Extrait de la trologie du grand cahier d'Agota Kristof.

Nous sommes le 15 août, la canicule dure depuis trois semaines. La chaleur est insupportable, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Il n'y a aucun moyen de s'en défendre. Je n'aime pas la chaleur, je n'aime pas l'été. Un été pluvieux, frais, oui, mais la canicule m'a toujours rendu positivement malade.

Je viens d'étrangler ma soeur. Elle est couchée sur mon lit, je l'ai recouverte d'un drap. Avec cette chaleur son corps va bientôt sentir. Qu'importe. J'aviserai plus tard. J'ai fermé la porte d'entrée à clé et quand on frappe, je n'ouvre pas. J'ai aussi fermé les fenêtres et tiré les volets.

J'ai vécu avec ma soeur près de deux ans. J'ai vendu la librairie et la maison qui m'appartenaient dans une petite ville lointaine, près de la frontière. Je suis venu vivre avec ma soeur pour pouvoir écrire un livre. Dans la petite ville lointaine cela me semblait impossible à cause de ma trop grande solitude qui menaçait de me rendre malade et alcoolique. J'ai pensé qu'ici, auprès de ma soeur qui s'occuperait du ménage, des repas et des vêtements, je retrouverais une vie saine, une vie équilibrée qui me permettrait enfin d'écrire le livre que ai toujours voulu écrire.

Hélas, la vie calme et tranquille que je m'étais imaginée s'est très vite transformée en enfer.

Ma soeur me surveillait, m'épiait sans cesse. Elle m'a immédiatement, dès mon arrivée, interdit de boire et de fumer, et quand je rentrais d'une course ou d'une promenade, elle m'embrassait affectueusement, mais, je le savais, uniquement dans le but de sentir sur moi l'odeur de l'alcool ou du tabac.

Je me suis abstenu de boire de l'alcool pendant quelques mois, mais j'étais absolument incapable de me passer aussi de tabac. Je fumais en cachette comme un enfant, je m'achetais un cigare ou un paquet de cigarettes et je m'en allais me promener dans la forêt. En rentrant, je mâchonnais des aiguilles de sapin, je suçais des bonbons à la menthe pour chasser l'odeur. Je fumais aussi la nuit avec la fenêtre ouverte, même en hiver.

Souvent je m'asseyais à mon bureau avec des feuilles de papier mais j'avais dans la tête un vide absolu.

Qu'aurais-je pu écrire ? Il ne se passait rien dans ma vie, il ne s'était jamais rien passé dans ma vie, et autour de moi non plus. Rien qui vaille la peine d'être écrit. Et puis ma soeur me dérangeait tout le temps, elle entrait dans ma chambre sous toute sorte de prétextes. Elle m'apportait du thé, elle époussetait les meubles, rangeait des habits propres dans mon armoire. Elle se penchait aussi par-dessus mon épaule pour voir si mon travail d'écriture avançait. Pour cette raison, j'étais obligé de remplir des feuilles et des feuilles, et comme je ne savais pas par quoi les remplir, je recopiais des textes dans des livres, dans n'importe quels livres. Parfois ma soeur lisait une phrase par-dessus mon épaule, trouvait la phrase belle, m'encourageait avec un sourire de contentement.


Un extrait de la Vaisselle, qui parle justement d'un cadavre.


Le Grand Cahier d'Agota Kristof a été au centre d'une triste polémique, en 2001 à Abbeville dans la Somme, Pour connaître la position du bon camp.


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