"Il est certain que les baleines atteignent un âge fabuleux - on en a des preuves. Dans le corps d'un de ces animaux, on a trouvé le fer d'un harpon normand datant du IXème siècle de notre ère."
oici
une excroissance aberrante de la logique qui pourrait être, par exemple,
une démonstration amusée des égarements où conduit
l'abus de concaténations (comme on s'exerce, parfois, à la construction
de syllogismes absurdes); elle ne l'est pas.
Elle est écrite, le 29 janvier 1944, avec un sérieux confondant
par Ernst Jünger.
Il ne m'aurait pas semblé utile de la retenir, plus que n'importe laquelle
de ses Journaux parisiens, si cet auteur ne soulevait aujourd'hui un si tenace
engouement, ceci jusque dans les universités. Soit: elle est réjouissante,
de naïveté; mais elles ne le sont pas toutes; ce n'est évidemment
pas la bouffonnerie baleinière de certaines propositions qui m'engagea
à écrire ici.
C'est la nécessité de démontrer que l'on considérerait
à tort sa pensée généralement inoffensive.
ünger
passe pour être à-côté du nazisme, ou plus exactement,
saisi bien malgré lui dans la prolifération des "équarrissoirs";
ce sont ses termes.
Dégagement de l'engagé.
Aquaplaning.
Il faut rappeler, en vérité, que si Jünger observe le National-Socialisme
avec des mines de communiante dégoûtée, c'est parce
qu'il bafoue à ses yeux les sphères chevaleresques desquelles
le criminel n'est pas exclu, pourvu qu'il ne soit pas braillard et mal élevé:
"dans ces petits cercles des derniers chevaliers, des libres esprits, de
ceux qui pensent et sentent au-delà des mornes passions des masses."
(22 juillet 44).
On avait pu lire, dans des textes plus anciens, relatifs à la première
guerre (le collectif Guerre et guerriers), combien Jünger évaluait
la guerre au rang des plus pures démonstrations vitales "expression
de la vie même".
On aimerait toutefois bien comprendre par quel procédé, ici, un
officier de la Wehrmacht scrute, justement, par-dessus l'épaule de la
masse -qui lui est soumise, à laquelle il doit ordonner, qu'il
doit encourager et punir- dont il s'extirpe, en jugeant ses activités
comme extérieures; voici, le 26 mai 44, comment il décrit le comportement
des troupes allemandes, dont il est un des représentants:
"En de telles rencontres, une sorte de nausée me saisit. Je dois parvenir
à un niveau d'où je puisse observer ces choses comme on contemple
les évolutions des poissons autour d'un récif corallien, les danses
des insectes dans une prairie, où comme un médecin examine le
malade."
Plus loin, il achève par: "Quand on n'est pas mêlé au
conflit, qu'on en rende grâce à Dieu; mais on n'est pas élevé
pour autant au rang de juge."
Etranger au conflit, exempté du jugement... voilà qui laisse rêveur.
Mais ne lisait-on pas déjà, dans le collectif évoqué
plus haut: "En effet par le biais de l'intégration des masses, du
sang le plus vil, de l'état d'esprit bourgeois, bref de l'homme commun,
surtout dans le corps des officiers et des sous-officiers, de plus en plus les
éléments éternellement aristocratiques du métier
de soldat ont été anéantis".
Je veux bien concéder que Jünger fut plus préoccupé
de salons et de concerts, de rencontres mondaines avec Jouhandeau ou Giono,
Giraudoux, que de mouvements de troupe ou d'idéologie nazie pendant ces
trois années parisiennes; mais je doute qu'un seul de ses hôtes
n'ait pas remarqué l'uniforme vert de leur convive.
Et qu'il ait pu feindre, lui, d'ignorer quelles conditions lui permettaient
de siéger dans ces cellules de velours.De surcroît, j'irais trop
vite en besogne en évinçant les affinités idéologiques
de Jünger avec l'Hitlérisme.
Car enfin, je note quelques traits saisissants d'unisson avec la pensée
nazie: 9 janvier 1942: "[...] j'ai remarqué la puissante action éducative
que l'hellénisme exerce, de nos jours encore, sur les Allemands. La langue,
l'histoire, l'art et la philosophie grecs seront toujours indispensables partout
où l'on formera des élites." Rappelons qu'hellénisme
et esthétique ne furent pas des épiphénomènes de
l'expansion Hitlérienne, mais bien un pôle prépondérant
de son élaboration idéologique.
e
retiens, pêle-mêle, la croyance bien ancrée en la théorie
des typologies raciales (15 mai 43: "Le juif, peu sympathique en général,
quand il n'est qu'astucieux, devient ami et maître, lorsqu'il accède
à la sagesse."), des références constantes à
la graphologie (1er mars 44: "Comment le père et la mère
se succèdent et s'allient en nous, la graphologie le montre fort bien."),
à l'astrologie... et une lecture figurative et symbolique de l'alphabet,
ahurissante de naïveté, qui confine notre auteur dans un ésotérisme
syncrétique que ne désavoue pas la Race Des Seigneurs...
Bible Luthérienne reliée veau astral...
On comprendra assez rapidement que ce qui désespère Jünger
dans le vacarme des bombes, c'est qu'elles fassent fuir les gracieux spécimens
de ses "chasses subtiles" (la recherche de specimens entomologiques);
que la destruction de son environnement nuise principalement à l'éclosion
et l'observation des pétunias ... Jünger n'est qu'agacé par
cette guerre.
"Les mitraillettes que nous gardons entre les genoux, lors de tels voyages, témoignent, elles-aussi, que c'est fini de rire." 26 mai 44.
e
suis ravi d'apprendre que depuis 1933, le développement des thèses
pangermanistes et antisémites, l'entraînement de l'Europe dans
une guerre totale, l'édification des ghettos et l'accroissement du système
génocidaire (dont il n'ignore rien, décrivant lui-même,
le 16 octobre 43, le fonctionnement des camions d'extermination par les gaz)
lui aient fourni assez d'occasions de rigoler jusqu'en mai 44.A moins qu'il
ne fut, soit un parfait menteur, soit un redoutable crétin, aucun officier
de la Wehrmacht ne pourra prétendre, depuis 1933 jusqu'à la chute
du régime, n'avoir servi que sa patrie, indifférent au fait
qu'elle fut Nationale -Socialiste.
A-t'il remarqué que ce drapeau même, dont il se prévaut,
a changé de couleurs? Bien entendu.
ais il faut bien comprendre dans quels cieux veut voleter, avec ses amis les hyménoptères, notre irréprochable soldat; n'écrit-il pas, le 17 avril 43: "Choix d'une profession. Je voudrais être pilote d'étoiles."De David. Et elles firent bon voyage.