L.L. De MARS
Ernst Jünger
La métaphysique à gros grain.
Premier et second des journaux parisiens.

Ce texte a été publié pour la première fois dans la Parole Vaine N°1. L'amour immodéré des français pour les sentences graves à la respiration millénaire et flamboyante des guerriers revenus de tout fait de cet écrivain de seconde zone lourd à l'encre et politiquement inepte un de leur favoris. Vous pouvez lire un autre essai sur Jünger par Laurent Pinon, "Les promenades du meurtre".


Tous les textes en italique sont extraits de ces carnets de Jünger.


 

"Il est certain que les baleines atteignent un âge fabuleux - on en a des preuves. Dans le corps d'un de ces animaux, on a trouvé le fer d'un harpon normand datant du IXème siècle de notre ère."

oici une excroissance aberrante de la logique qui pourrait être, par exemple, une démonstration amusée des égarements où conduit l'abus de concaténations (comme on s'exerce, parfois, à la construction de syllogismes absurdes); elle ne l'est pas.
Elle est écrite, le 29 janvier 1944, avec un sérieux confondant par Ernst Jünger.
Il ne m'aurait pas semblé utile de la retenir, plus que n'importe laquelle de ses Journaux parisiens, si cet auteur ne soulevait aujourd'hui un si tenace engouement, ceci jusque dans les universités. Soit: elle est réjouissante, de naïveté; mais elles ne le sont pas toutes; ce n'est évidemment pas la bouffonnerie baleinière de certaines propositions qui m'engagea à écrire ici.
C'est la nécessité de démontrer que l'on considérerait à tort sa pensée généralement inoffensive.

ünger passe pour être à-côté du nazisme, ou plus exactement, saisi bien malgré lui dans la prolifération des "équarrissoirs"; ce sont ses termes.
Dégagement de l'engagé.
Aquaplaning.
Il faut rappeler, en vérité, que si Jünger observe le National-Socialisme avec des mines de communiante dégoûtée, c'est  parce qu'il bafoue à ses yeux les sphères chevaleresques desquelles le criminel n'est pas exclu, pourvu qu'il ne soit pas braillard et mal élevé: "dans ces petits cercles des derniers chevaliers, des libres esprits, de ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses." (22 juillet 44).
On avait pu lire, dans des textes plus anciens, relatifs à la première guerre (le collectif Guerre et guerriers), combien Jünger évaluait la guerre au rang des plus pures démonstrations vitales "expression de la vie même".
On aimerait toutefois bien comprendre par quel procédé, ici, un officier de la Wehrmacht scrute, justement, par-dessus l'épaule de la masse -qui lui est  soumise, à laquelle il doit ordonner, qu'il doit encourager et punir- dont il s'extirpe, en jugeant ses activités comme extérieures; voici, le 26 mai 44, comment il décrit le comportement des troupes allemandes, dont il est un des représentants:
"En de telles rencontres, une sorte de nausée me saisit. Je dois parvenir à un niveau d'où je puisse observer ces choses comme on contemple les évolutions des poissons autour d'un récif corallien, les danses des insectes dans une prairie, où comme un médecin examine le malade."
Plus loin, il achève par: "Quand on n'est pas mêlé au conflit, qu'on en rende grâce à Dieu; mais on n'est pas élevé pour autant au rang de juge."
Etranger au conflit, exempté du jugement... voilà qui laisse rêveur.
Mais ne lisait-on pas déjà, dans le collectif évoqué plus haut: "En effet par le biais de l'intégration des masses, du sang le plus vil, de l'état d'esprit bourgeois, bref de l'homme commun, surtout dans le corps des officiers et des sous-officiers, de plus en plus les éléments éternellement aristocratiques du métier de soldat ont été anéantis".
Je veux bien concéder que Jünger fut plus préoccupé de salons et de concerts, de rencontres mondaines avec Jouhandeau ou Giono, Giraudoux, que de mouvements de troupe ou d'idéologie nazie pendant ces trois années parisiennes; mais je doute qu'un seul de ses hôtes n'ait pas remarqué l'uniforme vert de leur convive.
Et qu'il ait pu feindre, lui, d'ignorer quelles conditions lui permettaient de siéger dans ces cellules de velours.De surcroît, j'irais trop vite en besogne en évinçant les affinités idéologiques de Jünger avec l'Hitlérisme.
Car enfin, je note quelques traits saisissants d'unisson avec la pensée nazie: 9 janvier 1942: "[...] j'ai remarqué la puissante action éducative que l'hellénisme exerce, de nos jours encore, sur les Allemands. La langue, l'histoire, l'art et la philosophie grecs seront toujours indispensables partout où l'on formera des élites." Rappelons qu'hellénisme et esthétique ne furent pas des épiphénomènes de l'expansion Hitlérienne, mais bien un pôle prépondérant de son élaboration idéologique.

e retiens, pêle-mêle, la croyance bien ancrée en la théorie des typologies raciales (15 mai 43: "Le juif, peu sympathique en général, quand il n'est qu'astucieux, devient ami et maître, lorsqu'il accède à la sagesse."), des références constantes à la graphologie (1er  mars 44: "Comment le père et la mère se succèdent et s'allient en nous, la graphologie le montre fort bien."), à l'astrologie... et une lecture figurative et symbolique de l'alphabet, ahurissante de naïveté, qui confine notre auteur dans un ésotérisme syncrétique que ne désavoue pas la Race Des Seigneurs...
Bible Luthérienne reliée veau astral...
On comprendra assez rapidement que ce qui désespère Jünger dans le vacarme des bombes, c'est qu'elles fassent fuir les gracieux spécimens de ses "chasses subtiles" (la recherche de specimens entomologiques); que la destruction de son environnement nuise principalement à l'éclosion et l'observation des pétunias ... Jünger n'est qu'agacé par cette guerre.

"Les mitraillettes que nous gardons entre les genoux, lors de tels voyages, témoignent, elles-aussi, que c'est fini de rire." 26 mai 44.

e suis ravi d'apprendre que depuis 1933, le développement des thèses pangermanistes et antisémites, l'entraînement de l'Europe dans une guerre totale, l'édification des ghettos et l'accroissement du système génocidaire (dont il n'ignore rien, décrivant lui-même, le 16 octobre 43, le fonctionnement des camions d'extermination par les gaz) lui aient fourni assez d'occasions de rigoler jusqu'en mai 44.A moins qu'il ne fut, soit un parfait menteur, soit un redoutable crétin, aucun officier de la Wehrmacht ne pourra prétendre, depuis 1933 jusqu'à la chute du régime,  n'avoir servi que sa patrie, indifférent au fait qu'elle fut Nationale -Socialiste.
A-t'il remarqué que ce drapeau même, dont il se prévaut, a changé de couleurs? Bien entendu.

ais il faut bien comprendre dans quels cieux veut voleter, avec ses amis les hyménoptères, notre irréprochable soldat; n'écrit-il pas, le 17 avril 43: "Choix d'une profession. Je voudrais être pilote d'étoiles."De David. Et elles firent bon voyage.