Deleuze-Vincennes 12/02/73


yril Ryjik : Dans l'inceste en psychanalyse et en anthropologie, il y a une note d'inceste que tu abandonnes, dont on ne voit pas la place dans l'inceste schizo, alors pourquoi le mot inceste dans ce cas là ?

Gilles Deleuze : Comme principe de base à proposer, il s'agissait de chercher qu'elles étaient les conditions des énoncés en général, et que après tout la psychanalyse, on pouvait la poser sous cette forme : qu'est-ce que c'est que les conditions des énoncés, à supposer que les énoncés aient des rapports avec le désir, c'est à dire avec l'inconscient.

Les énoncés ce n'est pas du tout les produits d'un système de signification, c'est le produits d'agencements machiniques, c'est le produit d'agents collectifs d'énonciation. Ce qui implique qu'il n'y a pas d'énoncés individuels, et à l'arrière des énoncés, quand par exemple on peut assigner telle époque où les énoncés changent, une époque historique où un nouveau type d'énoncé se créé, par exemple les grandes coupures du type la révolution russe, ou bien du type la phalange dans la cité grecque ; un nouveau type d'énoncé apparaît, et à l'horizon de ce type d'énoncé, il y a un agencement machinique qui le rend possible, i.e. un système d'agents politiques d'énonciation. Collectif ça veut dire ni peuple, ni société, mais quelque chose de plus ********. Il faut chercher dans les agencements machiniques qui appartiennent à l'inconscient, les conditions de surgissement d'énoncés nouveaux, porteurs de désir, ou concernant le désir.

Encore une fois, il ne s'agit plus du tout d'opposer comme deux pôles, un pôle qu'on assignerait à la paranoïa, et un pôle qu'on assignerait à la schizophrénie. Il s'agit, au contraire, de dire que tout, absolument tout, fait partie à un même moment, d'un agencement machinique qui est déterminable et il faut simplement voir comment cet agencement se fait en tant qu'il est producteur d'énoncés.

Il me semblait que tout agencement machinique, à la lettre, s'accrochait sur un certain type de corps sans organes. La question qu'on traite, à supposer que tout agencement machinique se passe, s'accroche, se monte sur un corps sans organes. Comment ça se fabrique un corps sans organes, qu'est-ce qui peut servir à telle ou telle personne, de corps sans organes ? C'est aussi le problème des drogués; comment font-ils, à supposer que ce soit vrai, que ce soit bien une formation de l'inconscient sur laquelle des ********* et que c'est comme une condition pour que des agencements, des connections s'établissent, qu'il y ait une telle qu'il puisse appeler corps sans organes. Les groupes ce sont des corps sans organes, les groupes politiques, les groupes communautaires, etc., impliquent des espèces de corps sans organes, parfois imperceptibles, parfois perceptibles, sur lesquels tout l'agencement de machine qui va être producteur d'énoncés va s'accrocher. L'archétype du corps sans organes, c'est le désert. Il est comme le support, ou comme le support du désir lui-même.

Qu'est-ce qui va s'accrocher ? Dans une schizo-analyse, le problème de l'inconscient, ce n'est pas un problème de générations : Green a envoyé un article sur l'anti-oedipe et il dit : "quand même c'est des pauvres types, parce qu'ils oublient que un schizo, ça a quand même un père et une mère". Alors là, c'est lamentable, écoutez un schizo. Un schizo n'a ni père ni mère, c'est tellement évident. Ce n'est pas en tant que schizo qu'il est né d'un père et d'une mère, un schizo, en tant que schizo, n'a pas de père ou de mère, il a un corps sans organes. Le problème de l'inconscient, ce n'est pas un problème de générations, mais de population. Qu'est-ce qui peuple le corps sans organes, qu'est-ce qui fait les agencements, les connections ? Le bonheur de quelqu'un, c'est sa manière à lui de se faire des corps sans organes. Comme différence fondamentale avec la psychanalyse, j'insiste encore une fois : on ne sait pas d'avance. Cette saleté de concept de régression, c'est une manière de dire : ce que tu es est ton affaire, au moins en droit, on la sait d'avance, puisque ce que tu es, c'est ce que tu es. Tandis que là, c'est le principe opposé, vous ne savez pas d'avance ce que vous êtes. C'est pareil pour les histoires de drogues : vous ne savez pas d'avance.

Il y a un très beau livre d'un monsieur qui s'appelle Castaneda, qui raconte son apprentissage du peyotl avec un indien, et l'indien, lui explique que de toutes manières, il faut un allié. Il faut un bienfaiteur pour te mener dans cet apprentissage, c'est l'indien lui-même, mais aussi il faut un allié, i.e. quelque chose qui a un pouvoir. Pour se faire un corps sans organes, tâche très haute, tâche très sublime, il faut un allié, pas forcément quelqu'un d'autre, mais il faut un allié qui va être le point de départ de tout un agencement capable de fonctionner sur un tel corps.

On a vu, la dernière fois, sur ce corps sans organes, une espèce de distribution de masse, les phénomènes de masse, de population. Ils s'organisent pourquoi ? Parce que l'effet immédiat du corps sans organes, ça ne fait qu'un avec l'expérience, l'expérimentation d'une dépersonnalisation. Ce qui me paraît fascinant, c'est que c'est au moment même d'une tentative de dépersonnalisation, que on acquiert le vrai sens des noms propres, c'est à dire on reçoit son vrai nom propre au moment même de la dépersonnalisation. Pourquoi ?

Supposons qu'il y ait des groupements de masse, ce n'est pas forcément des masses sociales, c'est que, par rapport au corps sans organes, dans sa différence avec l'organisme d'un sujet, le sujet lui-même voilà qu'il se met comme à ramper sur le CSO, à tracer des spirales, il mène sa recherche sur le corps sans organes, comme un type qui se balade dans le désert. C'est l'épreuve du désir. Il trace, comme l'innomable dans Beckett, il trace ses spirales. Lui-même, en tant que dépersonnalisé sur le CSO, ou bien ses propres organes, qui en tant qu'ils sont rapportés maintenant, non pas à son organisme, mais au corps sans organes, ils ont complètement changé de rapports. Encore une fois, le CSO, c'est bien la défection de l'organisme, la désorganisation de l'organisme au profit d'une autre instance; et cette autre instance, les organes du sujet, le sujet lui-même, etc., est comme projeté sur elle, et entretient avec d'autres sujets, un nouveau type de rapports. Tout ça forme comme des masses, des pullulements, ou, à la lettre, sur le corps sans organes, on sait pas très bien qui est qui : ma main, ton oeil, une chaussure. Un dromadaire sur le CSO du désert, un chacal, un bonhomme sur le dromadaire, ça fait une chaîne.

A ce niveau, de toutes manières, la masse inscrite sur le corps sans organes délimite comme un territoire. Les éléments de masse, quels qu'ils soient, définissent des signes. Et qu'est-ce qui assure la cohérence, les connections entre signes ?

Ce qui définit la masse, il me semble, c'est tout un système de réseaux entre signes. Le signe renvoie au signe. Ça c'est le système de masse. Et il renvoie au signe sous la condition d'un signifiant majeur. C'est ça le système paranoïaque. Toute la force de Lacan, c'est d'avoir fait passer la psychanalyse de l'appareil oedipien à la machine paranoïaque. Il y a un signifiant majeur qui subsume les signes, qui les maintient dans le système de masse, qui organise leur réseau. Ça me paraît le critère du délire paranoïaque, c'est le phénomène du réseau de signes, où le signe renvoie au signe.

Rejik : Tu décris, on ne sait pas très bien, mais tu décris. Et si il y a une même collection sans signifiant, c'est quoi ?

Gilles : C'est la seconde.

Rejik : Mais ça forme réseau ou ça ne forme pas réseau ?

Gilles : Ça forme enfilade, et non pas réseau.

Il faut voir comment apparaît ce signifiant majeur. Le système purement descriptif dit : il y a un régime du signe sous le signifiant, et c'est le réseau tel qu'on le trouve dans le délire paranoïaque. Ça me paraît le premier stade de ce qu'il faudrait appeler la déterritorialisation du signe. C'est lorsque, sur un territoire, le signe, au lieu d'être signe tel quel, passe .... t'a fini de cracher, c'est dégoûtant ... passe sous la domination d'un signifiant. Ta question est pleine, d'où vient ce signifiant ?

Les signes, sur un tout autre mode, suivent des trajectoires de fuite, il y a quand même un critère concret. Cette fois-ci, ce n'est plus le signe renvoie au signe dans un réseau, c'est une direction à partir de laquelle un signe s'enfile comme linéairement avec d'autre signes. Par opposition au délire paranoïaque, c'est par exempe le délire éroto-maniaque, ou bien le délire de revendication. Tout ça se passe toujours sur le CSO. Le signe, cette fois-ci s'est libéré de l'hypothèque et de la domination du signifiant. Sous quelle forme s'en est-il libéré pour devenir et pour prendre un statut de directeur, accélérateur, retardateur de particules.

Les deux états coexistants du signe, c'est : le signe paranoïaque, à savoir le signe sous le signifiant, formant réseau en tant que subsumer par le signifiant, et puis : le signe - particule, libéré du signifiant et servant comme de téléguidage à une particule.

Le corps sans organes se peuple singulièrement. ce ne sont plus des masses, espèces de lignes coexistantes, qui traversent toujours ce désert et qui guident des particules sur des lignes coexistantes, divergeantes et s'entrecroisant. Tout est possible das des trucs comme ça. Ce n'est plus le phénomène de masse, c'est le phénomène de meute. Ce n'est pas du tout pareil parce que le sujet, i.e. cette espèce de drôle de chose qui, tantôt est dans la masse, tantôt est dans les meutes, entre en connection sous forme de réseau avec d'autres sujets, d'autres organes, tantôt d'après ses lignes de fuite, où il entre aussi dans un type de rapports particuliers avec les autres, mais dans des rapports de meute et non plus de masse.

La grande différence entre la position de masse et la position de meute, c'est pourquoi m'intéresse tellement l'homme aux loups et la non compréhension radicale de Freud. La position de masse, c'est toujours une position affectée de caractères paranoïaques; c'est d'autant moins péjoratif que pour moi, il s'agit cette année de dire : vive la paranoïa, y en a pas assez, faut arranger ça ...

Rejik : Ben, v'là aut' chose!

Le coeur : ha, ha, ha, ha, ha ...

Gilles : La position paranoiäque de masse c'est : je serai dans la masse, je ne ma séparerai pas de la masse, et je serai au coeur de la masse; à deux titres possibles : soit à titre de chef, donc ayant un certain rapport d'identification avec la masse, car la masse peut être la tombe, elle peut être masse vide, peu importe - soit à titre de partisan où, de toute manière, il faut être pris dans la masse, être au plus près de la masse, avec une condition : éviter d'être en bordure. Il faut éviter d'être en bordure, d'être en marge, dans la position de masse : ne pas être le dernier, il faut être près du chef. La bordure n'est qu'une position qu'il est possible d'assurer dans une masse, que lorsqu'onn est n service, qu'il faut être là.

Gobard : Sur le problème de la bordure : si on est dedans, il n'y a pas de bordure ... tout ce que tu dis, c'est une espèce de justification fantastique du n'importe quoi, dans le n'importe comment, au profit du n'importe où ...

Richard Zrehen : Pour n'importe qui!

Gobard : Peut être pas pour n'importe qui, c'est là le problème; da,s ton désert, au lieu de mettre un dromadaire, met toi un ours blanc, qu'est-ce qui va arriver ? Comment fonctionnerait ton analyse sur quelque chose qui, à moi, me semble monstrueux, vraiment pire que le nazisme, si c'est possible, à savoir la transplantation des organes!! Les cardiaques n'ont plus d'organes, on leur en transplante un, .. moi je suis contre, parce que ça aboutit à la transformation des corps en systèmes de pièces détachées, et c'est exactement la mentalité nazie des camps de concentration ... Barnard est un nazi, et la science, la biologie et la médecine actuelle est de type nazi ... esclaruerunt ...??

Intervention : Pourquoi est-ce que tu t'es mis là, à côté de Deleuze, au lieu de te mettre au fond ?

Gobard : Non,, non, si tu étais arrivé tout à l'heure, tu aurais vu que je me suis mis là pour faire une caisse de résonance, on a passé un enregistrement et, deuxièmement, parce quon me fait chier avec tous les connards qui m'enfument ...

Nota Bene : Richard III, ce jour, n'avait point de "havane" à sa disposition.

Richard Zrehen : Je me posais la question de savoir si les puissances intensives sur le corps sans organes, les seuils d'intensités, les passages énergétiques, si tu veux, dont le schème a été emprunté à l'embryologie, même si ce n'est plus ça, parce que c'est quand même une base sérieuse, je me demandais s'il n'y avait pas un moyen de "quantifier" ou de "qualifier" ces seuils, ces passages, ces remplissages par des puissances intensives, du corps sans organes; et immédiatement, la seule association que j'ai pu faire, c'était des qualifications de couleurs, ressortir une intensité au niveau du froid ou de la chaleur qu'elle dégage, quelque chose comme ça. Tu es venu parler d'énoncés qui, visiblement, sur le corps sans organes, remplissent exactement, peut-être à un autre niveau, la fondtion des puissances intensives.

Gilles : Oui, oui, oui, mais je suis si loin d'avoir fini, les intensités, je ne les ai pas encore placées là-dedans, mais je ne verrais aucune raison de privilégier les couleurs ou les phénomènes de chaud ou de froid, les localisations comptent beaucoup aussi. L'homme aux loups, son rapport avec les loups, c'est absolument inséparable de deux localisations corporelles qui sont la mâchoire et l'anus. La psychanaliste qui a repris le gars après Freud, dit que l'homme aux loups raconte que un de ses dentistes ne cesse pas de lui dire : vous avez un coup de mâchoire trop fort, vos dents tomberont. Là, on voit bien quelque chose d'une espèce de courant d'intensité, une intensité supérieure : mâchoire, les dents trop fragiles pour un tel coup de mâchoire : intensité inférieure et là, il y a une espèce de passage d'intensité défini entre un minimum et un maximum, qui est d'un type très particulier, d'un type localisation

Pour en revenir à la position de masse, on peut dire qu'il n'y a pas de bordure, pour la simple raison que le problème de la masse c'est : déterminer la ségrégation et l'exclusion; simplement, il y a des chutes, des remontées. La position de meute est complètement différente. Son caractère essentiel, c'est qu'il y a un phénomène de bordure. L'essentiel se passe toujours en bordure. Il y a dans le livre "Masse et Puissance" de Canetti une très bonne description de la meute. Il dit quelque chose de très important sur la distinction masse et meute, page 97 : "dans la meute, il se constitue de tempe en temps, à partir du groupe, et exprime avec la plus grande force le sentiment de son unité - ça c'est bizarre, c'est pas vrai -, l'individu ne peut jamais se perdre aussi complètement qu'un homme moderne dans n'importe quelle masse, dans les constellations changeantes de la meute" - lui, au moins, comprend les loups, dans la meute chacun se guide sur son compagnon, et en même temps, les positions ne cessent pas de varier. Ça varie tout le temps, et ils se définissent par des distances. Les distances entre les membres de la meute. Des distances qui sont constamment variables et indécomposables. C'est ce qui fait que la meute est toujours répartie sur, et que le membres de la meute sont toujours sur un pourtour. "Dans les constellations changeantes de la meute, l'individu se tiendra toujours à son bord. Il sera dedans, et aussitôt après en bordure, en bordure et aussitôt après, dedans. Quand la meute fait cercle autour de son feu - c'est très émouvant ça -, chacun pourra avoir des voisins à droite et à gauche, mais le dos est libre. Le dos est exposé découvert à la nature sauvage." C'est tout à fait la position de meute. Je tiens à la meute par - alors là, c'est bien un autre régime d'organes, c'est pas un régime de réseaux, je tiens à la meute par un pied, une main, une patte, par l'anus, par un oeil. C'est la position de meute.

J'ajoute. Il y a tout ça en même temps sur le corps sans organes : la position parano de masse, la position schizo de meute, et je veux dire: les meutes, les masses, tous ces types de multiplicité. L'inconscient, c'est l'art des multiplicités, c'est une façon de dire que la psychanalyse ne comprend rien à rien puisqu'elle a toujours traité l'inconscient du point de vue d'un art des unités : le père, la mère, la castration. Chaque fois que les psychanalystes se trouvent devant des multiplicités, on l'a vu à propos de l'homme aux loups, il s'agit de nier qu'il y a des multiplicités. Freud ne peut pas supporter l'idée qu'il y ait six ou sept loups dans l'histoire de l'homme aux loups; il faut qu'il y en ait qu'un, parce que un seul loup, c'est le père. Et l'homme aux loups a beau crier les loups, les loups, les loups, Freud dit : un seul loup, un seul loup, un seul loup.

Ces masses et ces meutes de l'inconscient, ça peut aussi bien être des groupes existants, mais ces groupes existants, par exemple des groupes politiques, ils ont aussi un inconscient; un inconscient - et là, je dis à la fois -, c'est pour ça que tout fonctionne ensemble : il ne s'agit plus de dire : opposons dans une dualité paranoïaque/schizophrénie, parce que un même groupe a un inconscient de masse et aussi un inconscient de meute. Il vit de tout un système de signes signifiants, sous le signifiant, mais en même temps, il vit tout un système de signes particules qui sont ses manières de foutre le camp, ses manières de dériver. C'est à la fois le bloc le plus immobile, et à la fois le truc le plus à la dérive qui soit. C'est donc en même temps qu'il faut faire fonctionner tout ça. A ces deux pôles machiniques, il s'ajoute des appareils. Si j'essaie de définir les deux pôles machiniques qui, pour le moment, recouvrent le corps sans organes, je dirais que l'un, c'est la machine de masse qu'on pourrait appeler la machine sémiotique signifiante : c'est le système des signes sous la domination du signifiant, et formant le réseau paranoïaque. L'autre machine, celle des signes-particules, la machine de meute, c'est la machine sémiotique a-signifiante : c'est le système signe-particule, le couplage du signe et de la particule. Chaque membre d'une meute, c'est une particule, chaque particule, ça peut être n'importe quoi; comme un élément de masse, ça peut être n'importe quoi.

Alors, là dessus, interviennent des appareils qui sont sûrement liés à ces machines. Et encore, il ne s'agit pas de dire : Oedipe, ça n'existe pas. Il s'agit de dire : il n'y a qu'un appareil oedipien, et l'appareil oedipien, c'est un drôle de truc parce qu'il joue entre les machines de masse et les machines de meute. Il a tout son jeu entre les deux, il emprunbte les éléments aux machines de masse. Je crois que le sens de appareil oedipien, c'est colmater les fuites de meutes, les rameer aux masses ... J'oublie beaucoup de choses dans le courant, mais une autre distinction qu'il faudrait faire entre les machines de masse et celles de meute, ce serait que les masses, au moins en apparence, elles présentent toujours, à un moment, un phénomène d'unité de direction. Elles sont à la fois égalitaires et hiérarchisées. Il ne faut pas dire du tout comme les marxistes, que l'égalitarisme c'est un phénomène idéologique, ou que c'est un certain phénomène formel, il faut dire que l'organisation de classe, dans les formations historiques, sous ses formes les plus diverses, s'est toujours faite en rapport réel - c'est pas du tout de l'idéologie -, avec une forme quelconque d'égalitarisme communautaire. L'organisation de classe dans le système bourgeois se fait sous forme d'une égalité réelle déterminée dans les conditions du capitalisme. La formation de classe, dans les systèmes dits despotiques, implique réellement l'égalitarisme des communautés rurales. L'organisation de classe dans la cité antique implique la victoire de la plèbe, ça, Engels le dit très bien, i.e. une certaine position d'égalitarisme par rapport à laquelle va pouvoir se faire et se produire l'esclavage. Donc, ce n'est pas du tout opposé que la structure de masse soit à la fois une structure égalitaire, et qu'elle soit le plus fortement et le plus sévèrement hiérarchisée, et qu'elle présente une espèce d'unité de direction à tout moment. Tandis que le phénomène de meute, c'est vraiment ce qu'on appelle les mouvements browniens, chaque fois qu'il y a meute, vous trouverez cet espèce de tracé sur le corps sans organes.

L'appareil oedipien, c'est ce drôle de truc qui essaie de colmater ces espèces de fuites particulaires, et qui essaie de les ramener. Il faut faire fonctionner dans l'agencement machinique les quatre choses à la fois, et c'est peut-être ça qui est producteur des énoncés de l'inconscient. Il y a les appareils contre-oedipiens ...

Kyril : Est-ce qu'avec ce que tu disais avant, tu essaies de dire que l'appareil oedipien a une situation privilégiée entre les deux ?

Gilles : Non! Pas plus que l'appareil contre-oedipien. L'appareil contre-oedipien doit faire sans doute le rabattement inverse, il fait filer : meutes. Vous comprenez, personne ne sait d'avance pour personne : ce qui peut paraître le plus oedipien, il se peut très bien que le type soit en train de le faire basculer dans un appareil anti-oedipien qui va tout faire craquer. On ne dira jamais à quelqu'un : t'es en régression. Jamais, jamais; ou bien on ne lui dira jamais : tu es ceci parce que tu étais cela. D'abord, c'est dégueulasse, ensuite c'est pas vrai.

Je reprends. Cet amour si étrange de Kafka pour Félice, qu'est-ce qui se passe là dedans ? Et bien, Félice est partout. Kafka, qu'est-ce que c'est son affaire à lui ? D'abord, il a sa méthode ... supposons qu'il ait trouvé un petit quelque chose sur ce qui peut lui servir à lui de corps sans organes. Là-dessus, il est amoureux de Felice. Kafka c'est quand même un cadre, un futur grand bureaucrate, toute la machine de commerce le fascine, son problème c'est encore une fois la situation des juifs dans l'empire autrichien; il est pris dans un problème de masse : la masse impériale de l'empire autrichien qui sera précisément décrite dans le château en termes merveilleux : quand on est loin du château, c'est vraiment un ensemble impérial, c'est une masse, et quand on s'approche du château, c'est beaucoup plus un système de masures à distance les unes des autres, comme si, à mesure qu'on s'approche, on faisait fondre la figure de masse en une figure de meute. Et ça répond très bien à l'empire autrichien qui, vécu du dedans est une espèce de marquetterie, pas du tout un système pyramidal, mais plutôt une espèce de système segmentaire. Il est pris là-dedans, les machines modernes, les accidents du travail, il était très lié avec des milieux anars. La masse politique, la masse impériale, la masse commerciale, la masse bureaucratique, c'est son affaire à lui. Felice, il est évident qu'elle est impossible à séparer de ce qu'elle est aussi. Or, Kafka la prend pour une bonne, et il s'avère que Felice n'est pas une bonne. Voilà donc Felice, qui a une certaine position dans une structure de masse, et en même temps, elle a de grandes dents carnivores, ce qui attire et dégoûtes Kafka. Il est végétarien et il cessera d'être végétarien au moment de ses amours avec Felice; il est fasciné par l'idée de dents entre lesquelles, dans lesquelles restent des bouts de viande, c'est ses trucs à lui. . Un des problèmes fondamentaux de Kafka, c'est : d'où vient la ********, et c'est sans doute lié à une position de corps sans organes ... et ces grandes dents de carnivore; ça, c'est l'autre aspect. C'est la particule qui fait fuir Felice, qui l'arrache en quelque sorte au signifiant impérial bureaucratique technocratique, la fait fuir sur une tout autre ligne, où, cette fois-ci, le signe les grandes dents, ou plutôt le signe Felice, guide, accélère, précipite les grandes dents particules, et la voilà qui file dans l'autre système co-existant. Là-dessus, troisième élément. Bien sûr, il y a Oedipe, et c'est le problème de Kafka : comment je vais faire, dans la situation où je me suis mis pour ne pas épouser Felice. Elle veut le mariage, alors il pose ses extraordinaires conditions : ceci, ceci, ceci. Elle veut tout de suite la famille, elle luis fait un tableau du mariage, c'est une innocente ... elle veut un foyer, tu mangeras de la viande tous les jours, il s'évanouit. Il a l'habitude, Kafka, de tourner ces trucs là, et ça, c'est joyeux parce que ça explique l'existence de Marthe Robert. Je vous donne une preuve de l'existence de Marthe Robert. Kafka a toujours joué avec son père un jeu formidable. Son père n'a pas cessé de l'emmerder, c'est vrai : il y a donc un énoncé oedipien, mais assez vite, Kafka, il s'est dit quoi ?

Il s'est dit ce qu'il faut que nous nous disions aujourd'hui pour la paranoïa, mais il se l'est dit, lui, au niveau d'Oedipe : dans des lettres prodigieuses à sa soeur qui a un enfant, il dit qu'il ne faut pas laisser ce gosse en famille, il faut qu'il foute le camp. Et pour son compte, pour conjurer les énoncés oedipiens, parce qu'il y en a, il va les conjurer sous la forme : transformer l'énoncé oedipien en une machine d'énonciation à faire des lettres.

Encore une fois, il n'y a pas de liberté, il y a des issues. Si on veut la liberté, on en demande beaucoup trop, alors on est paumé et c'est foutu d'avance; ce qu'il faut, c'est trouver des issues, et son issue à Kafka c'est : mon père m'emmerde, je vais lui écrire. Ce sera toujours l'issue kafkaïenne çà : CONVERTIR OEDIPE EN MACHINE D'ECRITURE. C'est une grande idée; et il fait sa fameuse lettre au père.

C'est une issue parce que, grâce à la machine d'écriture, il peut en rajouter, à savoir, je serai plus oedipien que toi. Exactement comme avec le paranoïaque, il faut arriver à être plus paranoïaque que lui; c'est pour ça qu'il faut revaloriser le paranoïaque : la seule défense contre le paranoïaque, c'est encore plus de paranoïa.

Alors, Marthe Robert dit : vous voyez bien comme il est oedipien; forcément il ne cesse pas d'en rajouter pour faire passer tous les énoncés oedipiens dans l'énonciation d'une machine d'écriture d'apparence oedipienne, et en fait, anti-oedipienne, i.e. qui va faire craquer les connections oedipiennes au profit d'un système de connections d'une machine perverse d'écriture. Une fois qu'il tient ce coup-là avec son père, vous pensez que ça marche encore plus avec les femmes aimées.

Felice lui propose la conjugalité, i.e. la forme adulte d'oedipe. Très vite, il va lui opposer sa parade qu'il a bien mis au point avec son père. Il pourra jamais la voir où elle est puisqu'il faut qu'il lui écrive, ça c'est une assurance contre la conjugalité. Il lui envoie toute sorte de lettres, il ne peut l'aimer que par lettres, il pose des conditions de conditions, etc. Dans tout ça, c'est tout Oedipe et tout le problème de la conjugalité qui se dissout au profit de tout autre chose.

Tout peut marcher de cette manière. Tout ce que l'on met du côté de l'appareil oedipien, à savoir l'inceste, la castration, la lettre de vacances "mon cher papa, ma chère maman, je passe de bonnes vacances", n'importe quoi, peut passer dans des appareils non oedipiens, et il faut toute une analyse pour savoir - c'est pour ça qu'il y a toujours de l'espoir -; l'homosexualité peut être comme au ****, complètement oedipienne d'un bout à l'autre, tout dépend de l'usage, elle peut passer dans d'autres conditions, dans un appareil anti-oedipien d'une tout autre nature.

Quand je parlerai d'un inceste schizo, comme faisant partie d'un appareil anti-oedipien, i.e. l'inceste avec la soeur - mais la soeur ça peut être n'importe qui -, l'inceste oedipien c'est l'amour avec quelqu'un assimilé avec la mère d'une manière ou d'une autre. L'inceste schizo, c'est lamour avec quelqu'un assimilé d'une manière ou d'une autre avec la soeur. Le passage de l'inceste oedipien à l'inceste schizo est comme une conversion, une transformation d'appareil oedipien en appareil anti-oedipien, ça veut dire que l'inceste schizo est celui qui ouvre sur une espèce de monde de connections et qui va entraîner, à la lettre, une espèce de défamiliarisation de l'individu. Maintenant, il se peut très bien qu'il y ait des incestes avec la soeur qui soient oedipiens, dans la mesure où la soeur serait traitée comme substitut de la mère.

Pour en finir avec tout ça, je voudrai, juste un peu comme preuve, commenter un texte de Kafka : "Chacal et Arabes". On voit très bien pourquoi il mélange tout, pourquoi il tend des pièges. Dans "Chacals et Arabes", on peut dire que tout y est, pour Freud ou pour Marthe Robert. Il y a les arabes qui sont explicitement à la ligne mâle; et puis il y a les chacals qui sont explicitement rattachés à la ligne mère. Dès le début, le chacal dit :"il y a une éternité que nous t'attendions, ma mère t'attendait, et sa mère et toutes les mères, en remontant jusqu'à la mère de tous les chacals". Entre les chacals et les arabes, il y a en bordure l'homme du nord, c'est à dire l'homme aux chacals. Y'a que Freud qui sait pas ce que c'est qu'une horde de loups. Les chacals prennent à part l'homme du nord et lui disent que les arabes, c'est dégoûtant, et c'est dégoûtant parce qu'ils tuent les bêtes pour manger. Ils tuent les veaux pour manger. Ça c'est vraiment l'obsession fondamentale de Kafka : d'où vient la nourriture ?

Les chacals disent que ça ne peut pas continuer parce qu'ils sont contre, ils disent : nous, on est le contraire : on mange pour nettoyer les charognes. Donc, ou bien tuer les bêtes vivantes pour manger, ou bien manger pour nettoyer les bêtes mortes. D'où la tension arabes-chacals. Il y a l'homme du nord qui est là et les chacals lui disent : tu vas tuer les arabes et ils emmènent une grande paire de ciseaux rouillés. Je n'insiste même pas sur ce que les psychanalystes peuvent faire avec ces ciseaux, tout ça se passe dans le désert.

Les arabes sont présentés comme une masse armée étendue dans tout le désert. Les chacals sont présentés comme une meute qui va de plus en plus loin dans le désert, qui est forcée de s'enfoncer de plus en plus dans le désert, des particules folles. Et, à la fin du texte, l'arabe dit à propos des chacals : ce sont des fous, des vrais fous. Et les chacals disent le secret de l'histoire lorsqu'ils disent, avec l'histoire des ciseaux, l'homme du nord est tout prêt à dire : vous voulez que je les tue, et les chacals, ça, ça ne les intéressent pas. C'est une question de propreté, c'est l'épreuve du désert. Ça veut dire que, dans cette espèce de tension, la masse arabe, la meute des chacals, un appareil oedipien manifeste et un appareil contre-oedipien, va se jouer l'épreuve du désir sous la forme : c'est une question de propreté. Une fois donnés ces quatre éléments, qu'est-ce qui va se passer, si on m'accorde que tout énoncé est le produit d'un agencement ? Comment est-ce qu'on pourra définir un énoncé comme produit d'un agencement machinique ? Il va de soi que tout ça, c'est bien le problème de l'inconscient, i.e. qu'une analyse qui n'atteint pas aux multiplicités, double type de multiplicités, aux multiplicités de masse et aux multiplicités de meutes, qui, à nouveau d'une manière double, sont celles auxquelles un individu participe, et sont aussi bien intérieures à un individu, et bien, on peut dire que l'analyse n'a même pas commencé. Quand on n'a pas atteint les positions de bordures, les positions paranoïaques de masse, le type d'appareil anti-oedipien que quelqu'un est en train de monter, son appareil oedipien, on n'a absolument touché à rien des formations de l'inconscient, et quand on n'a pas su surtout quel agencement, et comment ça fonctionnait pour lui et chez lui, c'est à dire quel type d'énoncé c'était capable de produire, et des types d'énoncés au besoin très loin de ce qui se passe dans l'inconscient.

C'est ce problème des multiplicités à faire jouer les unes dans les autres, comme des multiplicités de multiplicités, c'est cette analyse des multiplicités comme étant à la fois extérieures et intérieures à l'individu, que il faut atteindre sinon on n'a rien atteint de l'inconscient.