II
u-dessus
d’une paire d’invraisemblables pompes italiennes, chapeautées
par les plis cassés d’un revers américain, couraient
deux s en miroir, aiguisés comme des proues, qui filaient
à la ceinture, de laquelle coulaient des plis de rideaux
mous ; les pans longs et lourds d’une veste qui, choisie trois tailles
au-dessus de la sienne, coupait les cuisses juste au-dessus du genou,
faisait — à un cou de jeune fille étranglé
dans une chemise que la méthode et la coquetterie froissaient
— une barrière d’épaules carénées, une
silhouette de Mephisto. Noyés dans l’ombre portée
d’un panama hors d’âge, le regard de Lawrence, toujours assuré,
limpide, toujours certain d’être posé sur un monde
connu, donnait à ce qui sur quiconque autre que lui aurait
senti le carnaval, une homogénéité miraculeuse
; on pouvait dire qu’il n’était qu’habillé, le mieux
possible, chiquement, sans spectacle.
Lawrence,
oui je pouvais bien le pister lui courir après une semaine,
deux, et plus il m’était nécessaire de le voir mieux
il se rendait invisible, injoignable, à se demander s’il
ne plongeait pas comme un lapin dans un de ses propres chapeaux
déclassés dès que j’avais besoin ou envie de
sa conversation ; c’est seulement lorsqu’on leur posait la question
que ses plus proches amis se voyaient forcés d’admettre,
avec l’étrange impression de l’avoir quitté à
l’instant, qu’ils n’avaient pas le moindre renseignement sur son
emploi du temps ou ses activités, ni quand ils l’avaient
vu pour la dernière fois ; s’il avait pu imaginer le mal
que j’avais, moi, dans une si petite ville, petit trou à
tout perdre et surtout son intimité, à planquer mes
miches pour laver le souvenir d’une cuite dégradante, même
à trouver simplement un peu la paix…
Rien
de plus redoutable qu’un goulet de province pour vous enseigner
la mesure — surtout ne pas se laisser traîner derrière
soi—, pour vous rentrer dans le crâne l’irréparabilité
de toutes vos actions. On y boit plus que de raison, bien sûr,
alors c’est pire encore car cette lutte contre l’ennui vous conduit
tôt ou tard à brailler l’inavouable ou en fabriquer
du neuf ; quel alcoolo n’a pas fini sa nuit avec une bite qui traîne
dans le cul ou dans la bouche ? Et quand bien même on se sucre
sur l’alcool, qu’on se civilise, qu’on se fait discret comme une
muqueuse, ça ne modifie en rien l’appétit de tout
par tous dans un paysage sans relief.
Le
type le plus insignifiant gardait dans la suite éteinte des
jours au moins assez d’éclat pour que toutes les langues
participent au brodage de son tissu biographique ; ça clapotait
mouillé tout autour, pas moyen d’y échapper, c’était
même pas la mauvaise intention le calcul ou la méchanceté
le moteur de ces mandibules, cette gourmandise, c’était toujours
l’ennui, terrible ; et quand vous étiez bien emmailloté,
englué dans les fils du bavardage courant, alors on pouvait
commencer à vous pondre dans la tête : rester vivant
dans de telles conditions, c’était surtout servir de garde-manger
aux fantasmes ininterrompus.
Il
y avait bien longtemps que je ne me débattais plus, trop
heureux de pouvoir encore respirer un peu, d’avoir su garder l’estime
de quelques proches contre l’envahissement progressif de ma vie
par des fantômes de moi contre lesquels je me heurtais chaque
jour, dans le cœur desquels on allait volontiers puiser une vérité
dont personne ne voulait entendre l’écho chez moi-même…
Ils dressaient peu à peu un mur infranchissable pour quiconque
aurait souhaité me rencontrer vraiment, et le contentement
que ces brouillons chétifs apportaient aux amateurs de transparence
et de rentabilité avait depuis longtemps effacé tous
les chemins conduisant à ce qui avait certainement été
moi un jour mais qui, à force d’inutilisation, s’était
cru moins résistant et moins vrai que ses reflets illégitimes…
Mais
on avait déjà déplacé quelques pièces,
peut-être même corrigé les règles, quand
personne ne vous avait prévenu que la partie était
entamée… Alors, c’était peut-être de ma faute
: avoir à ce point fini par raser les murs pour me fondre
à leur couleur, forcément, ça aiguisait un
peu l’appétit ; rien de tel pour piquer dans un nerf la torpeur
d’une rumeur.
C’était
toujours troublant de croiser quelqu’un pour la première
fois qui vous regardait d’un bloc sur pied avec l’air d’en savoir
plus long sur vous que vous-même… Et personne ne peut se débattre
là-dedans, la raison la plus dure s’écrase et meurt
dans le molleton d’un panorama complètement irrationnel ;
démentis, silences, atermoiements, tout n’est qu’aveu à
ce moment-là, il vaut mieux faire le chien et aller pisser
en traviolant un peu plus loin.
Avant
que ne soit clairement établie ma déchéance
— amorcée par ma fuite de la vie publique — j’avais pendant
quelques années tiré un bien curieux bénéfice
de cette gélification : on venait mirer en moi un peu de
l’aventure dont chacun veut pour sa vie passée sans danger
pour sa vie présente.
On
passait me voir à l’atelier où je couvrais quelques
toiles par jour pour réveiller le temps largué, et,
surtout, ranimer l’éclat et la dorure d’une jeunesse qu’on
avait laissée loin, le meilleur moyen pour y parvenir étant
de m’interdire l’âge adulte à jamais ; et, terriblement,
s’amenuisait dans ces visites aux odeurs assez dégoûtantes
de spiritisme, la seule richesse qu’on pouvait bien trouver à
ma vie merdouillarde : le temps qu’elle me laissait.
On
venait cueillir dans mon appartement des fleurs dont pour rien au
monde on n’aurait décoré son salon, et dont le parfum
entêtant donne en fait des maux de crâne… Mais voilà,
il est bon, semble-t-il, de se dire qu’on en apprécie l’espèce
par-dessus tout, qu’elle est rare et ne s’offre qu’aux nez,
aux vrais nez… En d’autres termes, on venait régulièrement
vérifier la pérennité d’une vieille rengaine,
celle qui avait inscrit un jour mon visiteur au rang d’homme d’exception,
dont la malchance ou la nécessité avait écarté
l’avenir artistique et intellectuel… Que ce dernier n’ait fait qu’un
an d’efforts — le plus souvent assistés lourdement — pour
toute une vie à venir, lui suffisait amplement pour peu qu’ils
soient ravivés par le souvenir auprès de moi ; j’étais
le gardien du trésor le plus poussiéreux et le plus
fauché du monde. La même pièce frappée
au centième, et chacun venait croire chez moi admirer l’original.
Je
ne sais plus comment c’était arrivé exactement, comment
j’avais laissé pourrir les choses, mais bon, c’est ainsi
que ça se passait : moi dont personne n’aurait envié
la vie miteuse et surtout pas l’encombrement des idées, moi
dont parfois la compagnie semblait si inavouable en ville qu’on
riait de tout ce que je pouvais dire en société pour
en atténuer l’effet tout en préservant cette étrange
complicité de ceux à qui on ne la fait pas, et bien
on me visitait pour me faire savoir qu’il y avait eu un moment,
un lieu pour le prestige, un truc en commun inouï, comme une
sorte de contrat, enfin, que je n’aurais pas été dupe,
moi, que je la connaissais la vraie valeur de leur vie, et c’était
la vie et elle seule, pourtant, qui les conduisait à se tortiller
comme ça pour se glisser dans son cours, à salir leurs
ambitions, à se ruiner la santé et le bavardage avec
des crétins, Dieu que j’avais de la chance, me rappelait-on,
d’échapper à tout ça…
Rien,
pourtant, ne venait leur rappeler que c’était par là
où j’y échappais que venait s’aboucher leur lâcheté,
qu’ils s’abandonnaient au point de devoir me rendre visite, alors
que la vie quotidienne dont ils se navraient, curieusement, ne m’invitait
jamais à leur table…. On venait chez moi faire son devoir
de conversation, assuré de la discrétion d’une visite
au bordel, avant de se replonger le plus vite possible dans le bain
des jours sans peine, l’esprit repeint, sûr qu’on était
bien au-dessus de cette mare où pourtant on avait choisi
de clapoter ; et — dans le même mouvement — bien certain aussi
que tout ce qui s’y opposait était vain, que toutes ces histoires
coûteuses et sans rendement, au fond, ces livres opaques et
ces tableaux guères déchiffrables et pas bien beaux,
c’était des fariboles de jeunesse dont il fallait effectivement
se débarrasser. On en avait fait, en vérité,
ce qu’il fallait en faire ; deux ou trois bons souvenirs.
On
revenait pourtant assez souvent me secouer un peu le tapis, me réévoquer
les pendeloques de vieilles splendeurs étudiantes, la beauté
de vieux engagements artistiques, de mortes témérités
éternelles, sans que jamais n’ait semblée choquante
la violence faite au sens de ces actions ternies — pour peu qu’elles
en aient eu un jour — par les déterminations libérales
qui étaient désormais à l’ordre du jour. Untel
m’évoquait tout ce qui, à l’université, brimait
son enthousiasme, réduisait tyranniquement — il disait :
" la tyrannie des veaux ! "— sa générosité
culturelle… il vous aurait secoué tout ça, mais les
autres, hein, les autres … Lui qui aurait tant voulu faire de meilleurs
devoirs (toujours sous-notés parce qu’il allait trop loin,
c’était pas au programme), ou de meilleurs exposés
(toujours sous-évalués parce qu’ils étaient
trop vifs, allaient trop vite en besogne pour le niveau). Lâchement,
j’acquiesçais au faux gâchis ; un autre me parlait
de ces peintres que lui seul avait su voir, bien qu’ils fussent
de tous les catalogues (tour de force étrangement plus difficile
à ses yeux que de trouver les marges dans les marges…), ceci
pendant que planait encore dans l’appartement l’odeur fraîche
et écœurante de la résine acrylique, des liants élastomères,
qui n’avait secoué à aucun moment sa curiosité
d’esthète.
Et
puis un jour c’est parti, c’était devenu trop difficile de
maintenir en vie des souvenirs de plus en plus moribonds. J’avais
désormais retrouvé tout mon temps, et maintenant que
je ne l’occupais plus à tendre des crachoirs, tous en concluaient
que je le brûlais à rien foutre.
Lawrence,
je l’ai dit, savait se rendre invisible ; et ce salopard savait
aussi bien se rendre insaisissable; il distillait avec contrôle
juste ce qu’il fallait d’informations sur son compte, judicieusement
choisies vraies et fausses, rebondissait en calculant avec science
sur les échos de la trente-sixième main si fidèle,
juste ce qu’il faut d’extravagance et de mystère à
deux balles pour que la bête soit nourrie et ronronne en lui
foutant une paix royale.
Quand
je l’ai rencontré, que j’avais même failli lui rentrer
dedans sans le voir, roulaient encore les frétillements des
noms qui filaient au cour rêvé de ma Liseuse, des apostrophes
pleines et charnues, boucles au duvet léger de ses deux oreilles
moulées au doule de Dulcinea, doule
à mordiller, élastique, doux cinéma, le claquement
de langue contre ses dents, qu’elle avait puissantes et carrées,
écartées par le suçotement infini des pailles
des limonades, trois touches du piano Lo-li-ta — bien sûr
—, mais aussi ce triangle trapu courant du lo du lolo droit
au li reflet de la chute ouverte du il de nombril
et ta-ta-ta-tata grimpant au sein gauche — elle moulait tout ça,
comme elles faisaient toutes ces temps des premiers rafraîchissements,
dans des pulls noirs et étroits qui claironnent par l’amorce
creusée dans ce triangle de laine fine entre deux seins comprimés
la proximité d’une petite vulve bombée dont elle est
l’écho civilisé, Ada deux syllabes tendues sous le
menton, rejoignant les clavicules, cordes agitées sous la
peau dès qu’elle se tournait vers les rayonnages de livres,
ouverte comme un question publique Esmeralda, et close dans l’affirmation
que oui, mon pauvre cœur d’oiseau niais pétri chaque jour
dans la confusion des bonnes et mauvaises lectures et — surtout
— des bonnes et mauvaises façons de lire, mon cœur avait
trouvé une fois encore une page assez blanche, un autre cœur
assez inconnu pour y tracer les bafouillements des noms, un nouveau
manifeste amoureux, dixième descendant d’une lignée
annuelle d’enthousiasmes, chacun rendant ses battements plus douloureux
à mesure que s’égrenaient les échecs…
Je
laissai une fois encore m’envahir le bourdon léger de sa
respiration, Emma, me plongeant de quelques paliers encore dans
le seul sentiment profond que je me connaisse, ma douleur — mon
orchestre — le seul en fait qui me soit assez familier, qui ne m’effraie
pas ; poussée devant moi l’insondable torture de chacun de
mes jours, dont je ne connaîtrai pas encore avec certitude
l’étendue quand j’aurai déjà été
cent fois déçu par l’inconsistance et l’étroitesse
de mon bonheur…
J’en
ai tellement peinturluré d’Elvira studieuse, Edwarda en guenilles,
de Natacha, Rebecca, Lolita, Lolita ces inconnues mieux choisies
pour épuiser toutes les facettes d’un désir que de
vraies femmes rendraient trop pénétrable et vrai,
que je ne verrai bientôt plus rien que des films transparents
où sont peintes des silhouettes, archivés comme une
bibliothèque, et vivra la branlette à jamais, le repos
éternel après la soif étanchée.
"
Pauvre couillon " c’est avec exactitude ce que j’aurais entendu
si j’avais simplement évoqué la musique qui m’enveloppait
tout au long du chemin, " Pauvre couillon " Lawrence impeccablement,
et pour rien au monde alors que j’étais dans la pâte
organique des élans amoureux, je ne t’aurais parlé
de ma Liseuse cher vieil ami, pour n’être pas couillon encore
un peu plus loin, car il me faut à moi comme à tous
un boudoir bien isolé pour rouler dans la couillonnade ;
il n’était pas question de te parler de mon rendez-vous,
non, pour rien au monde je n’aurais voulu soumettre à ton
jugement acide cette jeune fille miraculeusement passée à
travers les mailles du jugement ordinaire à mon propos, moins
encore te laisser écorner ma fébrilité, mon
impatience, déjà mon amour!, j’allais l’aimer, ça
brillait d’une évidence éternelle, oui oui sans aucun
doute puisque je les aimais toutes, à chaque fois.
Deux
fils d’acier me tirèrent brusquement par mes semelles fumantes
de ce face-à-face avec Lawrence pour me traîner d’un
jet à travers la moitié de la ville que je venais
de traverser ; et j’espérais bien puiser dans ce brusque
mouvement de mémoire — qui nous fait recomposer un ensembles
d’actes maillés par le hasard, le désœuvrement ou
la fuite, comme une chaîne organisée — de quoi bredouiller
une anecdote qui puisse voiler cette rougeur montante (je la sentais
distinctement et c’était l’enveloppe même de ma Liseuse
qui se glissait sous ma peau comme une membrane nouvelle) et qui
tienne le crachoir à mon terrible ami.
Tiré
ainsi en arrière dans ce film syncopé qui faisait
avaler la fumée aux pots d’échappements et passer
les feux tricolores de l’orange au vert, je fus arrêté
net par l’échelle, devant la librairie.
Il
fallait juste cet écart de vitrine, ce petit pas de côté
qui m’avait, bien que je fusse passé sous cette échelle,
éloigné de l’aquarium si souvent observé dans
lequel barbotait les autres jours de la semaine ma Liseuse désirée,
pour trouver l’arbre susceptible de cacher la forêt. Ce que
j’avais vraiment vu ou pas à ce moment-là se teintait
des fumées des proverbes, scène si souvent vécue
que les faibles variations la faisant trembler la confinent à
l’abstraction, ou encore scène si souvent évoquée
sans être vue, parce que son origine est déjà
celle de l’usage — ici la superstition — et des discours généraux,
que dans le ressassement des conclusions qu’elle nous propose (qui
se proposent à nous avec ou sans elle), elle dessine déjà
les circonstances propres à les accueillir de façon
exacte, définitive.
C’étaient
deux pieds gras roulant sur eux-mêmes comme des ballons remplis
d’eau, deux guibolles cariées de varices dandinant devant
l’échelle posée contre le mur, c’étaient, quels
que fussent l’âge, le sexe ou la condition des promeneurs,
les hésitations, les questions que nous pose l’éternelle
anxiété des heures devant le cours assassin des épidémies
comme devant la rubéole du petit, et la fatale réponse
: la préférence pour l’enchaînement divinatoire
sur l’acceptation d’une distribution hasardeuse des coups portés
par la souffrance ; ici, il est si difficile de mieux puiser à
sa mémoire le pas d’une femme qui affirme en silence qu’elle
ne craint rien — renforçant, par l’allant exagérément
assuré qu’elle y met la permanence et la puissance de la
sotte terreur — que se laisser envahir par les anciennes discussions
soutenues sur les règles et les prodiges nés de l’horreur
du fatum… Rien n’est plus improbable pour moi que de savoir qui
nous gouverne, de notre souvenir ou de notre imagination.
Impossible
en tout cas, de savoir si cette femme basse équilibrée
par des sacs de supermarché s’écartant de l’échelle
était le produit théorique de mon horreur des mancies
et des mystifications, ou le compte-rendu exact de mon observation
du jour, celle, si courante, qui conduit à remarquer que
si la superstition entraîne le doute, elle n’écarte
pas pour autant l’obéissance à ses règles.
Rien de tout ça n’était vrai, sans doute…
Mais
au moment où je racontais à Lawrence avec de nombreux
détails les piétinements de cette femme et de tous
ceux qui suivirent devant l’échelle, je ne pouvais m’empêcher
de penser que la distance dans laquelle je tenais tout élément
de vie réelle chez les femmes que je rencontrais ou cherchais
à rencontrer, n’avait rien à envier à cet occultisme
qui consiste à tenir la raison dans la même méfiance
que l’ensemble des superstitions qu’elle ruine. Nous semblons toujours
préférer écarter du champ de nos dispositions
ce dont nos choix sont vraiment féconds et définitivement,
préférant le faux génie des images et des fatalités
indicibles ; ainsi, l’amateur de fariboles ne s’étonnera
pas de la médiocre qualité des récits de ceux
qui y souscrivent, de la quasi nullité de la caricature théorique
qui les soutient, là où il cherchera dans le plus
flou des horizons un point susceptible d’obscurcir le discours de
la raison ; il voudra surtout ignorer que les récits de la
raison contredisant ses amours affligeants sont non seulement légion,
mais aussi producteurs de toutes les merveilles d’un siècle
qui est le sien mais qui le terrorise.
Je
décrivais à Lawrence jusqu’aux boucles d’oreilles
de cette femme dans l’espoir que, gonflée de mon insistance
et des éclats de mon rire forcé, cette anecdote masquât
la seule chose dont j’avais envie de parler, rendît imperceptible
la vraie source de ma nervosité, l’adorable Liseuse qui avait
conduit mes pas jusqu’ici, dont j’avais obtenu grâce à
lui un rendez-vous, dont j’ignorais à peu près tout
et que, au grand jamais — et sans doute une fois encore, craintivement,
pour ne risquer de rien briser — je n’aurais sortie de cette ombre
cotonneuse où la maintenait mon désir.
Ce
qui se déplaçait, enfin c’est ce qui me semblait,
ce n’étaient pas les pupilles de Lawrence, mais la lumière
glissante à la surface de ses yeux, comme si du jour au jour
l’éclat lui en était donné par une perspicacité
éternelle obéissant au soleil comme j’obéissais
au mensonge pour ne pas lui évoquer la seule chose au monde
dont, vraiment, j’avais envie de lui parler.
|