ne
fiction pourrait-elle se substituer au témoignage ?
Cette question fait l'enjeu central du film de Thomas Brasch : Der Passagier
-Welcome to Germany- Pour mieux questionner la fiction multiplions-la
:
Brasch en propose trois principales,
chacune étant un film. La première est "immédiate" : c'est
son film ; elle suppose donc notre adhésion au contrat fictionnel.
La seconde est le film que Cornfield
(Tony Curtis) -son personnage principal, réalisateur américain
à succès- vient tourner en Allemagne.
Or le film de Cornfield entend décrire
lui aussi la réalisation d'un film : celui qu'un cinéaste allemand
-Korner- tourna sous le IIIème Reich avec l'appui du Ministère
de la Propagande.
Les secondes et troisièmes
fictions nous sont donc montrées de l'extérieur, du côté
de ceux qui les fabriquent, et ne supposent plus notre adhésion au contrat
fictionnel mais déclenchent au contraire et d'emblée notre suspicion
(d'autant plus que la troisième est un film antisémite qui ne
pourrait, quand bien même il nous était présenté
de manière "immédiate", provoquer autre chose qu'une distanciation
elle aussi immédiate). Le passager à qui le titre souhaite la
bienvenue est donc un réalisateur dont on va suivre les efforts pour
mener à bien ce qui n'est encore qu'un témoignage extérieur.
Après une ouverture où
l'on voit un homme diriger la répétition d'une évasion,
le générique passe et la véritable "scène d'exposition"
à lieu. Celui qui dirigeait la caméra de la répétition
franchi le contrôle d'un aéroport et se fait interviewer par un
journaliste d'une télévision allemande qui nous apprend son nom
-mister Cornfield- et le but de son voyage à Berlin. Cette simple interview
fait déjà partie des jeux constants entre l'immédiat et
le différé typiques du film de Brasch : elle nous est délivrée
par un petit téléviseur, cadré assez large pour présenter
son image noir&blanc dans l'environnement couleur du film. Tandis que la
caméra du reporter zoome de plus en plus sur le visage de Cornfield,
une main, à l'avant-plan du téléviseur, rétabli
peu à peu le réglage couleur de celui-ci.
Cornfield entend raconter l'histoire
du groupe de treize juifs sortis d'un camp de la mort par Korner pour faire
les figurants dans son film de propagande tourné à Berlin. Il
échange avec le journaliste des propos sur ce que ce dernier nomme "cette
histoire ancienne" ; or le réglage couleur du téléviseur
devient évident au moment où Cornfield précise qu'à
sa connaissance tous les figurants juifs de Korner ont été renvoyés
à la mort, une fois le tournage achevé et malgré la promesse
donnée d'une émigration en Suisse. La suite de l'interview, que
l'on voit en couleur, ne concerne que le présent et nous ramène
au bilinguisme du titre : Cornfield répond par le biais d'un interprète,
sauf pour saluer le journaliste d'un "auf Wiedersehen!" qui clos la phrase
par laquelle il vient de lui déclarer qu'il tournerait son film en allemand
car on ne pouvait imaginer "qu'un tel film" le soit "dans une autre
langue que celle des assassins". Ce titre semble inverser la logique nationale
qui voudrait que Cornfield l'américain soit "The Passenger (Willkommen
in Deutschland)".
Premier indice que le voyage dont il est question peut-être autre que
celui qui amène Cornfield des USA en Allemagne. Les passages d'une
langue à l'autre proposent l'une des lectures possibles de ce film :
nous apprendrons en effet, par son propre interprète, que Cornfield connaît
parfaitement l'allemand mais se refuse à l'employer. Cette révélation
nous est donnée dans une scène où il fait son choix d'acteurs
d'une manière curieuse : il ne leur communique aucun texte, ils n'ont
qu'à raconter une histoire juive. L'un des acteurs auditionnés
s'offusque du procédé, qu'il juge de mauvais goût s'agissant
de trouver les gens qui vont avoir à jouer des détenus juifs.
Il demande à l'interprète de traduire ça mais de s'abstenir
concernant la suite de son propos où il affirme que "les réalisateurs
américains prétextent la question juive (1)
pour appliquer des méthodes nazies" ; l'interprète lui rétorque
que Cornfield parle allemand. Voici l'intérêt premier de cette
scène : le fait d'apprendre que Cornfield soit germanophone y est directement
lié à une insulte : les seules phrases prononcées en allemand
par ce dernier sont toutes sarcastiques, réutilisant des formules de
l'Allemagne nazie hors contexte pour gêner ses interlocuteurs allemands.
C'est d'abord l'un de ses acteurs, qui interprète un des SS affectés
à la garde des figurants de Korner, à qui il demande s'il lui
plaît de jouer un SS ; l'acteur répondant "Oui, si le cachet
est bon.", Cornfield s'éloigne en chantonnant avec un sourire méprisant
"Deutschland, Deutschland über Alles...". C'est ensuite le gardien de nuit
de l'hôtel qui assiste à la scène où, sa femme le
quittant, Cornfield déclare "On vit ensemble ou on travaille ensemble"
; comme il retraverse le hall pour prendre les clefs que lui tend le gardien,
il lui dit "Arbeit macht frei"(2).
L'autre intérêt de la
scène de l'insulte faite à Cornfield par l'acteur est d'inaugurer
une série, Cornfield se faisant très souvent insulter durant son
séjour en Allemagne. Là encore le titre est pris à l'inverse
: il n'est absolument pas le bienvenu dans un pays dont il filme le passé
honteux. La malveillance qui entoure Cornfield se traduit dans son équipe
par une totale incompréhension de ce qu'ils tournent, par des questionnements
constants sur leurs rôles. (Ceci nous est donné par de petites
scènes parsemées, focalisées l'une après l'autre
sur un membre de l'équipe ; avec des dialogues, et souvent des monologues
de somnolence, qui ne sont que des questions : "Je n'y comprend rien, qui
aime qui dans ce film ?", "Pourquoi mon personnage agit ainsi?"...
etc.)
ornfield
entretient la défiance générale en se retranchant derrière
une mosaïque de codes (derrière le différé qu'impose
ces codes), se servant de son interprète (code linguistique), de son
assistant américain (code hiérarchique) et d'ordres intransigeants
(codes techniques liés à la réalisation). Deux mensonges
et une volée d'insultes vont rattacher toute l'équipe à
son réalisateur, propulsant ce dernier du rang de fouille-merde énigmatique
à celui de victime délivrant courageusement son témoignage.Le
premier mensonge ne l'est d'abord qu'aux yeux de Cornfield : son assistant allemand
met toute l'équipe en place pour une scène devant se passer dans
la villa de Korner.
Il refuse la villa comme n'étant
pas celle de Korner, au grand étonnement de ses assistants qui croyaient
son film purement fictif (l'assistant américain à l'assistant
allemand : -"Il a donc réellement existé ce Korner ?-Je ne
sais pas, je croyais tout cela fictif."). Une jeune femme de l'équipe
lui signale durant la même scène qu'un des acteurs refusés
au casting s'est présenté pour le voir, se prétendant l'un
des juifs du groupe de Korner. Il se rend chez cet acteur et le démasque
tout de suite comme imposteur. Tandis qu'il quitte l'immeuble, la femme de l'acteur
apparaît à la fenêtre et l'insulte (en présence d'une
personne de son équipe), lui déclarant notamment : "Ce n'est
pas notre faute à nous si vous êtes juif et si vous êtes
allé en camp de concentration; pourquoi revenez-vous ici où vous
prenez tous les gens pour des assassins?"
Cette phrase, la découverte
de l'imposteur et l'affaire de la villa vont rapprocher Cornfield et son équipe
pour un temps, lui donnant la stature d'un garant de la vérité.C'est
donc encore une scène d'insulte qui amène Cornfield à s'afficher
un peu plus. Ne cachant plus ses motivations il explicite son passé,
dévoilant être le survivant de la troupe de figurants juifs de
Korner : il était Janko Kornfeld, jeune juif hongrois qui apprenait alors
l'allemand avec un codétenu (de droit commun, lui) nommé Baruch.
vant
de revenir à la lecture du film que proposent les usages langagiers,
je voudrais proposer quelques pistes anthroponymiques, concernant les personnages
principaux maintenant posés.
On peut aisément comprendre
que Janko Kornfeld ait traduit son nom en Cornfield : c'est une habitude aux
USA d'américaniser les noms des arrivants. Kornfeld et Cornfield sont,
de l'allemand à l'américain, purement équivalents et signifient
"champ de blé" -à cette précision près qu'il faut
utiliser la signification originale anglaise de "corn" (blé) et non l'américaine
(maïs). Le nom du réalisateur allemand -Korner- appartient au même
registre sémantique : "korn" en allemand c'est aussi le blé mais
encore la graine. Korner pourrait ainsi être désigné comme
origine de ce qu'est devenu Kornfeld/Cornfield. De multiples rapports différés
se présentent sous cet angle, entre le réalisateur nazi et celui
qui fut l'un de ses figurants avant de devenir lui-même réalisateur.
A cet égard deux scènes
du film, directement mises en rapport par un fondu enchaîné, sont
éloquentes: Il s'agit des deux castings des réalisateurs : celui
que fit Korner au camp d'extermination pour choisir ses figurants juifs, parmi
lesquels Baruch et Janko Kornfeld, et celui que fait ce dernier, devenu Cornfield,
à Berlin pour raconter cette histoire. Korner s'était adjoint
l'aide d'un rabbin pour choisir ses figurants. Le rabbin est donc amené
à designer qui de ses codétenus va pouvoir survivre (puisqu'il
a la promesse de Korner qu'ils pourrons émigrer en Suisse) et surtout,
dans son esprit, qui va pouvoir témoigner (un camion les attend dans
la cour du camp, il leur dit : "Va au camion et raconte au monde.") L'un
des détenus se déclare acteur, veut qu'il le choisisse de préférence
à tout autre et appuie sa requête d'une démonstration de
choix : une tirade de Shylock ! (3)
Le rabbin le refuse.
Avec le casting de Cornfield on assiste
aussi à un refus accompagné d'une référence littéraire,
un des acteurs auditionnés ne voulant pas se plier à dire une
histoire juive : il propose de déclamer un poème de Heine. Au-delà
de ce genre de coïncidences anecdotiques (thème des "résurgences
funestes" qui parcourt le film) ce qui relie Cornfield -inconsciemment- à
Korner c'est la puissance de la parole du rabbin. Elle est littéralement,
pour l'un comme pour l'autre, la parole étrangère par excellence.
Cette parole, qui se délivre
à lui en allemand, demande à Cornfield (ou Kornfeld) de "raconter
au monde" alors même qu'il baragouine avec peine ses trois mots d'allemand
et n'ose faire un pas sans son codétenu, Baruch. Quand la maquilleuse
de l'équipe Korner lui demande s'il tentera d'être acteur en Suisse,
après l'émigration, il répond : "Non : avec langue moi,
tout le monde rire." Le propagandiste nazi Korner sera perdu par la parole
émanant de celui qui ne peut représenter à ses yeux que
l'altérité absolue : le rabbin lui ayant proposé une interprétation
de son film qui dénoncerait plutôt le pouvoir de discorde de l'argent
que le supposé pouvoir des juifs, le Ministère de la Propagande
finit par le soupçonner de complaisance à l'égard de cette
version, et l'envoie mourir à Stalingrad. Il faudra à Cornfield
plusieurs voyages linguistiques (hongrois, allemand, américain) etgéographiques
pour qu'il puisse revenir en Allemagne, des décennies plus tard, dire
ce qui s'est passé, répondre à l'injonction du rabbin.
Mais le voyage s'est inauguré sur place, à l'époque même
où la parole du rabbin lui est donnée comme l'impossible.
'est Baruch qui
fait l'intercesseur nécessaire, celui qui grave l'exigence du témoignage
à même la langue de Cornfield. Ici encore l'anthroponymie pourrait
parler : Baruch c'est, dans la Bible, un prophète "qui n'est pas compté"
: son livre est inséré parmi ceux des quatre grands prophètes,
sans que son nom fasse de l'ensemble "Le Livre des cinq grands prophètes".
C'est, dans le film qui nous occupe, un prisonnier de droit commun (meurtrier)
-non-juif- qui ne fait partie du groupe des figurants que parce qu'il s'est
signalé comme étant celui qui apprend l'allemand au prisonnier
Kornfeld (non sans risquer délibérément que tous deux ne
soient pas pris). Le prophète Baruch est, d'après le précieux
Osty, "un excellent témoin de l'âme d'Israël en exil." Le
meurtrier Baruch se présente comme la figure de la désinvolture
et de l'exigence mêlées. Comprenant que -Korner grillé auprès
du Ministère- la promesse d'émigration ne sera pas tenue, il n'aura
de cesse d'exhorter (à la manière d'un prophète) le craintif
Janko Kornfeld à fuir avec lui.
L'essentiel du rôle de Baruch
auprès de Kornfeld est d'ordre langagier: il lui apprend simultanément
une langue et la défiance envers ce qui se dit dans cette langue (la
promesse d'émigration). Il lui accorde tout l'abîme à embrasser
entre les chausses-trappes d'une langue et l'exigence d'une parole. Baruch le
non-juif lui indique le voyage le plus profond qu'il aura à faire, lui
déclarant : "On ne naît pas juif, on le devient." Ainsi
son langage aurait son point d'ancrage, pourrait connaître son affirmation
de vérité dans ce qui fait sa difficulté-même : dans
l'exil, dans son judaïsme. Mais son lien inconscient à Korner est
comme un parasitage, un amenuisement dans le temps et l'exil de la voix de Baruch
: revenu en Allemagne bien après la mort des deux, c'est avec le même
médium que Korner qu'il raconte.
Le souvenir du propagandiste -son
legs : l'art des illusions, découvert chez celui qui n'a pu tenir sa
promesse- va peser sur son cinéma, sur sa réponse à l'exigence
du témoignage. Pesée du mort sur le vivant, Proust dit joliment
: "le mort saisit le vif."(4)
Une autre phrase du rabbin lui revient
alors en mémoire : "Vous savez qu'il nous est interdit d'être photographiés.
Vous vous rappelez le Commandement : tu ne te feras point d'image." (Ce qui
apparaît comme une version particulièrement stricte, peut-être
d'une orthodoxie de type hassidim, du second Commandement du Décalogue.)
Ses liens contradictoires au passé vont pousser Cornfield à déformer
une partie de la vérité : à fictionnaliser la fin de son
témoignage. Arrivé au dénouement de son histoire il met
en scène la mort de Baruch. Son équipe s'aperçoit que la
réalisation de son film devient pour Cornfield une sorte de thérapie,
et c'est précisement cette volonté de guérir qui va l'écarter
du témoignage, l'amener d'une vision personnelle à une fiction
personnelle. Baruch fut abattu par un garde SS lors d'une tentative d'évasion
: rendu méconnaisable grace à la maquilleuse de l'équipe
Korner, Sophie Gaben (Gaben = "celle qui donne, qui offre"), Baruch tente
de sortir incognito du studio-prison. Il n'arrivera pas à la grille,
repéré par un SS pour n'avoir pu se controler totalement jusqu'au
bout : c'est que Janko Kornfeld a refusé de le suivre, est resté
dans la salle de maquillage, est donc partiellement responsable de sa mort.
Cette culpabilité (mince à
dire-vrai : Kornfeld fut lâche, mais il avait prévenu Baruch qu'il
ne le suivrait pas cette fois-ci -entre autre à cause de son allemand
déplorable qui ne lui laissait que peu de chances de s'en tirer dans
l'allemagne de 1942), cette indirecte culpabilité va engendrer deux simulâcres
expiatoires.
ornfield dirige d'abord une scène finale le présentant comme l'assassin de Baruch, puis il écrit la scène de l'évasion d'un Baruch maquillé mais reconnu par un codétenu (Silbermann) qui le signale aux SS: d'une culpabilité totale, bouffie de fiction, à une abscence de culpabilité, étouffée par la fiction.