IV
( deuxième partie )
16,
10..
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En haut à gauche, contaminant l’angle du champ, à
peine perceptible touffe blanche distendue, "le cirrus
culmine à dix kilomètres ", vague souvenir
d’école sur bleu délavé.
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File comme la pluie, du toit brisé à la Mansart
hérissé d’antennes, une gouttière d’un
gris de plomb
-
Derrière chacune des fenêtres (ce sont des éclats
alternés de lumière voilée et de reflets
du ciel), des vies inconnaissables
-
Portée sans clé des lignes téléphoniques
tronçonnant la façade
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5 blanc, maniéré, sur émail bleu, mordu
de rouille
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Belle bouche, j’aurais pu aimer cette bouche
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Tranche de cuisse libre entre bas et jupe
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Chevrons d’une semelle dans la pâte verte mâchée
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Éclair, qui éclate en billes lumineuses,
phosphènes
À
chaque mot ses dents dégagées font un chapelet de
points blancs. La petite goutte de Vermeer.
C’est
tout ce que me permet de voir de son visage le gouffre d’ombre que
compose l’alcôve où s’enfonce son fauteuil. Des minces
serpents de lumière, lacis changeant aux plafonds des piscines,
me renseignent sur les déplacements de sa bure, arêtes
de tissus mouvantes avalées par la niche. Ces plis, nettement
cassés et rares sur le scapulaire et la capuche noirs, s’étalent,
écrasés, multipliés comme des branches, et
se fondent dans la masse crémeuse des pans de la tunique.
La lumière vient de ma gauche, elle se déchiquète
dans le vitrail, sobre, croisillonné, sans couleur. Elle
porte sur le tissu brisé les lignes irrégulières
d’une cartographie élevant aux îlots plissés
des courbes de niveau tremblantes. Mais ce sont ses dents, en fait,
marquant d’un damier serré la découpe anguleuse de
son visage illisible, qui donnent toute la lumière. Je me
laisse lentement gagner par l’hallucination dans cette bouillie
d’ombre silencieuse, de laquelle j’ai bien du mal à extraire
la silhouette du dominicain. Je me suis dit " la bouillie d’ombre
silencieuse ", et c’est seulement à ce moment que j’ai
pris conscience de ceci : les claquements fébriles des dents,
que je croyais mastiquer un bavardage continu, ne laissent s’échapper
aucun son. Son visage s’avance vivement dans la lumière ;
il n’a pas de lèvres, la peau manque sur tout le menton,
la gorge, jusque sous le nez. Ses deux mains fouaillent nerveusement
dans l’ombre, j’en " sens " les mouvements comme ceux
de deux animaux captifs.
"
Vous voulez un médecin ? "
Sous
le poignet, une écaille vibrante pend ; quand la lumière
vient toucher cette pulpe rouge, il la détache brusquement
de son bras comme de la chair de poisson cuite. Ses doigts longs
se glissent dans l’entaille pleurante, filent sous la peau, soulèvent
le dos de ces galeries tendues, déchirent ; je le regarde
s’éplucher comme un fruit, et ses paroles viennent à
moi, raisonnées, il cache son visage, dont la lumière
troue maintenant les joues comme le vitrail, sous sa capuche noire,
et ses paroles se font entendre, d’abord comme un sac de plume,
une autre langue, rigoureuse mais étouffée ; curieusement,
je comprends ce qu’il me dit.
"
Ça va ? Vous voulez qu’on appelle un médecin ? "
Un
filet de peau poisseux tombe en sifflant, s’ouvre en touchant le
sol comme une fleur charnue, s’évanouit.
"
Vous entendez ce que je dis ?
-Oui,
oui, j’entend très bien ; non, ça va aller, pas la
peine d’appeler un médecin, ça va aller.
-Vous
êtes sûr ?
-Oui,
je suis sûr ; mais lâchez-moi, je peux très bien,
lâchez-moi je vous dis, je peux me relever tout seul bordel
!"
Saloperie
de lumière, je plisse tellement les paupières pour
la soutenir que les pommettes m’en font mal. Où est le putain
de gros con qui vient de me gameller ? Le dos et les coudes me picotent
comme si les moindres détails du bitume s’y étaient
imprimés.
"
Je suis vraiment désolé, vous étiez là,
le nez en l’air, j’ai même klaxonné, mais on dirait
que vous avez pas entendu !
-
C’est ça, j’ai pas entendu ; mais bon, on est en ville, quand
même, merde !
-
Vous regardiez même pas devant vous ! "
Mais
il va m’engueuler maintenant cet abruti ! Qu’est-ce que tu viens
me parler de ton droit alors que t’écrabouilles un type ?
Putain : un type ! C’est un peu plus précieux que ton droit,
espèce de tête de nœud d’automobiliste à la
con !
Il
y a dans mon œil quelque chose qui fait tain, qui lui renvoie sa
colère en l’en dépossédant, moi, écarlate,
bouilli, qui doit avoir assez quelque chose de Méduse — terrassée—,
un vague crachat de chair avec, comme œuf dans ce nid informe battu,
un œil qui le regarde voir. Sa rage à mon encontre est celle
qu’il me reproche de ne pas lui assener, au fond, alors il fait
le boulot de la colère à ma place. Comme mes oreilles
sont encore bouchées dans l’étrange altitude figée
de la douleur, sa bouche se fond dans des cris presque muets qui
vont s’étouffer dans un matelas d’os émiettés.
Ainsi, mon silence et sa colère jouent une scène travestie
attribuant aveuglément des rôles à contre-pied
parce qu’il faut qu’elle soit jouée coûte que coûte.
Je l’engueulerais bien, moi, s’il y tient tant que ça, il
pourrait se reposer et tenir sagement sa culpabilité. Mais
je n’en ai pas la force ; je me relève dans autant de corps
qu’égrène un film déroulé, lentement.
En luttant contre l’attraction terrible qui aimante ma nuque, plus
lourde que tout le reste de mon corps, au sol.
Je
sais bien, confusément, que s’il n’y avait pas tous ces gens
attroupés autour de nous, il m’en collerait bien une, et
pas seulement pour achever le travail. Pour décoller Méduse
qui fait onduler sa grimace sur la peau même du héros,
qui rend à la grimace et à la mort tous les mobiles
de l’héroïsme.
Avouons
que nous avons tous eu un jour l’envie de nous habiller, en voyant
pour la première fois Barthélémy tendant sa
peau arrachée… être le cheval de Troie de son propre
corps, arrivé déguisé devant sa propre peau,
vers l’intérieur, pour nous méduser. Plèvre
et poumons, dure-mère, besace en couches des entrailles,
le carnaval secret de l’oignon. Il y a là-dedans quelque
chose de la parole, du frontalier, l’épreuve d’une certaine
limite indépassable à la définition.
Je
vois mon agressif automobiliste regagner sa caisse en couinant des
trucs que je loue mes tympans, battant comme si ma carotide les
traversait, de ne pas décoder.
J’ai
revu avec Lawrence, il y a deux jours, une des bizarreries qui émaillent
la filmographie de Fritz Lang, Liliom ; passés au
crible de l’anamnèse contrainte, tous les événements
qui composent la vie de Liliom se rejouent devant ses yeux au Paradis,
dans une étrange mascarade : c’est le sens qui reprend les
rênes, tient le premier rôle et révèle
d’un coup son éternelle trahison. Il y a des moments où
se superposent avec une confondante application le verbe être
avec le verbe mentir, comme si le mensonge était la vérité
de tout acte, que l’opacité dans laquelle il roule sa membrane
était le seul éclairage disponible pour cette vérité
insaisissable. Incrédule devant cette violente démonstration
des comptables célestes, Liliom se voit moucheron dans la
glu du temps, le temps de l’action devant lequel il avait déposé
les armes de toute responsabilité. Il est saisi, brusquement,
d’effroi devant le sens du verbe aller, qui est peut-être
l’hybride insoupçonné des verbes être et mentir.
Les anges lui font une belle démonstration de cinéma,
la voix off supervisant le sens, l’imprimant jusqu’à la contradiction
à tout ce que déroule la bande, vieille affaire. Liliom
gifle sa femme comme cet automobiliste m’engueulait, il se donne
au verbe aller, c’est-à dire à la colère. Elle
est toujours contre soi, contre soi donné à elle,
et c’est toujours Méduse qui l’emporte. La sienne est l’aveu
de sa faute, et il frappe celle qui l’y renvoie par le silence qu’elle
fait sur le sens. Qui n’a pas eu envie de ravager une vérité
muette ? Méduse est la mélancolie même, déraisonnable
corps de femme spéculaire ne renvoyant à l’infini
que le reflet des hommes qui y plonge le regard.
C’est
la perception fautive — cinématographique — du découpage
de mes mouvements en une séquence d’images arrêtées
qui a réveillé Liliom ; qui a réveillé
cette conversation d’avant-hier avec Lawrence, à la fin de
la projection : je l’ai convié à un étrange
jeu de piste, né de ma découverte de l’usage récurrent
que font les cinéastes de ce que j’ai appelé : "signifiants
paradoxaux". J’avais d’abord dit "signifiants contradictoires",
ce qui ramenait à une vague histoire de grammaire une aventure
rhétorique ; disons que ça supposait seulement un
ordre, et sa contradiction : du ping-pong… pas grand-chose à
voir avec la formidable invention d’un autre ordre qu’évoquaient
mieux mes " signifiants paradoxaux ".
"Moi
je veux bien chercher mon vieux, mais donne moi au moins la forme
de ce que je cherche".
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