Michel BUTOR
Écrire sur les boules
pour Jean-Luc PARANT

Ce texte sur Jean-Luc Parant est extrait du dossier que La Parole Vaine N°13 a consacré à cet auteur en décembre 1997. De nombreux autres textes de ce dossier sont également disponibles sur ce Site (voir notre index "Thématique"). Vous trouverez aussi "In Memoriam Michel Vachey" de M.Butor sur ce site.

 

naïs a un chandail gris. Le gel a roussi les grands roseaux que le vent fait encore chanter. L'oie se promène devant les caisses de boules qui sèchent au soleil de l'hiver.
Les chiens aboient. L'ombre de la brouette sur les marches de l'escalier atteint les pointes de l'agave malade.
Les nuages se lèvent sur les Pyrénées couvertes de neige. Les poules passent parmi les boules. Il est trois heures dix de l'après-midi et nous sommes le 26 jan vier 1985. Un jeune nord-africain est venu me voir. C'est le fils du patron de la fabrique de carreaux où ces boules sont cuites.
C'est lui qui a modelé une partie de celles sur lesquelles j'écris. Derrière mon dos, contre le mur, parmi les boules de diverses teintes de toutes les peaux, un piano droit laqué vermillon désaccordé. Nous sommes arrivés ce matin de Toulouse. Titi m'a prêté deux chandails que j'ai enfilés par-dessus le mien, car il fait frais malgré la vive lumière et je travaille à côté de la porte grande ouverte.
lle m'a passé aussi une couverture bleu de roi que j'ai mise sur mes ge noux pour protéger la salopette de velours côtelé noir avec laquelle je dois faire mes cours à Genève mardi prochain. J'écris avec une pointe métallique prise dans un cylindre de bois; cela fait comme un crayon. Un photographe est passé nous voir. Déclics des appareils, essais d'éclairage, sourires, arrangements, effets de groupe; et je me retrouve dans le silence des boules.
Dans des granges, des caves, des resserres semblables à des intérieurs de donjon, des enfants du voisinage, entre deux jeux, modèlent des boules semblables à celles-ci.
La boule encore humide est posée sur une table de bistrot fin du siècle dernier à plateau de marbre blanc crémeux veiné de noir mais aussi de vert épinard et d'un léger rose car miné comme celui d'une tache de confiture de fraise. Le piétement en fer moitié moulé moitié forgé avec les sabots et les entretoises habituelles.
La chaise sur laquelle je suis assis vient aussi d'un bistrot, mais nettement plus récent. Elle est en bois verni avec motif d'iris, roseaux, nénuphars en plus clair sur le siège. À côté de la boule à ma gauche, quel ques feuilles de papier blanc format machine, sur lesquelles je recopie le texte que je viens d'inscrire. Une des petites vient de m'apporter un dessin. Elle s'est éclipsée si vite que je ne saurai dire laquelle. À peine le temps de la remercier. Il y a un Soleil rouge et une barrière à bar reaux verts. Une galopade effrénée de petites jambes dans les escaliers de planche.
orsqu'une face de la boule est entièrement couverte, je fais tourner celle-ci sur la table et m'attaque à la face suivante jusqu'à ce qu'il n'y ait presque plus d'espace utilisable. Alors je prends la boule entre mes paumes en ayant soin de ne pas trop effacer ce que je viens d'écrire, la soulève et la dépose sur le sol. Les irrégularités de la glaise me causent quel ques difficultés. Mon stylet rencontre parfois une faille, un renfoncement ou un petit caillou pris dans la masse. Les lettres deviennent alors presque ou même tout à fait illisibles. J'essaie de rattraper les choses, mais souvent les empire.
C'est alors la rature et le grattage. Je recopie le texte face après face sur mon papier, car lorsque je suis obligé de terminer un mot ou une phrase dans une position particulièrement oblique, j'ai du mal à me relire. Je m'aperçois alors quelquefois qu'il manque quelque chose et le rajoute. Les lettres que je trace sont semblables à des enfants que l'on a du mal à tenir en place au sortir de l'école. La gueule du four à pain d'antan avec ses babines de grosses pierres, l'accolade gothique sur le linteau de l'ancien seuil.
Par la fenêtre les maisons du village qui s'étalent au loin jusqu'au clocher-mur en triangle aux bords ondulés. Je viens de poser une nouvelle boule sur la table et je pense à Christian Dotremont et à ses logoneiges, en particulier sans doute à cause de ces petites vagues floconneuses que mon stylet soulève de chaque côté de sa trace. La glaise est certes moins froide que la neige, mais il y a quand même suffisamment de fraîcheur pour m'obliger de temps en temps à me frotter vigoureusement les mains. Alors des traîneaux glissent pour moi entre les lignes avec les rennes et les chiens. Ainsi cette boule devient une Laponie. Je par cours l'hémisphère nord en descendant parallèle à parallèle vers la frontière de Pyrénées puis l'équateur. Au cours des manipulations indispensables pour mener ces boules jusqu'au four où elles vont cuire, une bonne partie de ce que j'y écris va certainement s'effacer. On a fermé la porte. J'ai la compagnie d'un palmier.
On a apporté un petit radiateur électrique pour nous deux. C'est comme écrire sur le sable, c'est comme écrire sur la buée, c'est comme écrire sur la neige, mais c'est aussi comme écrire sur l'écorce d'un arbre. Entre deux boules je bois quelques gorgées de bière belge dans un verre à pied taillé à six pans. Le soir tombe.
es animaux se couchent déjà. Plus du tout les mêmes bruits. Un chat miaule en passant par la porte vénérable. Coqs et poules viennent picorer un dernier grain sur les dalles. Une petite particulièrement délurée, à plumage moucheté de gris, avec un peu de jaune et de fauve en cravate, saute sur une chaise de jardin, puis sur la table de tôle dont la peinture s'écaille, et de là s'élance avec quelques coups d'ailes sur la première branche d'un arbre dont je ne puis déterminer l'essence. Les nuages ont maintenant re couvert presque tout le ciel. Il ne reste plus qu'une bande claire au-dessus des montagnes qui lancent encore quelques éclats vert pâle dans le crépuscule violacé. Je travaille à la lumière d'une ampoule avec son abat-jour émaillé, accrochée au plafond derrière moi, et ne vois plus très bien ce que je fais. Je ne vais plus pouvoir continuer longtemps.
C'est la dernière boule de cette dimension pour cette fois. Mais je vais au moins tenter d'ajouter encore quelques notes sur de plus petites. Des textes qui cuisent comme du pain, des mots qui roulent comme des billes dans un préau, des lettres qui songent dans l'herbe comme des animaux heureux. Je t'aime, dit la flamme à la boule en venant la cuire; jusqu'à mon dernier fragment je pro clamerai ta douceur, lui répond la boule au sortir du four.
La glaise s'accumule peu à peu sur mon stylet comme la poussière sur le diamant d'un électrophone et il faut que je l'affile ou l'affûte pour retrouver la pureté du son. Tandis que les lumières du village continuaient de clignoter au loin, soudain la nôtre s'est éteinte et toutes les boules sont devenues muettes; mais dès qu'elle est revenue, elles se sont mises à pépier, babiller, même celles trop durcies déjà pour que j'y puisse plus rien graver, ou déjà cuites, comme si leur désir de parler s'était brusquement éveillé dans ces ténèbres d'un instant.