V
ouant
de la roue des signifiants mise en branle, bande son — mimétique,
orchestres, parasites — texte dialogué ou off, et bien entendu
: images, tout ça soumis au jeu de couches infinies, un cinéaste
peut faire concourir des éléments qui en tout autre
domaine artistique se confondraient dans la pâte du médium
pour ne produire, au bout du compte, qu’une aporie. Tout écrivain
ayant voulu plier son récit à la narration d’un imbécile
fictif connaît les limites de cet exercice ; si le paradoxe
est de dégager de ce procédé une finesse en
creux, il va bien falloir, un moment, lâcher le morceau, bricoler
quelque chose signalant l’imposture ; et si par malheur une lumière
d’esprit vient à toucher momentanément les propos
du narrateur, c’est tout le récit qui sera mis sous le coup
d’une adéquation à l’auteur, imbécillité
comprise. D’une manière générale, toute émission
d’un signifiant paradoxal, selon mon hypothèse, aboutit dans
toute autre ouvrage que le cinéma à une situation,
une œuvre paradoxale. Lawrence ne voyant pas du tout où je
voulais en venir était privé de la façon dont
il envisage une conversation : un fil sur lequel tirer pour me contredire.
J’ai choisi pour l’éclairer le plus vulgaire des signifiants
paradoxaux, celui-là, au moins, n’avait pas pu lui échapper.
À
défaut d’entraînement oriental ou de dopant de premier
ordre susceptible d’imprimer à un acteur la course du guépard
et voulant —probablement — s’épargner l’effet comique qu’entraîne
derrière elle la bande accélérée, ou
encore l’aspect cartoon des flous directionnels qui font au déplacement
d’un personnage la queue d’une comète, le réalisateur
de la série " L’homme qui valait trois milliards "
décide d’infliger aux scènes de courses surhumaines
de Steve Austin un ralentissement. La musique elle-même accompagne
le paradoxe, se découpe, se saccade à son tour, elle
s’émiette. C’est bien l’idée cinétique qui
est choisie pour cible, légère parallaxe de l’objectif,
entraînant le mouvement représenté dans la chaîne
sémantique. L’idée cinétique est ici inséparable
du matériau filmique qui la transcrit, ce qui suppose un
brusque retranchement du spectateur derrière un découpage
à lui interdit, une fiction de l’impossible pour autoriser
le retour du regard, une visibilité imperceptible que le
ralenti aura rétabli, d’après la bande : la bande
de toutes les bandes, intercalée dans le champ du spectacle,
écran du savoir sur l’écran du visible. Ce ralenti
fictionne, non pas la durée, mais le lien furtif qui rassemble
spectateur et projection. Cette ingéniosité du paradoxe
présume, pour que l’immense soit perçu comme tel —
l’immense rapidité par le ralenti comme l’immensité
du géant morcelé par le cadrage — une connaissance
établie du cinéma, de son principe comme de sa grammaire.
Lawrence avait trouvé la démonstration plus claire,
l’argument scandaleusement surévalué par rapport à
mon exemple miteux — ce dont je convenais, évidemment — mais
imaginait mal un usage intensif de ce genre de truc, et plus mal
encore à quelles autres situations pourrait bien répondre
un de ces signifiants paradoxaux.
-
Tu te fous quand même un peu de ma gueule : tu me fais miroiter
un petit bonheur de cinéphile, et pour étayer tes
prospectives — je vois pas très bien d’ailleurs où
elles vont nous conduire — tu me balances une série merdique
des années 70.
À
ce moment là, je savais précisément où
il voulait en venir ; je n’insistais pas, il retournait le couteau
dans la plaie biographique, pour me montrer que quand je voulais
démontrer quelque chose, je ne reculais pas devant la mise
en péril — voire la contradiction absolue — de ce que j’avais
pu défendre, avec autant d’aplomb, auparavant.
-
T’exagères, là : je voulais juste un exemple dont
je sois sûr que tu le connaitrais, c’est tout. Je m’intéresse
pas du tout à cette série, mais on peut toujours imaginer
une petite lueur même chez un producteur de merdes, paf, la
petite épiphanie. Après tout, ces cons déricains
ont tous vu Citizen Kane, et pour nous pondre leurs kilomètres
de cochonneries calibrées, ils ont sûrement rogné
un jour sur leurs ambitions… Tu peux quand même leur en imaginer,
non ? Ce serait beaucoup moins improbable d’imaginer un chieur de
pellicule ayant rêvassé d’être le nouveau Mankiewicz
et tout lâché devant l’ampleur du boulot, les risques
encourus, les producteurs qui vont jamais au cinéma, la paye
qui arrive pas, que d’imaginer des mecs dont l’ambition de départ
ait toujours été de mettre en scène des martiens
zen propulsés dans la technologie la plus délirante
mais qui ont pas excédé la lecture de philosophes
présocratiques, et qui vont branler des nains poilus dans
des garden-party sidérales après avoir vaincu le côté
noir de la force ? Non ?
-
Hmmm… ça se défend.
-
Tu penses vraiment qu’un type s’est levé en sueur à
17 ans en se clamant qu’il allait filmer trois cent épisodes
de vacances de parvenus à chemises fleuries sur un bateau
de croisière avec un nègre grimaçant sympathique,
un médecin érotomane à lunettes et un capitaine
luisant habillé par Baden-Powell ? Bon. Je ne voulais aucunement
faire de cette série l’exemple couronnant mon hypothèse,
et je voulais encore moins la relever d’entre les autres saloperies
du même genre. D’ailleurs c’est pas du tout avec ce nanard
que j’ai remarqué pour la première fois un signifiant
paradoxal : c’est en revoyant " Le narcisse noir ", ce
truc terrible de Michael Powell, tu sais
- Ouais, je l’ai déjà vu, avec toi d’ailleurs. Et
alors ?
- Ben en fait l’exemple de Steve Austin est venu après, quand
je me suis demandé après avoir pris quelques notes
en regardant le film de Powell si le procédé avait
déjà été utilisé, j’essayais
de rassembler quelques souvenirs, et voilà.
-
Je vois pas du tout à quoi tu fais allusion dans " Le
narcisse noir "…
-
Bon, tu te souviens un peu de l’argument : ce couvent qui va s’installer
dans une niche écartée de tout, au sommet d’une montagne,
dans un monde tout entier voué à la contemplation
bouddhiste, et le pari d’une foi contre une autre, qui relève
le défi d’un échec précédent, masculin
-
Ouais ouais, je m’en souviens pas mal. Je me souviens surtout de
la lente érotisation qui gagne le couvent ; ce film me paraît
génialement répondre à tous ces pauvres bouddhistes
européens, ou ces pauvres catholiques tibétains s’il
en existe. Un beau film sur la fatalité, ça, hein
?
-
Si tu veux ; en tout cas j’ai remarqué un truc, une scène
vraiment fondamentale : l’élément perturbateur du
film — et du pari des nonnes, qu’on pourrait croire être cet
anglais bien adapté à la vie locale et peu protocolaire
qui aide les nonnettes —, c’est ce prince indien qui adhère
volontiers à la richesse culturelle de l’Europe et qui, en
s’invitant au couvent pour en apprendre les subtilités, introduira
dans le pari l’élément de doute fondamental. Mais
bon, c’est pas ça le détail, pas besoin de beaucoup
de travail pour remarquer qu’il est le métal conducteur de
toutes les tensions qui suivent, même s’il n’en est pas le
pôle attractif. Mais il y a ce moment où celle qui
mène le couvent, et qui commence à être gagnée
par l’amour de l’anglais (par le biais du souvenir de l’amour perdu,
c’est-à-dire la réactualisation de la distance, toujours
véhiculée par ce prince qui réduit, par sa
légèreté frontalière tout espoir de
proximité), ce moment où elle peint une icône.
Elle représente le Christ, une gouache on dirait, mais bon,
je me souviens plus très bien dans quelle perspective iconologique,
enfin, en tout cas, c’est le Christ. La situation est celle d’un
effacement, celui de ses vœux et, plus ou moins entendu, le gommage
de sa foi. Comme pour l’eucharistie, il suffit de pas grand-chose,
un léger vacillement de la foi pour que l’hostie ne soit
que du pain azyme. Le miracle de l’incarnation chaque fois retrouvée
dans l’image est en train de foirer, c’est le contraire qui se passe,
elle iconifie le réel, la bougresse ; on est pas dans un
film d’Allegret ou d’Autan-Lara, elle va pas nous gommer son Christ
d’un geste rageur ou le foutre au feu ; Powell est fin, il sait
pertinemment faire la différence entre le sport et l’apostolat.
Alors elle peint le vêtement du Christ en noir ; évidemment
en narcisse noir, hein, mais je peux t’assurer que c’est si léger,
un moment si discret, que la plupart des spectateurs du film ne
voient pas cette scène.
Elle
le couvre de noir ? Non, elle l’habille de noir. Le couvrir de noir,
ça aurait encore été le gommer, mais elle l’habille
du gommage.
-
C’est la couleur du deuil, ça mon vieux, elle signe d’un
habit de deuil son époux en en envisageant un autre, c’est
tout. Elle nous fait un accord mineur.
-
Non. Elle le rend diaphane, transparent, en l’opacifiant : c’est
un signifiant paradoxal. Le noir est ici d’autant plus paradoxal
qu’il abstrait la figure du christ, et qu’il l’éclaire de
la lumière de l’amour naissant. La couleur n’a jamais été
autant soignée par Powell que dans ce film, au point que
tous les enjeux théologiques présentés pourraient
être décrits comme de la peinture, toutes les situations
exprimées par les couleurs dans lesquelles elles baignent.
Autant te dire que l’apparition d’un aplat noir là-dedans,
aussi petit soit-il, a retenu toute mon attention.
-
Non seulement, comme à ton habitude tu encules les mouches,
ce que je trouve charitable, mais tu me convaincs pas du tout :
ton signifiant paradoxal est juste un signifiant allégorique.
Trouves mieux.
-
Bon. Tu te rappelles Carnival of souls ?
Ah
oui, le truc vraiment angoissant de Hartley, avec l’accident de
bagnole sur un pont, au début, c’est ça ?
-
Oui. Tu te souviens que le film est basé sur une hypothèse
romantique assez terrifiante, qui joue sûrement sur l’expression
" être appelé par la mort ", ou " être
rappelé à Dieu ". en tous cas, l’héroïne
n’entend pas l’appel, et ses limbes à elle, c’est le monde
des vivants. Forcément, ce qui perturbe tout le film, c’est
que nous sommes dans une situation altérée, que cette
altération est le moteur du récit, elle est surtout
l’instrument d’optique qui permet de voir que les règles
du jeu sont perturbées, qu’une morte qui s’ignore persiste
à traverser le monde des vivants, et y laisse des marques…
elle laisse ses empreintes dans le sable réel, elle imprime
vraiment la pellicule, si tu veux. La pellicule joue donc un traçage
confus, deux usages cinématographiques différents
et simultanés, le rapport panoramique du réel, et
le mensonge monté. Hartley limite donc son film énormément,
puisque les surgissements du rappel de la mort ne peuvent pas être
perçus par d’autres, et que le film absorbe les autres avec
l’héroïne. Les manifestations visuelles, bon, on comprend
comment il s’en sort, il suffit de foutre le panorama, les autres
avec, hors champ. Mais le son ? Elle est organiste, c’est assez
important : les rares moments d’adéquation stricte entre
notre morte " bornée " et la vie, entre son état
émotionnel et celui que supposent les circonstances extérieures,
ce sont les moments où elle jouent de l’orgue. Le son coïncide
avec le déroulement du temps, il est aussi le déroulement
du cinéma. Alors, quand ça ne doit plus fonctionner,
on est dans une impasse ; ce qui signale les moments où le
silence se fait, où elle ne peut plus se faire entendre de
qui que ce soit, quand sa voix morte est la seule à se faire
entendre, et bien on a affaire à un simple paradoxe fictionnel
: la voix morte — le silence, donc — est la seule qu’on entend,
personne de vivant ne pouvant évidemment lui donner la réplique.
Mais qu’est-ce qui pourrait bien signifier le silence ? Et bien
voilà : de la musique, de la musique d’accompagnement, il
ne peut tout simplement pas y en avoir dans un film où le
moindre événement dérogeant aux règles
du " rapport " de situation serait un indice d’altération
; et Dieu sait si un orchestre qui couine en serait un. Alors la
musique se fait le signifiant du silence. Quand cette fille traverse
le grand magasin dans lequel plus personne n’entend sa voix, et
bien la musique s’infiltre et elle signifie le silence total. On
l’entend, et ça veut dire : personne n’entend rien. La fonction
couvrante du son sur la parole est décollée de la
réalité du son, elle fonctionne comme un signifiant
absolu du silence fait sur la parole, complètement en contradiction
avec son émission.
-
Balaise !
-
Balaise, je te le fais pas dire. Et là où ça
devient extraordinaire, c’est dans la bagnole : sa radio, donc l’émetteur
artificiel de ce qui pourrait sans difficulté changer le
contrat et balancer de la musique d’accompagnement, sa radio ne
marche plus. N’importe quel minable contemporain d’Hollywood lui
ferait cracher des bandes à l’envers, des messages personnels,
des conneries de ce genre. Hartley fuit ces couillonnades, mais
ne la rend pas muette pour autant, ce serait évidemment un
indice trop léger de dérèglement dans un cadre
fantastique : alors il balance une bande son hors de la radio, c’est-à-dire
qu’il fait signifier la réalité filmique, il rend
la pellicule et son filet magnétique subitement présent,
pour mettre l’émetteur du son derrière la production,
en aval de la fiction : le cinéma, le fait de filmer, devient
le fantastique du réel, ce qu’il est par nature. La musique,
une fois de plus, se fait le signifiant du silence à l’intérieur
de la fiction, par un subtil effet de ricochet qui la déplace
à l’extérieur du récit. "
Là,
le silence de Lawrence — Dieu que je reconnais ce silence, rideau
lourd s’ouvrant, toujours, sur des réfutations — mêlé
au mien, deux silences, l’un fier de son effet, guettant l’autre
qui cherche à le ruiner ; je m’attendais à ce qu’il
rechigne sur ma démonstration, sur mes exemples, peut-être
même à ce qu’il balance en bloc l’hypothèse
de départ — tout ça était trop séduisant
pour n’être pas une petite mécanique bien supérieure
à son carburant — mais il n’était en butte, en fait,
qu’à son isolement : piéger le signifiant paradoxal
au cinéma c’était apparemment faisable, facilement,
fonctionnel, mais, selon lui, rien n’interdisait son apparition
ailleurs.
"
Bon, ça m’intéresse bien ton histoire, mais on pourrait
très bien décadrer tout ça, dans un champ musical
par exemple, et mieux encore (il disait " mieux " parce
que j’avais plus insisté qu’ailleurs sur l’impossible de
la chose) littéraire. Je réponds vite, alors tu m’excuseras
les approximations un peu balourdes, toi tu m’avais préparé
ton petit laïus bien rôdé, moi, j’improvise. Imagine
que, dans un texte plutôt descriptif, partout où on
doit rencontrer le mot " mort " — l’enjeu du texte serait
d’en parler, mais par l’évitement, pour la faire peser sur
le corps même du texte — et bien tu lui substitues le mot
" vie ", tout ça en déclinant bien entendu
: les adjectifs morbides remplacés par des adjectifs vivaces,
les métaphores létales par des métaphores de
croissance et de vitalité… Le signifiant serait paradoxal
-
Il serait plutôt contradictoire
-
Mais le résultat serait bien celui recherché, à
savoir l’éclairage brutal du caractère morbide du
texte par le choc absurde que provoquerait l’absence de sa mise
en évidence telle qu’on pourrait l’attendre… non ?
-
Ça m’a l’air très con…
-
J’essaye : saisi par les effets de la vie, celle-ci commençait
à imprimer à ce corps les effets de son travail agité;
une vie seconde, imperceptible sous la membrane si fine qui sépare
l’être de l’espace, entamait la vague de ses générations
successives… Merde. Ça marche pas terrible.
-
Pas terrible, non.
-
Mais on doit bien pouvoir en tirer quelque chose…
-
Avant que tu ne réessayes et que je te supplie d’arrêter
tes permutations vaseuses, je peux te dire ce qui ne va pas : ce
jeu revient à nier l’efficacité de ce signifiant en
tant que tel, puisqu’il suppose qu’on doit le remplacer à
nouveau, retrouver l’imprimant, comme dans un rébus, pour
retrouver le sens premier. Cet effet-là, c’est pas l’invention
d’une nouvelle situation narrative, conceptuelle, formelle, comme
tu voudras, puisqu’il induit la corruption d’une règle qu’il
faut mentalement rétablir pour retrouver la clé du
texte, c’est un gadget surréaliste. "
Honnête,
je lui aurais avoué que, furtivement, il m’avait quand même
filé l’esquisse d’un signifiant paradoxal appliqué
à l’écriture ; moins soucieux d’être honnête
que persuasif, je m’enfonçais dans la malhonnêteté
en me disant qu’il trouverait bien autre chose et que ça
finirait à son avantage, tout en souhaitant qu’il s’effondre.
En retranscrivant, telle quelle, sa première phrase "
Je réponds vite, alors tu m’excuseras les approximations
un peu balourdes, […] moi, j’improvise ", j’aurais obtenu,
pour tout ce qui suivrait, la mise en évidence la plus claire
du bâti, de la construction. Sans aucune mention d’invention
spontanée — sans mise en garde — le style peut faire illusion,
momentanément faire oublier l’écriture en acte, repousser
derrière le lecteur ce qu’écrire suppose. Là…
"
Attend, j’ai un exemple plus intéressant : imagine que tu
veuilles saisir de façon impressionniste et précise
toutes les données ( je crois qu’il a dit " en caméra
subjective " ), spatiales, anecdotiques, panoramiques,
les événements simultanés à l’action,
enfin tout ce qui tourbillonne dans un instant très furtif,
un coup porté par exemple, ou une chute. Une simple énumération
entre virgules ruinerait le rendu de la furtivité. Une écriture
concassée, sans ponctuation, ne pourrait pas, elle, donner
toute la précision que tu veux attacher dans notre exemple
à ces phénomènes parasites, tu les veux de
" mêmes dimensions " que l’action principale, il
faudrait tailler à la hache dedans. Quoiqu’on fasse, le déroulement
de la ligne c’est un lacet d’espace figuré autant que de
temps. Tu te souviens du gâteau de Flaubert ?
-
Ouaip, jusque là je te suis.
-
Maintenant, imagine que tu utilises le principe de l’énumération,
des items : c’est tellement bureaucratique, si peu littéraire,
qu’on ne voit que ça, que l’élément visuel
— la colonne de fragments — est saisi dans sa globalité,
comme une rupture, mais unifiée… Et bien, singulièrement,
ça rompt tellement avec la figure de l’enchaînement
que suppose plus ou moins la ligne, que tu plonges l’événement
décrit dans l’axe vertical et, au lieu de le ralentir, comme
on pourrait l’imaginer, ça rend tous ses éléments,
toutes les descriptions, simultanés. Ça pourrait marcher,
non ?
Dispersant
atomisant le contour si fin comme un filet de chair plus soutenu
tracé cerne mince du puits bavard le cercle de métal
d’un panneau s’y substitue comme la fenêtre négative
aperçue au plafond après avoir trop fixement regardé
la lumière cadrée du jour emporte dans l’image la
parole et emporte aussi dans le bruit de la rue le visage de Lawrence.
Ce morceau de mémoire est métrable, il est tout entier
dans l’espace ; le souvenir de la conversation avec Lawrence part
de l’angle de la rue Savele, de ce carrefour étoilé,
choc de bande dessinée, où j’ai fini sur le dos comme
un insecte agité, court le long de l’avenue Wattez qui forme
un autre coude, plus au nord, avec la rue Lepoulpe où siège
la librairie de ma Liseuse devant laquelle, quand maintenant ?,
je suis passé sous l’échelle de peintre, et s’arrête
ici, au pied d’un sens interdit où il s’évanouit.
Impossible
de connaître sa durée, impossible, encore, de savoir
si le temps de l’anamnèse est superposable à celui
de la conversation, mais l’espace, oui, se mesure maintenant derrière
moi : ce sont cinq cent mètres de paysage avalé dans
la reconstitution silencieuse, pli de l’espace refermant sa poche
sur des dizaines de piétons, des enfilades de voitures, de
magasins, des bandes alternées de trottoirs et de rues.
Comment
ai-je pensé la voix de Lawrence ? Je n’ai pas l’impression
d’avoir forcé la mienne, murée dans ce coffre d’os
que mon cerveau épouse sans en connaître la forme,
je ne peux déjà plus retrouver cet écho si
proche qui, parce qu’il était tu, n’a laissé aucune
empreinte.
J’ai
été aussi peu exact que possible, aussi peu exact
que je le suis quand je réponds, trop tard et de retour chez
moi, à une injure ou une déclaration de guerre. Cette
voix est toujours bien meilleure que moi-même, plus juste,
plus acerbe, plus rapide surtout, composée, savante, elle
efface avec précision tout ce qui boîte, déséquilibre,
pense bancroche et lourd, elle s’avale des membres inutiles qu’elle
oublie aussitôt, s’en projette de plus précis ; mais
elle naît dans la fulgurance de la musicalité et se
rêve écrivante. Ainsi, elle a la faiblesse de ces rêves
qui modèlent simultanément des objets de gloire et
la gloire elle-même. Elle n’écrit pas, et c’est ici
que je lui impose le silence. J’écris, souvent, contre sa
prétention à me guider et j’embrasse ma lourdeur.
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