on
corps oscillait comme un mât en eau molle dont l’axe incertain infléchissait
à ses semelles des dandinements de volaille. La géométrie
du sol –damier fileté relavé- entraînait cette ombre pendulaire
dans un jeu de l’élastique ralenti, chaque pied calé sur un carreau
dont la jointure, élevant une hauteur imaginaire, semblait bloquer les
mouvements d’un niais culbuto filiforme.
Depuis un quart d’heure une curieuse paralysie fixait devant un rayonnage de
conserves ce corps fagoté dans une hâte de collégien tardif,
pantalon en fuseau alignant deux cannes maigres, pull collant, pompes d’été
en hiver, ajourées. Il offrait à la contemplation d’enfilades
de boîtes colorées une face plâtreuse sur laquelle angoisse,
torpeur, stupéfaction, hébétude, ennui, s’échangeaient
le gouvernement comme des cellules en méiose. Plus exactement : les plis
de son visage, les lignes des sourcils et de la bouche, se fondaient d’une expression
à l’autre indécidablement, limaille traversée par les flux
ondulants d’un électro-aimant.
Paradoxalement, cette grimace bouillie d’honnête homme vers laquelle tendaient
tous ces efforts –visibles- pour rappeler à l’ordre une expressivité
incontrôlable (comme retournée à l’état sauvage),
visait le plus plat, le plus transparent des résultats : mais il avait
commis l’erreur de penser quelque chose qui se pense aussi peu qu’une inspiration
suit une expiration ; sa composition lui échappait invariablement dès
qu’il la frôlait et à aucun moment, pas une seconde, il ne put
présenter cette bonne tête de client, cette tête de client
normal que n’importe quel type selon lui dans n’importe quel magasin chausse
en entrant.
n
oiseau mythique, condamné à la beauté du vol –peut-être
n’est-il qu’une forme exagérée du martinet- est supposé
mourir s’il vient à se poser. Impossible d’imaginer celui-ci ayant volé
un jour, mais tous les tremblements de son corps évoquaient l’échouage
et l’extinction imminente. «Be attend un peu, on les ouvre à minuit
pas avant –C’est quoi ? –Tu verras bien à minuit, c’est tout –arrête
maman chuis pus un gosse, on peut rgarder maintnant… Ro et la surprise alors,
i faut toujours qu –Mais laisse, il a raison, on peut les ouvrir maintnant –Atoi,
t’es toujours avec lui, bon ouvrez-les si vous pouvez pas attendre ouvrez-les
–Nonoon on va attendre, on va attendre tu vas faire la gueule sinon –Non non
allez-y –Mais non on va bouffer tranquille d’abord, on les ouvrira après
» Rampant du sol, contournant les chaussures et arpentant les mollets,
lissant les jambes, fluides colonies de fourmis, corsetant la poitrine, les
nappes d’air climatisé du grand magasin venaient faire battre ses tempes
comme son cœur, et s’il n’avait pas été trop loin, s’il n’avait
pas trop bu la veille pour vomir, il se serait vomi lui-même comme une
flaque de peau vide battante, dépouille de Barthélémy battante
sur le carrelage comme une truite noire sur une berge.
Pendant deux secondes, c’est le monde qui se mit à battre comme son cœur,
et sous l’effet de ce choc à peine perceptible, il vacillait, en arrière,
tendit le bras vers la console chargée, constatant qu’il ne tombait pas
vraiment il se relâcha, ballon cuit d’été.
Le plus grand désastre ne venait pas du fait se disait-il d’être
parachuté n’importe où dans l’ordre des choses mais bien, se disait-il,
de ne pas savoir exactement de quelle nature était ce décalage
; un accroc dans la trame de ses déplacements l’avait conduit à
ce décalage insaisissable dans l’ordre des choses et le bourdonnement
têtu de la gueule de bois obstruait tout champ de prospective. Débiter
son emploi du temps ânonné comme une table de calcul, c’était
le seul moyen de situer le rail sur lequel était censé –dans l’enchevêtrement
des activités humaines- coulisser sa vie à lui, son espace-temps
propre.
Mais l’image grimaçante de ce réseau de gesticulations, l’écho
du monde en réplétion dont le grand magasin se faisait la parodie
cosmique (ce qu’il avait désigné comme ordre des choses et qui
l’y noyait), cette caracole hallucinée animait une foule de spectres
nains qui se disputaient la gloire de ruiner ses efforts de concentration.
(Du jour au jour une nuit sans coupure l’avait dépouillé de tout
repère. La lumière exagérée des néons vivifiait
toute couleur, édifiait chaque console en mausolée clignotant
: le désert sans nom ET la multitude, l’absence glacée de tout
secours ET la compression, il en subissait les assauts du cœur de la contradiction
même et, pris d’un vertige d’alpiniste giflé par le vent contre
une paroi, il n’était plus que cette incarnation de la chétivité
absolue qu’aucune échelle n’aurait avantagé). Ces parasites aveuglants
noyaient dans un tourbillon de phosphènes la réponse éventuelle
à son décalage dans l’ordre des choses.
oici
comment il résistait : la chansonnette, la litanie infantile du questcequejfouslà,
résonnait comme un baume rassurant dans cette tête de lendemain
pénible à la question « qu’est-ce que jfous là ?»,
et il répliquait à ces centaines de plats cuisinés pour
célibataires le questcequejfouslà comme réponse à
un autre –terrible- sifflement, le tonitruement confidentiel des centaines de
spots publicitaires filant de ces boîtes, qui se serait infiltré
sans peine s’il n’y avait eu le rempart du questcequejfouslà têtu…
Vent d’herbes entraînant le chuchotement simultané par toutes ces
boîtes de leur marque, claironnante, autant d’émetteur de slogans
dans une façade d’enceintes serrée, autant de chansonnettes qui
l’auraient assourdi ou rendu fou si elles ne s’étaient pas rompues sur
l’autre chansonnette, questcequejfouslà, dernière émission
d’une nova mourante. « -Reprend-en un peu, t’as rien mangé –Nonnon,
chuis plein là – I reste trois morceaux on va pas laisser ça –Non,
chuis plein jte dis, jpeux pus rien avaler –Juste un bout pour finir –Arrête
! Jte dis qujai pus faim, arrête ! –Mais pour mfaire plaisir, ça
mfait plaisir ça tcoûte pas grand-chose quand même de mfaire
plaisir… Aaallez un dernier ptit bout –Mange un peu, ta mère a passé
l’après-midi à faire ton plat préféré –Non,
merci, jfais une pause… -Tu gardes de la place pourldessert –Jvais rprendre
un peu dvin ».
Gagné lentement par l’hallucination, il se laissait remplir par des images
dont l’envergure grandissante foutait en l’air leur décodage : les lettres
scintillaient si pleinement… Leurs contours grossis rendaient les mots incompréhensibles,
et, dans la plus grande confusion, défilaient comme devant des lentilles
en verre cathédral les banderoles TRIPES A LA MODE DE CAEN, MAZARIN D’AGNEAU,
RATATOUILLE A LA DINDE, CANNELLONIS RICHES EN BOEUF, QUENELLES DE VOLAILLES,
LANGUE DE BŒUF SAUCE MADERE, COQ AU VIN, POTEE AUX CHOUX, BŒUF BOURGUIGNON,
CANARD AUX FLAGEOLETS, CASSOLETTE DE POISSON, QUENELLES DE VEAU, QUENELLES DE
BROCHET AU BEURRE BLANC, CURRY D’AGNEAU, MANGETOUT, qui ne produisaient plus
que le bruit incongru d’un baragouin insaisissable. Il avait basculé
dans les jeux d’enfance, au cours desquels on met à l’épreuve
la stabilité du mot tabouret répété cinquante fois
devant l’objet comme une incantation au réel, pour l’en dépouiller.
TRIPES A LA DE CAEN, MAZALARIN D’AGNEAU, RATATOUILLE A LA DINDE, CANNELLONIS
EN RIGE, BRELOINS DESEAUX, SAGALINE A LA LA, PINLATAMAROTTE, PETITS, SAUCE,
POT, POIS, ROUILLE, FUISSE, BEUL GNERE.
Une sorte d’atrocité silencieuse, endormie, lui coulait au long
du dos, comme cette vapeur glacée dans les reins lorsque, fiévreux,
on sort brusquement d’un bain trop chaud. Ce froid vif qui précède
tout évanouissement.
ais
la litanie du questcequejfouslà avait enfin apporté sa réponse
: ce n’était pas son pantalon sans braguette –qui était enfilé
dans le bon sens, lui-même ne marchait pas sur les mains. Il était
bien dans un grand magasin et c’était bien dans un grand magasin qu’il
devait être. Il avait son carnet de chèque. Il ne dormait pas.
Sa coupe, quoiqu’on en pensât, était normale, sa veste normale,
ses lentilles mises, normales ses chaussures. Il était venu acheter pour
ses parents une boîte de chocolats. C’est ça, qui allait pas.
Se décollant avec peine (mais c’était un début de conquête)
de l’hallucination qui avait manqué de lui faire la peau, il partit s’halluciner
dans le bon rayon, se dirigea vers les chocolats (ce mouvement trop brutal lui
fit l’effet d’un de ces réveils brusques qui font vriller la cervelle
et donnent au sol la résistible densité des trottoirs mécaniques).
La corruption de son panorama se
faisait plus violente quand il marchait, et, comme filtrant par les fissures
d’une couche craquante du réel, la lumière jaune décollait
la surface de chaque objet comme une diapositive flottante. Le plus difficile
était encore de faire la distinction entre ce qui tenait du champ sonore
et ce qui constituait son champ visuel : la superposition de ces deux espaces
perceptifs –dans laquelle s’enchaînaient ou se couvraient des saccades
de mots isolés et la répétition obsessive de motifs alimentaires
saturés- se faisait à l’image de la roue de bicyclette de Duchamp
ou d’une Dream-Machine, tournoyante et immobile, image accomplie du mouvement
sans raison.
« T’en as quand même fait un cette année… tu peux pas t’en
empêcher, tous les ans tu dis qten fras plus. –c’est pour les gosses à
Maryse, i viennent pour l’apéro demain. Sois debout à 11 heures,
hein ? –Mouais. Les décos commencent à défraîchir.
La pointe a plus d’étoile et les guirlandes sont un peu miteuses. –J’en
ai pas rachté cette année. Enfin si, les deux boules là.
–Les vertes ? –Oui. A 11 heures, hein ? C’est promis ? tu traînes pas
trop tard. –Non non, jvais juste faire un tour en ville. –Tu traînes
pas trop quand même. –Ça va, chuis un grand garçon maman,
jvais juste me balader un peu. –Dans les bars ? –Oui, juste prendre un pot,
c’est tout. » Dans les rayons où s’alignaient les gaufrages dorés
des boîtes de chocolat, les conversations de la veille entamaient la valse
du remord. Rien, prétendait-il, ne lui était plus pénible
que cette cérémonie. Les cadeaux qu’on y échange semblent
toujours avoir pour fin de rendre la conversation prostitutionnelle (une conversation
abandonnée et reprise chaque année), pour creuser un écart
définitif dans le temps, à partir de quoi, si l’oncle déborde
un peu, montre sa bite au dessert, il est racheté par le prix du foie
gras. Car l’autre assistant des secrets de famille couvés toute l’année
est l’alcool des révélations festives, qui aliène les membres
d’une famille les uns aux autres; il est le ciment puissant des familles. La
conversation s’y échange comme un relai de taupes fouaillantes qui creusent
une tranchée autour du silence, chacun ne parlant qu’autour de ce qu’il
a envie de dire. Et en fin de soirée, on pourrait déduire le but
que tous s’étaient fixés dans cette conversation : ce sera le
rassemblement de tout ce qui n’y a pas été dit.
n
couteau opiniâtre, râclant l’os à fleur de sa courbure, avait
libéré le cerveau qui flottait librement dans son crâne,
glaire crachée dans une bassine. Au moindre des mouvements de son corps,
les coups amortis de cette méduse à l’abandon dans sa pauvre pauvre
gueule de pin massif entraînaient une douleur vive qui l’emportait au
bord des larmes.
C’était, à chaque heurt, une ridicule imploration de la mort à
venir qui sciait son esprit malade; devoir choisir une boîte de chocolats
dans cet étalage, une épreuve insurmontable… Il aurait fallu,
une particularité, à laquelle se raccrocher, une forme incongrue,
une arête vive, ou un souvenir de goût d’enfance, n’importe quel
truc n’importe quoi pour échapper à l’indécision atroce
qui fondait toutes ces boîtes en une seule façade de briques solidaires
et dorées.
La mère: C’est pour améliorer
tes fins dmois
Le père: Alala t’as bientôt
trente ans et tu vis toujours comme un étudiant
La mère: Arrêtes-donc
un peu, faut bien l’aider, c’est pas facile pour les jeunes maintnant tu sais
bien
Le Père: Oui enfin quand même,
tu pourrais faire quequchose arriv
La mère: Arrêtes de
l’embêter avec ça, il a pas choisi une voie facile non plus, c’est
normal, c’est devnu tellment difficile avec tout ce chômage
l
avait enfilé le pull en remerciant (je te l’ai pris marron pour changer
un peu, tu mets toujours que du noir), souri bêtement en croquant l’oeuf
Kinder (ça faisait bien longtemps qu’il ne se défendait plus contre
l’infantilisation de ses parents, probablement depuis qu’il avait admis n’avoir
jamais rien fait pour décrocher son contrat d’adulte) et empoché
le fric en faisant mine de ne pas compter (mais qu’est-ce qui leur ferait le
plus plaisir : que je les recompte, pour m’épater de leurs efforts –mais
s’ils n’ont pas pu en faire cette année, s’ils sont fauchés, ils
sauront bien que mon enthousiasme pour la somme est forcé, ils vont commencer
à s’expliquer, s’excuser, moi à me haïr d’avoir compté,
tout ça va être humiliant pour tout le monde- ou que je l’empoche
comme ça, heureux de recevoir et c’est ça qui compte –mais s’ils
ont vraiment fait des efforts? Ils vont être vexés que je les souligne
pas, elle va me le dire: “Eh ben, tu rgardes pas? T’en as déjà
tellment?”), puis, les ayant embrassés, annonça qu’il allait faire
un petit tour pour constater la ville de son enfance...
hacun
de ces repas de famille –qu’il rendait les plus rares possibles- était
l’occasion de mettre en oeuvre LA METHODE. Elle consistait, le plus sournoisement
du monde, à se beurrer métronomiquement en tenant en laisse le
plus possible la tentation d’être infect, ne laissant passer aucune bouteille
sans l’avoir honorée à plusieurs reprises en ayant l’air d’avoir
arrêté de boire.
Son père et sa mère ne buvant pas au même rythme, il pouvait
les resservir en les accompagnant systématiquement et –inaperçu
pensait-il- boire deux fois plus qu’eux. LA METHODE. (Deux images:
-A mesure qu’il buvait, les cheveux
rares de son père semblaient se hérisser, balayés par un
vent intérieur, et ses joues rougissantes le faisaient briller comme
un idiot du village.
-Sa mère, elle, se réduisait
les pupilles à petit feu, avec des manières de chatte qui lape,
feignant d’en finir à chaque gorgée).
Le repas avançant, il sentait une complicité résignée
coller à chacun de ses services, épié comme un vieillard
qu’on laisse se goinfrer de chocolats avant de lui montrer ses radios. Ils s’accomodaient
de LA METHODE, pensait-il, parce qu’elle le clouait à table.
Dès qu’il avait senti percer ce bourdonnement caractéristique
qui lui signalait d’arrêter, il avait décroché de la méthode
pour la prophylaxie sauvage –faire plus de bruit que le voisin quand on cherche
le silence- et noyé le bourdonnement aigu dans la chambre d’écho
qui précède le coma.
Inévitablement, il s’était
réveillé à 10 heures, habillé et poissard, chez
de parfaits inconnus.
“Les pierres formaient
un monceau qu’on recouvrait de terre et servait de sépulcre et de monument”.
Cette note de Joubert sur la lapidation –bulle de lecture claquante à
la surface d’un esprit mort- le fit hoqueter niaisement ; il s’imagina, ayant
tiré sur une de ces boîtes entraînant toutes les autres et
lui-même dans une chute de guignol, enfoui sous un tumulus clinquant,
un fanion de supermarché fiché au sommet.
Sa tête, craquante, pivotait
pour suivre le tango glissant des autres clients ; l’assurance avec laquelle
ils faisaient leur choix, la détermination tranquille dont ils faisaient
preuve dans leurs courses allant et venant autour de lui, l’étourdissait
et forçait, sinon son admiration, du moins sa jalousie. Il soupçonnait
l’existence d’un ensemble de lois occultes pour guider leurs gestes avec une
telle certitude… Sa vie brouillonne, sans doute, cette errance soupçonneuse
effrayée ou narquoise qu’il avait faite vie, l’avait écarté
du secret. Il ne s’imaginait même pas pouvoir les imiter, sachant qu’un
sauvage se fait moins remarquer en mangeant avec ses doigts que mal avec une
fourchette. Il se tenait prêt à sauter sur l’un d’entre eux pour
le supplier de l’aider à choisir, de choisir à sa place, de lui
fournir son truc, les premières mesures de la petite musique, qu’il puisse
se régler sans moufter à son rythme coller au manège et
en finir, quitter l’enfilade de ces boîtes de chocolats en tenir une et
partir pitié. Mais qui aurait pû lire une prière dans ces
yeux rougis de tortue, abrutie, malade, incongrue, échouée?
Depuis combien de temps marinait-il
dans cette détresse figée qui se nourrissait d’elle-même?
La loi –celle qui régissait impeccablement les mouvements des clients
dans le grand magasin- profilait inévitablement son bataillon de codicilles,
et tout particulièrement celui-ci, qu’il pouvait déduire de ses
observations, si embrumées fussent-elles : il y avait, même si
personne n’avait un jour écrit ces règles, un temps réglementaire,
une station, une durée à respecter devant un rayon avant de devenir
franchement louche. Quelles explications allait-il fournir pour être resté
devant des boîtes de chocolats immobile pendant 20 minutes sans en toucher
une seule? Qu’espérait-il pouvoir cacher au directeur, tenu au courant
depuis pas mal de temps de ses manigances? Qui aurait pû ignorer l’attitude
provocante, plus que suspecte, de cet escroc qui masquait maladroitement ses
intentions derrière un paravent de confusion théâtrale,
mais tu les prends pour qui? Avec ton faux air d’agonisant? Vache dans le couloir,
éléphant dans un vase de nuit, chaussures de clown à l’opéra,
python, crapule? Pour des amateurs?
Il n’avait pas cessé de dandiner depuis qu’il s’était planté
devant ces boîtes de chocolats, et depuis qu’il s’en était rendu
compte, il était prêt à cesser, se tenir un peu mieux, mais
il savait qu’interrompre MAINTENANT le dandinement envenimerait les choses,
serait un signe évident de sa culpabilité, signalerait immédiatement
qu’il s’était senti repéré, coincé, et il dandinait
avec rigueur, espérant que la transition entre les deux dandinements
était passée inaperçue, et Dieu Sait s’il n’avait jamais
eu aussi violemment envie de ne pas dandiner, que ce dandinement imbécile
lui donnait des sueurs froides, mais comment expliquer que MAINTENANT c’était
fini, il allait mieux, que ce dandinement nerveux ne le calmait plus du tout
mais était au contraire une source supplémentaire de nervosité?
Le cercle des surveillants s’étranglait
lentement autour de lui ; irrités par ses dandinements, impatients, ils
avaient réduit la distance respectable à laquelle ils se tenaient
jusqu’ici. Leur organisation l’impressionnait, la régularité
d’horloge avec laquelle, un à un, les faux clients qui le frôlaient
s’étaient révélés être de leurs rangs, jusqu’au
moment où il fut seul parmi eux. Il comprit alors que la détermination
des soit-disants clients était une parodie de détermination, qu’ils
n’avaient rien à choisir, à acheter : groupe costumé de
squelettes dans un train fantôme secouant leurs os factices autour d’un
wagonnet, ces soit-disants clients animaient le parcours d’un simulâcre
de grand magasin au cœur duquel il s’était trouvé piégé…
ne
bouffée d’air lui rougissait les yeux. Il n’avait pas la moindre idée
de la façon dont il s’était retrouvé planté, balise
noire ondulante, au milieu des rares voitures qui le coloraient par taches sur
le parking désert. Mais le vent claquant qui lui brûlait les joues
et bloquait ses poumons de fumeur était la plus grande source de réconfort
depuis son réveil. 11 heures et demie déjà, une bonne demie-heure
de retard, il était plus que temps de rejoindre ses parents. La perspective
d’affronter leurs reproches et les piaillements de la flopée de picoreurs
de biscuits familiaux, leurs gniards battant des ailes dans le salon étroit,
était un cauchemar à peine moindre que celui qu’il venait de quitter.
Ça me fait chier quand même d’arriver les mains vides. Est-ce qu’ils
s’en rendraient seulement compte? En fait: attendaient-ils seulement encore
quelque chose de sa part? des chocolats moins que rien d’autre, et c’était
cette certitude, particulièrement douloureuse, qui le ruinait complètement
; si personne n’allait s’apercevoir de ce déshonneur là, c’est
bien parce qu’il s’émiettait dans une vie d’indignité, qu’il n’avait
rien, évidemment, qui le grandît remarquablement parmi l’ensemble
des déshonneurs jamais relevés. Il ne voulait pas seulement se
racheter d’avoir brûlé en une nuit d’alcool l’argent du cadeau
malgré ses promesses, mais ce que représentait en vérité
la boîte de chocolat était la possibilité qu’un événement,
au moins une fois, puisse rendre fragile la certitude de ses parents qu’il était
irrachetable, briser ne fût-ce qu’une fois la chaîne de ses manquements…
c’était quelque chose comme le rachat de l’âge adulte ; il se disait:
“mes parents se sont accommodés du tableau pitoyable que je leur offre
comme ils accrochaient mes premières gouaches patouillées ou mes
collages de nouilles sur le mur du salon, ils passent devant ma défroque
de peau, trouvent qu’elle jure bien un peu avec la tapisserie, mais que somme
toute, je suis leur fils et qu’il faut bien faire avec ça”.
Putain je peux même pas faire
ça, même ce truc tout con, leur offrir une saloprie de boîte
de chocolats à Noël, même ça jme débrouille
pour rendre ça impossible, ils m’ont filé 500 balles, 500 balles
et j’ai tout claqué en une nuit, je sais même plus comment, je
sais même pas qui sont les types chez qui j’étais, je msuis encore
réveillé avec la gueule dans lcul et la honte d’êt vivant,
mais pourquoi je fais des trucs comme ça? Pourquoi j’ai claqué
tout ce blé alors qu’en plus j’en ai besoin nom de Dieu?!
Parce que tu n’en as pas besoin, salopard de menteur, voilà tout! Parce
que tu sais très bien que jusqu’à leur mort ils ne te laisseront
pas tomber, que même si tu avais vraiment besoin d’argent entre deux fois
où ils t’en filent sans raison pour alimenter ta vie de garçon,
il suffirait de demander. Voilà la millième répétition
de ce dialogue de tête creuse que lui jouait sa schizophrénie décorative,
voilà tout ce à quoi se résumait l’angoisse, une partie
de ping-pong dialectique bien inoffensive entre deux moitiés de cerveau
qui, réunies, n’en faisaient pas un complet.
Oh bon Dieu je peux pas y aller comme
ça, je veux pas débarquer encore avec l’air de m’excuser d’avoir
une peau, je veux pas y aller les mains vides. Mais cette rengaine de la désolation
n’aurait sans doute, pas plus que ses nombreuses aînées, entraîné
autre chose qu’une mortification de principe (ce sentiment d’être de toute
façon si aplati, en-dessous de toute mesure, que plus rien de vivant
ne pouvait l’observer), s’il n’avait croisé ce panneau publicitaire :
dans un cliquètement de volet mécanique, une sucette Decaux entraînait
trois affiches braillardes; l’une d’elles, bien entendu, trompettait une marque
de chocolats.
C’était probablement d’une
rare insipidité, tout ce qu’il y a de plus vulgaire comme boîte
de chocolats –et, pour des raisons d’harmonie, comme publicité, retape
si courue pour un produit si connu qu’on se demande toujours ce qui justifie
un affichage de plus, un de ces paquets de merdouilles laiteuses, prâlinées,
en forme d’escargots ou de fientes maniérées avec du papier agaçant,
mais c’était, surtout, un choix: l’icône dorée d’une ouverture
dans la grotte impénétrable du rayon qui l’avait terrassé,
une invitation au retour, au pèlerinage, la boîte s’offrait à
lui dans une lumineuse évidence. A partir de ce moment précis,
le slogan, la marque, les contours et les motifs de cette boîte, la lumière
de retouche qui faisait pimper l’afficher comme ces reflets étoilés
sur les diamants dans les versions technicolor d’ali Baba, cette incandescence
putassière, allaient épouser parfaitement la concave stupidité
du lendemain de cuite et le guider, enfin, à Bethléem.
Il fit demi-tour, avec pourtant ce piment d’anxiété: s’il n’avait
pas pu manquer d’attirer l’attention de tous lors de sa précédente
visite au grand magasin, qu’allaient-ils penser CETTE FOIS-CI? Il serait pisté
dès son entrée… un néon en flottaison pointant le sommet
de son crâne… et pour chasser cette image inconvenante, pour balayer le
mot “gugusse” clignotant en lévitation au-dessus de lui, il devait dès
maintenant endosser l’assurance impeccable du client normal qu’il avait échoué
à être; il allait filer si droit qu’on le prendrait pour modèle
de client idéalement client, c’est en triomphe qu’il sortirait avec sa
boîte de chocolats.
lerté
par les glapissements d’otarie qui fusaient de la caisse N°4, le directeur
s’y dirigea; il était vaguement ennuyé, prêt à affronter
une vieille emmerdeuse à ménager, ou une panique dans les comptes
de la nouvelle caissière.
L’âme décomposée qui s’offrait à sa circonspection
avait craqué de toutes parts: un jeune homme défait éructait,
reniflait, tendait devant lui la souche d’un carnet de chèques comme
une manche à air, et bramait incompréhensiblement des explications
à propos d’une boîte de chocolats que la caissière, visiblement
très embarrassée par ce poupard attardé, lui avait ôté
des mains.
Il s’était
pointé du premier coup d’œil vers le bon rayon, avait reconnu LA boîte,
l’avait embarquée, et c’était une bonne chose de faite. La caisse,
peu de queue, parfait. Sortir le carnet de chèque, puisqu’il n’y avait
plus de liquide –et peu importait qu’il fût ou pas solvable on verrait
bien après, après ces fêtes de merde et leur suite d’emmerdements.
Il griffonna le montant avec le cœur si battant qu’on l’aurait cru commettre
un vol. Reposant le fardeau de cette Terre hérissée qui lui blessait
les épaules et lui tassait chaque jour davantage la colonne vertébrale,
Atlas saisit enfin tout le sens du mot “soulagement”. “Monsieur!”
Il se retourna vers la caissière, avec ce sourire tordu des femmes à
qui l’on fait remarquer une tache sur leur entrejambe.
“Voui, quoi?
-Ba vot chèque là…
c’est n’importe quoi
-N’importe quoi?”
Un esprit malin particulièrement
retors avait tiré sur l’extrémité de la ligne comme sur
un lacet. Il regarda ce qu’il avait tracé avec une horreur sans nom:
un embrouillamini grotesque dansait sur le chèque, caricatures de lettres
en gigue qu’aucun pharmacien n’aurait pu déchiffrer.
Il balbutia que non, vraiment, il
ne comprenait pas, qu’il ne savait pas comment ce qui lui était passé
par la tête mais qu’il allait faire un autre chèque qu’il était
un peu fatigué aujourd’hui et vraiment désolé, mais qu’il
allait en faire un autre, excusez-moi.
Un coude posé sur la boîte de chocolats, sa présence le
guidait, lui montrait la voie raisonnable à suivre, le rassurait sur
la stricte réalité de tout ça, il écrivit, le plus
soigneusement du monde, le montant exact de cette foutue boîte sur le
nouveau chèque. Insinuant coup fourré de la gueule de bois, un
halo trouble contourait en les contrastant les chiffres qu’il traçait,
tremblant. Il tendit à la caissière –il commenca insidieusement
à la haïr- le deuxième chèque comme de l’argent perdu
au jeu de mauvaise foi. Cette histoire l’avait épuisé, il lui
faudrait beaucoup d’effort pour se calmer et ne pas la faire payer à
ses parents.
“Euh, monsieur…
-Quoi?
-C’est pire.”
Tinta cette petite phrase romanesque
“la terre se déroba sous ses pieds”, la terre se dérobe sous mes
pieds, je suis dans un slapstick des années trente, dans un cartoon,
je suis dans la dernière case d’un strip et la terre se dérobe
sous mes pieds, j’ai trébuché sur le mot fin. Ce qu’il vit dépassait
l’entendement: la caissière lui tendant sous le nez une feuille morte
en chute sur laquelle UN GRIBOUILLIS ABSOLUMENT INCOMPREHENSIBLE SE DESSINAIT.
On pouvait bien imaginer que ce fussent les pattes de mouches plausibles d’une
civilisation inconnue, bien qu’aucune cohérence ne vînt éclairer
le moindre lien entre la ligne des chiffres et celles des lettres… Seule la
signature, glorieuse, était bien la sienne, accusant puissamment d’authenticité
ce délire graphique. Mon dieu la terre se dérobe sous mes pieds.
La boîte de chocolats était, elle-aussi, abominablement réelle.
C’est en sortant pour la troisième fois le carnet de chèque rempoché
fiévreusement, constatant qu’il venait d’en remplir le dernier, c’est
dans le choc frontal de cette absence qui trouait le monde d’une bouche glacée,
qu’il s’effondra, perdit son reste de contenance et se mit à chialer
comme un veau.
l
ne pouvait pas s’asseoir dans le fauteuil de bureau que lui offrait le directeur
–il ne voyait même pas comment on pouvait bien aborder un fauteuil- et
produisait, fiché, raide, une gamme variée d’aspirations morveuses
et de déglutissements, de bredouillements martelés, et c’était
comme le bruit de vent marin qu’on interrompt en jouant, tapotant ses paumes
contre ses oreilles. Le directeur, deux vigiles, tendus vers ce flot sans fin,
ne savaient que faire –n’en comprenant pas un mot- pour l’arrêter. Cette
marmelade de confusions voulait tout évoquer, les parents, les chaussures,
les chèques, les chocolats, l’hallucination, l’affiche, l’argent brûlé,
la cuite, la honte, les papiers dorés, maman, la terre sous les pieds,
le repas de Noël, les surveillants du train fantôme, les coups sourds
dans le crâne, maman, les cadeaux, le RMI, les quenelles, maman, maman,
maman.
Gênés, attendris qui
sait?, et encombrés jusqu’à l’écoeurement par cette masse
sanglotante secouée de désespoir dans des reniflements de bac-à-sable,
ils la lui auraient bien offerte cette boîte de chocolats pour que tout
ça s’arrête enfin, n’importe quoi pour n’être pas responsables
d’un milligramme de malheur supplémentaire, et ils s’apprétaient
à le lui dire, monsieur, c’est fini maintenant, on comprends pas très
bien mais c’est pas grave, soyez raisonnable on va s’arranger, quand ils le
virent s’illuminer derrière les larmes en rideau, sortir de sa poche
un portefeuille de cuir noir, le fouiller comme une vieille, passant quatre
fois sur la carte d’identité qu’il aperçut juste avant qu’énervés
ils ne tendissent tous les trois la main pour chercher à sa place, la
poser sur le bureau et saisir la boîte de chocolats, glapissant plus incompréhensiblement
que jamais mais, curieusement, triomphant… Secoué d’un mouvement de bielles,
il s’engouffra par la porte du bureau, se retourna une dernière fois
après avoir braillé eu ienné lassessé uta rvélargent
, les laissant pétrifiés derrière lui.
Il le virent s’éloigner,
la boîte serrée contre sa poitrine, égrenant dans son sillage
un essaim de gloussement parmi lesquels, croyaient-ils, on aurait pu distinguer
les hoquets d’un rire de fou.
Copyright ©L.L. de Mars 2001 — Copyleft : cette oeuvre est libre,
vous pouvez la redistribuer, la modifier selon les termes de la Licence Art
Libre.
Vous trouverez un exemplaire de cette Licence ICI