Moteurs
ou
Les Augures


Stéphane Batsal & L.L. De Mars


IV
( deuxième partie )

 


16, 10..
- En haut à gauche, contaminant l’angle du champ, à peine perceptible touffe blanche distendue, "le cirrus culmine à dix kilomètres ", vague souvenir d’école sur bleu délavé.
- File comme la pluie, du toit brisé à la Mansart hérissé d’antennes, une gouttière d’un gris de plomb
- Derrière chacune des fenêtres (ce sont des éclats alternés de lumière voilée et de reflets du ciel), des vies inconnaissables
- Portée sans clé des lignes téléphoniques tronçonnant la façade
- 5 blanc, maniéré, sur émail bleu, mordu de rouille
- Belle bouche, j’aurais pu aimer cette bouche
- Tranche de cuisse libre entre bas et jupe
- Chevrons d’une semelle dans la pâte verte mâchée
- Éclair, qui éclate en billes lumineuses,
phosphènes

 

À chaque mot ses dents dégagées font un chapelet de points blancs. La petite goutte de Vermeer.

C’est tout ce que me permet de voir de son visage le gouffre d’ombre que compose l’alcôve où s’enfonce son fauteuil. Des minces serpents de lumière, lacis changeant aux plafonds des piscines, me renseignent sur les déplacements de sa bure, arêtes de tissus mouvantes avalées par la niche. Ces plis, nettement cassés et rares sur le scapulaire et la capuche noirs, s’étalent, écrasés, multipliés comme des branches, et se fondent dans la masse crémeuse des pans de la tunique. La lumière vient de ma gauche, elle se déchiquète dans le vitrail, sobre, croisillonné, sans couleur. Elle porte sur le tissu brisé les lignes irrégulières d’une cartographie élevant aux îlots plissés des courbes de niveau tremblantes. Mais ce sont ses dents, en fait, marquant d’un damier serré la découpe anguleuse de son visage illisible, qui donnent toute la lumière. Je me laisse lentement gagner par l’hallucination dans cette bouillie d’ombre silencieuse, de laquelle j’ai bien du mal à extraire la silhouette du dominicain. Je me suis dit " la bouillie d’ombre silencieuse ", et c’est seulement à ce moment que j’ai pris conscience de ceci : les claquements fébriles des dents, que je croyais mastiquer un bavardage continu, ne laissent s’échapper aucun son. Son visage s’avance vivement dans la lumière ; il n’a pas de lèvres, la peau manque sur tout le menton, la gorge, jusque sous le nez. Ses deux mains fouaillent nerveusement dans l’ombre, j’en " sens " les mouvements comme ceux de deux animaux captifs.

" Vous voulez un médecin ? "

Sous le poignet, une écaille vibrante pend ; quand la lumière vient toucher cette pulpe rouge, il la détache brusquement de son bras comme de la chair de poisson cuite. Ses doigts longs se glissent dans l’entaille pleurante, filent sous la peau, soulèvent le dos de ces galeries tendues, déchirent ; je le regarde s’éplucher comme un fruit, et ses paroles viennent à moi, raisonnées, il cache son visage, dont la lumière troue maintenant les joues comme le vitrail, sous sa capuche noire, et ses paroles se font entendre, d’abord comme un sac de plume, une autre langue, rigoureuse mais étouffée ; curieusement, je comprends ce qu’il me dit.

" Ça va ? Vous voulez qu’on appelle un médecin ? "

Un filet de peau poisseux tombe en sifflant, s’ouvre en touchant le sol comme une fleur charnue, s’évanouit.

" Vous entendez ce que je dis ?

-Oui, oui, j’entend très bien ; non, ça va aller, pas la peine d’appeler un médecin, ça va aller.

-Vous êtes sûr ?

-Oui, je suis sûr ; mais lâchez-moi, je peux très bien, lâchez-moi je vous dis, je peux me relever tout seul bordel !"

Saloperie de lumière, je plisse tellement les paupières pour la soutenir que les pommettes m’en font mal. Où est le putain de gros con qui vient de me gameller ? Le dos et les coudes me picotent comme si les moindres détails du bitume s’y étaient imprimés.

" Je suis vraiment désolé, vous étiez là, le nez en l’air, j’ai même klaxonné, mais on dirait que vous avez pas entendu !

- C’est ça, j’ai pas entendu ; mais bon, on est en ville, quand même, merde !

- Vous regardiez même pas devant vous ! "

Mais il va m’engueuler maintenant cet abruti ! Qu’est-ce que tu viens me parler de ton droit alors que t’écrabouilles un type ? Putain : un type ! C’est un peu plus précieux que ton droit, espèce de tête de nœud d’automobiliste à la con !

Il y a dans mon œil quelque chose qui fait tain, qui lui renvoie sa colère en l’en dépossédant, moi, écarlate, bouilli, qui doit avoir assez quelque chose de Méduse — terrassée—, un vague crachat de chair avec, comme œuf dans ce nid informe battu, un œil qui le regarde voir. Sa rage à mon encontre est celle qu’il me reproche de ne pas lui assener, au fond, alors il fait le boulot de la colère à ma place. Comme mes oreilles sont encore bouchées dans l’étrange altitude figée de la douleur, sa bouche se fond dans des cris presque muets qui vont s’étouffer dans un matelas d’os émiettés. Ainsi, mon silence et sa colère jouent une scène travestie attribuant aveuglément des rôles à contre-pied parce qu’il faut qu’elle soit jouée coûte que coûte. Je l’engueulerais bien, moi, s’il y tient tant que ça, il pourrait se reposer et tenir sagement sa culpabilité. Mais je n’en ai pas la force ; je me relève dans autant de corps qu’égrène un film déroulé, lentement. En luttant contre l’attraction terrible qui aimante ma nuque, plus lourde que tout le reste de mon corps, au sol.

Je sais bien, confusément, que s’il n’y avait pas tous ces gens attroupés autour de nous, il m’en collerait bien une, et pas seulement pour achever le travail. Pour décoller Méduse qui fait onduler sa grimace sur la peau même du héros, qui rend à la grimace et à la mort tous les mobiles de l’héroïsme.

Avouons que nous avons tous eu un jour l’envie de nous habiller, en voyant pour la première fois Barthélémy tendant sa peau arrachée… être le cheval de Troie de son propre corps, arrivé déguisé devant sa propre peau, vers l’intérieur, pour nous méduser. Plèvre et poumons, dure-mère, besace en couches des entrailles, le carnaval secret de l’oignon. Il y a là-dedans quelque chose de la parole, du frontalier, l’épreuve d’une certaine limite indépassable à la définition.

Je vois mon agressif automobiliste regagner sa caisse en couinant des trucs que je loue mes tympans, battant comme si ma carotide les traversait, de ne pas décoder.

J’ai revu avec Lawrence, il y a deux jours, une des bizarreries qui émaillent la filmographie de Fritz Lang, Liliom ; passés au crible de l’anamnèse contrainte, tous les événements qui composent la vie de Liliom se rejouent devant ses yeux au Paradis, dans une étrange mascarade : c’est le sens qui reprend les rênes, tient le premier rôle et révèle d’un coup son éternelle trahison. Il y a des moments où se superposent avec une confondante application le verbe être avec le verbe mentir, comme si le mensonge était la vérité de tout acte, que l’opacité dans laquelle il roule sa membrane était le seul éclairage disponible pour cette vérité insaisissable. Incrédule devant cette violente démonstration des comptables célestes, Liliom se voit moucheron dans la glu du temps, le temps de l’action devant lequel il avait déposé les armes de toute responsabilité. Il est saisi, brusquement, d’effroi devant le sens du verbe aller, qui est peut-être l’hybride insoupçonné des verbes être et mentir. Les anges lui font une belle démonstration de cinéma, la voix off supervisant le sens, l’imprimant jusqu’à la contradiction à tout ce que déroule la bande, vieille affaire. Liliom gifle sa femme comme cet automobiliste m’engueulait, il se donne au verbe aller, c’est-à dire à la colère. Elle est toujours contre soi, contre soi donné à elle, et c’est toujours Méduse qui l’emporte. La sienne est l’aveu de sa faute, et il frappe celle qui l’y renvoie par le silence qu’elle fait sur le sens. Qui n’a pas eu envie de ravager une vérité muette ? Méduse est la mélancolie même, déraisonnable corps de femme spéculaire ne renvoyant à l’infini que le reflet des hommes qui y plonge le regard.

C’est la perception fautive — cinématographique — du découpage de mes mouvements en une séquence d’images arrêtées qui a réveillé Liliom ; qui a réveillé cette conversation d’avant-hier avec Lawrence, à la fin de la projection : je l’ai convié à un étrange jeu de piste, né de ma découverte de l’usage récurrent que font les cinéastes de ce que j’ai appelé : "signifiants paradoxaux". J’avais d’abord dit "signifiants contradictoires", ce qui ramenait à une vague histoire de grammaire une aventure rhétorique ; disons que ça supposait seulement un ordre, et sa contradiction : du ping-pong… pas grand-chose à voir avec la formidable invention d’un autre ordre qu’évoquaient mieux mes " signifiants paradoxaux ".

"Moi je veux bien chercher mon vieux, mais donne moi au moins la forme de ce que je cherche".

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