Extrait de la Maladie de Sachs de Martin Winckler.

DANS UN VIEUX CAHIER


La vie à deux, le plus souvent, ce n'est pas une vie de couple, mais une vie de coups, une vie de cons. J'ai vu tant de couples mal assortis, à la fois haineux et complaisants, pour lesquels le seul enjeu était le pouvoir - imposer la couleur du canapé et le carrelage de la salle de bains, choisir le nom des enfants et la façon de les habiller, refuser le plaisir au nom du devoir, voler des plaisirs au nom de la liberté individuelle, rejeter le désir de l'autre pour justifier ses propres frustrations, le laisser baiser à droite et à gauche pour ensuite, avec magnanimité et compréhension, mieux l'enchaîner en lui pardonnant.

Dans la mythologie commune, vivre en couple, se marier, avoir des enfants, c'est « créer la vraie famille dont on a rêvé et qu'on n'a jamais eue ». En réalité, c'est surtout reproduire la mauvaise famille dont on est issu, restaurer en plus caricatural la foutue famille sur laquelle on a craché jadis, donner un semblant de légitimité à une association équivoque, de circonstance ou de convenance.

J'ai vu infiniment plus de mariages de convenance que d'avortements de convenance.

La plupart des couples se détestent et ne veulent surtout rien y faire. La dépendance matérielle, symbolique, sociale et affective est telle, pour l'un comme pour l'autre, qu'ils se refusent à se séparer parce qu'ils savent que ce qu'ils ne parviennent pas à faire ensemble, ils seront incapables de le faire seul. Vivre en couple, c'est tellement plus confortable que la solitude. C'est la possibilité d'avoir un logement à soi, une voiture pour le travail et une autre pour le week-end, de faire des voyages au soleil en emmenant avec soi le gigolo ou la putain avec qui l'on couche tous les jours (c'est si dangereux, si aléatoire de baiser au hasard!), de contracter des emprunts à des taux intéressants, de fréquenter d'autres couples sans susciter la pitié ou crever de jalousie (du moins, pas d'emblée), de faire des enfants, d'avoir l'air socialement correct, normal, comme tout le monde.

Et donc, se mettre en ménage, c'est souvent se ménager. On épouse une blonde avec de gros seins et un gros cul pour se cacher d'être homosexuel, on accumule les obligations professionnelles pour se consoler de n'avoir jamais exposé un tableau ou achevé un roman, on prend une grosse assurance-vie (capital doublé en cas de décès par accident de la route) pour se déculpabiliser de ne pas aimer assez sa bonne femme et ses gosses.

Se marier, c'est prendre le goulot d'étranglement, entrer dans la bouteille de formol où l'on finira comme un foetus avorté, individu incomplet, étouffé, enfermé, à jamais momifié, étranger à l'amour, à jamais exilé de la vie.

Tout le monde parle d'amour, et il n'y a que des arrangements. Des espoirs distincts, parfois inconciliables, inscrits entre les lignes d'une même liste de mariage. Des attentes démesurées qu'on sait l'autre inapte à combler.

Tout le monde parle de confiance, et il n'y a que des faux-semblants, des déguisements, des mensonges. A l'intérieur du couple, c'est chacun pour soi. Autant dire que c'est la guerre.

Et le sentiment le plus fort, c'est souvent le mépris.

Un extrait de Légendes, le feuilleton en cours de Martin Winckler

Retour à la page précédente