contexte, Réquichot les rejoint
pourtant lorsqu'il remet en cause, à sa manière, la toile
peinte, pour partir à la recherche de nouveaux rapports formels.
RÉQUICHOT
ET LA TOILE
i
nous remontons le cours de l'oeuvre de Réquichot, nous pouvons
noter dès 1955 une première mise en cause de la toile. A
cette époque, en effet, Réquichot découpe des morceaux
de toile peintset les recolle sur d'autres toiles ("Cimetière
de forêt"). On pourrait n'y voir qu'une amorce du procédé
de collage. Mais il nous paraît de première importance qu'il
s'agisse de toiles déjà réalisées, qui servent
de matière première à d'autres toiles. Réquichot
fait preuve d'une conception nouvelle où la toile ne joue plus
un rôle de support, mais participe à la création formelle.
Sans la rejeter ou la tourner en dérision, il détourne la
toile de sa fonction, celle d'être une surface plane qui reçoit
des couleurs et des lignes.
Il faut ici bien préciser ce qu'on entend lorsque l'on parle d'interrogation
sur la toile. Il s'agit en fait d'un ensemble de mises en question de
la peinture qui définissent une sorte de résumé synthétique
de l'évolution de l'art au XXème siècle. Nous séparerons
les interrogations sur la toile en deux catégories selon que l'artiste
continue ou non d'utiliser, sous quelque forme que ce soit, le support
toile. Lorsqu'un homme comme Duchamp cesse de peindre ou de dessiner,
pour signer des objets industriels, il pose évidemment le problème
de la nécessité de continuer à peindre sur une toile.
Et toutes les recherches qui ont depuis été tentées,
de l'objet au Land Art, vont finalement dans le même sens. Mais
nous nous intéressons ici plus particulièrement aux artistes
qui, tout en continuant à utiliser la toile, remettent en cause
son existence et sa nécessité. À ce stade, il nous
semble que deux types de mises en question peuvent intervenir, soit que
la peinture atteigne une limite qui rend impossible toute poursuite d'un
travail pictural, soit à travers la prise de conscience d'une insuffisance
et d'une !na ctualité de l'espace pictural.
Le premier type de problème correspond en fait au "Carré
blanc sur fond blanc" de Malevitch, qui, avec une lucidité
remarquable, marque dès ses débuts un premier aboutissement
de la peinture abstraite à peine naissante, et donc de la peinture
tout court. Au-delà du carré blanc sur fond blanc, il y
a le monochrome et au-delà du monochrome, il n'y a plus de peinture
possible. L'histoire n'a évidemment pas confirmé une telle
simplification, mais il est intéressant de remarquer que le retour
à la monochromie à la fin des années cinquante coïncide,
à peu près, avec le retour à une figuration de conception
nouvelle et avec un certain épuisement des formes abstraites. Par
ailleurs, un homme comme Ad Reinhardt peut déclarer qu'il est "
tout juste en train de peindre les derniers tableaux que l'on puisse peindre
", tandis que d'autres peintres monochromes, tels Klein ou Manzoni,
se tournent vers de nouvelles recherches mettant plus l'accent sur le
comportement de l'artiste que sur l'aboutissement de l'oeuvre. Réquichot
a d'ailleurs, à propos du monochrome, une formule assez ambiguë
dans sa correspondance. "Quand de pensées en pensées,
on aura été conduit à la dernière pensée,
la dernière pensée sera, " on ne peut plus penser".
Quand de peintures en peintures, on aura été conduit jusqu'à
la dernière, dernière peinture... que la perfection sera
désespérante". Et il ajoute : "Pour un peintre,
ne pas croire en "sa" peinture serait encore excusable, mais
ne pas croire en la peinture...". Donnant à la fois l'impression
de considérer la fin de la peinture comme une immense utopie, mais
parlant pourtant de perfection, donc d'une possibilité non négligeable,
Réquichot devient bien ce peintre qui doute de la peinture, même
s'il se refuse à l'avouer tout à fait.
L'autre aspect concerne, on l'a dit, l'insuffisance de l'espace de la
toile et l'insatisfaction du peintre par rapport aux possibilités
de communication. Lié à la question du cadre qui enferme
et délimite le tableau, ce problème prend corps lorsque
l'artiste éprouve le besoin de se situer dans un espace plastique
adéquat à son époque et à ses contraintes.
Très vite, le peintre ne se satisfait plus du tableau de chevalet,
et il va peindre le cadre, prolongeant les formes inscrites sur la toile
vers l'extérieur. Ainsi Delaunay peint en 1911 "Les fenêtres
simultanées sur la ville" où le cadre fait intégralement
partie du support formel. Réquichot reprend cette idée dès
1952 dans une oeuvre déjà mentionnée. Ce débordement
de la peinture sur le cadre ne peut s'expliquer que comme un besoin d'espace
et un refus de laisser la peinture enfermée dans ses limites traditionnelles.
Mondrian, dont toute l'oeuvre tend à dépasser les contraintes
spatiales de la peinture de chevalet, déclare d'ailleurs à
propos du cadre : " Pour autant que je sache, je fus le premier à
mettre la peinture en avant du cadre, plutôt qu'à l'intérieur.
J'avais noté qu'une peinture sans cadre rend mieux qu'une peinture
avec un cadre et que l'encadrement donne l'illusion de la troisième
dimension. Cela donne une illusion de profondeur, et c'est ainsi que je
pris un cadre de bois ordinaire et mis mon tableau dessus. Dans cette
voie, je lui rendais une existence plus réelle". Il existe
très certainement une relation directe entre les conceptions d'organisation
d'espace de Mondrian, le rôle particulier qu'il accorde à
l'espace de la chambre, ses recherches concernant les possibilités
d'intégration de l'art à l'architecture et d'autre part
cette gêne qu'il éprouve à l'égard du cadre
qui enferme la toile comme si celle-ci ne devait contenir que son propre
espace sans tenir compte de l'espace du mur devant lequel elle est placée.
Et lorsque plus tard, Lucio Fontana troue, déchire, perfore des
toiles tout en concevant des environnements au néon, il pose une
fois de plus la question de l'espace pictural, montrant que la seule véritable
destruction de la toile ne peut se produire qu'au niveau de la toile elle-même.
e
que nous affirmons ci-dessus peut a priori apparaître comme une
digression mais il nous semblait indispensable de définir plus
précisément ce que pouvait être une mise en question
de la toile, même si l'artiste continuait à s'en servir comme
support formel. Si nous estimons, en effet, que là se trouve le
point de connexion entre les diverses directions prises par l'oeuvre de
Réquichot, il était absolument nécessaire d'établir
auparavant les données du problème. Nous n'avons, par exemple,
jusqu'à présent qu'entrevu cette réutilisation de
fragments de toiles déjà peintes, en évoquant les
collages de toile de 1955. Mais ce procédé est extrêmement
fréquent chez Réquichot, réutilisé dans toutes
sortes d'oeuvres, et en particulier dans les reliquaires, où le
fond est souvent tapissé de toiles anciennes, sans pour cela qu'elles
soient retravaillées. L'ancienne toile, jugée indigne de
figurer pour elle-même, en tant que production picturale aboutie,
sert donc de support à la disposition - des objets dans le reliquaire,
ces objets étant eux-mêmes masqués sous la peinture
et confondus avec le fond.
Il y a d'ailleurs dans les nombreuses utilisations de la boîte par
Réquichot, qu'elle soit ou non dénommée reliquaire,
une conception spatiale allant dans le sens d'une mise en cause de la
surface plane, ne serait-ce que par cette obsession de remplir à
tout prix l'espace avec des objets et de la peinture. Mais aussi le besoin
qu'il éprouve de tapisser les côtés intérieurs
de la boîte, pour prolonger l'espace sur les trois dimensions. Seuls
les deux premiers reliquaires datant de 1958 ne sont pas,ainsi prolongés
sur les côtés, mais l'un d'entre eux présente des
miroirs en haut et en bas qui font déborder les formes au-delà
du cadre, et l'on sait le soin tout particulier q n'apportait Réquichot
à la confection de ses emboîtages. Une analyse exactement
identique peut être effectuée à propos des reliquaires
de papiers choisis, évolution spatiale par rapport aux collages,
où le papier prend une autonomie plus importante et envahit, d'une
manière très construite et plastiquement très équilibrée,
l'espace de la boîte. À la différence du collage,
le fond est ici entièrement recouvert de papiers et le su,pport
disparaît complètement. Mais surtout, comme dans les reliquaires,
le travail se prolonge sur les côtés, donnant l'impression
de vouloir déborder à tout prix de l'espace rigide qui lui
est imposé.
Mais, s'il y a bien une mise, en question de la toile en tant que surface
plane et que contrainte spatiale dans l'art de Réquichot, c'est
essentiellement dans les toiles pliées et roulées qu'elle
se concrétiser Cet aspect du travail de Réquichot n'a paradoxalement
que peu été mis en lumière : en fait, il existe deux
types de ces toiles pliées, selon qu'elles se suffisent à
elles-mêmes en tant qu'oeuvres d'art ou qu'elles sont intégrées
à des ensembles. Dans le premier cas, la toile enroulée
sur elle-même ou pliée en deux comme un linge est suspendue
dans l'espace, dans l'autre, elle fait partie en tant qu'objet d'un reliquaire.
De toute manière, le travail de l'artiste ne se situe plus au niveau
de la peinture elle-même et des formes inscrites sur la toile, mais
dans la forme donnée à cette toile, traitée en tant
que matériau plastique comme s'il s'agissait d'une sculpture. Et
le fait qu'il s'agisse de toiles anciennes, déjà peintes
et réutilisées à cette occasion, prend dans notre
propos une importance considérable. Car, et c'est là que
se révèle le doute de l'artiste à l'égard
de la peinture, Réquichot détourne complètement la
toile de sa fonction première, le tableau de chevalet.
Les toiles pliées sont finalement l'aboutissement de toutes ces
interrogations. A ce sujet, le grand reliquaire " Armoire de Barbe
bleue" rempli de toiles pliées peut être considéré
comme une des oeuvres les plus " complètes " et les plus
représentatives de Réquichot. Recouvert sur le fond et les
bords intérieurs d'anciennes peintures, le reliquaire comprend
une dizaine de toiles pliées s'enchevêtrant dans tous les
sens et pourtant disposées avec un souci évident d'équilibre
plastique. Il y a même en bas une petite boîte, sans doute
un tiroir, également tapisséede toile peinteet comprenant
quelques fragments de papiers choisis, comme pour rappeler l'importance
du collage. Tout implique dans cette oeuvre une conception spatiale débordant
du cadre traditionnel. Les éléments sont disposés
dans l'espace comme s'ils n'étaient aucunement reliés à
un fond, mais en suspension dans l'air. Et leurs orientations indiquent
un besoin d'échapper aux quatre côtés qui ferment
la boîte, pour évoluer plus librement dans l'espace. D'ailleurs
les objets à suspendre de Réquichot, qu'il s'agisse de toiles
pliées ou de sculptures aux anneaux de rideau, sont bien ceux qui
ont définitivement renoncé aux contraintes spatiales habituelles
: le cadre pour le tableau et le socle pour la sculpture. On pourrait
définir les toiles pliées en suspension dans l'espace comme
des sculptures qui ne sont plus des sculptures, faites de toiles qui ne
sont plus des toiles.
On pourra nous accuser de parti pris en rétorquant que par le biais
d'une interrogation sur la toile, nous ne faisons qu'examiner certains
aspects de l'oeuvre de Réquichot, sans pour cela véritablement
définir sa logique interne. Nous pensons pourtant que ces directions,
loin d'être extérieures à l'ensemble de la démarche,
sont au contraire une sorte d'aboutissement nécessaire. On a vu
comment le collage, en évoluant vers la châsse de papiers
choisis, insistait sur cette mise en question spatiale. Quant aux dessins
spiralés, on peut ici faire remarquer que le choix même de
la spirale qui est par définition une forme infinie, va dans le
sens d'un débordement de la feuille de papier. Par ailleurs, leurs
conséquences formelles avec les fausses écritures et surtout
les sculptures aux anneaux vont exactement dans le sens des mises en question
du support, telles que nous les avons définies.
Sans vouloir faire de Réquichot une sorte de prophète de
tout l'art actuel, ce qui nous intéressait ici était donc
de montrer dans quelle mesure il a pu pressentir des problèmes
qui n'ont cessé depuis d'entrer dans l'actualité. Mais nous
pensons également avoir fait comprendre en quoi Réquichot
se situe à la charnière entre un art pictural du travail
plastique et ce qu'on appelle, à tort, " non-art " ou
" anti-art ". En d'autres termes, l'oeuvre de Réquichot,
si elle fait toujours appel à la lotion de travail et de forme,
annonce pourtant, en de multiples aspects, un art qui, ne faisant plus
aucune place à ces données, ne s'intéresse plus qu'au
choix de la matière première, non à sa mise en forme.
La signification profonde de toutes ces ambiguïtés et hésitations
réside sans doute dans la difficulté qu'éprouve Réquichot
à communiquer au moyen de son art. Et nous retrouvons là
le problème évoqué pour commencer, celui du rapport
de ses créations avec sa solitude. Car il est évident que
cette frénésie productive qui caractérise le personnage,
ces multiplicités de directions, cette incohérence de l'évolution,
révèlent un être qui souffre du besoin de communiquer
sans y parvenir tout à fait. Les fausses lettres sont un violent
témoignage de cette impossibilité. Passant de la forme abstraite
à un graphisme proche de l'écriture, Réquichot invente
pourtant des signes illisibles. Seule la mise en page permet d'indiquer
qu'il s'agit de lettres et d'évoquer le contenu qu'elles renferment.
La comparaison entre la lettre d'injures et celle de remerciements est
édifiante : points de suspension, mots soulignés, écriture
rapide et décidée, mots répétés dans
un cas; mise en page bien ordonnée, graphisme uniforme dans l'autre.
Et pourtant ces deux lettres ne signifient rien d'autre qu'un état
d'âme et l'influence qu'il peut avoir sur la création des
signes. À un humour assez exceptionnel dans l'oeuvre s'ajoute ici
une très forte dimension d'angoisse, d'étouffement de la
communication.
Enfin, ces hésitations dans le choix d'une série qui permettrait
de mieux communiquer, prennent une résonance encore plus forte
quand on sait que, parallèlement à son travail plastique,
Réquichot était également écrivain et en particulier
poète. Certains poèmes, tels "PATOK NIKOKTIKA",
"KRITI" et surtout "K.K.O. PIKOTE", rejoignent des
préoccupations plastiques, juxtaposant non plus des mots, mais
des lettres. Là encore, comme dans les fausses lettres, cette fabrication
de signes dénués de sens évident, révèle
un être dont toute l'oeuvre consiste à perpétuellement
remettre en cause des solutions expressives trop simples pour finalement
aboutir à une impasse totale, à une impossibilité
communicative, tant dans le formel que dans l'écrit, et à
ne plus pouvoir se réfugier que dans le suicide.
Alfred Pacquement
|