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Seul un historien,
pénétré qu'un ennemi victorieux ne va même pas
s'arrêter devant les morts - seul cet historien-là saura attirer
au cur
même des événements révolus l'étincelle
d'un espoir. En attendant,
et à l'heure qu'il est, l'ennemi n'a pas encore fini de triompher.
Walter Benjamin
Ecrits français, Gallimard, 1991, p. 342.
a
philosophie, les sciences sociales, toutes les disciplines qui constituent
l'autorité des interprétations ou leurs représentations
médiatiques, nous assènent le sens d'une histoire qui nous interdit
la pensée. Bien sûr nous pensons et nous pouvons penser. Mais
selon des critères de jugement qui depuis longtemps ont arrêté
les catégories dans lesquelles il fallait penser. La manière
de penser nous est bien souvent imposée par les cadres qui l'autorisent.
Peut-être même nous est-elle encore étrangère. On
se débarrasse de la pensée en la trouvant par exemple transgressive
ou irrationnelle, sans correspondance avec les signes qui la contraignent
au sens, et donc à une norme. Pourtant il est dans la nature de la
pensée d'être aussi transgressive ou mieux, d'être inventive
de son propre système de signification, comme c'est souvent le cas
pour l'uvre d'art. L'académisme moderne sait cependant s'accommoder
de nouveaux cadres pour promouvoir de nouvelles conformités. Ce qu'il
a fait, en intégrant les avant-gardes à une idéologie
de la représentation et, plus grave, en fixant des uvres passées
dans l'éternité de lectures patrimoniales, selon des principes
de confiscation programmatiques du sens et de la culture. L'académisme
moderne se fait constamment un visage dans l'effet esthétique et dans
la séduction, dans une réception uniforme des choses. L'image
stupéfie la pensée lorsqu'elle est coupée du discours
et qu'elle repose sur la parenté imaginaire de l'immanence du signe.
Nous pensons dans l'effet, qu'il s'agisse de l'effet de sens ou de l'effet
de style, dans la manière abstraite de l'apparition. On nous a appris
à gratter une surface, à combiner des signes, à ignorer
quotidiennement notre responsabilité devant les agissements d'une société,
qui pour notre bonheur, nous épargne cet effort. Car on ne remet pas
en cause les principes fondamentaux d'une société sans porter
atteinte, en même temps, à la légitimité du pouvoir
qu'elle a codifié idéologiquement et culturellement, dans les
uvres et les discours qu'elle a fait siens. L'imposture de la virtualité
du sujet est le fruit de son cryptage dans le nombre et l'image. La théorie
du signe suppose aujourd'hui une rhétorique de la domination du rationnel
et une coupure avec le sujet qui paralyse sa définition dans les déterminismes
du symptôme.
Je vais m'efforcer de montrer que dans les rapports entre sujet et langage,
ce qui est tranquillement sapé par les institutions, c'est avant tout
la critique. Car le fait que la critique soit continuellement canalisée
dans le signe la maintient dans un cadre de pensée, une socialité
idéologiquement forcée et du même coup ménage un
impensé, trop souvent considéré comme un impensable.
La critique est pensable à condition qu'elle ne se laisse pas berner
par les discours ambiants, ceux de la dissimulation derrière la confusion,
ceux du tout virtuel, ceux de la fausse générosité de
l'éclectisme, ceux du désabusement hédoniste, ceux de
la légitimation, ceux par trop territorialisés dans une tradition
de la pensée qui ne reconnaîtrait pas l'invention de la valeur
dans la façon dont elle excède les catégories, mais au
contraire dans une identification à un topos déterminé
et presque toujours politiquement douteux.
Il ne s'agit pas, cependant, de prôner une asocialité ou une
raison négative comme cela s'est déjà vu. Cela ne change
en rien les données du problème puisqu'une société
s'accommode encore sans état d'âme d'une éthique de l'exclusion.
La marginalisation sociologique permet de se débarrasser d'à
peu près tout ce qui peut être encombrant, puisqu'il y a aussi
des catégories pour ça, des catégories du reste, des
périphéries sociales de l'individu.
Ainsi une critique de la société passe par une critique du signe
et une redéfinition anthropologique de la place du langage. L'histoire,
à son tour, n'est possible que dans l'indissociation du sujet et du
discours. Sans doute est-elle constamment à refaire, au regard de notre
présent et à chaque nouvelle situation d'énonciation.
Ce n'est que dans le préliminaire de cette critique qu'on pourra, par
la suite, questionner les transformations éthiques, politiques, voire
poétiques, qu'impliquerait une théorie du sujet sur une théorie
de la société.
Conséquences d'une généralisation du signe
a
prolifération des sémiotiques a jusque là pensé
pour nous toute une logique de la représentation sociale. Il y a là
une stratégie, une intentionnalité dont la naïveté
n'est qu'apparente. Le signe est devenu ce par quoi apparaît le monde.
Les conséquences idéologiques de son emprise supposent un impérialisme
du signe. Il garantit une forme d'autorité de la raison sur le savoir,
et assimile les formes négatives de la pensée dans la fermeture
de son système. Les interprétations engendrées par une
généralisation du signe sont subordonnées à une
conception de la vérité. Même la multiplicité des
interprétations est consignée dans cette lecture métaphysique
du monde où ce qui prévaut, est l'universalité d'un sens
et sa lecture du monde derrière les signes.
En s'érigeant comme une science éclectique et abstraite, la
sémiotique organise la quantification d'un monde donné, et a
priori déterminé. Cela impose un sens du regard et de la pensée,
un sens de l'avenir et du passé. Une théorie de l'histoire.
On a pu remarquer comment les institutions se sont habituées à
ce mode de fonctionnement, comment elles y ont coulé leur devenir,
et la sécurisation de leur système. Le pouvoir et les institutions
fondent désormais leur légitimation dans cette reconnaissance
du monde proposée par la logique du signe.
Ainsi le signe se diffuse dans toute la société, comme un moyen
généralisé de déterrer son sens et sa présence.
Parallèlement, il enterre aussi l'histoire et la subjectivité
des discours qui la composent. Car pour la société, la raison
est objective. C'est le sujet plié à l'objectivité des
catégories déterminées par la société,
l'exégète patenté, qui définit les champs de la
critique dans un débat qui n'a lieu que dans les énoncés,
dans un déjà débattu, pourrait-on dire. Car l'universalisme
du savoir le rend apolitique. L'aberration du passé comme objet symbolique,
son statut révolu d'énoncé, la détermination que
les choses, les êtres et même le savoir sont déjà
dans la nature, manquent à tout coup une critique, qui excéderait
le signe et l'immanence qu'il implique. La nature, dans le prisme de l'humanité
qui la désigne est avant tout une culture. Le signe serait donc un
état naturel feint qui fait passer sa culture pour une nature.
e dualime
entraîne une impossible critique du sujet puisque le signe qui renvoie
à l'immanence, vise l'objectif pour le collectif ; il construit la
rationalisation de l'objet dans ses modalités d'apparence et de réception.
L'objet viendrait à la lumière à travers le signe. Ce
dernier constituerait une balise du monde où langage et sujet n'auraient
qu'un rôle secondaire, celui d'une efficacité sans ancrage, tels
des instruments de la révélation. Il implique une ontologie
du sujet et une ontologie du langage, à savoir dans leur être
hypothétique, la liquidation de leur responsabilité dans l'opacité
de leur existence.
Tout peut donc passer à la moulinette du signe puisque sa stratégie
est celle de la lumière contre l'opacité, de la vérité
universelle contre l'irrationalité individuelle. Tout peut être
lu par son principe, sans égard à la spécificité
des objets qu'il décline, car ils ont la même transparence devant
le signe . C'est là l'illusion dans laquelle le signe plonge le monde.
Ses applications, à l'analyse d'objet ou de comportement, sont souvent
difficiles à distinguer des modes de fonctionnement qu'il investit
comme une discipline. Pour mémoire, " la sémiotique en
tant que discipline organisée, s'est constituée à partir
des travaux parallèles du philosophe Charles Sanders Pierce (1839-1914)
aux USA, qui avait élaboré une approche logique de la nature
du signe sous le nom emprunté à John Locke, de semiotics, et
du linguiste Ferdinand de Saussure (1857-1913) à Genève, qui
appelait de ses vux ''une science qui étudie la vie des signes
au sein de la vie sociale'' et qu'il nommait sémiologie ". Le
terme de sémiotique est aujourd'hui le plus généralement
utilisé. En référence à Pierce il introduit une
logique. La sémiologie, à la différence de la sémiotique,
est essentiellement devenue une spécialité médicale ;
il y a aussi, cependant, des sémiologies de l'écriture, de l'image,
ou du théâtre et tout un fatras de la connaissances par le signe.
L'approximation n'est pas innocente. Une dimension clinique émerge
du signe. Elle répond à un ordre supérieur, une cosmologie,
un ordre naturel. Comme on identifie l'origine d'un mal ou d'une pathologie,
on enquête sur les causes de la présence ou de l'existence pour
trouver sa raison. Tournés vers le commencement comme vers un contenu
hermétique, nous postulons la vérité dans ses signes.
Mais il s'agit d'une certaine vérité, aux conséquences
et aux initiatives théoriques décelables dans l'analyse de ses
représentations.
Le langage est l'outil de cette archéologie. Là encore, la pensée
est projetée comme une substance. Le signe impose le règne de
l'analogie et les raccourcis logiques. Le mot vaut pour le sens, et l'image
vaut pour la réalité. Le monde est réifié dans
le signe. C'est ainsi que nous travaillons la perte du sens et que nous fabriquons
du passé sur le mythe. Reconstitutions historiques, historicismes sont
aussi des moyens du signe. C'est le maintien d'une mémoire-fossile
et des monuments de la commémoration. A travers le signe, l'homme consacre
la réparation de son conflit avec le divin. Débabelisé,
son langage s'est éparpillé dans le monde, il s'est dissout
dans le signe, il s'est confondu dans l'image. Cette mise en rupture du langage
avec le monde, son dessaisissement anthropologique au profit du sacré,
détermine pour lui une figure de l'au-delà : le langage dirait
toujours autre chose que ce qu'il dit, en supposant un être mystérieux
du langage qui ne serait pas le sujet qui le parle, ou peut-être un
avatar virtuel.
C'est tel que l'imagine William Burroughs dans ses studios de réalité
: le langage est identifié à l'image du virus. Comme un vivre
du langage qui serait étranger à l'homme, tel un hôte,
une organicité culturelle, qui programmerait notre inconscient. Cependant,
qu'il s'agisse d'un ennemi invisible, d'un organe de contrôle dissimulé
dans notre cerveau, ou encore de dieu, notre adhésion à une
quelconque immédiateté nous rappelle à l'ordre du signe.
Cette théorie du langage est aussi une théorie de la société
; elle conforte ainsi son emprise en verrouillant son contrôle sur les
individus par l'éducation et la programmation par le langage. Elle
ignore la notion de sujet devant la responsabilité de sa pensée
et de son historicité. Elle confond individu et sujet.
Tenues dans la rupture entre individu et société, contraintes
à une psychologie qui contribue à la circularité et à
la fermeture du langage dans son élargissement au signe, l'expression
et la communication sont devenues les maigres réduits du sujet. Le
langage associé à la généralisation du signe sert
à sortir du sujet et à l'effacer au lieu de l'inventer. Le sujet
est lui-même renvoyé à un contenu, à une opacité
et à une résistance au langage. Il est coupé du langage
dans l'au-delà d'une compréhension qui le dépasse. Il
n'a ni les clés de son exégèse ni celles de sa réalisation.
Dans la sacralisation de la présence et du sujet comme être,
s'opère un dépassement du langage. L'éventualité
d'un innommable reste donc celle d'une métaphysique.
'éclectisme
du signe révèle son ambition universelle. Le consensus autour
de cette notion marque l'emprise éthique et politique d'un pouvoir
; il porte la légitimité aristocratique de sa transcendantalité.
Il n'est pas trop fort, symboliquement, de considérer cet héritage
de divin. Car son sujet est transcendantal. Cela suffit à justifier
l'aspect naturel de l'existence d'un pouvoir. Sur ce modèle, la société
transcende le sujet et évacue le langage comme moyen culturel. Le pouvoir
repose sur la légitimité naturelle de son principe. Lui-même
revendique le verrou sacré de la métaphysique comme un principe
de légitimation historique. Ainsi, la démocratie comme effet
de style maintient la fascination contre la critique. En établissant
leur autorité sur l'opposition nature/culture les institutions pérennisent
un espace sacré qui limite la critique à la reconnaissance de
fonctionnements, sans mettre en danger leurs principes fondamentaux. Elles
ne tolèrent l'inconnu que dans sa disparition dans le mythe et non
dans l'altérité à partir de laquelle s'invente toute
historicité.
(J'entends par historicité, une historicité radicale issue du
rapport spécifique qu'entretiennent sujet et discours. A la différence
de l'historicisme " qui rapporte un fait ou un discours à sa situation
objective "(Dessons) l'historicité renvoie à un point de
vue strictement subjectif. C'est sur le modèle de l'énonciation
tel que le définit Benveniste comme événement toujours
singulier, comme modalité exclusive d'individuation, qu'une historicité
est possible. C'est parce que c'est un phénomène anthropologique
que le langage devient une condition de l'historicité : " Ce n'est
pas l'histoire qui fait vivre le langage, mais plutôt l'inverse "(Benveniste
II, p ; 32). Dessons rajoute p. 47 de son Benveniste : " Et c'est en
cela que le langage est l'historicité par excellence. Etant ce qui
constitue tout individu en sujet, il est donc la condition même de l'histoire,
si l'histoire est la dimension par excellence de l'humain. Etant l'historicité,
le langage transcende l'histoire, dont il est en fait la condition et le fondement
".)
Par le signe le sujet est coupé du langage et contraint à la
solitude. Il est réduit, comme le monde, à un donné à
décrypter, une antécédence à laquelle nous serions
attachés selon la progression linéaire instaurée par
le signe qui tendrait l'origine vers la présence. Ainsi, comme on l'a
vu, ce qui est mis en uvre par le signe est fait de retour, d'ordre,
et ménage aussi bien la faiblesse de la critique qu'une théorie
absente du sujet.
La sémiotique laisse croire, dans son recours au signe comme mathème,
qu'elle construit la scientificité de ses analyses contre le religieux,
l'irrationnel et la métaphysique. Négligeant par là même,
la sacralisation à laquelle elle est attachée dans une conception
du signe comme substitut des choses et du monde, comme substitut cosmique
du divin.
Il peut sembler difficile de considérer ce double versant du signe
où se jouent à la fois scientificité et métaphysique.
Pourtant c'est sur un principe similaire, celui de substitution, que le sacré
et le signe se ressemblent. Le signe vaut pour la chose et comme absence de
la chose. A partir de ce fonctionnement du sens se dessine la théorie
du langage qui l'autorise. Henri Meschonnic élabore son anthropologie
historique du langage dans cette critique du signe : " Le schéma
du signe est le schéma même du sacré. [
] Le sacré
n'est pas un objet, mais, comme le signe, un ''mode idéel de relation''
à un objet. Le signe comme signe d'autre chose et le signe du Tout
Autre sont une relation identique ". A cette condition nous pouvons confondre
le signe avec l'objet. C'est ce qu'ont fait, par exemple, certains artistes
conceptuels qui ont utilisé le langage comme matériau. Je pense
à Joseph Kosuth ou à Lawrence Weiner, par exemple.
Plus largement, la relation qu'induit le signe dans la société
instrumentalise le langage comme un moyen du sens. Evacué selon le
principe qu'il est un système de signes, le langage est lui-même
limité comme substitut des êtres et des choses. Il devient exclusivement
moyen d'expression du sujet, instrument de communication, ce qu'il peut être
aussi. Cependant sa spécificité n'est ni de se substituer au
sujet, ni de signifier strictement un contenu.
'idée
d'une objectivité du langage est avant tout idéologique. Elle
postule que l'autorité du sujet soit celle de la société.
On le constate déjà avec l'herméneutique sacrée
et le devoir d'autorité qu'elle s'accorde sur l'interprétation
des textes. Le sens est garanti par une autorité exégétique
et suppose que derrière les mots, une métaphysique de l'origine
puisse se conformer au langage comme signe. Mais postuler qu'il y aurait une
essence du texte est étroitement lié à une recherche
de la vérité par le signe. La reconnaissance et l'affirmation
d'une telle essence impliquent un relais idéologique qui s'organise
dans les rapports entre dominés et dominants. La vérité
tombe sous le coup du dogme de la même façon qu'une lecture modèle
fonde sa valeur dans l'autorité des institutions. De ce fait elle confond
lire et comprendre et oriente idéologiquement la valeur dans le signe.
La compétence du lecteur est ainsi programmée : à décoder
les signes selon une stratégie qui assujettit tout objet à sa
référence sémiotique. C'est la stratégie du cahier
des charges, une téléologie, qui viserait à anticiper
la critique dans une attente à combler. Les catégories sont
distribuées en genre et les uvres sont celles qui fondent leur
valeur dans cette conformité.
Alors que l'histoire du signe reposait sur une linguistique chez Saussure,
elle est devenue une logique de la pensée avec Pierce, une métaphysique
de l'authenticité perdue et de l'objet absent. Le signe sacralise le
rapport au monde, en effet, parce qu'il oppose le figural au littéral,
parce qu'il transcende le sens à travers l'image. Sur le modèle
de l'herméneutique sacrée, l'interprétation fabrique
du sens à partir de la généralisation du signe dans notre
société. Le sens s'articule entre l'image et le langage, comme
écart rhétorique. Ce constat impose une domination pratiquement
théologique de l'image sur le langage. L'herméneutique actuelle
a fondé sa méthode de compréhension du monde dans un
faux athéisme du signe.
Cela nous informe sur le fait que le signe n'est pas qu'une affaire de langage.
En tout cas pas à ces conditions. Certes, c'est dans le signe que nous
avons construit culturellement notre pensée. Le structuralisme nous
a appris à construire le sens de notre culture sur ce modèle.
Avec le signe, l'altérité nous est devenue radicalement étrangère.
C'est l'autre sans concession. L'image nous rend par le signe un substitut
de l'altérité, un avatar virtuel du sujet. Car le monde en tant
qu'autre est régi par le signe, comme un absolu qui nous transcende
et qui transcende l'histoire dans laquelle, pourtant, nous nous inscrivons
par le langage. Ceci définit le champ du signe dans le rapport d'une
extériorité à une intériorité et rend la
coupure entre sujet et discours manifeste. A la condition de reconnaître
un impérialisme du signe il sera possible d'envisager réintroduire
du sujet dans le social, sans confondre ce rapport critique avec son individuation
dans la société.
L'ordre du signe est une fermeture du monde sur ses fondations. Du fait de
son universalisme, il s'impose comme un système déshistorisé,
hors de portée de la critique. La circularité de son fonctionnement
perpétue la viabilité de son modèle comme autorité
exégétique et institutionnelle. Sa largeur d'esprit a celle
de la synecdoque, elle se réalise dans la partie pour le tout, dans
la disparition des spécificités du sujet au profit des légitimations
de pouvoir. La rhétorique est son opérateur esthétique,
la figure de son supplément, l'illusion de sa valeur. La généralisation
de son système théorise une société abstraite,
dans la mesure où on a perdu le sujet dans l'origine et l'origine dans
le discours.
Nous avons donc perdu le sujet au moins deux fois. Car coupé du langage
le signe est anhistorique. Dans le langage distribué en unités
discrètes il est du discontinu qui se voudrait critique historiquement.
Séparé du sémantique, le signe n'a pas de dimension continue
dans le langage. Il est une abstraction, une insuffisance du sens.
Conditions d'une anthropologie historique du langage
a
mystification de la réalité passe par la mythification du sujet.
La notion de signe en est une clé essentielle. Le signe postule la
société comme une autorité objective de cette réalité.
Le sujet en est donc évacué. Il est virtualisé par l'image,
pixélisé dans la tradition cybernétique de la programmation
par le langage. Son rêve est celui d'une interaction : un behaviourisme
qui situerait le sujet dans une parfaite adéquation avec la société.
Le sujet est donc réduit à de l'individu, à une quantité
transparente comme le nombre. Il est un réceptacle du sens. Le sens
est élaboré pour lui de façon performative, dans un rapport
stimulus-réponse, qui met en jeu la compréhension sous la tutelle
d'un sens commun circonscrit par le signe.
Parce que l'histoire s'écrit sous l'autorité interprétative
des institutions, la société défend l'objectivité
comme point de vue collectif et comme rationalisation des opinions. Elle légifère
parmi les signes qui la déterminent ce qui est conforme à son
éthique. Le sujet de son discours est une entité abstraite puisqu'il
se réalise dans ses formes d'apparition et dans ses effets, dans le
substitut de ce qu'il est vraiment, à la fois comme symptôme
et en marge de la société.
Partant de cette conception de la société, le langage est nécessairement
coupé de sa spécificité subjective. Restreint à
la sémiotique, il est postulé comme un instrument de la société,
ce qui octroie à cette dernière la possibilité de gérer
à la fois les systèmes de signification et leurs valeurs symboliques,
de contraindre les valeurs à une idéologie de la représentation.
Le sujet de l'histoire devient dans cette perspective l'aventure de l'Ego
d'une société, la mise en valeur de ses coups d'éclat,
et une thésaurisation sur l'événement comme légitimation
de ses choix et de son existence.
Il faut donc regagner la responsabilité théorique du sujet devant
l'histoire. Et c'est à travers le langage qu'il contribue à
l'invention de la valeur : car " L'historicité des valeurs est
rejetée à l'historicisme, à l'érudition, et par
là implicitement à une stratégie du signe, si elle n'est
pas connue comme solidaire de l'historicité du langage ". Pour
que cela soit possible, le sujet doit être inséparable du discours.
A cette condition, il fait l'expérience de la société
et se situe dans l'histoire. Il travaille à la reconnaissance de sa
valeur et non à l'inventaire des justifications de sa valeur ou à
sa reconnaissance dans une catégorie.
La valeur concrète de l'événement est dans le discours.
Cela n'efface pas le signe mais lui fait prendre une autre valeur, dans le
langage et dans la société. Ce qui est ici mis à l'épreuve
c'est son caractère stratégique, sa portée idéologique
et les implications éthiques et politiques qui en découlent
pour la constitution d'une théorie de la société. C'est
parce qu'une sémiotique n'est possible, dans le cadre du langage, que
comme système sui-référentiel, qu'il est nécessaire
de repenser les effets d'une généralisation du signe.
omme l'analyse
Benveniste, le sujet est intimement lié au discours. Il remarque, dans
les conditions d'une anthropologie, que le langage est l'instance dans laquelle
l'homme s'articule avec l'histoire. Tout discours émane d'une subjectivité.
Mais bien que le langage soit constitué de signes, nous ne parlons
pas en signes. Si le mot est l'unité de la langue dans un système
de signe, c'est la phrase qui nous projette dans l'histoire. Cette différence
est fondamentale dans l'uvre de Benveniste et dans la reconnaissance
du sujet qu'elle implique. Car elle ouvre le sujet à l'aventure de
la langue, au lieu qu'il la subisse comme un conditionnement culturel. Gérard
Dessons commente cette différence en ces termes : " Signe et phrase
représentent ''deux mondes distincts'', qui ''appellent des descriptions
distinctes'' : le signe, unité de la langue est placé du côté
de l'énoncé ; la phrase, ''unité du discours'', se situe
du côté de l'énonciation du sujet ". La différenciation
du signe et de la phrase a pour conséquence d'impliquer pour le langage
deux modes de réalisation distincts mais inséparables dans leur
fonctionnement.
C'est à condition de voir les choses du point de vue de l'énonciation
et non de l'énoncé, qu'il est possible d'envisager la capacité
du langage à transformer la société, c'est dans le dire
lui-même. Le langage fonctionne comme expérience et historicité,
comme empiricité du monde là où il est associé
au sujet. Son origine se refait à chaque fois qu'en tant que sujet
il invente de nouvelles catégories ou de nouvelles valeurs dans la
société.
L'indissociabilité du sujet et du discours implique une altérité
déjà à l'uvre dans le langage. Benveniste construit
la notion d'intersubjectivité à partir de cette liaison nécessaire
entre sujet et discours, et à partir de la manière dont elle
se réalise dans l'énonciation comme instanciation du sujet.
C'est en observant les formes pronominales dans leur fonctionnement, qu'il
postule le statut particulier des catégories je et tu. Dans la mesure
où c'est " en s'identifiant comme personne unique prononçant
je que chacun des locuteurs se pose tour à tour comme sujet ".
En cela nous sommes loin de la confusion provoquée par le " je
est un autre " de Rimbaud, qui a entretenu l'hypothèse d'une séparation
radicale entre soi et la société et donc entre le sujet et son
discours. (Ce qui maintient encore la perspective de la poésie comme
un ailleurs en porte-à-faux avec la société).
Si je implique de l'altérité ce n'est pas comme objectif, mais
comme un processus spécifique qui implique tu, de façon complémentaire.
C'est dans cette mesure que l'intersubjectivité est possible, en se
constituant dans le langage : " Je n'emploie je qu'en m'adressant à
quelqu'un, qui sera dans mon allocution un tu. C'est cette condition de dialogue
qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité
que je deviens tu dans l'allocution de celui qui à son tour se désigne
par je. [
] De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure
qu'elle est à " moi ", devient mon écho auquel je
dis tu et qui me dit tu ". L'intersubjectivité issue de cette
caractéristique du discours implique que je est distinct de moi, dans
la mesure où je, à travers le langage implique toute la société
langagière. Ainsi l'opposition entre le moi et la société
tombe. Le langage devient le lieu même de la socialisation.
n considérant
le langage au centre des activités humaines, non plus comme instrument
de communication ou moyen d'expression mais comme instanciation du sujet,
c'est toute une théorie de la société qui est problématisée
et qui demande une redéfinition de la place du signe. Benveniste propose
particulièrement de respécifier le signe en articulant sémiotique
et sémantique. Le signe n'a plus, dans ce rapprochement, la vocation
qui consistait à systématiser le monde et à le reconnaître
dans des catégories établies, en réduisant le langage
au signe et le signe à la pensée, comme l'envisageait Pierce.
En effet, la dimension historique du langage ne peut être portée
par une sémiotique : " car il y a une ahistoricité radicale
de la sémiotique. Le signe est un universel qui ne reconnaît
ni historicité ni historicisation ". Dans une théorie de
la société qui s'appuie sur le signe pour fonder son objectivité
et sa réalité, le sujet n'a donc qu'une existence virtuelle.
Il est ainsi attiré dans un système qui le reconnaît en
dehors de la valeur empirique, historique et subjective qu'il réalise
dans le discours.
C'est à ce titre qu'une théorie du sujet est livrée à
la marginalisation. Soit dans sa mise au ban comme sujet pathologique. Dans
ce cas, il est assigné par la psychanalyse à son intériorisation
dans l'inconscient. Intériorisation qui peut devenir l'enfermement
psychiatrique si le sujet réalise sa solitude au point de rompre le
dialogue avec la société. Soit le sujet est dans une extériorité
radicale sur laquelle il n'a pas de prise. Son existence est ainsi renvoyée
à une absolue transcendantalité, qui condamne le sujet à
la transparence et à l'impossible relais de sa responsabilité
dans les transformations sociales. Il est dans les deux cas démis de
l'autorité de sa parole puisqu'elle n'est pas conforme à la
raison que la société s'est construite dans le signe, le sens
n'ayant de valeur qu'en regard du collectif.
Dans ce système de pensée, la défection du sujet est
structurellement évidente puisque " Le signe a toujours et seulement
valeur générique et conceptuelle. Il n'admet pas de signifié
particulier ou occasionnel ; tout ce qui est individuel est exclu ".
Il n'est donc pas surprenant que la société ait théorisé
le langage dans le signe. C'est dans son élaboration en système
de reconnaissance - et en effet, de surveillance - qu'elle assigne le sujet
au contrôle et à la domination. C'est ainsi pourrait-on s'aventurer
à dire qu'elle contrôle devenir et historicité.
Comme la maîtrise de l'information est devenue aujourd'hui un enjeu
stratégique, c'est par le langage que peut s'opérer une critique
de la société, en passant en premier lieu par une critique du
signe, dans la mesure où " bien avant de communiquer, le langage
sert à vivre ". Si donc, le langage est à la fois du signe,
mais pas seulement, c'est parce que le sémantique est la condition
du sens dans sa relation au sujet. Le recours exclusif au sémiotique
implique plus une idéologie de la société, et la conservation
du sens dans sa fermeture signalétique ou symbolique, que son ouverture
au monde. La dimension sémantique du langage est réduite à
un contenu essentialisé. Dans cette coupure, la société
opte pour la prédictibilité des événements et
la fermeture du sens sur les signes de la mémoire, dans l'immédiateté
de leur présence.
La sémantique est cependant la part imprévisible de l'aventure
du langage dans la société. C'est là sa spécificité,
et l'indétermination particulière de son sujet : il se construit
dans l'inconnu et il construit aussi l'inconnu que peut être le passé
pour lui. Son rapport au passé ne s'éteint pas avec la disparition
de l'événement dans le temps. Car l'événement
inscrit dans le langage n'est pas abstrait, il n'est pas coupé du continu
de son énonciation. " Benveniste critique l'idée qu'on
puisse fonder la sémiotique sur une idée abstraite du signe
". Ce constat l'amène à reconsidérer le sémantique
comme étant indissociable du sémiotique suivant des modalités
spécifiques au langage : " Le sémiotique (le signe) doit
être RECONNU ; le sémantique (le discours) doit être COMPRIS.
La différence entre reconnaître et comprendre renvoie à
deux facultés distinctes de l'esprit : celle de percevoir l'identité
entre l'antérieur et l'actuel, d'une part, et celle de percevoir la
signification d'une énonciation nouvelle, de l'autre ".
e travail
de la signification, dans l'articulation entre sémiotique et sémantique,
postule une dialectique étroite entre le sujet et le social. La société
n'est plus la valeur idéelle dans laquelle se croiseraient n'importe
comment les différents systèmes de relation et de signification.
En perdant sa valeur systématiquement abstraite à travers l'empiricité,
la subjectivité et l'historicité radicale du discours, le langage
ouvre la société à la critique à partir des individuations
qui la composent. Les systèmes de signification sont lestés
de leur caractère universel puisqu'ils sont territorialisés
dans le discours. La signification devient alors une signifiance dans l'historicité
des discours.
Le langage, vu sous l'angle de l'anthropologie de Benveniste suppose une théorie
de la société où le signe n'intervient plus avec la même
valeur dans l'élaboration du sens. L'espace de la sémiotique
est réduit à une convention, un ordre, un système fermé,
à partir duquel la sémantique ouvre le monde : " la langue
est le seul système dont la signifiance s'articule ainsi sur deux dimensions.
Les autres systèmes ont une signifiance unidimensionnelle : ou sémiotique
(geste de politesse) sans sémantique ; ou sémantique (expression
artistique), sans sémiotique. Le privilège de la langue est
de comporter à la fois la signifiance des signes et la signifiance
de l'énonciation. De là provient son pouvoir majeur, celui de
créer un deuxième niveau d'énonciation, où il
devient possible de tenir des propos signifiants sur la signifiance. C'est
dans cette faculté métalinguistique que nous trouvons l'origine
de la relation d'interprétance par laquelle la langue englobe les autres
systèmes. " Cette redéfinition du signe dans la langue
permet d'opérer un glissement, d'une théorie du langage qui
est une métaphysique, vers une anthropologie.
Cela induit pour le langage qu'il n'est un instrument de communication que
dans l'effet des relations qu'il tisse dans la visée d'une économie,
considérant que ce sont les individus qui communiquent, et que la performance
de cette communication est axée sur le contenu du message. L'efficacité
de la circulation des informations n'inclut le sujet que comme contenu lui-même.
Seule importe alors l'interception globale des messages et la vivacité
abstraite à les accumuler comme signe.
La société s'abstrait dans la gestion et la compréhension
des signes qui constituent la toile communicationnelle. C'est paradoxalement
dans l'ahistoricité de sa fermeture qu'elle va se constituer une substance.
Rendu à l'opacité, elle peut reprendre son travail d'exégèse
et d'hagiographie, en réifiant le passé dans la commémoration,
c'est-à-dire dans les signes sur lesquels elle construit ses interprétations,
en maintenant la totalité comme un objet (ou une numération
globulaire que le langage écorcherait à peine).
Cette autorité sur le sens n'est plus valable dans une anthropologie
qui désigne l'homme par le langage. L'interprétation n'a lieu
que dans la multiplicité des sujets et non dans le super-sujet que
se targue à être la société. C'est dans le langage
que se joue cette faculté critique, ouverte au monde et à la
transformation. Paradoxalement, en étant spécifiquement subordonnée
au signe, la société est subordonnée au langage. Le langage
n'est plus le produit instrumental de la société, mais il partage
avec elle, dans une relation réciproque, la construction du sens. Cette
réciprocité peut paraître évidente. Cependant,
si elle est possible, c'est grâce à " la nature herméneutique,
ou interprétative, du lien qui unit la langue et la société
". C'est à ce titre que " la langue est l'interprétant
de la société ".
a langue
n'est donc pas une partie de la société ou une représentation
parcellaire de sa structure. Elle n'est ni topologisée, ni spatialisée
dans un cadre où se rejouerait sa fermeture. La composante sémantique
de la langue est justement son ouverture à l'utopie. La logique du
signe qui fixe le sens comme un universel a priori, s'oppose à la primauté
de la langue et à sa spécificité comme interprétant
de la société : " Le sociologue, et probablement quiconque
envisage la question en termes dimensionnels, observera que la langue fonctionne
à l'intérieur de la société, qui l'englobe ; il
décidera donc que la société est le tout, et la langue,
la partie. Mais la considération sémiologique inverse ce rapport
car seule la langue permet la société. La langue constitue ce
qui tient ensemble les hommes, le fondement de tous les rapports qui à
leur tour fondent la société. On pourra dire alors que c'est
la langue qui englobe la société. Ainsi la relation d'interprétance,
qui est sémiotique, va à l'encontre de la relation d'emboîtement,
qui est sociologique ". La redéfinition de la place du signe dans
le langage, et par voie de conséquence dans la société,
résulte d'une part de l'indissociabilité du sujet et du discours,
c'est-à-dire du rôle empirique et historique qu'implique une
sémantique et, d'autre part, du statut particulier du langage comme
système à la fois sémiotique et sémantique. C'est
parce que l'omniprésence du signe dans la société est
de nature concrète dans le langage que la relation d'interprétance
et une historicité radicale sont possibles. Dans la mesure où
le sens s'organise dans le discours, la langue interprète la société
et en devient l'expression. Réciproquement, " la société
devient signifiante dans et par la langue ". C'est à ce titre
que la sémiotique est reconsidérée comme un système
fermé.
Vers une poétique de l'art
étachée
du sujet la société garantit l'intemporalité de son pouvoir
et la supériorité de ses fondements illisibles sur le discours.
Sa mesure est dans le signe originel du calendrier des événements.
Elle se maintient dans une métaphysique de la présence. Et l'irrationnel
nourrit également ses représentations : " La sémiotique
contribue ainsi au confusionnisme présent. Elle prête sa déshistoricisation
à l'irrationnalisme millénariste. Elle lui laisse le champ,
offrant le spectacle d'une absence de critique qui est l'effet politique de
son épistémologie ". La folie implicite à laquelle
aboutit la logique du signe dans le domaine de la création, ne saurait
se départir des critères d'évaluation et de diagnostic,
par lesquels la société marginalise et constitue toute idée
du sujet dans l'exclusion. Le dualisme du rationnel et de l'irrationnel dessine
traditionnellement ce cadre de tension avec la force idéologique nécessaire
à l'affirmation du signe comme modèle. Et pour elle, l'art permet
d'ériger le mythe comme une catégorie exemplaire de la réalisation
de son pouvoir.
En cela, l'art ne déroge pas à la tentation du signe. La contrepartie
singulière de l'uvre, le signe de son orginisme, est par exemple
invoqué par les tendances conceptualisantes qui postulent le signe
de l'uvre, pour l'uvre. Porte ouverte à tous les mentalismes,
réduction du concept à l'abstraction, élévation
de la valeur dans l'objet absent : l'art est devenu un sacré culturel,
un poncif de la métaphysique. Les théologies de l'art contribuent
en fait à légitimer le musée comme un temple et à
caractériser l'art comme une valeur transcendantale de la société.
Les musées sont devenus des lieux de pèlerinage, des grand-messes
du signe et de l'exemplarité de l'uvre. La ritournelle de l'original
et du nouveau répète en continu les bienfaits de la rupture.
Même hors des structures physiques qui représentent le musée,
la critique des systèmes culturels entreprise par le Land art, reste
historiquement dans un rapport étroit aux institutions. En revendiquant
la rupture entre le naturel et le culturel, pour échapper à
une économie de l'art, il retombe finalement dans une métaphysique
de l'uvre comme expression archaïque d'une authenticité.
Ceci n'est pas sans conséquences, car la création archaïque
surdétermine la notion d'art en se donnant comme l'englobant de l'art.
La création devient alors à son tour l'interprétant de
l'art et en cela annule sa problématisation dans et par le langage.
C'est en cela que l'uvre est réduite à une métaphysique
et un psychologisme (Dessons). L'uvre devient donc une expérience
mystique des signes de la nature, " une recherche des signes universels
dans le cosmos ", voire la pensée d'une perception extra-sensorielle.
En rompant avec les institutions, le Land art ne rompt pas avec la généralisation
du signe et le rapport au monde qu'il implique. Il rompt au contraire avec
le langage en fondant sa valeur dans l'hermétisme du signe qui ferait
uvre. Il déplace la notion d'art sans véritablement la
reconceptualiser.
Car, que la mise en scène de l'art soit dans les musées ou dans
la nature ne fait que rappeler le signe à son universalisme. Nous passons
là du cabinet des curiosités à des monuments commémoratifs
du savoir et du déjà vu. Les conditions d'historicité
des uvres se referment sur l'institutionnalisation de leur valeur par
la société. D'une esthétique de l'objet particulier,
le Land art, mais aussi la performance et le happening aboutissent à
une esthétique du comportement, à une esthétique de la
mise en scène. Ces pratiques perpétuent la sacralisation de
l'uvre comme objet et non comme sujet. Plus largement, l'ouverture des
territoires de l'art à la vie, les vieux rêves d'un art total,
se sont transformés en une esthétisation de la société.
La notion de valeur retourne à une économie traditionnelle de
l'art sous la forme d'images, de photographies, de croquis, de documents ou
de catalogues.
(La performance considérée ratée par Pierre Pinoncelli
[
] tient par exemple à l'absence de témoignage photographique,
à l'absence de signe de son uvre, à l'absence d'une légitimation
visuelle de son action. Pinoncelli pense avoir raté sa performance
parce que l'AFP n'a dépéché aucun photographe au Carré
d'Art de Nîmes pour en témoigner. Si bien qu'elle a été
rapportée comme un acte de vandalisme . Cependant, la valeur de l'uvre
n'est-elle pas, au fond dans les débats et les critiques qu'elle a
pu susciter, jusque dans le texte (L'Art contemporain exposé aux rejets)
de Nathalie Heinich et jusqu'au moment où moi même j'en parle,
n'est-ce pas plus sa sémantisation qui lui donne un sens, plutôt
que les signes de sa logique qui ont consisté à pisser dans
l'urinoir et à l'ébrécher par la suite ?)
Tous ces comportements qui appellent à la désacralisation de
l'art, ne font qu'entériner la valeur exemplaire qu'une uvre
est pour la société : c'est-à-dire à la fois une
sacralisation de l'image et de son commerce, la démesure et l'inflation
d'une valeur que seule une stratégie de la société peut
porter au pinacle du spectaculaire. Le signe de la bonne santé de l'art,
comme peuvent en parler d'éminents commissaires d'exposition, ne se
porte jamais aussi bien que quand la spéculation bat son plein. Cependant,
c'est la fête d'une valeur qui n'est pas celle de l'art. L'assimilation
des avant-gardes par les institutions culturelles, la revendication de la
modernité comme slogan publicitaire et sa dévalorisation en
poncif, montrent à quel point, sous le signe des apparences et des
effets de style, la société fonde sa légitimité
comme le modèle d'un vivre où le consensus, l'hédonisme
et l'éclectisme participent de la fermeture du sujet par le signe.
Pourtant le travail du sujet dans l'uvre d'art est une condition de
la modernité.
ous avons
vu dans l'analyse de Benveniste à propos des rapports entre sémiotique
et sémantique, qu'une anthropologie historique du langage impliquait
pour l'art une sémantique sans sémiotique. La spécificité
de l'uvre littéraire ou plastique, la littérarité
ou l'artisticité d'une uvre, dépend essentiellement du
continu historique dans lequel elle s'inscrit en prenant sens comme discours
dans la dimension sémantique. Car l'art a sa vocation dans l'invention
de son sujet et dans les discours qui fondent sa valeur. Plus exactement,
une uvre d'art doit être capable de déplacer les conditions
de discours qui rendent compte de sa valeur.
Avant même d'imaginer un sujet de l'art, l'uvre est d'abord un
processus de subjectivation de la valeur. L'uvre d'art, en effet, n'est
pas le signe d'une intériorité, ni la représentation
en surface d'une profondeur. Il n'y a pas de signe dans une uvre d'art.
Un tableau ne peut pas être constitué de signe car si le signe
est universel, il transcende la réalité empirique des choses.
L'uvre d'art ne vaut pas, dans le cadre d'une poétique, comme
objectivation d'une expression, mais comme subjectivation : " poser que
l'art pense est une façon d'en faire une réalité subjective
[
] un sujet à part entière, qui entretient des relations
de nécessité avec le savoir " (Dessons, colloque). La relation
entre la forme et le sens est donc continue. De même qu'entre pratique
et théorie il n'y a pas de rupture mais une historicité des
discours qui contribue à la réalisation du sujet comme uvre
et donc comme critique de la modernité.
L'uvre ne peut prétendre receler sa propre interprétation
ou une essence de sa signification. La supposition de son autonomie comme
cryptage ou comme codification d'une langue qui lui serait propre, aurait
pour conséquence la fermeture de sa signifiance sur elle-même,
comme objet déshistoricisé. Conceptuellement l'uvre n'est
pas un objet mais un sujet. C'est le statut du langage comme interprétant
de la société qui permet de postuler que les significations
d'une uvre se réalisent dans l'historicité des discours
qui constitue son dire. Car l'uvre est particulièrement un dire
et non un dit, peut-être même, plus précisément
un pousse-à-dire. C'est pour cette raison qu'elle n'est pas un objet
et qu'en soi elle ne parle pas : " Ce qui, en réalité fait
croire à un ''langage de l'art'' c'est la réduction des uvres
à des ensembles de signes, dont le décodage ou l'interprétation
donne l'illusion qu'elles ''parlent''. Or les uvres ne disent rien "
(Dessons). L'interprétation, en instrumentalisant le langage, instaure
l'uvre dans le signe et perpétue la séparation entre sujet
et objet. Ainsi, l'uvre n'est pas considérée du point
de vue de sa capacité à transformer la société
par la pensée, la reconceptualisation et la critique, mais comme la
relique d'un sujet coupé de son discours. " La pensée n'est
pas dans les uvres, elle est par les uvres " (Dessons).
L'uvre plastique est donc impliquée dans le langage, dans la
construction de sa signifiance à partir de son énonciation.
Elle ne possède pas sa langue dans la mesure où son énoncé
est dans le sujet qui la parle et par lequel s'invente de manière imprédictible
son historicité. Son ouverture au monde se fait dans le discours comme
travail sur le monde, dans la mesure où la société se
fait dans la langue et non l'inverse. C'est dans et par le langage que l'uvre
se réalise dans la société, par sa capacité à
transformer des manières de faire, de penser, ou de dire comme c'est
le cas en littérature.
Par l'uvre, la question de la valeur et de son invention est posée
comme subjectivation c'est-à-dire comme ouverture dialectique entre
le sujet et le social. Meschonnic signale l'importance de cette articulation
à partir de la propriété du langage d'être à
la fois du sémantique et du sémiotique : " Dans l'interaction
du sémantique et du sémiotique peut se théoriser la dialectique
du sujet et du social, dans l'ouvert, l'incertain, le non-ordre, où
se font et se défont les systèmes ". Une sémantique
de l'uvre d'art suppose la nécessaire relation de l'art et du
langage. Les rapports entre l'uvre et le signe ne sont possibles qu'à
travers la bidimensionnalité sémiotique et sémantique
de la langue.
Les éléments qui composent l'uvre répondent à
un système de signification qui lui est propre : " L'uvre
véritable est celle qui inscrit sa situation en elle-même. C'est
le sujet qui s'incorpore à l'uvre, dans le rythme, la prosodie
et c'est ce qui la constitue comme système, c'est-à-dire "
une forme fermée sur une vie ". C'est l'homogénéité
et la densité de cette parole qui la rend significative d'une intention,
d'un rapport au monde. L'uvre-système est une uvre vivante
capable d'engendrer en elle-même ses propres transformations. C'est
pourquoi elle s'ouvre à de nouvelles lectures, tout en conservant son
unité ". L'uvre-système est, et invente son propre
système de signification. Elle fait uvre lorsqu'elle déborde
les catégories établies et qu'elle constitue son propre genre.
Et c'est parce qu'une uvre est un dire et que souvent le voir et le
regarder sont un écrire - une individuation comme activité et
une subjectivation du sens - que la réalisation d'une uvre se
définit historiquement dans la relation du sujet et du social. Le sens
d'une uvre est donc par nature imprévisible puisqu'il n'est pas
donnée dans une singularité qui le renfermerait mais dans le
rapport conceptuel entre une subjectivation et son ouverture au général
et au collectif à travers les discours.
La dialectique du sujet et du social, issue de cette interaction spécifique
au langage, suppose l'indissociabilité entre pratique et théorie,
dans un travail continu du sens. Car le discours n'est pas un discours sur,
un discours qui rendrait compte, mais devient lui-même constitutif de
l'uvre. Ce n'est pas le commentaire ou la description. L'émergence
du sujet dans le social et la possibilité de le transformer et de s'y
transformer, lie l'uvre à l'imprédictibilité de
sa réalisation collective dans la mesure où elle est à
la fois le produit d'une subjectivation, et à l'épreuve de l'altérité
quelle met en jeu, une intersubjectivité, voire dans une perspective
historique plus large, une trans-subjectivité.
La valeur qui découle de cette capacité de transformation et
de reconceptualisation pose l'uvre comme un système ouvert. En
cela elle possède une dimension inconsciente, une infinité :
" Il y a dans l'uvre une valeur au sens saussurien de réciprocité
interne infini, mais l'uvre est aussi valeur au sens de principe d'organisation
du monde " . Ce n'est pas le cas, par exemple, de l'art conceptuel qui,
en se satisfaisant de l'intention pour faire uvre, s'élabore
dans un projet définitionnel et rationalisant autour de l'absence d'uvre.
L'art conceptuel se place dans une extériorité radicale à
l'uvre. " Le conceptuel, mettant tout l'art dans l'intention, a
pour effet un développement de la théorie, par rapport à
l'objet réel. Objet en effet, puisque ce n'est plus une uvre.
La théorie est devenue valeur ". Dans l'absolutisation d'un art
qui fixe le langage comme une norme, comme une objectivation strictement sociale,
l'art conceptuel rompt la relation entre théorie et pratique et remise
ainsi le sujet au subjectivisme. Il éteint en même temps la capacité
critique de l'uvre en fermant son discours dans l'intention de l'uvre.
C'est à ce titre que le conceptualisme a pu être analysé
comme l'exemple d'une sémiotique de l'art.
Benveniste, en s'appuyant sur une sémiotique réduite au système
de la langue, bloque le rapport de l'uvre à une analyse par des
données qui lui sont extérieures. Par exemple, en se posant
la question d'un sujet de la perception ou de l'émotion, en postulant
un sujet psychologique du rapport entre uvre et sensibilité,
l'esthétique s'intéresse plus à une théorie du
sujet qu'à une théorie de l'art.
a valeur
de l'uvre ne doit pas être confondue avec sa valorisation sociologique
et sa détermination a priori. Une uvre n'est pas d'avance artistique.
Car cela conduirait à réinvestir la rupture entre sujet et social,
à postuler une valeur objective, un nombre, une logique évaluative
en fonction de signes extérieurs à l'uvre. Et à
la rendre ainsi inoffensive éthiquement et politiquement, en réduisant
sa capacité de transformation à un sujet transcendantal, coupé
de toute historicisation par le discours. La valeur n'est pas donnée
par avance, comme objet, aux catégories qui dessinent sa lecture. C'est
dans sa confrontation, en tant que sujet porteur de ses catégories
et de son genre, avec les genres et les catégories déjà
existantes, que l'uvre est appelée à son historicité
en tant qu'uvre particulière, en tant qu'événement,
de la même façon que tout énonciation fait événement.
Véronique Fabbri insiste sur l'articulation qu'il y a entre valeur
et système en postulant une stabilité des valeurs dans la langue
alors que " la valeur d'une uvre est définie par son conflit
avec le code ". Elle renvoie les uvres à la langue, en établissant
qu'en tant que systèmes, elles obéissent à un fonctionnement
propre. C'est dans cette relation étroite au langage, dans l'utopie
de sa dimension d'uvre que l'art déborde du langage et crée
de la valeur dans la société.
Je voudrais conclure en rappelant que c'est le travail de la modernité
qui est en jeu dans une critique du signe. Critique qui n'est possible qu'à
condition qu'elle se fasse par l'instanciation d'un sujet dans le discours.
C'est dans l'historicité des discours que se refait à chaque
fois la modernité, lorsqu'elle déborde ses propres cadres de
pensées, lorsqu'elle devient critique d'elle-même. Les uvres
d'art ne sont pas, à cet égard, les témoins exemplaires
d'une structure ou d'un ordre, mais les modèles éthiques et
politique à partir desquels les valeurs s'inventent dans la société.
Elles sont le continu critique de la pensée, dans l'imprédictibilité
historique que leur réservent les discours à venir. En construisant
sa poétique sur une anthropologie historique du langage, Henri Meschonnic
rappelle que l'invention de la valeur dans la société, ne peut
se faire, en dehors de l'invention du sujet dans le social. C'est à
ce titre qu'il définit " la critique comme la recherche de l'implication
réciproque et de l'interaction entre toutes les activités qui
mettent en jeu le langage. Cela comme rappel, par rapport à la polémique,
comme ensemble des procédés rhétoriques de domination,
dont le premier est l'absence de débat ". La poétique n'est
donc pas une méthode ou une grille de lecture des activités
humaines, mais une éthique et une politique du vivre dans la langue,
tel qu'il se conceptualise dans les rapports entre le particulier et le général,
entre une uvre d'art et l'invention d'une valeur collective. En cela
une poétique ne peut s'accomplir qu'à travers les uvres,
dans le contexte social qui les définit comme un dire et qui dessine
pour le sujet un inconnu du devenir par la critique, un inconscient devant
lui toujours présent.