«... leur trop de gravité dans l'anodin compensant leur ignorance de la tragédie...»
M.V.
Le contradictoire Caillois consacra tout
un essai aux rêves qui «ont à peine plus de sens que les
formes des nuages ou les dessins des ailes des papillons», qui «n'annoncent
ni ne trahissent rien» (L'incertitude qui vient des rêves, Gallimard
-voir aussi, du même : Puissances du rêve : anthologie du rêve
dans la littérature, Club français du livre). Radié du
surréalisme par Breton (pour non-allégeance à la poésie
du pois-sauteur mexicain), peu enclin aux déductions freudiennes, il
ne pouvait être question avec lui ni d'une idéalisation magico-poétique
des rêves, ni d'une combinatoire utilitaire. Seule l'exploration précise
d'un pur moment (de trouble) l'intéressait : celui où nous pouvons
nous demander «qu'est-ce qui me prouve que je n'ai pas rêvé
?»
Au cours d'une soirée de désoeuvrés, dans un bar
vaguement lynchien, j'essayais d'entretenir de cette incertitude un ami qui
affirmait n'avoir pas la mémoire de ses rêves. Quelques exemples
choisis de mes propres rêves défilèrent dans la discussion
; je les oubliais plus ou moins. Rendu à la mémoire de ses rêves
mon ami choisit (comme un défi ?) d'écrire l'un de ces exemples,
et mon rêve me revint donc par l'écriture d'un autre ; à
charge pour moi de me "souvenir" et d'écrire ma version.
Aucune puissance n'est reconnue au rêve dans les deux textes qui
précèdent... y subsiste la satisfaction de ne pouvoir en aucun
cas faire tous deux le même rêve (serait-il structuré comme
un langage ?).
es plus humbles bruissements perceptibles sous les feuilles séparées du sol sur le fossé d'une dizaine de centimètres, tissant un interminable toit de mille verts mêlés présageaient de l'effrayante propension à s'ouvrir, se gonfler brutalement d'une vie surnuméraire, de ce terreau noirâtre que la chaleur morcelait.
Dans l'enthousiasme qui les faisaient trépigner, il fut
décidé de tremper une à une les pattes de l'animal dans
le gobelet d'essence.
es
quatre garçons enfourchèrent leurs véhicules pour suivre
en riant, et injuriant la bête, qui, en courant, traçait un sillon
noir d'une fumée épaisse et puante. Des lambeaux incandescents
battaient aux membres. Son hurlement de rage impuissante et de souffrance couvrait
presque les éclats de rire et je vis, bloqué devant moi, à
hauteur de mes yeux, trois fois plus grand que nature, le galop terrifié
de l'animal, qui secouait des langues de flamme oranges et denses, rideau fluide
au travers duquel ses mouvements flous semblaient ralentis, le paysage évacué
s'était effacé en emportant les adolescents, arbres, bicyclettes,
les bruits peu à peu s'étouffant avaient laissé place à
un silence vertigineux, et brûlant mes pupilles, les flammes caressant
dans le sens de cette course arrêtée les pattes grésillantes
de l'animal, fouettant l'air, mordant jusqu'au cœur les chairs, sillonnant derrière
lui comme des étendards indécidables, fluctuant,
il tomba, son sillage l'enrobant, secoué à terre de tressaillements
noirs, puis, inerte,
TOUT avait disparu.
ême
ce refuge ne permettait pas de lutter contre l'anormalité diffuse, hésitante
de la déambulation. Aucune gravité dans la décision de
prendre à gauche, à droite : une gratuité nomade tenait
lieu de sens de l'orientation. Les plaques indicatives -roseraie, tremblaie
et surtout : trémières- ne me renvoyaient qu'à mon ignorance
toute factuelle de la botanique, ainsi qu'à cet apprivoisement d'endormi
qu'apportent les mots dont nous aimons les sonorités (voire même
le simple aspect typographique) bien avant d'en savoir le sens.
J'avais découvert Fragonard
à la faveur de son nom ; et voir des roses trémières ailleurs
que sur des panneaux signés «Frago» (en bord de mer, où
poussent ces fleurs un peu laide, à l'esthétique un peu simple
pour un tel nom) n'avait pas entamé mon plaisir à prononcer ce
mot. L'ombre lui allait bien, où je le répétais jusqu'à
m'en abrutir. Se ressaisir, certes, mais à l'aide de quoi ? ici. Quitter
le pied de l'arbre. Rythmer mentalement la marche... tré-mières...
tré-mières... Une treille un peu mièvre -à ma gauche
en fait, je crois, comme née d'une assonance automatique, dans la torpeur
des connexions, des transferts-express : pur hasard donc, cette treille quittée
par son lierre, qui me laisse entrevoir les éclats d'un groupe agité
que je devine soudainement très bruyant. Les voix fusaient en injonctions
morcelées, lambeaux de langage: l'économie de la parole solidement
ancrée dans la sûreté d'en être (quel? La connivence
qui leur permettait cette épargne je ne la situais que très vaguement,
l'imaginant relative à leur âge ou au hasard de communion spontanée:
à une bonne volonté toujours horriblement désireuse d'être
Nous), l'économie intime, disais-je, ne me laissait surprendre, jusqu'à
l'ivresse & par bribes, que private-jokes, diminutifs usuels (bien trop
pour faire la différence) et autres codes elliptiques -le plus souvent
beuglés. Absence d'adultes visiblement prévue et prolongée;
le désordre se signale par des détails, une accentuation de détails
non rectifiés; tous adolescents plutôt atones, occupés à
combler un temps libre et enfin malléable, qu'on devine rare chez eux
à leur embarras. Ils auraient pu continuer à se parodier longtemps
et finir par se hisser, se risquer à l'invention dans la perfection de
leur gestuelle initiatique. Sophistiquer leurs secrets de polichinelles et parvenir
au pouvoir d'une terreur réellement affable: nommée. Mais ce qui
retint leur attention -et mit fin à l'engourdissement que me provoquait
leurs échanges abscons- fut le miaulement interrogatif d'un chat domestique.
ne
jeune chatte, j'en étais soudain persuadé, je l'avais décidé,
son ronronnement puissant me semblait une onomatopée inscrite sous mes
yeux, tranchant de sa lisibilité la mélasse verbale des agités.
Elle était l'incisive et pourtant multiple certitude d'un idéogramme.
La chatte flattée s'immobilisa à l'arrivée d'un des garçons
portant une coupelle remplie d'essence. L'odeur soulevée par la chaleur,
suffit à imposer le silence.
Le choix, instantanément partagé
et compris par le biais de gestes restreints (dont l'effective beauté
leur paraîtrait superflue) alliait l'adhésion endémique
du meurtre rituel à l'amusement vite oublié: l'incendie des quatres
pattes amorcées au carburant les fit communier sous l'espèce d'un
rire, avant que la fuite bondissante, arythmique de l'animal brûlant vif,
se lovant en spirale entre deux écarts, ne les rendent à nouveau
muets.Enfourchant les vélos ils s'élancèrent silencieusement,
comme en apesanteur dans les milles ponts de lumière dans l'air; et bien
avant que ne grésille les derniers lambeaux d'un amas de carbone désormais
inerte, tout avait disparu.