'extérieur, le système gordien qu'il projetait de rallier, n'aurait pu tenir ses promesses de survie. Derrière ce point sur la carte, le pénitencier de Moëbius dressait sa muraille réversible, lieu constitué d'une double bande d'où nul encore ne s'était échappé. Conscience paralysée dans la Rampe, douleur initialisée par suractivation des flux électriques, conscience détruite jusqu'à la confusion par activation globale des centres nerveux, destruction définitive de la conscience, effacement progressif de la volonté, recyclage du corps dans les fichiers Organes disponibles.
Ltd savait que les limiers surfaient déjà à sa poursuite, qu'ils le traqueraient jusqu'à ce qu'ils puissent isoler la fréquence de ses battements, durent-ils pour ça fouiller tous les rectums du cosmos. Ce serait la fin. Le système gordien était un leurre, un trou dans la réalité posé là pour capturer les fugitifs.<< Les mots sont la prothèse de la conscience communautaire. Faudrait-il faire sans les mots? Ils permettent de repérer la position de chacun, y compris de ceux qui n'ont rien à déclarer: ils sont l'instrument de la Rampe.>> (1996 déclaration publique de Todos Bardöl au congrès de futurologie)
epuis
lors le contrôle des discours n'appartient plus aux hommes. L'information
était vivante. Elle s'organisait électroniquement à partir
des textes qui avaient fondé l'idée de XXème siècle,
fermant petit à petit les accès vulnérables du pouvoir,
aux remises en question de sa légitimité. Des surfers-cerbères
veillaient à ce nouvel état d'enfermement. Et si la première
osmose se fit avec le langage, la seconde s'engendra dans la circulation électronique
des informations, lorsque les systèmes de surveillance franchirent la
limite organique de l'intérieur de l'homme. La nature de l'hôte
avait changé. D'une assimilation élémentaire de la langue
dans la chair, c'était désormais une interface sans concession
qui le vidait de son spectre.
John Ltd en avait bien conscience.
Car c'est en développant la
fascination et l'avidité pour la technologie qu'un écran vide
était tombé sur le monde. Comme un lavage d'inconscient,
auquel nous aurions tous participé et dont l'issue aurait été
l'avènement de la Rampe... émissions enfantines modifiant la personnalité
des téléspectateurs, images subliminales contraignant les téléspectateurs
à espionner pour le compte des surfers... connexion sans douleur, le
corps immobile, attaché au contrôle par les modems de surveillance
implantés dans la noèse. Votre inconscient ne vous appartient
pas. La Rampe a dévoilé le secret, lorsqu'officiellement elle
a enfermé chacun dans son propre inconscient, lorsque les mots lui sont
venus et que le langage s'est tu dans la machine. L'inconscient... amnésie
de soi enfermée dans quelques bandes sans détour. Elles repassent
l'une sur l'autre la ritournelle d'un sujet sans objet. Inscrit dans le sujet
imaginaire de la machine. Ce qu'un Etre ne peut identifier entre tous. Sans
doute une solitude une perte de soi dans la communauté rampante, ou soi
comme un gadget, ou encore...
Un secret avait été
échangé pour un autre, un secret que la vitesse avait fixé
pour longtemps dans la profusion insaisissable des images.
John Ltd se remémorait...
où donc Todos Bardöl se trouvait-il à ce jour? L'euphorie
ramenait son cadavre dans la trame...
Et si la mémoire avait survécu
à la Rampe? Nul doute qu'il devait tenter de le localiser, d'infiltrer
jusqu'à son nom, les traces les plus infimes de sa présence.
La guerre des mémoires manipule
le mensonge. Sortir de l'omniprésence des machines autoritaires, triomphe
des politiques électroniques et des espions virtuels chargés de
la surveillance et du nettoyage de la Rampe. Canal d'occupation globale, mainmise
des ondes Alpha émises par le cortex, désaisissement de l'affaire,
de la langue en procès, au profit d'une ultime dépense en vie
humaine, dernier pôle de la Rampe, frontières dissoutes dans la
chair, pas d'entendement, pas de volonté, qu'une dernière impulsion,
pas de mort, pas d'entendement, qu'un numéro et un laissez-passer dans
le pays le plus reculé de la Rampe. John Ltd livrait sa énième
heure. Affichant sa désinvolture habituelle, combattant dans la Rampe,
dans la vacuité corporelle qui l'attachait aux bornes du contrôle.
Le signal clignotait. Ltd s'envolait des écrans. Les moniteurs indiquaient
la position des étoiles les plus proches.
Dissimulé dans les cannelures
de la chair, à l'affût dans le souterrain mémoriel, ses
battements étaient désormais imperceptibles.
Il s'estompait dans la machine.
e
silence électronique n'est jamais vraiment le silence; dans le grésillement
général, la voix des conduits continue à veiller sur le
sommeil, insufflant un rythme lent aux choses de la pensée. Ltd voulait
confondre son signal dans le rythme de cette voix, effacer toutes traces de
son existence, dût-il devenir la machine elle-même.
Il tenta de falsifier les documents
le concernant, détruisant derrière lui les principaux codes d'ADN
électronique. Il se glissait entre les documents, cassant les fichiers
initiaux, traversant dans les textes, des courbes étrangères à
l'issue desquelles surviendrait la mutation... l'impulsion d'une nouvelle identité...
Contre son gré il devenait
un virus rompant le flux de la mémoire des autres... les surfers de la
Rampe.
<< Les tyrans nous font fantasmer.
Nous aimons secrètement leur goût excessif pour l'odeur de la mort,
leurs manies de psychopathes, leur autorité perverse et colérique,
la sexualité déviante de leurs généraux, l'utopie
transgressive de leur politique, la transparence de leurs intentions, la fin
qu'ils prennent égoïstement à leur compte et qu'ils emportent
avec eux dans le mythe. Leur monstruosité défie nos rêves
de puissance les plus fous, tant la réalité de leurs actes est
brutale, tant leur vision ne concède rien que l'enjeu de leur force.
Derrière leur évidente
normalité, ils ont l'intensité pulsionnelle d'un météore
et leur mise à mort est collective. Ils n'opèrent que dissimulés
dans la horde. Ils sont l'inertie de la masse et leurs traces sont des cratères
dans la douceur historique des affaires courantes.
Chacun possède ses tyrans
d'élection; soi pour commencer, par amour propre ou sadisme délibéré,
pour s'assagir peut-être. N'y a-t-il pas un renversement de pouvoir qui
vous fasse peur, une voix que vous ne maîtrisez pas, une voix qui paralyse
vos jours? Une voix qui vous invite à capituler de votre siège,
juste pour vous voir disparaître? L'esclavage n'est pas provisoire...
coupez la viande, l'on coupe toujours à l'échalote un homme, un
plat de viande version Stroganov... durée d'essai de rupture... défaut
d'épluchage, trace laissée par l'élimination d'un corps
étranger... l'armure et la mise en carte: 1650222113197 clé de
contrôle 88... ce n'est pas la vitesse d'une vie ni la distance qui sépare
de chez soi. C'est l'entrée des tyrans.
Apprenez à reconnaître
les divers usages de l'humanité: animaux de boucherie, animaux de compagnie,
appariements forcés, bêtes de somme, cobayes, corps humains refaçonnés,
création d'une race de travailleurs asexués, fécondation
artificielle, gibier, hybridation, informateurs, montures, pensionnaires de
zoo.>>
Todos Bardöl / Le surfer des
consciences p.17
e
qu'il dévidait dans la machine, à peine contenu par les mots,
rompait les frontières intangibles de la voix. Celle hiéroglyphique
de tous les textes -écrits entremêlés, prolifération
brutale de signes indistincts, pillages exemplaires. Epuisant le musée
humain jusqu'aux dernières ressources, les corps empaillés, les
squelettes montés, le balancement serein du regard passant entre les
pièces, cerveau, lait sperme, yeux, reproduction, réserve pour
survivant de peuples exterminés, sacrifices humains, sadisme, vampirisme
psychique, vivisection...
L'oeil de la Rampe est interne.
John Ltd contemplait le butin accumulé
depuis tant d'années, tous ces textes élevés comme un écran
du monde et qui incurvent le temps vers le ciel... pour la simple raison que
le soleil devra s'éteindre.
La machine était ce carrefour
diabolique des affaires humaines, une rampe d'espoir où les regards se
croisent sans jamais rencontrer le coeur des choses, tel un instrument de l'amnésie
collective. Que fallait-il comprendre? Fatalement la raison s'imposait comme
un exemple, et c'est elle qui donnait vie à la Rampe. Mais à quoi
avions-nous vraiment affaire? La réalité respectait sans doute
d'autres règles, une syntaxe dont nous étions le souffle, courant
sur les lignes mécaniques de la conscience. Alors de quelle raison s'agissait-il?
D'un dialogue imaginaire, des routines accidentées se succédant
les unes les autres dans l'interstice d'un temps sans véritable mémoire?
Todos Bardöl parlait souvent de la rumeur spectaculaire des victimes, des
corps abattus, inertes, qui font le tour du monde... puis plus loin d'une femme
qui fut peut-être la sienne, qu'il rencontra et dont il rapportera plus
tard la mémoire. Les sentiments qu'il ressentit ce jour-là me
parviennent aujourd'hui...
<<Entrez! N'entrez pas. Interdit. Autorisé. Oui, non, regard perçant lancé en intraveineuse, fouillant l'être en dedans, oui, non du pontage sentimentesque, installé dans le ventre de l'autre, retournant le foetus encore et encore comme une caméra dirigée dans ses yeux, l'un oui, l'autre non, vers les canaux de sa chaleur, les effleurements de peaux tendues sur le mode vibratoire de l'affolement, oui, de l'affolement, non, ne pas céder à la panique, ne pas se jeter dans ses bras, rester bas, tapi dans l'autre pièce, penser, ne pas penser, s'effrayer de l'ébullition chaotique du monde souterrainement rompu, par toi, oui non, par moi oui, non par toi lorsque tu regardes ainsi, lorsque t'observes des gestes qui me sont inconnus, je guette alors l'instant d'un échange éternel>>.
présent tout refluait de sa personnalité dans mon esprit. Il semblait
vouloir se rapprocher, en intraveineuse comme il disait, forçant les
canaux de l'esprit, libérant les codes électroniques qui le tenaient
disséminé dans le passé. Ltd se glissait entre les textes
inscrits au fichier Todos Bardöl. Il pénétrait son cerveau,
d'abord par bribes tant la masse d'écriture proliférait, puis
en s'organisant, presqu'instantanément, les éléments disparates
trouvant petit à petit leur place.
"Ne pas céder à la
panique", il avait raison, reprendre du souffle devant la vitesse des évènements,
devant l'écriture du temps, les passages, l'enracinement dialogique de
l'écriture, les textes sans fin, les tableaux-poèmes d'un autre
angle du monde, les auteurs perdus, disparus de l'histoire dans les tremblements
babéliques, les surfaces flottantes du désir, les contours du
monde, la vue entre moi et toi, ce oui-non qui ne me dit pas bien qui tu es,
une autre face de toi-même, acquiesçant parfois des tremblements
psalmodiques oui, oui, non, oui, peut-être oui... non?
<< Les mots sont un geste sacrificiel,
un geste en ce qu'ils découpent l'ombre qui plane sur leur passage, espérant
toujours un juste retour du monde, mais déjà plus là oui,
non un peu comme si tu étais là, oui, ta présence derrière
moi, ou non, ta voix qui s'écoule par ma colonne vertébrale et
qui s'en va dans le sol>>.