« Tout ce qui est national est notre » (Georges Marchais)
Du salon « Digraphe », on lançait bravement, il y a peu, après l’enfoncement de quelques portes ouvertes [1] : « Nous n’avons plus de pères. Travaillons à faire du nouveau » [2]. Moyennant quoi on passait illico « du père au pire » en publiant, à la page suivante, un vaste inédit… d’Aragon, intitulé (autocritique ?) « Le Mauvais plaisant ».
Ce papa-là, on le sait, porte un chapeau politique, celui, susurre « Digraphe », de « l’avant-garde politique du mouvement ouvrier en France » [3]. Bigre. On sait ce qu’il en est. Mon pa, mon papa, mon parti, ma patrie, et un « socialisme aux couleurs de la France ». Gageons que le « nouveau-qu’il-nous-faut » fera le même cocorico.
Pour cocoriquer mieux, plus neuf, plus français, on a trouvé un nouveau papa. Et de deux. Le nouveau, c’est Ponge. Voilà qui est plus drôle et encore plus édifiant. On sait que le profil idéologique du vieux Francis (« Franciscus Pontius Nemausensis Poeta ») ressemble de plus en plus aux types de Wolinski : béret, baguette sous le bras, faconde poujadiste. Malherbe, enfin, le « Louvre du parler », « le cachet de la France », les « souches », le « goût », la monarchie, l’onomastique, les ronchonnades contre « la banque juive » ; le tout dédié (cocorico !) « AU GENIE DE LA FRANCE ET A LA BEAUTE CONFONDUS ». Voilà où s’est petitement échoué, aveuglé sur les questions sexuelles et politiques par l’hypostase de plus en plus ossifiante de la Figure Paternelle, l’un des écrivains les plus avancés de la première moitié de ce siècle (il y aura à y revenir).
Mais l’intérêt de cette agitation de ruelle, c’est de montrer ce dont la préciosité tricolore de « Digraphe » fait symptôme. D’un socialisme qualité France [4] (la cellule Thibaudeau est là aussi, à la rescousse) à la droite sénile, agrippée à ses lubies monarchistes, à son Paternalisme, à son rationalisme archaïque [5], c’est, avec le fond nationaliste, l’idolâtrie du corps fétichisé de la « langue maternelle » [6], sa masse menaçante et désirable, compulsionnellement suçotée et jamais traversée, c’est ce bloc interdit qui fait nœud(à la limite : raciste [7]) contre ce qui est étranger, différent, hétérogène, inquiétant. Joyce-Burroughs ou Aragon-Ponge, il faut bien choisir. Comme il faut choisir entre le repli nationaliste style « programme commun » et un nouvel internationalisme. Comme il faut choisir entre un rationalisme étroit (pré-Freudien) et les « plus-que-raisons » de l’analyse interminable. Comme il faut choisir entre le nouveau, partout, et la résistance qui scelle, dans une revue comme « Digraphe », la préciosité exsangue [8] de l’écriture, le débordement de la glose remplaçant par une pléthore brouillonne son incapacité à égaler la vitesse de la fiction, le vieux lyrisme et le fond réactionnaire épongeant, partout où ça peut, l’excès de langue qui fonde le nouveau. Politiquement, c’est un beau symptôme de la régression apeurée qui cancérise aujourd’hui les poussées révolutionnaires en mal de représentations idéologiques. Litté¬rairement, c’est le retour des vieilles lunes ou l’académisation coquette de ce qui s’est ouvert, il y a dix ans, du côté de Tel Quel. Rien de bien grave, pourtant, là-dedans. C’est vieux, moche, étriqué et triste. L’université, comme de juste, s’en goinfre, s’y installe. Tant mieux. Le nouveau est ailleurs. Il est invincible.
[1] ex. : « L’éclatement de la représentation, quand il ne signifie rien d’autre que l’abolition du sujet et la dénégation de cet imaginaire ne peut entamer réellement ni le discours dominant sur la subjectivité, ni les codes littéraires établis ». (« Digraphe » 5, p.7).
[2] Ibidem p. 10.
[3] Ibidem p. 6.
[4] cf aussi, dans le droit fil PCF/Programme commun, la réapparition d’une revue comme « Actuels ». De même encore « littérature et critique » (au sommaire du N0 2 : …Ponge !)
[5] « Point de dérèglement, mais, au contraire, un règlement de tous les sens par « le plus parfait, le plus noble et le plus exquis » d’entre eux, « la Raison », comme l’a admirablement définie Montesquieu (j’y reviendrai) » (F. Ponge, « Digraphe » 8 p. 12).
[6] Ponge, pourtant, in cauda venenum, nous avait prévenus : « Ainsi, jeunes (croyez-vous) collaborateurs de TXT, vous aurai-je incités peut-être, à méditer sur l’historicité de notre langue, dont je vous défie bien de vous évader jamais » (F.P., 14 octobre 1970, in TXT N° 3-4, p. 39).
[7] cf M. Pleynet, « Sur la morale politique », in Tel Quel N0 58, p. 5/6, cf aussi les récentes déclarations de Ponge (« Les Nouvelles Littéraires » N° 2565, 30/12/76 : « II est impossible à mon sens, il est absolument contre nature de croire qu’on peut sortir de sa propre langue, et c’est pour ça par exemple que j’ai pu dire que les tentatives de gens comme Joyce ou commePound étaient pour moi aussi utopiques que la création d’un esperanto » (Nous soulignons) quelques lignes plus haut F.P. assurait avoir été l’objet, jadis, de « quelques tentatives de pelotage » ( ?)
[8] ex. : « En nage, les filles se font des minois, avalent l’événement, le digèrent et le dissolvent dans le chyle : les hommes se délectent à leur fiente adorable ; se fortifiant, la révolution pénètre les vallées sèches mortes et glaciaires par des pistes ourlées… » (M. Falempin, Digraphe 3, p. 57).