Le théâtre s’est vomi s’est retourné, s’est déchiré : cinquante ans de populisme, d’intellectualisme, d’hermaphrodisme, de corporatisme, d’utilitarisme, d’élitisme, cinquante ans d’investigations, d’horribles remises en question. Depuis cinquante ans, le théâtre s’est masturbé ! On a inventé un théâtre de mouvement dans les années soixante dix, puis un théâtre de cris, puis de rien, puis de nouveau de texte, le théâtre a été privé de corps, puis de paroles. L’éclatement, l’éparpillement et le déversage des microthéâtres vers les micro-publics a eu pour seul effet la destruction du spectacle, l’anéantissement de la mise en scène et l’oubli de la fonction primordiale du théâtre : provoquer (une haine, un amour, un spasme, une transe, un orgasme, une petite mort, une grande mort, un moyen suicide, un éternuement, un cancer, la peste, la foi, les foies…). Ni la mise en scène illustrative (naturalisme bourgeois), ni la mise en scène critique (didactisme néo-brechtien), ni la mise en scène dite de "rencontre" (trouvaille du metteur en scène : Britannicus est transformé en homosexuel) n’a réussi à faire naître le théâtre. Toutes ces tentatives ont été des échecs, le théâtre est en train de crever.
Que faire dès lors pour rendre au théâtre sa place d’organe vital ?
Pourquoi le théâtre n’est-il plus indispensable à la société ?
Il n’est plus à prouver que notre siècle "a-tomique" a perdu tout sens du sacré (on a abandonné le questionnement sur les origines). On a cru tout comprendre de l’homme et de sa naissance avec l’éclosion des théories évolutionnistes mais aussi avec celle des théories opariniennes de la naissance de l’univers et on n’a plus voulu remettre en cause ces réponses que notre monde Occidental Blanc a trouvé non seulement satisfaisantes mais gratifiantes (puisque par ces théories, on découvrait scientifiquement la naissance de l’homme mais surtout la suprématie de la culture de l’homme blanc). La situation actuelle est différente, nous sommes en train d’assister à la mort des théories évolutionnistes grâce à la psychanalyse [1], mais on assiste également à l’écroulement de la notion de race et de suprématie culturelle grâce entre autres aux travaux de Luigi Luca Cavalli Sforza [2], théories qui remettent en cause l’équilibre même de notre civilisation. La question des origines réapparaît. Avec elle l’angoisse. Mais, après ces déceptions, ce qui nous intéresse n’est plus de formuler des mauvaises réponses mais de reposer convenablement les questions indispensables à notre survie.
Dans ce contexte de recherche, de remise en question, le théâtre ne dit plus rien, ne pense plus rien. Et c’est pour cela qu’il est devenu un divertissement. Un divertissement qui demande un investissement en temps, en énergie et en argent bien supérieur à celui que demande la télévision. Rajoutez à cela l’ennui causé par un "spectacle" statique dominé par un discours élimé et vous saurez pourquoi même le cinéma (qui demande également plus d’énergie et d’argent que la télévision) a également pris le dessus. C’est donc parce que le théâtre n’est plus qu’un divertissement parmi d’autres beaucoup plus agréables et moins chers, qu’il n’est plus du tout indispensable, et est même devenu presque inutile à notre société.
Voici donc pourquoi il faut qu’on en revienne à un théâtre de questionnement, le théâtre doit questionner les origines, la naissance, l’apparition, le théâtre doit dire le sacré. Et pour dire le sacré, il faut que le théâtre devienne un théâtre parlant, et non plus simplement un théâtre parlé. Exactement comme l’être humain, il est primordial que le théâtre fasse l’expérience de son corps, qu’il fasse l’expérience du langage.
L’important c’est de reprendre l’acteur - l’élément capital du théâtre, sa condition sine qua non – pour ce qu’il est : c’est-à-dire le corps humanisé du théâtre. Affirmer cela ne revient bien entendu pas à dire que le théâtre doit être une vitrine à corps en mouvement privés de langage oral. On a vu ce que la gestuelle pure pouvait produire comme débilités profondes.
L’acteur est le corps humanisé du théâtre, c’est par lui que le théâtre vit et c’est par lui que le théâtre parle. Un corps ne peut parler que totalement, avec tous ses membres (on imaginerait mal un homme qui ne communiquerait qu’avec son cerveau et ses cordes vocales). Et lui, l’acteur, corps du théâtre, a également besoin pour parler d’un Autre parlant (scénographie, bande sonore, lumière : toutes ces représentations fictives de la Nature). Car dans le dit du sacré, il va sans dire que la Nature a la place d’honneur, la Nature doit inévitablement parler, être l’Autre parlant de l’homme, et l’inverse.
L’erreur jusqu’à présent était de croire que l’Autre parlant de l’homme-théâtre face à la Nature était le public. Mais pour l’homme-théâtre, le public ne doit rien être d’autre que l’environnement. Voici donc en quoi le théâtre est imaginaire : pour une fois l’homme parlant a en face de lui un autre homme, sans que celui-ci soit l’Autre. L’homme devient environnement des parlants, c’est ce qui en fait un spectateur.
On m’a objecté l’autre jour que l’Autre parlant dans la situation d’un théâtre du questionnement des origines pourrait fort bien être le texte dit par l’acteur. Mais comment imaginer un instant un acteur capable de se battre [3] contre le texte qu’il dit ? C’est-à-dire que le texte serait dans ce cas-là la Nature (puisque nous avons vu que l’Autre parlant devait être la Nature), et que l’homme serait toujours le corps humanisé du théâtre. Il est bien évident qu’une telle démarche est totalement irréalisable sur un plateau.
J’en viens à la question primordiale et centrale du langage. Qu’en est-il du texte au théâtre ? Faut-il le supprimer ? Faut-il en rajouter ? La question n’est bien entendu pas aussi bassement quantitative. Il est nécessaire de comprendre que certaines périodes d’un spectacle ont impérativement besoin du langage parlé pour exister, tout comme en d’autres endroits le texte peut tuer le spectacle. J’ai beaucoup de mal à comprendre pourquoi on prive le théâtre de ses ressources. Pourquoi il semble incommensurable aux penseurs du théâtre d’imaginer que la lumière d’un spectacle soit aussi importante que le texte, qu’un cri soit autant expressif qu’une phrase et qu’une musique en dise plus long qu’une didascalie beckettienne ? Pourquoi joue-t-on sans cesse à coupe-coupe bite (dogmatiquement : "à la castration") lorsqu’on est sur un plateau de théâtre ?
J’ai déjà dit que tous les éléments extérieurs à l’acteur (qu’on nomme parfois dispositifs scénographiques et décor sonore) devaient être l’expression de la Nature, que l’acteur devait se battre avec tous ces éléments, ou faire l’amour avec eux, je ne reviendrai donc pas sur leur nécessité. Occupons-nous maintenant du langage même de l’acteur.
Engel [4] codifiait le corps de l’acteur à l’extrême avec sa sémiologie du spectacle, ainsi les spectateurs comprenaient immédiatement quel sentiment envahissait le personnage suivant les gestes que faisait l’acteur (exemple : "L’homme curieux et l’amant demandent tous les deux avec le corps courbé en avant et avec la main ouverte, l’un une nouvelle, et l’autre l’aveu d’un tendre retour…", et ainsi, chaque sentiment et chaque type de personnages correspond à une attitude physique décrite de façon extrêmement précise afin que le spectateur puisse identifier instantanément celui-ci). Cette technique qui peut nous paraître ridicule nous enseigne tout de même ceci : le corps est tout aussi expressif que le langage articulé et, quoi que le corps fasse, il raconte toujours quelque chose. On assiste actuellement au théâtre au gaspillage du corps de l’acteur : soixante pour cent du corps de l’acteur est composé de parties mortes qui ne disent même pas cette mort ! Une fois qu’on aura pris conscience des ressources inépuisables d’expression du corps de l’acteur, on pourra commencer à le faire parler. J’insiste énormément sur le fait que je ne prône pas un théâtre corporel qui est autant un théâtre de gaspillage des désirs de l’acteur que le théâtre littéraire. Car il s’agit de désir, on joue actuellement avec le manque d’un acteur, et ce manque, on le comble avec du texte. Si on jouait avec le désir de ce même acteur, si on le laissait cracher sur scène sa matière brute (quitte bien entendu à remodeler ces désirs par la suite), celui-ci (nous) parlerait enfin et, par lui, le théâtre (nous) parlerait.
Est-il utile de répéter que le texte de théâtre doit spécifiquement être un texte de théâtre, et ce pour qu’il puisse être joué et non point dit. Il ne s’agit pas de faire un texte à structure dialoguée qui ne serait qu’une forme simplifiée de roman pour écrivain médiocre. Le texte doit effectivement être une partition pour l’acteur, une série de signes qu’on met en scène (je ne parle pas des hiéroglyphes artaldiens) et qu’on joue. Quand on écrit pour le théâtre, on doit ignorer les mots de "trahison" et d’"infidélité", si un acteur ou un metteur en scène veut traduire le texte, veut le chanter, le siffler, le signifier par une gestuelle ou par une musique, il ne doit pas y avoir d’obstacles à ce désir.
En conclusion, je dirais que la priorité c’est de re-penser l’impensable, l’inacceptable du théâtre, c’est de revenir à une idée spectaculaire et théâtrale du théâtre et du spectacle, c’est de comprendre l’enjeu du jeu, c’est de faire évoluer non pas le théâtre en fonction de ta société, mais l’inverse. C’est de refaire du théâtre un langage, de remettre le désir sur scène, de reconstruire le sacré, d’enfanter la folie de la viande, de la langue, de l’intestin, de la sueur, du nécessaire, de l’indispensable. Parce que le théâtre doit être l’indispensable, parce qu’il l’a toujours été, et qu’il ne l’est plus. Le théâtre doit être l’indice des renouveaux cultuels et culturels et le pensable de la société, c’est-à-dire son organe, sa machine à impulsion.
Concrètement, cela signifie que le théâtre doit cesser d’être de la déclamation de texte, de l’analyse littéraire, le théâtre doit cesser d’être un livre oral (il doit également cesser d’être un étal de boucher où la viande est jetée n’importe comment). Le théâtre a la chance d’être un art bâtard et imbécile, une compilation de tout ce qui existe, doté par là même d’une infinité de ressources (le jeu de l’acteur, la mise en scène, l’espace, le décor, les lumières, le son, la musique, le texte, la danse, l’odeur), il faut se servir de cette singularité. On doit tout utiliser au théâtre, de la même façon qu’un homme se sert de tout son corps pour communiquer. Il est aussi pénible d’assister à une "pièce de théâtre" dominée par le texte que d’écouter parler un homme immobile, complètement raide et figé, qui ne respire pas, qui ne réfléchit pas et qui se sert uniquement de sa bouche pour parler. Cet homme-là ne nous dit rien, il ne parle pas avec son corps, il n’existe pas.
[1] Voir à ce propos le livre d’A.Zenoni : "Le cops de l’être parlant - De l’évolutionnisme à la psychanalyse", éditions De Boek / Universitaires, Collection Oxalis.
[2] L.L.Cavalli-Sforza a établi avec Paolo Menozzi et Alberto Piazza un arbre généalogique de l’humanité qui démontre clairement qu’il n’existerait pas de "races noires, jaunes et blanches" mais une seule souche commune à tous les hommes. Voir "Pour la science" n° 171, janvier 1992, p. 26-33.
[3] et il ne s’agit pas ici d’une vision romantique-utopique du théâtre où on pourrait me rétorquer, larmoyant : "Mais à chaque seconde l’acteur se débat avec le texte."
[4] Engel in "Idées sur le geste au spectacle" ; l’exemple utilisé plus loin est un extrait de la page 158.