L.L. De MARS
Le chat
Un rêve de julien

Cette version du "chat" fut publiée dans La Parole Vaine N°2.  Elle est suivie de la version du même rêve par le rêveur en personne, Julien Demarc, qui préfaçait ainsi cette curieuse aventure littéraire:
 

«... leur trop de gravité dans l'anodin compensant leur ignorance de la tragédie...»

M.V.

 Le contradictoire Caillois consacra tout un essai aux rêves qui «ont à peine plus de sens que les formes des nuages ou les dessins des ailes des papillons», qui «n'annoncent ni ne trahissent rien» (L'incertitude qui vient des rêves, Gallimard -voir aussi, du même : Puissances du rêve : anthologie du rêve dans la littérature, Club français du livre). Radié du surréalisme par Breton (pour non-allégeance à la poésie du pois-sauteur mexicain), peu enclin aux déductions freudiennes, il ne pouvait être question avec lui ni d'une idéalisation magico-poétique des rêves, ni d'une combinatoire utilitaire. Seule l'exploration précise d'un pur moment (de trouble) l'intéressait : celui où nous pouvons nous demander «qu'est-ce qui me prouve que je n'ai pas rêvé ?»
 Au cours d'une soirée de désoeuvrés, dans un bar vaguement lynchien, j'essayais d'entretenir de cette incertitude un ami qui affirmait n'avoir pas la mémoire de ses rêves. Quelques exemples choisis de mes propres rêves défilèrent dans la discussion ; je les oubliais plus ou moins. Rendu à la mémoire de ses rêves mon ami choisit (comme un défi ?) d'écrire l'un de ces exemples, et mon rêve me revint donc par l'écriture d'un autre ; à charge pour moi de me "souvenir" et d'écrire ma version.
 Aucune puissance n'est reconnue au rêve dans les deux textes qui précèdent... y subsiste la satisfaction de ne pouvoir en aucun cas faire tous deux le même rêve (serait-il structuré comme un langage ?).



 
oût pesant lourd, départementale (X?); sur le bitume -je me serais persuadé pourtant que rien ne pût l'assombrir, s'y distinguer- cercles projetés, tronqués, et réseaux concentriques faisaient ombre, trahissant /derrière ces arbres cassant toute vue après le virage/ la présence agitée d'un groupe de cyclistes arrêtés;
parmi les voix échauffées, ne se répondant jamais, se stimulant sous l'effet d'injonctions brutales, criaillements, parmi ces voix outrancières qui ne laissaient aucun doute s'insinuer sur le degré d'excitation animant les cyclistes /jeunes, je le voyais, mon déplacement au cours du virage me découvrait l'aile gauche du groupe, trois V.T.T dont les couleurs gueulardes agaçaient -assistées par les éclats trop (bien trop) brillants du jour- mes yeux, et une mobylette, leurs pilotes, adolescents communs, shorts, reebocks, casquettes de base-ball N.Y. ou L.A. etc... etc... piaillaient,
et diffusait, donc,/ parmi ces voix, ce que je percevais comme une plainte suraiguë, peu humaine, qui eût pu bien être de souffrance suffisante pour expliquer l'exaltation commune; pas de joie sans victime, bien sûr, et d'ailleurs mes pas m'ouvrant à la totalité de la scène ne me détrompèrent pas: le jeune chat roux, probablement domestique -révélait son collier de cuir- perdu ici, 10 kilomètres de toute agglomération, n'avait probablement pas hésité à voir dans ce rassemblement, la chaleur qui s'en dégageait, connue de lui, le rassurant contact avec une humanité rendue moins étrangère par la vassalisation, bien sûr, que ne l'avaient été -ces heures, ces jours, que sais-je, durant- ces buissons touffus agités de secousses multiplement animales, multiplicité parfaitement ignorée du chat,
et s'emparer de la bête affolée n'avait sans doute rien coûté en efforts que peu d'amadouement, appels flûtés, enjôleurs "minouminouminou" etc...
mais, saisi alors par les côtes, peu de précaution & beaucoup de fermeté, et affolé par la piquante odeur d'essence qu'un des garçons siphonnait de la mobylette pour en remplir un gobelet, la crainte avait réveillé chez le chat l'état d'alerte, et ses miaulements alarmés, et la chaleur massive, inerte, et l'engourdissement de mes mollets sous le coup d'une marche interminable, et l'appréhension incontrôlable qui me secouait, étaient autant de vrilles qui malmenaient mes tempes, minaient même ma vue... je la portai vers un sol qui sous le coup de cette effet de brisure, de vacillement, cette sensation de chute imminente, s'animait incontrôlablement.

es plus humbles bruissements perceptibles sous les feuilles séparées du sol sur le fossé d'une dizaine de centimètres, tissant un interminable toit de mille verts mêlés présageaient de l'effrayante propension à s'ouvrir, se gonfler brutalement d'une vie surnuméraire, de ce terreau noirâtre que la chaleur morcelait.

Dans l'enthousiasme qui les faisaient trépigner, il fut décidé de tremper une à une les pattes de l'animal dans le gobelet d'essence.
 
 
 

es quatre garçons enfourchèrent leurs véhicules pour suivre en riant, et injuriant la bête, qui, en courant, traçait un sillon noir d'une fumée épaisse et puante. Des lambeaux incandescents battaient aux membres. Son hurlement de rage impuissante et de souffrance couvrait presque les éclats de rire et je vis, bloqué devant moi, à hauteur de mes yeux, trois fois plus grand que nature, le galop terrifié de l'animal, qui secouait des langues de flamme oranges et denses, rideau fluide au travers duquel ses mouvements flous semblaient ralentis, le paysage évacué s'était effacé en emportant les adolescents, arbres, bicyclettes, les bruits peu à peu s'étouffant avaient laissé place à un silence vertigineux, et brûlant mes pupilles, les flammes caressant dans le sens de cette course arrêtée les pattes grésillantes de l'animal, fouettant l'air, mordant jusqu'au cœur les chairs, sillonnant derrière lui comme des étendards indécidables, fluctuant,
il tomba, son sillage l'enrobant, secoué à terre de tressaillements noirs, puis, inerte,
  TOUT avait disparu.

 

 


Julien Demarc
"Un chat"
Relation


Cette version du "chat" fut publiée dans La Parole Vaine N°2.  Elle est précédée de la version du même rêve par L.L. De Mars, et une présentation de cette curieuse aventure littéraire par J. Demarc:


 
oût pesant lourd, départementale (X?) ; longeant les pavillons esseulés d'une zone résidentielle, de facture récente ; odeurs de désoeuvrés : l'herbe fraîchement coupée assourdie par les diverses fritures ; entrer dans le dédale mesquin que constituent de petites allées aux noms de fleurs.
        Cette pénétration semble s'accompagner d'un degré de plus dans la qualité du sommeil. Le lent abrutissement à vivre ici se découvre d'une seule promenade, pas-même dominicale.
Courts de tennis, sans aucun doute toujours vides, jardinets n'accédant pas à la vulgarité bavarde que confère le nain de plâtre peint, souvent entourés d'une haute haie protégeant une improbable indécence (me la dénonçant comme désirable : aussi juvénile qu'un réflexe conservateur. Une insulte.)
        Alors survint la peur, comme à la campagne, d'une rencontre vous obligeant à balbutier le Bonjour indécis qu'implique la politesse rurale ; peur d'avoir affaire à l'idiot du village ou même, cauchemar du citadin égaré, à un bavard. Mais j'appris que la cordialité vaguement coupable (le soupçon y est naturel) des petits chemins boueux n'était pas de mise dans les banlieues des classes moyennes : un quidam, dont la présence au volant m'avait été soustraite par les reflets du pare-brise, émergea du véhicule anonyme et, me rencontrant dans l'allée, concentra un regard dans lequel je lisais l'irritation qu'il aurait à croiser le mien, concentra ce regard sur la porte qui allait l'accueillir. Sur le chêne. Sur la porte. Lèvres serrés durant ce petit ballet oculaire que je n'accompagnais pas, me contentant d'observer avec soulagement sa précipitation.
        Toute parole évitée, continuer, plus calme, à marcher. Les détails importent peu à celui qui saisit la duperie d'une promenade. Comme sa volonté pourrait être une volte-face décisive, il réfléchi, las, qu'il ne sait par quel bout la prendre. Voire qu'il vaut mieux atteindre l'ombre ; faire grésiller le bout d'une clope, se sentir respirer, voluptueusement. Penser aux non-fumeurs avec conseil et bienveillance : s'étirer.
        Alors, stable, le tour d'horizon panote, large, sans retenir d'agréments. L'anecdotique dilué par la progressive anesthésie ; l'effondrement -soleil cisaille, entrelacs des traverses (seul panneau remarqué : carré rouge, surplombant bande blanche verticale, sur fond bleu. Impasse.)

ême ce refuge ne permettait pas de lutter contre l'anormalité diffuse, hésitante de la déambulation. Aucune gravité dans la décision de prendre à gauche, à droite : une gratuité nomade tenait lieu de sens de l'orientation. Les plaques indicatives -roseraie, tremblaie et surtout : trémières- ne me renvoyaient qu'à mon ignorance toute factuelle de la botanique, ainsi qu'à cet apprivoisement d'endormi qu'apportent les mots dont nous aimons les sonorités (voire même le simple aspect typographique) bien avant d'en savoir le sens.
        J'avais découvert Fragonard à la faveur de son nom ; et voir des roses trémières ailleurs que sur des panneaux signés «Frago» (en bord de mer, où poussent ces fleurs un peu laide, à l'esthétique un peu simple pour un tel nom) n'avait pas entamé mon plaisir à prononcer ce mot. L'ombre lui allait bien, où je le répétais jusqu'à m'en abrutir. Se ressaisir, certes, mais à l'aide de quoi ? ici. Quitter le pied de l'arbre. Rythmer mentalement la marche... tré-mières... tré-mières... Une treille un peu mièvre -à ma gauche en fait, je crois, comme née d'une assonance automatique, dans la torpeur des connexions, des transferts-express : pur hasard donc, cette treille quittée par son lierre, qui me laisse entrevoir les éclats d'un groupe agité que je devine soudainement très bruyant. Les voix fusaient en injonctions morcelées, lambeaux de langage: l'économie de la parole solidement ancrée dans la sûreté d'en être (quel? La connivence qui leur permettait cette épargne je ne la situais que très vaguement, l'imaginant relative à leur âge ou au hasard de communion spontanée: à une bonne volonté toujours horriblement désireuse d'être Nous), l'économie intime, disais-je, ne me laissait surprendre, jusqu'à l'ivresse & par bribes, que private-jokes, diminutifs usuels (bien trop pour faire la différence) et autres codes elliptiques -le plus souvent beuglés. Absence d'adultes visiblement prévue et prolongée; le désordre se signale par des détails, une accentuation de détails non rectifiés; tous adolescents plutôt atones, occupés à combler un temps libre et enfin malléable, qu'on devine rare chez eux à leur embarras. Ils auraient pu continuer à se parodier longtemps et finir par se hisser, se risquer à l'invention dans la perfection de leur gestuelle initiatique. Sophistiquer leurs secrets de polichinelles et parvenir au pouvoir d'une terreur réellement affable: nommée. Mais ce qui retint leur attention -et mit fin à l'engourdissement que me provoquait leurs échanges abscons- fut le miaulement interrogatif d'un chat domestique.

ne jeune chatte, j'en étais soudain persuadé, je l'avais décidé, son ronronnement puissant me semblait une onomatopée inscrite sous mes yeux, tranchant de sa lisibilité la mélasse verbale des agités. Elle était l'incisive et pourtant multiple certitude d'un idéogramme. La chatte flattée s'immobilisa à l'arrivée d'un des garçons portant une coupelle remplie d'essence. L'odeur soulevée par la chaleur, suffit à imposer le silence.
        Le choix, instantanément partagé et compris par le biais de gestes restreints (dont l'effective beauté leur paraîtrait superflue) alliait l'adhésion endémique du meurtre rituel à l'amusement vite oublié: l'incendie des quatres pattes amorcées au carburant les fit communier sous l'espèce d'un rire, avant que la fuite bondissante, arythmique de l'animal brûlant vif, se lovant en spirale entre deux écarts, ne les rendent à nouveau muets.Enfourchant les vélos ils s'élancèrent silencieusement, comme en apesanteur dans les milles ponts de lumière dans l'air; et bien avant que ne grésille les derniers lambeaux d'un amas de carbone désormais inerte, tout avait disparu.