La Terre chante peu 
 
Chapitre 1 : la fuite
 
 

Son corps oscillait comme un mât en eau molle dont l’axe incertain infléchissait à ses semelles des dandinements de volaille. La géométrie du sol –damier fileté relavé- entraînait cette ombre pendulaire dans un jeu de l’élastique ralenti, chaque pied calé sur un carreau dont la jointure, élevant une hauteur imaginaire, semblait bloquer les mouvements d’un niais culbuto filiforme.
Depuis un quart d’heure une curieuse paralysie fixait devant un rayonnage de conserves ce corps fagoté dans une hâte de collégien tardif,  pantalon en fuseau alignant deux cannes maigres, pull collant, pompes d’été en hiver, ajourées. Il offrait à la contemplation d’enfilades de boîtes colorées une face plâtreuse sur laquelle angoisse, torpeur, stupéfaction, hébétude, ennui, s’échangeaient le gouvernement comme des cellules en méiose. Plus exactement : les plis de son visage, les lignes des sourcils et de la bouche, se fondaient d’une expression à l’autre indécidablement, limaille traversée par les flux ondulants d’un électro-aimant.
Paradoxalement, cette grimace bouillie d’honnête homme vers laquelle tendaient tous ces efforts –visibles- pour rappeler à l’ordre une expressivité incontrôlable (comme retournée à l’état sauvage), visait le plus plat, le plus transparent des résultats : mais il avait commis l’erreur de penser quelque chose qui se pense aussi peu qu’une inspiration suit une expiration ; sa composition lui échappait invariablement dès qu’il la frôlait et à aucun moment, pas une seconde, il ne put présenter cette bonne tête de client, cette tête de client normal que n’importe quel type selon lui dans n’importe quel magasin chausse en entrant.

Un oiseau mythique, condamné à la beauté du vol –peut-être n’est-il qu’une forme exagérée du martinet- est supposé mourir s’il vient à se poser. Impossible d’imaginer celui-ci ayant volé un jour, mais tous les tremblements de son corps évoquaient l’échouage et l’extinction imminente. «Be attend un peu, on les ouvre à minuit pas avant –C’est quoi ? –Tu verras bien à minuit, c’est tout –arrête maman chuis pus un gosse, on peut rgarder maintnant… Ro et la surprise alors, i faut toujours qu –Mais laisse, il a raison, on peut les ouvrir maintnant –Atoi, t’es toujours avec lui, bon ouvrez-les si vous pouvez pas attendre ouvrez-les –Nonoon on va attendre, on va attendre tu vas faire la gueule sinon –Non non allez-y –Mais non on va bouffer tranquille d’abord, on les ouvrira après » Rampant du sol, contournant les chaussures et arpentant les mollets, lissant les jambes, fluides colonies de fourmis, corsetant la poitrine, les nappes d’air climatisé du grand magasin venaient faire battre ses tempes comme son cœur, et s’il n’avait pas été trop loin, s’il n’avait pas trop bu la veille pour vomir, il se serait vomi lui-même comme une flaque de peau vide battante, dépouille de Barthélémy battante sur le carrelage comme une truite noire sur une berge.
Pendant deux secondes, c’est le monde qui se mit à battre comme son cœur, et sous l’effet de ce choc à peine perceptible, il vacillait, en arrière, tendit le bras vers la console chargée, constatant qu’il ne tombait pas vraiment il se relâcha, ballon cuit d’été.
Le plus grand désastre ne venait pas du fait se disait-il d’être parachuté n’importe où dans l’ordre des choses mais bien, se disait-il, de ne pas savoir exactement de quelle nature était ce décalage ; un accroc dans la trame de ses déplacements l’avait conduit à ce décalage insaisissable dans l’ordre des choses et le bourdonnement têtu de la gueule de bois obstruait tout champ de prospective. Débiter son emploi du temps ânonné comme une table de calcul, c’était le seul moyen de situer le rail sur lequel était censé –dans l’enchevêtrement des activités humaines- coulisser sa vie à lui, son espace-temps propre.
Mais l’image grimaçante de ce réseau de gesticulations, l’écho du monde en réplétion dont le grand magasin se faisait la parodie cosmique (ce qu’il avait désigné comme ordre des choses et qui l’y noyait), cette caracole hallucinée animait une foule de spectres nains qui se disputaient la gloire de ruiner ses efforts de concentration.
(Du jour au jour une nuit sans coupure l’avait dépouillé de tout repère. La lumière exagérée des néons vivifiait toute couleur, édifiait chaque console en mausolée clignotant : le désert sans nom ET la multitude, l’absence glacée de tout secours ET la compression, il en subissait les assauts du cœur de la contradiction même et, pris d’un vertige d’alpiniste giflé par le vent contre une paroi, il n’était plus que cette incarnation de la chétivité absolue qu’aucune échelle n’aurait avantagé). Ces parasites aveuglants noyaient dans un tourbillon de phosphènes la réponse éventuelle à son décalage dans l’ordre des choses.

Voici comment il résistait : la chansonnette, la litanie infantile du questcequejfouslà, résonnait comme un baume rassurant dans cette tête de lendemain pénible à la question « qu’est-ce que jfous là ?», et il répliquait à ces centaines de plats cuisinés pour célibataires le questcequejfouslà comme réponse à un autre –terrible- sifflement, le tonitruement confidentiel des centaines de spots publicitaires filant de ces boîtes, qui se serait infiltré sans peine s’il n’y avait eu le rempart du questcequejfouslà têtu… Vent d’herbes entraînant le chuchotement simultané par toutes ces boîtes de leur marque, claironnante, autant d’émetteur de slogans dans une façade d’enceintes serrée, autant de chansonnettes qui l’auraient assourdi ou rendu fou si elles ne s’étaient pas rompues sur l’autre chansonnette, questcequejfouslà, dernière émission d’une nova mourante. « -Reprend-en un peu, t’as rien mangé –Nonnon, chuis plein là – I reste trois morceaux on va pas laisser ça –Non, chuis plein jte dis, jpeux pus rien avaler –Juste un bout pour finir –Arrête ! Jte dis qujai pus faim, arrête ! –Mais pour mfaire plaisir, ça mfait plaisir ça tcoûte pas grand-chose quand même de mfaire plaisir… Aaallez un dernier ptit bout –Mange un peu, ta mère a passé l’après-midi à faire ton plat préféré –Non, merci, jfais une pause… -Tu gardes de la place pourldessert –Jvais rprendre un peu dvin ».
Gagné lentement par l’hallucination, il se laissait remplir par des images dont l’envergure grandissante foutait en l’air leur décodage : les lettres scintillaient si pleinement… Leurs contours grossis rendaient les mots incompréhensibles, et, dans la plus grande confusion, défilaient comme devant des lentilles en verre cathédral les banderoles TRIPES A LA MODE DE CAEN, MAZARIN D’AGNEAU, RATATOUILLE A LA DINDE, CANNELLONIS RICHES EN BOEUF, QUENELLES DE VOLAILLES, LANGUE DE BŒUF SAUCE MADERE, COQ AU VIN, POTEE AUX CHOUX, BŒUF BOURGUIGNON, CANARD AUX FLAGEOLETS, CASSOLETTE DE POISSON, QUENELLES DE VEAU, QUENELLES DE BROCHET AU BEURRE BLANC, CURRY D’AGNEAU, MANGETOUT, qui ne produisaient plus que le bruit incongru d’un baragouin insaisissable. Il avait basculé dans les jeux d’enfance, au cours desquels on met à l’épreuve la stabilité du mot tabouret répété cinquante fois devant l’objet comme une incantation au réel, pour l’en dépouiller. TRIPES A LA DE CAEN, MAZALARIN D’AGNEAU, RATATOUILLE A LA DINDE, CANNELLONIS EN RIGE, BRELOINS DESEAUX, SAGALINE A LA LA, PINLATAMAROTTE, PETITS, SAUCE, POT, POIS, ROUILLE, FUISSE, BEUL GNERE.
 Une sorte d’atrocité silencieuse, endormie, lui coulait au long du dos, comme cette vapeur glacée dans les reins lorsque, fiévreux, on sort brusquement d’un bain trop chaud. Ce froid vif qui précède tout évanouissement.

Mais la litanie du questcequejfouslà avait enfin apporté sa réponse : ce n’était pas son pantalon sans braguette –qui était enfilé dans le bon sens, lui-même ne marchait pas sur les mains. Il était bien dans un grand magasin et c’était bien dans un grand magasin qu’il devait être. Il avait son carnet de chèque. Il ne dormait pas. Sa coupe, quoiqu’on en pensât, était normale, sa veste normale, ses lentilles mises, normales ses chaussures. Il était venu acheter pour ses parents une boîte de chocolats. C’est ça, qui allait pas.
Se décollant avec peine (mais c’était un début de conquête) de l’hallucination qui avait manqué de lui faire la peau, il partit s’halluciner dans le bon rayon, se dirigea vers les chocolats (ce mouvement trop brutal lui fit l’effet d’un de ces réveils brusques qui font vriller la cervelle et donnent au sol la résistible densité des trottoirs mécaniques).
        La corruption de son panorama se faisait plus violente quand il marchait, et, comme filtrant par les fissures d’une couche craquante du réel, la lumière jaune décollait la surface de chaque objet comme une diapositive flottante. Le plus difficile était encore de faire la distinction entre ce qui tenait du champ sonore et ce qui constituait son champ visuel : la superposition de ces deux espaces perceptifs –dans laquelle s’enchaînaient ou se couvraient des saccades de mots isolés et la répétition obsessive de motifs alimentaires saturés- se faisait à l’image de la roue de bicyclette de Duchamp ou d’une Dream-Machine, tournoyante et immobile, image accomplie du mouvement sans raison.
« T’en as quand même fait un cette année… tu peux pas t’en empêcher, tous les ans tu dis qten fras plus. –c’est pour les gosses à Maryse, i viennent pour l’apéro demain. Sois debout à 11 heures, hein ? –Mouais. Les décos commencent à défraîchir. La pointe a plus d’étoile et les guirlandes sont un peu miteuses. –J’en ai pas rachté cette année. Enfin si, les deux boules là. –Les vertes ? –Oui. A 11 heures, hein ? C’est promis ? tu traînes pas trop tard. –Non non, jvais juste faire un tour en ville. –Tu traînes  pas trop quand même. –Ça va, chuis un grand garçon maman, jvais juste me balader un peu. –Dans les bars ? –Oui, juste prendre un pot, c’est tout. » Dans les rayons où s’alignaient les gaufrages dorés des boîtes de chocolat, les conversations de la veille entamaient la valse du remord. Rien, prétendait-il, ne lui était plus pénible que cette cérémonie. Les cadeaux qu’on y échange semblent toujours avoir pour fin de rendre la conversation prostitutionnelle (une conversation abandonnée et reprise chaque année), pour creuser un écart définitif dans le temps, à partir de quoi, si l’oncle déborde un peu, montre sa bite au dessert, il est racheté par le prix du foie gras. Car l’autre assistant des secrets de famille couvés toute l’année est l’alcool des révélations festives, qui aliène les membres d’une famille les uns aux autres; il est le ciment puissant des familles. La conversation s’y échange comme un relai de taupes fouaillantes qui creusent une tranchée autour du silence, chacun ne parlant qu’autour de ce qu’il a envie de dire. Et en fin de soirée, on pourrait déduire le but que tous s’étaient fixés dans cette conversation : ce sera le rassemblement de tout ce qui n’y a pas été dit.
 
 

Un couteau opiniâtre, râclant l’os à fleur de sa courbure, avait libéré le cerveau qui flottait librement dans son crâne, glaire crachée dans une bassine. Au moindre des mouvements de son corps, les coups amortis de cette méduse à l’abandon dans sa pauvre pauvre gueule de pin massif entraînaient une douleur vive qui l’emportait au bord des larmes.
C’était, à chaque heurt, une ridicule imploration de la mort à venir qui sciait son esprit malade; devoir choisir une boîte de chocolats dans cet étalage, une épreuve insurmontable… Il aurait fallu, une particularité, à laquelle se raccrocher, une forme incongrue, une arête vive, ou un souvenir de goût d’enfance, n’importe quel truc n’importe quoi pour échapper à l’indécision atroce qui fondait toutes ces boîtes en une seule façade de briques solidaires et dorées.
        La mère: C’est pour améliorer tes fins dmois
        Le père: Alala t’as bientôt trente ans et tu vis toujours comme un étudiant
        La mère: Arrêtes-donc un peu, faut bien l’aider, c’est pas facile pour les jeunes maintnant tu sais bien
        Le Père: Oui enfin quand même, tu pourrais faire quequchose arriv
        La mère: Arrêtes de l’embêter avec ça, il a pas choisi une voie facile non plus, c’est normal, c’est devnu tellment difficile avec tout ce chômage

        (Je n’ai pas choisi de voie du tout, c’est tout... J’ai choisi une voie, moi? Putain y’a combien là?)
        La mère: Tu dépenses pas tout d’un coup hein, t
        Le père: C’est pas pour tsaouler la gueule fiston... T’as sûrment bsoin de quelque chose chez toi, ou...
        La mère: I sait bien quoi faire de son argent quand même, hein tu sais bien quoi en faire? Et puis c’est des sous de Noël, c’est pour s’amuser un peu, ça compte pas pareil, laisses-le un peu tranquille aussi
        Le père: Ooomoi jdis ça i m’écoute pas tfaçon, alors... I vieillira jamais çuilà
(C‘est pas vrai, jlattendris en plus ce couillon? 400? 500? Putain on dirait quy’a 500 balles, ce srait génial. Et moi comme un con qu’ai rien amné. Merde)
        La mère : tu dépenses pas tout dans les bars quand même hein... Rgardes tes chaussures, t’en aurais bien bsoin dneuves
(Ce srait pas luxe en effet, putain ça doit faire trois mois que jdois en rachter. Il est déjà une heure du mat, tout va êt fermé. Reste plus qles boîtes...)
        Le père: C’est vrai, t’as vu la gueule de tes pompes, t’as pas honte des fois? C’est des sandales d’été ça? On dirait un clodo...
        -J’ai un peu merdé, excusez-moi, chuis parti précipitemment, et j’ai oublié mon cadeau à l’appart. J’irai le chercher dmain
        -Mais c’est pas grave t’étais pas obligé, tu sais
        -Laisse tomber les cadeaux
        -Ben non, il est fait il est fait, i faut bien que jvous l’amène quand même
(Qu’est ce que c’est que ces connries; t’as même pas eu lcourage de leur dire que t’as oublié, sale con... il s’en sont forcément rendus compte en plus: “j’irai lchercher demain”, ils n’ont même pas relevé tellment jleur fais pitié, quel con, des horaires de jours fériés, un bus toutes les deux heures, ILS SAVENT que je n’ai rien achté du tout… Poooou... Qu’est-ce que jvais pouvoir leur prendre? Avec tout çblé... J’investis combien? 200, 300? Ça dépend combien y’a là ddans... Merde, pourquoi j’ai encore claqué le RMI en deux smaines.. Bon. Un ptit tour en ville...)
        -Tu sais les cadeaux, on s’en fout un peu; nous c’est juste pour marquer lcoup
        -On s’en fait toutl’année des cadeaux

Il avait enfilé le pull en remerciant (je te l’ai pris marron pour changer un peu, tu mets toujours que du noir), souri bêtement en croquant l’oeuf Kinder (ça faisait bien longtemps qu’il ne se défendait plus contre l’infantilisation de ses parents, probablement depuis qu’il avait admis n’avoir jamais rien fait pour décrocher son contrat d’adulte) et empoché le fric en faisant mine de ne pas compter (mais qu’est-ce qui leur ferait le plus plaisir : que je les recompte, pour m’épater de leurs efforts –mais s’ils n’ont pas pu en faire cette année, s’ils sont fauchés, ils sauront bien que mon enthousiasme pour la somme est forcé, ils vont commencer à s’expliquer, s’excuser, moi à me haïr d’avoir compté, tout ça va être humiliant pour tout le monde- ou que je l’empoche comme ça, heureux de recevoir et c’est ça qui compte –mais s’ils ont vraiment fait des efforts? Ils vont être vexés que je les souligne pas, elle va me le dire: “Eh ben, tu rgardes pas? T’en as déjà tellment?”), puis, les ayant embrassés, annonça qu’il allait faire un petit tour pour constater la ville de son enfance...
 

Chacun de ces repas de famille –qu’il rendait les plus rares possibles- était l’occasion de mettre en oeuvre LA METHODE. Elle consistait, le plus sournoisement du monde, à se beurrer métronomiquement en tenant en laisse le plus possible la tentation d’être infect, ne laissant passer aucune bouteille sans l’avoir honorée à plusieurs reprises en ayant l’air d’avoir arrêté de boire.
Son père et sa mère ne buvant pas au même rythme, il pouvait les resservir en les accompagnant systématiquement et –inaperçu pensait-il- boire deux fois plus qu’eux. LA METHODE. (Deux images:
        -A mesure qu’il buvait, les cheveux rares de son père semblaient se hérisser, balayés par un vent intérieur, et ses joues rougissantes le faisaient briller comme un idiot du village.
        -Sa mère, elle, se réduisait les pupilles à petit feu, avec des manières de chatte qui lape, feignant d’en finir à chaque gorgée).
Le repas avançant, il sentait une complicité résignée coller à chacun de ses services, épié comme un vieillard qu’on laisse se goinfrer de chocolats avant de lui montrer ses radios. Ils s’accomodaient de LA METHODE, pensait-il, parce qu’elle le clouait à table.
Dès qu’il avait senti percer ce bourdonnement caractéristique qui lui signalait d’arrêter, il avait décroché de la méthode pour la prophylaxie sauvage –faire plus de bruit que le voisin quand on cherche le silence- et noyé le bourdonnement aigu dans la chambre d’écho qui précède le coma.
        Inévitablement, il s’était réveillé à 10 heures, habillé et poissard, chez de parfaits inconnus.

        “Les pierres formaient un monceau qu’on recouvrait de terre et servait de sépulcre et de monument”. Cette note de Joubert sur la lapidation –bulle de lecture claquante à la surface d’un esprit mort- le fit hoqueter niaisement ; il s’imagina, ayant tiré sur une de ces boîtes entraînant toutes les autres et lui-même dans une chute de guignol, enfoui sous un tumulus clinquant, un fanion de supermarché fiché au sommet.
        Sa tête, craquante, pivotait pour suivre le tango glissant des autres clients ; l’assurance avec laquelle ils faisaient leur choix, la détermination tranquille dont ils faisaient preuve dans leurs courses allant et venant autour de lui, l’étourdissait et forçait, sinon son admiration, du moins sa jalousie. Il soupçonnait l’existence d’un ensemble de lois occultes pour guider leurs gestes avec une telle certitude… Sa vie brouillonne, sans doute, cette errance soupçonneuse effrayée ou narquoise qu’il avait faite vie, l’avait écarté du secret. Il ne s’imaginait même pas pouvoir les imiter, sachant qu’un sauvage se fait moins remarquer en mangeant avec ses doigts que mal avec une fourchette. Il se tenait prêt à sauter sur l’un d’entre eux pour le supplier de l’aider à choisir, de choisir à sa place, de lui fournir son truc, les premières mesures de la petite musique, qu’il puisse se régler sans moufter à son rythme coller au manège et en finir, quitter l’enfilade de ces boîtes de chocolats en tenir une et partir pitié. Mais qui aurait pû lire une prière dans ces yeux rougis de tortue, abrutie, malade, incongrue, échouée?
        Depuis combien de temps marinait-il dans cette détresse figée qui se nourrissait d’elle-même? La loi –celle qui régissait impeccablement les mouvements des clients dans le grand magasin- profilait inévitablement son bataillon de codicilles, et tout particulièrement celui-ci, qu’il pouvait déduire de ses observations, si embrumées fussent-elles : il y avait, même si personne n’avait un jour écrit ces règles, un temps réglementaire, une station, une durée à respecter devant un rayon avant de devenir franchement louche. Quelles explications allait-il fournir pour être resté devant des boîtes de chocolats immobile pendant 20 minutes sans en toucher une seule? Qu’espérait-il pouvoir cacher au directeur, tenu au courant depuis pas mal de temps de ses manigances? Qui aurait pû ignorer l’attitude provocante, plus que suspecte, de cet escroc qui masquait maladroitement ses intentions derrière un paravent de confusion théâtrale, mais tu les prends pour qui? Avec ton faux air d’agonisant? Vache dans le couloir, éléphant dans un vase de nuit, chaussures de clown à l’opéra, python, crapule? Pour des amateurs?
Il n’avait pas cessé de dandiner depuis qu’il s’était planté devant ces boîtes de chocolats, et depuis qu’il s’en était rendu compte, il était prêt à cesser, se tenir un peu mieux, mais il savait qu’interrompre MAINTENANT le dandinement envenimerait les choses, serait un signe évident de sa culpabilité, signalerait immédiatement qu’il s’était senti repéré, coincé, et il dandinait avec rigueur, espérant que la transition entre les deux dandinements était passée inaperçue, et Dieu Sait s’il n’avait jamais eu aussi violemment envie de ne pas dandiner, que ce dandinement imbécile lui donnait des sueurs froides, mais comment expliquer que MAINTENANT c’était fini, il allait mieux, que ce dandinement nerveux ne le calmait plus du tout mais était au contraire une source supplémentaire de nervosité?
        Le cercle des surveillants s’étranglait lentement autour de lui ; irrités par ses dandinements, impatients, ils avaient réduit la distance respectable à laquelle ils se tenaient jusqu’ici. Leur organisation l’impressionnait,  la régularité d’horloge avec laquelle, un à un, les faux clients qui le frôlaient  s’étaient révélés être de leurs rangs, jusqu’au moment où il fut seul parmi eux. Il comprit alors que la détermination des soit-disants clients était une parodie de détermination, qu’ils n’avaient rien à choisir, à acheter : groupe costumé de squelettes dans un train fantôme secouant leurs os factices autour d’un wagonnet, ces soit-disants clients animaient le parcours d’un simulâcre de grand magasin au cœur duquel il s’était trouvé piégé…
 


CHAPITRE II: les chèques
 
 

Une bouffée d’air lui rougissait les yeux. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il s’était retrouvé planté, balise noire ondulante, au milieu des rares voitures qui le coloraient par taches sur le parking désert. Mais le vent claquant qui lui brûlait les joues et bloquait ses poumons de fumeur était la plus grande source de réconfort depuis son réveil. 11 heures et demie déjà, une bonne demie-heure de retard, il était plus que temps de rejoindre ses parents. La perspective d’affronter leurs reproches et les piaillements de la flopée de picoreurs de biscuits familiaux, leurs gniards battant des ailes dans le salon étroit, était un cauchemar à peine moindre que celui qu’il venait de quitter. Ça me fait chier quand même d’arriver les mains vides. Est-ce qu’ils s’en rendraient seulement compte? En fait: attendaient-ils seulement encore quelque chose de sa part? des chocolats moins que rien d’autre, et c’était cette certitude, particulièrement douloureuse, qui le ruinait complètement ; si personne n’allait s’apercevoir de ce déshonneur là, c’est bien parce qu’il s’émiettait dans une vie d’indignité, qu’il n’avait rien, évidemment, qui le grandît remarquablement parmi l’ensemble des déshonneurs jamais relevés. Il ne voulait pas seulement se racheter d’avoir brûlé en une nuit d’alcool l’argent du cadeau malgré ses promesses, mais ce que représentait en vérité la boîte de chocolat était la possibilité qu’un événement, au moins une fois, puisse rendre fragile la certitude de ses parents qu’il était irrachetable, briser ne fût-ce qu’une fois la chaîne de ses manquements… c’était quelque chose comme le rachat de l’âge adulte ; il se disait: “mes parents se sont accommodés du tableau pitoyable que je leur offre comme ils accrochaient mes premières gouaches patouillées ou mes collages de nouilles sur le mur du salon, ils passent devant ma défroque de peau, trouvent qu’elle jure bien un peu avec la tapisserie, mais que somme toute, je suis leur fils et qu’il faut bien faire avec ça”.
        Putain je peux même pas faire ça, même ce truc tout con, leur offrir une saloprie de boîte de chocolats à Noël, même ça jme débrouille pour rendre ça impossible, ils m’ont filé 500 balles, 500 balles et j’ai tout claqué en une nuit, je sais même plus comment, je sais même pas qui sont les types chez qui j’étais, je msuis encore réveillé avec la gueule dans lcul et la honte d’êt vivant, mais pourquoi je fais des trucs comme ça? Pourquoi j’ai claqué tout ce blé alors qu’en plus j’en ai besoin nom de Dieu?!
Parce que tu n’en as pas besoin, salopard de menteur, voilà tout! Parce que tu sais très bien que jusqu’à leur mort ils ne te laisseront pas tomber, que même si tu avais vraiment besoin d’argent entre deux fois où ils t’en filent sans raison pour alimenter ta vie de garçon, il suffirait de demander. Voilà la millième répétition de ce dialogue de tête creuse que lui jouait sa schizophrénie décorative, voilà tout ce à quoi se résumait l’angoisse, une partie de ping-pong dialectique bien inoffensive entre deux moitiés de cerveau qui, réunies, n’en faisaient pas un complet.
        Oh bon Dieu je peux pas y aller comme ça, je veux pas débarquer encore avec l’air de m’excuser d’avoir une peau, je veux pas y aller les mains vides. Mais cette rengaine de la désolation n’aurait sans doute, pas plus que ses nombreuses aînées, entraîné autre chose qu’une mortification de principe (ce sentiment d’être de toute façon si aplati, en-dessous de toute mesure, que plus rien de vivant ne pouvait l’observer), s’il n’avait croisé ce panneau publicitaire :  dans un cliquètement de volet mécanique, une sucette Decaux entraînait trois affiches braillardes; l’une d’elles, bien entendu, trompettait une marque de chocolats.
        C’était probablement d’une rare insipidité, tout ce qu’il y a de plus vulgaire comme boîte de chocolats –et, pour des raisons d’harmonie, comme publicité, retape si courue pour un produit si connu qu’on se demande toujours ce qui justifie un affichage de plus, un de ces paquets de merdouilles laiteuses, prâlinées, en forme d’escargots ou de fientes maniérées avec du papier agaçant, mais c’était, surtout, un choix: l’icône dorée d’une ouverture dans la grotte impénétrable du rayon qui l’avait terrassé, une invitation au retour, au pèlerinage, la boîte s’offrait à lui dans une lumineuse évidence. A partir de ce moment précis, le slogan, la marque, les contours et les motifs de cette boîte, la lumière de retouche qui faisait pimper l’afficher comme ces reflets étoilés sur les diamants dans les versions technicolor d’ali Baba, cette incandescence putassière, allaient épouser parfaitement la concave stupidité du lendemain de cuite et le guider, enfin, à Bethléem.
Il fit demi-tour, avec pourtant ce piment d’anxiété: s’il n’avait pas pu manquer d’attirer l’attention de tous lors de sa précédente visite au grand magasin, qu’allaient-ils penser CETTE FOIS-CI? Il serait pisté dès son entrée… un néon en flottaison pointant le sommet de son crâne… et pour chasser cette image inconvenante, pour balayer le mot “gugusse” clignotant en lévitation au-dessus de lui, il devait dès maintenant endosser l’assurance impeccable du client normal qu’il avait échoué à être; il allait filer si droit qu’on le prendrait pour modèle de client idéalement client, c’est en triomphe qu’il sortirait avec sa boîte de chocolats.
 

Alerté par les glapissements d’otarie qui fusaient de la caisse N°4, le directeur s’y dirigea; il était vaguement ennuyé, prêt à affronter une vieille emmerdeuse à ménager, ou une panique dans les comptes de la nouvelle caissière.
L’âme décomposée qui s’offrait à sa circonspection avait craqué de toutes parts: un jeune homme défait éructait, reniflait, tendait devant lui la souche d’un carnet de chèques comme une manche à air, et bramait incompréhensiblement des explications à propos d’une boîte de chocolats que la caissière, visiblement très embarrassée par ce poupard attardé, lui avait ôté des mains.

        Il s’était pointé du premier coup d’œil vers le bon rayon, avait reconnu LA boîte, l’avait embarquée, et c’était une bonne chose de faite. La caisse, peu de queue, parfait. Sortir le carnet de chèque, puisqu’il n’y avait plus de liquide –et peu importait qu’il fût ou pas solvable on verrait bien après, après ces fêtes de merde et leur suite d’emmerdements.
Il griffonna le montant avec le cœur si battant qu’on l’aurait cru commettre un vol. Reposant le fardeau de cette Terre hérissée qui lui blessait les épaules et lui tassait chaque jour davantage la colonne vertébrale, Atlas saisit enfin tout le sens du mot “soulagement”. “Monsieur!”
Il se retourna vers la caissière, avec ce sourire tordu des femmes à qui l’on fait remarquer une tache sur leur entrejambe.
        “Voui, quoi?
        -Ba vot chèque là… c’est n’importe quoi
        -N’importe quoi?”
        Un esprit malin particulièrement retors avait tiré sur l’extrémité de la ligne comme sur un lacet. Il regarda ce qu’il avait tracé avec une horreur sans nom: un embrouillamini grotesque dansait sur le chèque, caricatures de lettres en gigue qu’aucun pharmacien n’aurait pu déchiffrer.
        Il balbutia que non, vraiment, il ne comprenait pas, qu’il ne savait pas comment ce qui lui était passé par la tête mais qu’il allait faire un autre chèque qu’il était un peu fatigué aujourd’hui et vraiment désolé, mais qu’il allait en faire un autre, excusez-moi.
Un coude posé sur la boîte de chocolats, sa présence le guidait, lui montrait la voie raisonnable à suivre, le rassurait sur la stricte réalité de tout ça, il écrivit, le plus soigneusement du monde, le montant exact de cette foutue boîte sur le nouveau chèque. Insinuant coup fourré de la gueule de bois, un halo trouble contourait en les contrastant les chiffres qu’il traçait, tremblant. Il tendit à la caissière –il commenca insidieusement à la haïr- le deuxième chèque comme de l’argent perdu au jeu de mauvaise foi. Cette histoire l’avait épuisé, il lui faudrait beaucoup d’effort pour se calmer et ne pas la faire payer à ses parents.
        “Euh, monsieur…
        -Quoi?
        -C’est pire.”
        Tinta cette petite phrase romanesque “la terre se déroba sous ses pieds”, la terre se dérobe sous mes pieds, je suis dans un slapstick des années trente, dans un cartoon, je suis dans la dernière case d’un strip et la terre se dérobe sous mes pieds, j’ai trébuché sur le mot fin. Ce qu’il vit dépassait l’entendement: la caissière lui tendant sous le nez une feuille morte en chute sur laquelle UN GRIBOUILLIS ABSOLUMENT INCOMPREHENSIBLE SE DESSINAIT. On pouvait bien imaginer que ce fussent les pattes de mouches plausibles d’une civilisation inconnue, bien qu’aucune cohérence ne vînt éclairer le moindre lien entre la ligne des chiffres et celles des lettres… Seule la signature, glorieuse, était bien la sienne, accusant puissamment d’authenticité ce délire graphique. Mon dieu la terre se dérobe sous mes pieds. La boîte de chocolats était, elle-aussi, abominablement réelle.
C’est en sortant pour la troisième fois le carnet de chèque rempoché fiévreusement, constatant qu’il venait d’en remplir le dernier, c’est dans le choc frontal de cette absence qui trouait le monde d’une bouche glacée, qu’il s’effondra, perdit son reste de contenance et se mit à chialer comme un veau.

Il ne pouvait pas s’asseoir dans le fauteuil de bureau que lui offrait le directeur –il ne voyait même pas comment on pouvait bien aborder un fauteuil- et produisait, fiché, raide, une gamme variée d’aspirations morveuses et de déglutissements, de bredouillements martelés, et c’était comme le bruit de vent marin qu’on interrompt en jouant, tapotant ses paumes contre ses oreilles. Le directeur, deux vigiles, tendus vers ce flot sans fin, ne savaient que faire –n’en comprenant pas un mot- pour l’arrêter. Cette marmelade de confusions voulait tout évoquer, les parents, les chaussures, les chèques, les chocolats, l’hallucination, l’affiche, l’argent brûlé, la cuite, la honte, les papiers dorés, maman, la terre sous les pieds, le repas de Noël, les surveillants du train fantôme, les coups sourds dans le crâne, maman, les cadeaux, le RMI, les quenelles, maman, maman, maman.
        Gênés, attendris qui sait?, et encombrés jusqu’à l’écoeurement par cette masse sanglotante secouée de désespoir dans des reniflements de bac-à-sable, ils la lui auraient bien offerte cette boîte de chocolats pour que tout ça s’arrête enfin, n’importe quoi pour n’être pas responsables d’un milligramme de malheur supplémentaire, et ils s’apprétaient à le lui dire, monsieur, c’est fini maintenant, on comprends pas très bien mais c’est pas grave, soyez raisonnable on va s’arranger, quand ils le virent s’illuminer derrière les larmes en rideau, sortir de sa poche un portefeuille de cuir noir, le fouiller comme une vieille, passant quatre fois sur la carte d’identité qu’il aperçut juste avant qu’énervés ils ne tendissent tous les trois la main pour chercher à sa place, la poser sur le bureau et saisir la boîte de chocolats, glapissant plus incompréhensiblement que jamais mais, curieusement, triomphant… Secoué d’un mouvement de bielles, il s’engouffra par la porte du bureau, se retourna une dernière fois après avoir braillé eu ienné lassessé uta rvélargent , les laissant pétrifiés derrière lui.
         Il le virent s’éloigner, la boîte serrée contre sa poitrine, égrenant dans son sillage un essaim de gloussement parmi lesquels, croyaient-ils, on aurait pu distinguer les hoquets d’un rire de fou.

 

 

 

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