Extrait de Légendes, le feuilleton de Martin Winkler sur le site des Editions P.O.L

Amnésie

(Quêtes et Pertes, 2)

(Tourmens, 2001.) J’ai oublié la couleur de ma chambre. J’ai oublié ce qu’étaient mes jouets préférés. J’ai oublié si j’avais besoin d’un nounours pour m’endormir. J’ai oublié quels livres on me lisait quand j’étais petit. J’ai oublié si je suçais mon pouce. J’ai oublié la couleur du ciel d’Alger. J’ai oublié à quoi pouvait ressembler la cuisine. J’ai oublié le visage de Tassadite, qui s’est probablement occupée de moi plus que ma propre mère pendant ma petite enfance. Je ne me souviens pas des odeurs, je ne me souviens pas de la chaleur et je ne me souviens pas du froid – mais on m’a souvent raconté qu’à ma naissance, en février 1955, il avait neigé à Alger. Je ne me souviens pas de mon école maternelle et, à l’exception d’un souvenir plus que douteux (je fais des acrobaties dans un arbre pour attirer l’attention d’une petite fille rousse que je trouve bien jolie), je ne me souviens même pas être jamais allé à l’école maternelle. Je ne me souviens pas des balançoires. Je ne me souviens pas de la plage. Je ne me souviens pas des repas. J’ai oublié le merveilleux gâteau d’anniversaire qu’on m’a fait pour mes six ans – je vois bien, sur la photo, qu’il s’agit d’un gramophone ; j’imagine parfaitement que les autres enfants présents et moi avons dû nous disputer le privilège de dévorer le pavillon, qui devait être fait de chocolat ou de nougatine; et enfin, je mesure la valeur symbolique de ce gâteau somptueux, mais je ne me souviens pas de l’avoir vu, et encore moins de l’avoir dégusté. Et bien sûr, je ne me souviens pas des cadeaux que l’on a pu m’offrir ce jour-là. Je vois bien sur la photo que ce devait être un jour important : la table est dressée, autour de moi il y a sept enfants – je reconnais mon cousin Jacques, ma cousine Judith –, mon frère fait la grimace et si Henriette, Ange et ma soeur ont une tête sinistre, je fais un sourire charmant à l’intention de l’objectif, on est en février 1961 et dans huit mois nous aurons quitté l’Algérie. Je ne me souviens pas de mes peurs d’enfant. Je ne me souviens pas de mes pleurs d’enfant.


Au contraire, je me souviens...


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