Photo-maton/Photo-synthèse


Liste assez complète mais non exhaustive des choses que l'on peut photographier dans un photo-maton (extrait de La Cible, Philippe De Jonckheere, 2000).



Mardi 6 septembre.

J'ai délibérément marché, sous la pluie, de la place de la Concorde jusqu'au Trocadéro, me refusant à emprunter les transports en commun. Pendant le parcours, entre la place de la Concorde et le Trocadéro, la pluie n'a pas cessé. Mes cheveux étaient trempés et rebelles. Ma chemise était également trempée. Mes chaussures prirent abondamment l'eau. Mes os, aussi, furent trempés. Et c'est pourtant délibérément que je me suis refusé à emprunter les transports en commun, par souci d'économie, certes __ je ne déteste pas ces modiques économies réalisées à la faveur d'une petite marche __ mais aussi parce que j'en avais ainsi décidé. J'étais trempé. À tous moments j'aurais très bien pu m'abriter, prendre un bus ou rejoindre une station de métro, mais je m'y suis refusé. À aucun moment je n'ai apprécié cette pluie incessante. J'ai même le plus souvent pesté contre elle. Et cependant, j'ai poursuivi ma marche, délibérément, sous la pluie incessante et drue. Lorsqu'enfin j'atteignais la station de métro Trocadéro, but avoué de mon itinéraire, et tandis que je descendais les marches qui menaient aux portes pivotantes de l'entrée de la station Trocadéro, je sentais encore la pluie battre sur moi, devenu spongieux, presque. La pluie a cessé. Ce n'est pas tout à fait exact. La pluie n'a pas cessé. La pluie a cessé de battre sur moi, spongieux, presque, lorsqu'enfin je passai les portes pivotantes de la station Trocadéro. En une fraction de seconde la sensation de la pluie qui bat, cessa, mais progressivement, à la manière d'un potentiomètre. Ce passage était, en tout point, comparable à celui ressenti sous un seuil d’une porte ornée de tresses. La pluie cessa, donc, au passage.

À la station Trocadéro, se trouve un des derniers photo-matons noir et blanc que l'on peut encore trouver à Paris. Je décidai d'auto-immortaliser ma mise déconfite et délavée. Epouvantabletenue pour se faire tirer le portrait en vérité! Mais n’est ce pas avoir des idées pauvrement arrêtées sur l’apparence qu’il convient de se donner pour se faire photographier par un photo-maton, et par extension sur ce qu’il est véritablement convenable de photographier à l’aide d’un photo-maton? Pourquoi cantonner le photo-maton à la seule photographie de portrait? Ne peut-on par le truchement d’un photo-maton photographier des fleurs, un bouquet de fleurs dont l’éclair de flash ne manquerait pas d’éclabousser vivement les éclats du cellophane de l’emballage, ou plus sobrement un bouquet de bruyère dans un vase de grès, un livre ouvert, et pourquoi pas l’Idiot de Dostoïevski?, une photocopie en format très réduit en somme, un tableau acroché dans le fond de la cabine du photo-maton, une reprographie à moindre frais en quelque sorte, et pourquoi pas le Saint Sébastien du Pérugin?, une photographie, un retirage du coup, un animal, tout ou partie de l’animal, suivant que ce dernier se laisse convaincre d’entrer dans la cabine du photo-maton __ il sera de ce fait plus facile de persuader un chat plutôt qu’un tigre, la photographie de tout ou partie du tigre n’en sera que meilleure __ ou que sa taille lui permette, à mon sens un photo-maton de baleine n’est pas envisageable quelle que soit la complicité de la baleine que l’on souhaite immortaliser, de même des photo-matons de moustique et autres yponomeutes, bostryches, kamptazoaires et thysanoptères sont d’autre belles gageures, un rat, un singe à qui on fera faire la grimace pour les besoins de la photographie, une vache que l’on prendra blanche avec des tâches noires pour un meilleur rendu en noir et blanc, un crocodile, animal qui donnera du fil à retordre, avec les mêmes efforts de persuasion déjà employés pour le tigre, un boa constrictor, un crapaud, un coq et un âne ou l’inverse, un âne et un coq, un scorpion, des porcs, un buffle, ou partie d’un buffle, certainement pas un troupeau entier de buffles, un chien écrasé, une chienne avec collier et dessous de lingerie __ etonnant croisement, la photographie, pas la chienne, entre le genre zoophile et les photographies de William Wegman __ assez pour le règne animal, voyons pour le minéral, une très grande variété de pierres, du granit, du schiste, un pavé, certains rocs dont la taille le permettrait encore __ voir rubrique baleine __ malheureusement les blocs de béton constituant la jetée du Clippon à Dunkerque ne pourront être trainés jusqu’au photo-maton le plus proche, une branche d’arbre dégoulinante de vase parce que trouvée dans le cours d’une rivière, en la tenant verticalement on pourrait donner l’illusion d’un arbre, de ceux qui bordent les rivières et qui ont souvent les racines dans l’eau, une cravache, une ou plusieurs poupées russes, une poupée russe contenant plusieurs poupées russes ou une poupée russe ne contenant aucune autre poupée russe, ou plusieurs poupées russes ne contenant pas d’autres poupées russes, ou certaines si, qui contiendraient d’autres poupées russes, ou encore des poupées russes contenant toutes des poupées russes, elles-mêmes contenant, ou non, une ou plusieurs autres poupées russes, et si c’est plusieurs alors les poupées russes contenues dans les premières poupées russes contiendront, elles aussi, d’autres poupées russes, et ainsi de suite, cela va sans dire, ne compliquons pas inutilement les choses, un compotier aux pommes variées, des boscops et des Canadas, pour les amateurs de nature-morte classique, de la viande qui pendrait à un crochet de boucherie, nature-morte moins orthodoxe, une horloge qui ne serait pas nécessairement à l’heure __ si elle indique dix heures dix, on sera tenté de croire qu’elle sort directement de son fabriquant __ et dont l’heure apparente donnerait à croire que la photographie a été prise à cette heure précisèment, la une d’un journal, on pourra aller jusqu’à engager les services d’un otage, figurant habituellement parfait pour la photographie de la une d’un journal, est-ce la une du journal ou la mine lessivée de l’otage qui fait foi?, une lettre, un faire-part, un dictionnaire, lorsque l’on photographie un dictionnaire, est ce que l’on photographie tous les mots que le dictionnaire contient? __ voir rubrique des poupées russes__ deux cimballes écartées de quelques centimètres donnant à entendre par anticipation le vacarme de leur rencontre, un violon, une contrebasse, si tant est que cette dernière veuille bien prendre exemple sur la baleine compréhensive et bienveillante, le siège vide de la cabine du photo-maton, devant lequel on pourrait dresser une de ces petites tables rondes de terrasse de bistro, qui rendent par leur forme et leur taille exigues la lecture du journal et la consommation de café difficilement simultanées, ou encore le rideau de fond de la cabine, ou tendre un drap comme fond __ ou encore une ou deux mesures de wax achetées à Trechville __ devant lequel on pourrait photographier une sculpture, et pourquoi pas le Balzac de Rodin?, un paysage dessiné à même le fond de la cabine du photo-maton, genre qui oscillerait entre la reproduction et la photographie de paysage, sur le fond de la cabine on pourrait aussi dessiner des figures géométriques, des polygones notamment, de toutes sortes, des irréguliers, des réguliers, des concaves et des convexes, ou même des figures géométriques en trois dimensions, des volumes en sorte, un tétraèdre pour s’échauffer et passer ensuite à l’énéagone fudibuliforme, des pièces de Tangram assemblées en des figures représentant des moines boudhistes dansant, au fond de la cabine, on pourrait aussi accrocher des planches anatomiques, ou coller des allumettes en des formes géométriques, ou enfin faire une tâche rouge sang sur le fond de la cabine, une maquette de bateau, un trois-mâts, toutes voiles gonflées et hérissé de tous ses canons dehors, photographie marine donc, un harnais, mais pour harnacher quoi?, qui?, une ardoise, tenue à bout de bras, sur laquelle on aurait écrit une phrase comme la mort est une certitude de la vie, une photographie à message en somme, un écriteau dont le texte serait involontairement humouristique, je n’ai pas d’exemple en tête, une bouteille de gin, un verre de jus d’orange, deux demi-baguettes de pain, des endives, quel régime!, une caisse à outils, une machine à écrire, des clous oui, des dés, des dés de couture, des dès de poker cinq dés, un jet de dés, les dés aléatoirement jetés en l’air et collectionner les photographies où les cinq dés décrivent le plus exactement possible un pentagone régulier __ à la John Baldessari __ un briquet, un stylo plume, une scie circulaire, quel désordre!, un flacon de poudre de sanforisage ou une fiole d’acide citrique anhydre, une bouteille de genièvre, une bouteille de vodka, une de bourbon, un verre de whisky, une bouteille de Saint Emilion de 1990, un classeur, un bloc-note, un gant de toilette, une wassingue, une carte à jouer, le Roi de carreau, une poignée de cinq cartes, l’As de trèfle, le neuf de trèfle, le dix de carreau, le roi de coeur et le valet de pique, avec cela, on s’écrase tout de suite, faute de suite justement, une autre poignée de treize cartes cette fois-ci: coeurs: Roi, Valet, huit, six et deux, piques: As, dix et quatre, carreau: Valet, huit, sept et six, trèfle: Valet; un coeur d’annoncé, et encore c’est optimiste, un miroir: un autoportrait du photo-maton, une cassette vidéo classée X à la jaquette allechante et explicite, un préservatif usagé, mais pas nécessairement plein, un stéthoscope, une ampoule électrique défectueuse, une corde, un mètre gradué en pieds, donc plus tout à fait un mètre, des pieds, les photo-matons de pieds sont de fait assez rares, on peut imaginer des pieds nus, chaussés de taloches ou de chaussures qui auraient besoin d’un coup de cirage, un paquet de cigarettes sur lequel on pourrait lire It’s Toasted, des gellules bicolores en poignées, une brosse à cheveux, un bocal contenant une comète rouge, un revolver, un billet de banque, pourquoi pas un vieux Voltaire?, une liasse de billet de banque, soi-même mais travesti, déguisé avec un chapeau, avec un costume et une cravate qui rappelleraient en couleurs les croutes des peintres du dimanche, mutilé, avec une minerve par exemple, ou comme assis aux toilettes, pantalon et culottes baissés jusqu’aux chevilles, un cadavre, en s’ingéniant bien sur à lui donner toutes les apparences d’un vivant au regard un peu fixe, ou encore celles d’un vivant tout à fait assoupi, un objet égaré, n’importe lequel?

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