Entre-temps, Philippe De Jonckheere, 1998.



Je devins obsédé par les minuscules changements de lumière dans l'appartement, les ombres allant s'allongeant parterre et le long des murs au couchant, ou encore les très lentes trajectoires de l'ombre de la fenêtre sur le mur opposé au petit matin. Je décidai d'enregistrer les choses avec mon appareil posé sur un pied.

Une fois je pris une photographie des montants d'une porte incendiée par la lumière du couchant. Je fus déçu par le cliché et décidai d'attendre pour en faire un autre qui aurait rendu meilleure justice aux couleurs très vives du couchant. J'attendais donc. J'avais entre temps interrompu ma lecture de Mon année dans la baie de Personne de Peter Handke pour faire cette photographie décevante, je la repris:

... mets par exemple à côté du crayon, sur la table, une épingle à cheveux, et fais glisser à côté encore un débris de miroir: quel étonnement déjà provoque cette trinité ! Mais qu'en est-il alors quand tu y fais rouler en plus un caillou, puis y souffles cinquièmement un petit bout de fil, sixièmement jettes au milieu un morceau de résine, septièmement - peut-être est-ce déjà trop ? - y lances au hasard une gomme: quelle transformation se produit à chacun de ces jets de détails, de ces coups de dés ! Quelle expérience, et comme on se sent éveillé - une tension produite par trois fois rien !

C’était la fin du paragraphe. Avec le sourire, je fermai les yeux pour envisager le spectacle potentiel du crayon, de l'épingle à cheveux, du petit débris de miroir, du caillou, du bout de fil, du morceau de résine et de la gomme. Et J'essayais d'imaginer chaque objet avec le plus grand luxe de détails. Pour le crayon, ce serait un crayon Comte 2B dans sa couleur verte clair habituelle, pour l'épingle à cheveux, n'en ayant pas sous la main de mon imagination, une bête épingle à cheveu ferait parfaitement l'affaire, pour le débris de miroir, j'en composais un aux contours particulièrement irréguliers, pour le caillou, j'avais l'embarras du choix dans mon ample collection des plus communs qui soient _ je choisissais ainsi les cailloux que je ramassais pour leur plus grande absence de caractéristique remarquable, ceux qui répondaient d'ailleurs le mieux a ce critère étaient généralement de petits galets ramassés sur la plage et à la couleur grise foncé - j'avais davantage de mal avec le bout de fil tant pour en déterminer la longueur, la grosseur et aussi la couleur, autant dire le fil tout court, la gomme était parfaitement bicolore bleue et rouge avec un fin liseré blanc sur la tranche en son milieu, le morceau de résine en revanche me poussa dans des abîmes de perplexité tant je me le figurai mal. Cette hésitation me fit ouvrir les yeux, lesquels constatèrent que le soleil était maintenant couché et que la lumière qui rentrait dans la chambre par la fenêtre était désormais indirecte, en clair obscur.

Je n'aurais donc pas la photographie de ce puissant vermillon sur les murs blancs de ma chambre, cependant l'éclairage maintenant en clair obscur convenait parfaitement à ma représentation imaginaire du crayon, de l'épingle a cheveux, du petit débris de miroir, du caillou, du bout de fil, du morceau de résine et de la gomme.

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