rûlez
un temple, vous substituerez votre nom à celui de l'architecte; enterrez
vos cadavres sous dix couches de bandelettes en rendant mystérieux jusqu'à
leur tissage, roulez, opacifiez, inventez le culte le plus inaccessible des
clefs, des migrations et des portes, éventail des transports sous la
peau desséchée qu'ils soulèvent, coulez des sarcophages
sous une langue écrite presque inutilisable, dont un subtil mélange
de balourdise et de pénombre rendra chaque signe polysémique jusqu'à
l'absurdité, et pierre à pierre, filez une muraille enceinte de
mille autres, de culs-de sac, poches crevées, signes de piste, échafaudez
la plus médiocre des allégories architecturales autour de votre
vieux singe emmailloté, et vous verrez le plus ordinaire des miracles
s'accomplir :
le désarroi ou l'épouvante
des uns fera briller pour les autres l'occasion d'un nouveau pouvoir à
saisir de suite, le décodage de fumeroles, leur redoublement, nouveau
voile du mystère par son évocation ; et nul doute que votre piteux
sépulcre servira toutes les gloires de l'occulte, puisque c'est la somme
même de vos approximations qui fera lire les trajectoires des astres,
l'échelle du cosmos, la gravitation universelle, l'histoire des Grands
Anciens, dans l'impeccable métrique de l'anus d'une vache sacrée
ou la composition du bicarbonate de soude... Votre vanité servira de
levier à celle de vos suiveurs.
l est toujours difficile d'évaluer ce qui noue l'opaque, l'indéchiffrable, l'obscur, sous peine d'avoir à questionner notre propre seuil de cécité; nous ne pouvons ignorer que seule la vanité la plus vulgaire fait ricaner systématiquement devant ce qui se donne avec difficulté, que seule la boulimie sensuelle d'immédiateté (de l'illusoire spontanéité des oeuvres d'art) peut se leurrer sur sa capacité à consommer dans la fulgurance de la lecture ce que seul le travail d'une vie avait pu faire écrire; il n'y a pas plus de conformité de l'écriture à la sensualité qu'elle est prétendue exalter, qu'il n'y a eu un jour d'écriture automatique: libre aux naïfs de croire qu'ils ont pu s'expatrier de leur langue pour promouvoir chez elle ce qu'elle refuse au monde, ce qu'elle s'est toujours refusé.
t pourtant, l'autopsie du jour va être celle d'une langue qui s'est crue malade de s'être trop observée, et qui aura détourné les yeux vers le florilège des formes, là où ça ne parle pas; enfin, étrangement, là où ça DIT ne pas parler. Je n'ai pas le sentiment, moi, qu'elle ait été assez patiente et attentive, pour avoir cru aussi lapidairement en avoir fini avec ses propres métamorphoses.
ais
pour qu'on ne se leurre pas sur mes intentions, je ferai une fois encore allégeance
à Nietzsche, dans ECCE HOMO: "On ne saurait entendre
exactement ce à quoi des événements antérieurs ne
vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrème:
qu'un livre ne parle que d'événements qui se trouvent complètement
en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment,
ou même rarement seulement dans la vie de quelqu'un; que c'est la première
fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série
de possibilités nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène
extrèmement simple: on n'entend rien de ce que dit l'auteur et l'on a
l'illusion de croire que là où l'on n'entend rien il n'y a rien..."
Les termes en sont clairs: "qu'un
livre ne parle", "un langage qui prépare", "ce que dit
l'auteur": et si cette chaîne-là est rompue, affiche la rupture
comme son champ à elle, si faute de grive elle convoque des paons pour
masquer son indigent corps gris, alors il est bien possible que là où
l'on ne voit rien, il n'y ait, effectivement, rien... Nous touchons ici à
une deuxième ambiguïté que propose l'assertion très
juste de Nietzsche, c'est qu'aussi vulgaire que le rire devant l'incompréhensible,
il y a la prudente soumission à la confusion qui fait imaginer que si
ça a l'air si compliqué, il ne peut pas ne rien y avoir là-dedans.
Allons vers nos moutons.
'est avec ce
même mouvement d'exorcisation du palais que l'enfance avait cru dégoûter
à jamais d'un plat et qui m'y fait revenir adulte, que je suis allé
et venu avec une curieuse retenue permanente vers ces ouvrages (dentelles),
invariablement cryptés, perforés, pliés, catalogue hyper-typographiés,
cartographiés, all-overs, soit, par exemple: vers le ILS O NE PIOSS-
de Bruno MONTELS, le (indices) de Philippe DÔME, ou encore
le Journal in-time 1974-1984 de Pál NAGY (encore que la
moitié de ce dernier étant composée en roumain, il me sera
plus difficile de gratter la béance sémantique);
S'il n'est plus permis de se fier
au seul étalon de la lecture pour en peser la substance, (et je devrais
m'en garder, alarmé par de trop fréquentes lectures hâtives,
indisciplinées, qui me firent parfois rougir de ma légèreté),
s'il faut y suppléer par les joies de la randonnée visuelle, voire
de l'iconologie, pire, d'une confrontation avec l'auteur et son decodex, il
faudrait bien savoir comment on en est arrivé là...
Précisemment, si je n'ai pas
l'intention ici d'avoir pour objet un fascicule en particulier (si je tente,
disons, la divulgation de ce qui est -et ne veut pas s'avouer- occultement 'un
genre), j'aimerais bien, cependant, proposer quelques-unes des réflexions
que soulève cette littérature (qui foisonne, entre les années
20 et 70, sous toutes les capelines possibles) que nous pourrions qualifier
d'écriture-limite (ici plus figurale que figurante), pour autant qu'elle
est incapable de toucher véritablement aux limites de l'écriture
(cf: Ph. SOLLERS), ayant si peu prit la peine d'en questionner le contrat. J'aurais
pu dire: écriture, à la limite...
anoeuvré par un promeneur littéraire peu soucieux de forage, UN COUP DE DÉS pourrait tout aussi bien n'être qu'un exercice de respiration accidenté ou une frivolité plastique si... si si si les dérapages, cascades, glissements de corps ne faisaient mouche de sens, n'avaient de fonction supplémentairement littérante... sémantique; je ne vais pas radoter sur les multiples layons herméneutiques qu'engage le seul jeu des corps et des graisses typographiques dans ce COUP DE DÉS, les exégètes de Mallarmé ne manquent pas. Mais c'est justement par cet empressement de lecteur, cet enthousiasme exagéré qui fait de l'image à tout-va, baffreur de la seule pellicule, que le bas va blesser rapidement : il suffit de feuilleter quelques-uns de ces centaines d'opuscules à gouvernement poétique qui engorgent les bouquineries avant le pilon (fréquemment comptes d'auteur ou petites éditions provinciales éphémères aux titres liquoreux qui vous assomment de "rêves" ou de "délires" pour la famille des archivistes incultes, ou de "viande rouge palpitante" pour la famille défitinitivement acnéique) pour se persuader qu'une partie de la pilule a été fort bien digérée -la consommation d'image étant, n'est-ce pas, économe en efforts- et que de bonnes choses exploitées par de piètres lecteurs accouchent inévitablement des pire excès de la complaisance: 1, 2, là où la page se creuse le souffle s'alanguit, et on n'en parle plus (ou pas plus loin), la petite famille Ponctuation s'est agrandie & basta...
lus
pervers ou brigand formaliste, est celui qui prend des lanternes pour des vessies
retournées, et qui, trouvant tout ça résolument très
moderne et très plastique, nous rejoue le Kandinski ébahi confronté
à une toile renversée; il est capable de n'aimer d'un musicien
que le choix de ses redingotes et d'appeler ça attitude d'artiste, voire
happening. Dieu soit loué, celui-là n'y avait vu que de la peinture
abstraite et non du langage: d'autres, hélas, sauront cuisiner ce pudding
immangeable après lui pour nous faire croire que toutes les activités
humaines qui extériorisent l'intention individuelle ont un seul et même
souffle commun, radicalisent une seule et même intention, la communication,
voire le langage (il est assez alarmant que par un soucis d'équité
étrangement déplacé, quelques faux réformateurs
puissent nous monter en scène la grande équivalence des médiums,
leur totale interchangeabilité - mais où seraient-ils, désormais,
qui pourrait alors penser la moindre de leurs spécificités? -
musique, peinture, littérature, danse, et, pourquoi pas ensuite, aéorobic
et canevas au point de croix; tout ça étant, il paraît,
langage... Je comprends bien la rancoeur qui anime des artistes sans cesse soumis
à la nécessité de parler -qui voient leurs oeuvres soumises
à la formulation, sans espoir de rendre à la langue sa formule-
je conçois leur désir de disputer son pouvoir cognitif et expressif
à l'envahissante autorité du langage : mais il serait aussi vain
d'attendre d'un poulpe qu'il vous renseigne sur son animalité; le pouvoir
de classification, d'asujettissement, est ici aussi unilatéral);
Il était
inévitable que l'opération inverse envahisse le champ de l'écriture,
et si les gentils calligrammes d'Apollinaire qui brodent d'innocents réseaux
tautologiques sont de toute évidence à réserver aux jardins
d'enfants, la brêche est tout de même ouverte à la pratique
la plus légère, insouciante, du diagramme, et sous des allures
nettement moins repérables, au-dessus de tout soupçon.
Nous savions déjà les
peintres de toutes espèces suffisamment ignorant et dramaturges, rebelles
à l'intellection et syncrétiques, pour les excuser de toutes les
écorchures faites à la langue voire à la linguistique,
mais le travail inepte d'un écrivain qui, peignant, commet les mêmes
erreurs -je pense ici aux collections de signes d' Henri Michaux-
devrait nous alarmer suffisamment pour nous faire manier la croisée probable
de l'organisation d'un espace tabulaire et d'une page d'écriture avec
d'infinies précautions...
... mais
ce n'est évidemment pas de l'accaparement sauvage de l'appareil littéraire
par l'appareil pictural (les pitoyables efforts des ânes lettristes -dans
les deux trajectoires du système- en sont le plus mauvais, et donc le
plus instructif, exemple; et leur haine avouée du SENS en dit assez long
sur leurs intentions totalitaires) dont je veux parler ici, l'enjeu de cette
saisie n'en étant pas nécessairement une improbable synergie,
tant l'écriture a, il est vrai, d'indéniables vertus plastiques
que je ne lui refuserai pas... du moment, bien entendu, que le peintre nous
évite les affabulation navrantes d'incompétence du type "métasigne"(Degottex)
ou "graphes" (Dotremont), et les moutons sont bien gardés,
on peut tirer la bergère. Disons d'une manière générale
que si n'est pas entretenue l'illusion de faire redoubler le sens pictural par
l'apparition formelle du signe linguistique (si l'on n'admet donc qu'il y a
des lieux où il n'est plus signe) ou l'allusion à son tracé,
nous sommes bien dans le plaquage (et c'est cette opération, et non ce
qui est plaqué, qui fait sens) et non dans la supercherie.
Mais observons
le va-et-viens de la contemplation:
Le flou artistique
qui règne autour de l'alibi poétique (flou qu'entretiennent avec
science ces archétypiques poètes pour ne pas se faire lapider
pour fumisterie démiurgique) nous fait subir les effets de leur contemplation
déviante (ils ne voient du monde que le poème qui peut en être
tiré, et l'on peut entendre d'un paysage comme d'une écriture
romanesque dire qu'ils sont poétiques[?]), nous fait hériter des
travers les plus incohérents des prophètes de l'Art Total, où
une truie, harassée, se désintéresserait rapidement de
sa progéniture. La confusion est grande entre le nappage historique qui
n'affecte que les mots de l'histoire (ce sont alors des formulations chargées
d'histoire et non, à proprement parler, du seul discours) et l'indifférence
totale du Monde à la tentative de le circonscrire, à ses aléas
taxinomiques ; en danger permanent d'obsolescence, le vocabulaire poétique
n'entraîne pas pour autant le Monde dans le jeu de ses mutations et il
importe peu à une abeille qu'une rose soit un cliché.
Il serait peut-être temps d'infléchir
la voie affolée, et satisfaite de son affolement, du fatras des laborantins
plus ou moins hasardeux, experts en trouvailles remarquables, en gommes (pensent-ils)
à clichés, effrayés par leur propre production historique
du cliché, afin de dégager, pour mieux approfondir cette questionnante
rencontre, une heuristique de la Figure...
l
semblerait bien, en tous cas, en observant cette littérature généreuse
en effets formels, et avare de fiction, que quelque clause de l'exigeant contrat
littéraire, biffée, ait fait se perdre l'idée même
qu'écrire fût contractuel... la pratique littéraire, même
la plus dégagée des contraintes de la narration, n'est est pas
moins inféodée à la langue d'usage ce qui, tout en rétrecissant
considérablement le champ des possibles, est la ligne paramétrique
qui nous fait jouir des prestations comparées de Proust et de Joyce:
c'est bien parce qu'il n'existe pas de peinture d'usage (même s'il en
existe une d'usure) et que tout est voué, finalement, à devenir
tôt ou tard une image, que je laisse volontier leur intolérable
liberté aux peintres; mais un médium n'est pas, je l'ai dit,
une prothèse interchangeable, et qu'y-a t'il de plus horripilant, par
exemple, qu'un film qui pourrait tout aussi bien être un livre ou une
bande dessinée? En quoi le cinéaste se sera-t'il affranchi du
contrat avec le médium filmique, en clair, comment croire une seule seconde
qu'il ait pu faire, ici, du cinéma?
Qu'un écrivain
vienne à s'imaginer que la simple manipulation des signes conventionnels
de l'écriture suffise, exempte de toute préoccupation sémantique,
à offrir un pseudopode supplémentaire à l'appareil littéraire,
voilà qui tient de la franche prévarication, en souhaitant qu'il
ne s'agisse pas de pure naïveté... qu'il s'imagine ensuite, (alors
qu'il n'aura pas même interrogé pleinement son matériau
de base), qu'en lui adjoignant quelques pratiques extérieures et leurs
bagages signalétiques, il aura aidé à son enrichissement,
et voilà l'avènement du gadget littéraire, du livre d'artiste,
du bricolage, du patchwork, en bref, du fourre-tout inconséquent, du
collage.
Là
où Maurice Roche, entre "Compact" et "CodeX",
a proposé l'endémie du texte par les indices plastiques, tissant
un réseau extraordinairement riche de connections analogiques, spatiales
ou brutalement, matériellement livresques, on a vu naître pour
l'écriture une polysémie qu'elle n'aurait pu résoudre seule,
sans avoir recours à d'interminables artifices langagiers (bien que ses
choix en matière de typographie trahissent un inquiétante inculture
du sujet, un mauvais goût de paysagiste) ; mais que penser en revanche
de la prolifération des babioles extra-signifiantes chez Philippe Dôme,
sinon à un des avatars de l'art décoratif?
e
parlais tout-à l'heure des tautologies calligrammatiques, mais l'écriture
d'une ligne longeant le pourtour d'un labyrinthe figuré (in "Journal
in-time", de Pál NAGY), figure-t'elle au moins autant une véritable
écriture labyrinthique que, par exemple, "La cathédrale
de sens" de Jean Ricardou?
Je ne prétends
pas que l'entreprise de perturbation de la langue inscrite alliée à
la multiplication des interférents avec d'autres pratiques du signe environnant
soit à tenir au registre des irrésolubilités, de la plaisanterie
ou de la proposition de principe pour colloque, mais je la tiens pour plus exigeante
que ludique, plus soumise à un système intellectuel projectif
qu'à l'empirisme bouinard: à cet égard, je m'en tiendrai
à cet avertissement du "Théâtre et son double",
qui nous instruit de ne pas tant tirer des conclusions de nos actes que d' accorder
nos actes à notre pensée...