"Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en contradiction avec sa renommée. Une oeuvre est rarement tout-à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre écrivain, obscure encore, n'ait commencé auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte que je relisais, ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avaient toujours vues, du moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenait presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple: "les tuyaux d'arrosages admiraient le bel entretien des routes" (et cela, c'était facile, je glissais le long de ces routes) "qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel." Alors je ne comprenais plus parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en av ais pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j'admirais moins Bergotte dont la limpidité me parut de l'insuffisance."
(Proust, in Le côté de Guermantes II,
à propos de l'écrivain Bergotte.)
her ami,
l'exemple choisi par Proust (ici celui de son héros) pour éclairer
cette étrange naïveté du lecteur qui prend pour trouble causal
-dans l'oeuvre- les conséquences de ses propres lectures et l'assimilation
lente, introjective, qui en découle, est tapé au sommet du ridicule:
il développe autour d'un péché de style (ici quasi surréaliste)
gourmandé par un attrait excessif pour la grande variation des genres,
le nouveau péché de la mauvaise foi aveugle d'un lecteur usurpateur
qui confond encore le monde et les moyens que son savoir lui donne d'en faire
miroiter les infinies possibilités; il passera le plus clair de son temps
à croire que ce qu'il a trouvé brillant un jour a cessé
de l'être (ou plutôt, que son tempérament nouveau -dont il
imagine que l'âge vient de lui faire faire un bond vers une plus grande
réussite-, est enfin plus apte à des oeuvres que désormais
il surplombe), là où, en vérité, ces oeuvres ne
devraient être à ses yeux que grandies dans cette opération
réussie: la distillation du meilleur d'un livre devenu affinité
élective et quotidienne.
Lorsque tu me parles de Proust avec
dédain et qu'en revanche, je te vois cavaler au cul de l'ultime modernité,
je me demande si, plus naïf (ou plus orgueilleux) que le héros proustien,
tu n'aurais pas, en plus, déjà roté un plat que tu n'as
pas même consommé... et dont tu juges sans doute que le siècle
l'a déjà bien assez boulotté à ta place pour en
accepter les commentaires... Persuadé probablement d'avoir gagné
du temps.
Dieu soit loué, tu as été
plutôt elliptique, tranchant: tu ne m'as pas infligé des commentaires
vulgaires sur les phrases trop longues ou les mondanités hors d'âge
supposées typiquement proustiennes par ceux qui ne le lisent pas: tu
auras au moins gagné de n'être à mes yeux qu'un peu empressé.
C'est suffisant pour que je décide
de te parler -un peu- de Proust, au lieu de hausser les épaules (ce qui
te conforterait):
de même que les spectateurs
enfiévrés d'un film quittent la salle où on le projetait
dans l'exaltation des "et tu te souviens quand il ...?", "Oui, et
quand l'autre lui...!" "Et la meilleure tu te rappelles, c'est au moment
où...!", etc...
De même ai-je envie de t'écrire: "et tu te souviens, quand on
se rend compte, dans le train qui l'emmène à Balbec, que le narrateur
est bourré comme une vache par l'étrange euphorie naissante où
le conduit la poursuite des nuages par la fenêtre, et par la manière
dont la syntaxe elle-même est touchée par l'alcool?"... "et
quand il se branle l'air de rien sur Gilberte, dont l'invitation à continuer
le jeu montre brutalement qu'elle est moins innocente encore que lui!"...
"Ah oui, et quand un soulier rouge malencontreux déloge un mourant
dans l'attention du Duc?" ...
Et encore, lorsque les paupières
fermées sous un soleil de plomb sont furtivement comparées à
deux veilleuses roses...
ais ce serait sans aucun doute peine perdue, puisque nous n'étions pas ensemble pendant la projection, et que ta méfiance serait accrue par ton incompréhension de ma joie. J'ai donc préféré te soumettre une seule phrase qui, selon moi, cristallise l'attention que porte Proust au cadrage, portion spatiale qui est toujours la métaphore d'un temps, restriction volontaire d'une portion constitutive de la mémoire; c'est-à dire de la façon dont elle se compose selon l'arbitrage du désir, et dont elle devra, inévitablement, subir le poids menteur du choix d'un homme contre les évasements de l'histoire. Lis plutôt:
"[...] Car il était celui que j'eusse choisi entre tous, me rendant
bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu'il n'était pas possible
de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces jeunes
fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie
légère, pareille à un bosquets de roses de Pennsylvanie,
ornement d'un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de
l'océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le
trait horizontal et bleu qui va d'une tige à l'autre, qu'un papillon
paresseux, attardé au fond de la corolle que la coque du navire a depuis
longtemps dépassée, peut pour s'envoler en étant sûr
d'arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu'une seule parcelle azurée
sépare encore la proue de celui-ci du premier pétale de la fleur
vers laquelle il navigue."
(À l'ombre des jeunes filles en fleurs II.)
ci,
c'est le choix d'un panorama encastré "saisissant le vif" (cf:
Sodome et Gomorrhe II) qui tient la clé du temps; panorama
mimétique, qui en traçant le rectangle Pa-No-Ra-Ma, annoncerait
aussi une mesure à quatre temps.
C'est la détermination du
narrateur à choisir une horloge destinée à la topographie
de sa mémoire (relater) qui favorisera un plan contre un autre; je te
fais le croquis (excuse ma grossièreté, mais ce sera plus facile
pour nous deux):
Le fugitif, l'effet d'émerveillement aérien, s'oppose ici à
une fonction globalisante, en arrière-plan, ligne horizontale du métronome;
la nécessité de faire se référer la mémoire
à une faveur de l'impression (la mémoire étant une surface
plus "touchée" qu'"instruite", par opposition au savoir qui ne doit cesser
de se corriger pour ne pas disparaître), implique l'éviction du
module rigide (du moins son maintien en arrière-plan), au profit d'un
papillon fugace: il ne fait aucun doute que la scène enregistrée
(mais le terme est inexactement médiatique) produira un papillon déterminé
et solide contre une ligne d'horizon brumeuse, ouatée, et que la mémoire,
sûre d'elle, prendra appui sur ce qu'elle croira être une information
et qui n'aura été qu'une distraction de l'information qu'elle
masque. La profondeur de champ agit ici comme un événement chassant
l'autre non pas dans l'espace, mais dans le temps (in Sodome et Gomorrhe
II, Proust écrit :"La figure du pays nous semblait toute changée
tant, dans l'image topographique que nous nous faisons de chacun d'eux, la notion
d'espace est loin d'être celle qui joue le plus grand rôle. Nous
avons dit que celle du temps les écarte davantage.")
La phrase du papillon, pour ce qu'elle
est visualisante, projective, je peux la comparer à un subterfuge cinématographique,
dans Citizen Kane:
La jeune femme de Kane, (vaguement Odette de Crecy), joue du piano; le spectateur
doit ici se dissocier de Kane, dont l'écoute est conduite par l'amour
(sans temps dans l'euphorie, uniquement temporel dans le malheur): et tandis
que la caméra égrène plan sur plan mouvant, courts panoramiques
glissant sur elle, la bande son est, elle, uniforme, linéaire, et tient
la place du métronome en jouant entièrement une seule pièce;
l'effet est imparable, la pluralité des plans l'emporte sur l'unicité
de la pièce pour piano, et le spectateur retiendra que ces cinq minutes
durèrent une heure, que la pièce y fut jouée cinq fois...
Rien de plus perméable au
savoir (cru savoir) spatial que ce fragile décompte temporel. Cette querelle
hiérarchique dont temps et espace se disputent l'autorité dans
la mémoire, Proust la décortiquera patiemment durant 10 volumes
dont elle sera, somme toute, un des plus flagrant scénarii, ses digressions,
ses entrechocs, ses surprises (non que Proust soit assez naïf pour croire
que temps et espace se jouent sur les mêmes axes de coordonnées,
la même métrique ou encore dans une confusion sensitive de leurs
effets, mais plutôt qu'il n'ignore pas combien notre désir est
coupable d'avoir un jour inventé des coordonnées et de les avoir
tenues pour vraies afin que se mêlent le réel à la vérité).
Voici un exemple tiré de Sodome
et Gomorrhe: "Ne vois-t'on pas dans la chambre même où
ils ont perdu un enfant, des époux bientôt de nouveau enlacés
donner un frère au petit mort?". Ici, l'avant-plan proposé
par le présent, et l'arrière plan d'une mémoire qu'il veut
écraser, constituent une entité hermaphrodite où présent
et passé s'autofécondent monstrueusement; comme le souligne Proust
dans la célèbre comparaison de Sodome I, évoquant
les amours de Charlus en vis-à-vis de la complexe sexualité de
l'orchidée (décrite en Guermantes II) ou bien celle
de l'escargot, cette autofécondation est stérile ; ici, c'est
l'enfant mort, et non l'autre, qui est le produit de la rencontre des corps
et du temps.
aintenant,
observons l'autre topographie, celle de la phrase qui se déroule autour
du vouloir-dire: quelle structure abolissante/créative propose un attribut
attendu mais absent, devenu un commentaire monopolisant? En gros, comment la
clôture d'une comparaison par un ultime attribut (ce serait l'usage),
devient-elle (ici) une ouverture pour une principale? Quelle proposition est
subordonnée à l'autre dans les termes de cette comparaison inattendue,
puisque poursuivie largement au-delà des règles de la comparaison?
De toute évidence, un lieu
précis, un point devenu césure, articulation, conduit le lecteur
à devoir admettre que chez Proust une métaphore n'est pas un simple
analogon (sans quoi nous aurions affaire à une allégorie, ou une
analogie convenue):
"[...] la ligne du flot
de leur haie légère [...]", devrait logiquement pouvoir clore
la comparaison que Proust avait engagé entre les jeunes filles de Balbec
et les fleurs (Phrase précédent celle que je donne ici... Tu noteras
par ailleurs le jeu de mot du titre qui offre "Fleurs" au pluriel, contrairement
à l'usage des pommiers en fleur; ainsi, elles sont aussi dans la "manière
de", comme le Portrait de l'artiste en jeune homme de Joyce, le Portrait de
l'artiste en jeune chien de Thomas, ou le Portrait de l'artiste en jeune singe,
de Butor).
Mais si elles ont pu être le
jeu de cette comparaison, ces nouvelles fleurs n'en étant pas moins nommées
et fleurs véritables (fictions), engagent elles-mêmes /dans l'espace
où elles figurent, et pour bien faire saisir combien toutes ces réalités
sont concomittantes/ un autre seuil de la comparaison. Le tout opérera
une boucle analytique qui est un compendium de structure romanesque:
Jeunes filles --> filles-Fleurs
suellement,
dans le genre digressif (dans Tristram Shandy par exemple), le
commentaire, même s'il pèse autant que ce qu'il est supposé
commenter, est renvoyé, dans la syntaxe ou la structure, mais ici, il
est avalé quand il n'avale pas la majeure. Nous avons affaire à
l'arme Proustienne, la virgule.
C'est, encore, une balance de structures
équivalentes, qui va déterminer un genre où l'articulation
comparative est touchée par la comparaison, où le devoir d'un
métaphore lâchée, livrée au récit, est de
se résigner à signifier contre toute nécessité de
performance du récit. Et la virgule y joue le rôle de cette pointe
descendante du trébuchet qui marque les gradations séparant les
plateaux.
Plus exactement, pour décider
de cette gradation et pour suivre une déclaration de Proust à
propos de Bergotte, c'est une structure qui -plus encore qu'elle ne pense- donne
à pe(n)ser, papillon elle-même dans la corolle des comparaisons.
Proust évoque plusieurs foi la gradation des sentiments provoquée
par l'effet-même qu'ils veulent produire; la colère, par exemple,
y est présentée (dans La prisonnière) comme
nourrie dans le tumulte de sa présentation par elle-même, plus
que par la cause qu'elle prétend défendre: ainsi, discours en
reptation qui s'observe gonfler, se goûte, la crise de colère finit
par oublier l'objet de l'emportement, pour lui préférer le spectacle
de sa propre intensité...
a
phrase proustienne est liée à ce système qui fait d'une
métaphore la gourmandise de l'écriture, commentant sans cesse
la métaphore, et rejouant, en l'amplifiant, la scène de sa représentation.
Ce qui est mis en scène, c'est la phrase qui ne s'ignore pas écrire;
la fiction peut à chaque instant se retrancher derrière l'immensité
des fictions qu'elle voudrait interdire. Si nous avons deux cadres que l'esprit
s'acharne à disjoindre:
fille/fleur
a
première opération est au présent de l'action; je note
que le narrateur écrit lui-même (déconvenue non-avouée
et passant presqu'inaperçue dans La prisonnière): " [...] ce
fut justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de son
buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté
de la mienne sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel
sans doute mais non pas moins intime, qu'au rapprochement, à la fusion
de nos corps, à celle de nos ombres."
On peut sans peine imaginer ce que
la mémoire pourra faire d'un présent aussi fabriquant: Proust
fait savoir que, plus que de géographies, un homme devrait changer d'yeux
ou d'esprit pour voir des choses nouvelles, et c'est donc, dès le Coté
de chez Swann, qu'il fait passer, devant le même objet, plusieurs
esprits et des yeux différents.Ainsi, après que le narrateur (et
non pas le héros) de Du côté de chez Swann
ait décrit au fil de touches impressionnistes, lithiques, aimantes, l'église
de Combray soumise exclusivement à l'affection de son regard, quelques
200 pages plus loin nous entendrons le curé décrire, lui, la même
église, au gré d'un appareil uniquement historique, comptable,
traçant la hauteur et la largeur de son fief selon la généalogie
des pierres et des constructeurs.
Bien plus tard, dans A l'ombres des
jeunes filles en fleurs, c'est le peintre Elstir qui décrira l'église
de Balbec en déployant devant les yeux de Marcel la sarabande des significations,
le carnaval des représentations sculptées qui brodent un réseau
d'allégories redoutables aux tympans de toutes les églises romanes.
Ainsi, le cadre aura pu être celui de la jouissance sensuelle, de la mémoire
archiviste ou de la lecture d'un code par son détenteur, aucune ne ces
église n'aura laissé à l'autre la possibilité d'être
plus vraie qu'elle.
our
finir (je ne voudrais pas te gaver), je voudrais te donner un exemple de zone
de perturbation temporelle qu'engage l'utilisation proustienne du cadrage: par
sa fonction double -neutralisation des évènements chassés
autour de lui/animation immédiate du détails qu'il serre- le cadre
agit comme ces écrans servant à fouiller les archives, derrière
lesquels on glisse des microfilms transparents: le lisible y est piégé
par lui dans le visible, mais rien ne corrompt la permanence du hors-cadre;
au contraire, c'est cet abîme de permanence, de gélification du
discours, qui permet à Proust de tirer le meilleur parti du cadrage et
de son illusionisme: imaginons la vacuole pulsatile d'une paramécie jouant
en plus de son rôle celui d'une loupe pour saisir le vif; la périphérie
-le cytoplasme de notre métaphore- englue peu à peu, en les pétrifiant
temporellement, les événements décrits, sans bien entendu
les dissoudre.
Mais la simulation des effets de
continuité dans La recherche ramène sans cesse, brutalement, la
véritable matière qui constitue le cytoplasme, c'est-à
dire notre propre mémoire de lecteur, seule responsable de la pétrification;
lorsque le héros rencontre Gilberte, elle n'est encore qu'une très
jeune adolescente, qu'il abandonnera et nous entraînera donc à
abandonner avec lui... Gilberte, ayant sombré dans cet abîme de
permanence hors-cadre, réapparaît sous l'espèce conservée
de l'enfance (par les évocations-mêmes du héros, qui joue
la reconstitution par la mémoire) dans l'espace adulte d'une Albertine:
notre confusion qui avait fait d'Albertine,
disons, la maturation de Gilberte dans une curieuse hybridation temporelle des
corps, est née de l'ajustement de la coordonnée du temps à
celle de l'espace, plus exactement, de l'espace linée par l'écriture
elle-même; cette confusion est, dans La prisonnière, réduite
à néant par la juxtaposition soudaine de deux jeunes filles qui
ont en fait, en ayant suivi la juste simulation du temps, à peu près
le même âge; et c'est le temps, et non l'espace, qui a révélé
d'un coup la réalité distincte de deux corps.
"Le mort saisit le vif, et l'oiseau ferme
la marche"
G. Bataille
à très bientôt,
amicalement,
L. L. De MARS