Moteurs
ou
Les Augures


Stéphane Batsal & L.L. De Mars


V

 



ouant de la roue des signifiants mise en branle, bande son — mimétique, orchestres, parasites — texte dialogué ou off, et bien entendu : images, tout ça soumis au jeu de couches infinies, un cinéaste peut faire concourir des éléments qui en tout autre domaine artistique se confondraient dans la pâte du médium pour ne produire, au bout du compte, qu’une aporie. Tout écrivain ayant voulu plier son récit à la narration d’un imbécile fictif connaît les limites de cet exercice ; si le paradoxe est de dégager de ce procédé une finesse en creux, il va bien falloir, un moment, lâcher le morceau, bricoler quelque chose signalant l’imposture ; et si par malheur une lumière d’esprit vient à toucher momentanément les propos du narrateur, c’est tout le récit qui sera mis sous le coup d’une adéquation à l’auteur, imbécillité comprise. D’une manière générale, toute émission d’un signifiant paradoxal, selon mon hypothèse, aboutit dans toute autre ouvrage que le cinéma à une situation, une œuvre paradoxale. Lawrence ne voyant pas du tout où je voulais en venir était privé de la façon dont il envisage une conversation : un fil sur lequel tirer pour me contredire. J’ai choisi pour l’éclairer le plus vulgaire des signifiants paradoxaux, celui-là, au moins, n’avait pas pu lui échapper.

À défaut d’entraînement oriental ou de dopant de premier ordre susceptible d’imprimer à un acteur la course du guépard et voulant —probablement — s’épargner l’effet comique qu’entraîne derrière elle la bande accélérée, ou encore l’aspect cartoon des flous directionnels qui font au déplacement d’un personnage la queue d’une comète, le réalisateur de la série " L’homme qui valait trois milliards " décide d’infliger aux scènes de courses surhumaines de Steve Austin un ralentissement. La musique elle-même accompagne le paradoxe, se découpe, se saccade à son tour, elle s’émiette. C’est bien l’idée cinétique qui est choisie pour cible, légère parallaxe de l’objectif, entraînant le mouvement représenté dans la chaîne sémantique. L’idée cinétique est ici inséparable du matériau filmique qui la transcrit, ce qui suppose un brusque retranchement du spectateur derrière un découpage à lui interdit, une fiction de l’impossible pour autoriser le retour du regard, une visibilité imperceptible que le ralenti aura rétabli, d’après la bande : la bande de toutes les bandes, intercalée dans le champ du spectacle, écran du savoir sur l’écran du visible. Ce ralenti fictionne, non pas la durée, mais le lien furtif qui rassemble spectateur et projection. Cette ingéniosité du paradoxe présume, pour que l’immense soit perçu comme tel — l’immense rapidité par le ralenti comme l’immensité du géant morcelé par le cadrage — une connaissance établie du cinéma, de son principe comme de sa grammaire. Lawrence avait trouvé la démonstration plus claire, l’argument scandaleusement surévalué par rapport à mon exemple miteux — ce dont je convenais, évidemment — mais imaginait mal un usage intensif de ce genre de truc, et plus mal encore à quelles autres situations pourrait bien répondre un de ces signifiants paradoxaux.

- Tu te fous quand même un peu de ma gueule : tu me fais miroiter un petit bonheur de cinéphile, et pour étayer tes prospectives — je vois pas très bien d’ailleurs où elles vont nous conduire — tu me balances une série merdique des années 70.

À ce moment là, je savais précisément où il voulait en venir ; je n’insistais pas, il retournait le couteau dans la plaie biographique, pour me montrer que quand je voulais démontrer quelque chose, je ne reculais pas devant la mise en péril — voire la contradiction absolue — de ce que j’avais pu défendre, avec autant d’aplomb, auparavant.

- T’exagères, là : je voulais juste un exemple dont je sois sûr que tu le connaitrais, c’est tout. Je m’intéresse pas du tout à cette série, mais on peut toujours imaginer une petite lueur même chez un producteur de merdes, paf, la petite épiphanie. Après tout, ces cons déricains ont tous vu Citizen Kane, et pour nous pondre leurs kilomètres de cochonneries calibrées, ils ont sûrement rogné un jour sur leurs ambitions… Tu peux quand même leur en imaginer, non ? Ce serait beaucoup moins improbable d’imaginer un chieur de pellicule ayant rêvassé d’être le nouveau Mankiewicz et tout lâché devant l’ampleur du boulot, les risques encourus, les producteurs qui vont jamais au cinéma, la paye qui arrive pas, que d’imaginer des mecs dont l’ambition de départ ait toujours été de mettre en scène des martiens zen propulsés dans la technologie la plus délirante mais qui ont pas excédé la lecture de philosophes présocratiques, et qui vont branler des nains poilus dans des garden-party sidérales après avoir vaincu le côté noir de la force ? Non ?

- Hmmm… ça se défend.

- Tu penses vraiment qu’un type s’est levé en sueur à 17 ans en se clamant qu’il allait filmer trois cent épisodes de vacances de parvenus à chemises fleuries sur un bateau de croisière avec un nègre grimaçant sympathique, un médecin érotomane à lunettes et un capitaine luisant habillé par Baden-Powell ? Bon. Je ne voulais aucunement faire de cette série l’exemple couronnant mon hypothèse, et je voulais encore moins la relever d’entre les autres saloperies du même genre. D’ailleurs c’est pas du tout avec ce nanard que j’ai remarqué pour la première fois un signifiant paradoxal : c’est en revoyant " Le narcisse noir ", ce truc terrible de Michael Powell, tu sais

- Ouais, je l’ai déjà vu, avec toi d’ailleurs. Et alors ?

- Ben en fait l’exemple de Steve Austin est venu après, quand je me suis demandé après avoir pris quelques notes en regardant le film de Powell si le procédé avait déjà été utilisé, j’essayais de rassembler quelques souvenirs, et voilà.

- Je vois pas du tout à quoi tu fais allusion dans " Le narcisse noir "…

- Bon, tu te souviens un peu de l’argument : ce couvent qui va s’installer dans une niche écartée de tout, au sommet d’une montagne, dans un monde tout entier voué à la contemplation bouddhiste, et le pari d’une foi contre une autre, qui relève le défi d’un échec précédent, masculin

- Ouais ouais, je m’en souviens pas mal. Je me souviens surtout de la lente érotisation qui gagne le couvent ; ce film me paraît génialement répondre à tous ces pauvres bouddhistes européens, ou ces pauvres catholiques tibétains s’il en existe. Un beau film sur la fatalité, ça, hein ?

- Si tu veux ; en tout cas j’ai remarqué un truc, une scène vraiment fondamentale : l’élément perturbateur du film — et du pari des nonnes, qu’on pourrait croire être cet anglais bien adapté à la vie locale et peu protocolaire qui aide les nonnettes —, c’est ce prince indien qui adhère volontiers à la richesse culturelle de l’Europe et qui, en s’invitant au couvent pour en apprendre les subtilités, introduira dans le pari l’élément de doute fondamental. Mais bon, c’est pas ça le détail, pas besoin de beaucoup de travail pour remarquer qu’il est le métal conducteur de toutes les tensions qui suivent, même s’il n’en est pas le pôle attractif. Mais il y a ce moment où celle qui mène le couvent, et qui commence à être gagnée par l’amour de l’anglais (par le biais du souvenir de l’amour perdu, c’est-à-dire la réactualisation de la distance, toujours véhiculée par ce prince qui réduit, par sa légèreté frontalière tout espoir de proximité), ce moment où elle peint une icône. Elle représente le Christ, une gouache on dirait, mais bon, je me souviens plus très bien dans quelle perspective iconologique, enfin, en tout cas, c’est le Christ. La situation est celle d’un effacement, celui de ses vœux et, plus ou moins entendu, le gommage de sa foi. Comme pour l’eucharistie, il suffit de pas grand-chose, un léger vacillement de la foi pour que l’hostie ne soit que du pain azyme. Le miracle de l’incarnation chaque fois retrouvée dans l’image est en train de foirer, c’est le contraire qui se passe, elle iconifie le réel, la bougresse ; on est pas dans un film d’Allegret ou d’Autan-Lara, elle va pas nous gommer son Christ d’un geste rageur ou le foutre au feu ; Powell est fin, il sait pertinemment faire la différence entre le sport et l’apostolat. Alors elle peint le vêtement du Christ en noir ; évidemment en narcisse noir, hein, mais je peux t’assurer que c’est si léger, un moment si discret, que la plupart des spectateurs du film ne voient pas cette scène.

Elle le couvre de noir ? Non, elle l’habille de noir. Le couvrir de noir, ça aurait encore été le gommer, mais elle l’habille du gommage.

- C’est la couleur du deuil, ça mon vieux, elle signe d’un habit de deuil son époux en en envisageant un autre, c’est tout. Elle nous fait un accord mineur.

- Non. Elle le rend diaphane, transparent, en l’opacifiant : c’est un signifiant paradoxal. Le noir est ici d’autant plus paradoxal qu’il abstrait la figure du christ, et qu’il l’éclaire de la lumière de l’amour naissant. La couleur n’a jamais été autant soignée par Powell que dans ce film, au point que tous les enjeux théologiques présentés pourraient être décrits comme de la peinture, toutes les situations exprimées par les couleurs dans lesquelles elles baignent. Autant te dire que l’apparition d’un aplat noir là-dedans, aussi petit soit-il, a retenu toute mon attention.

- Non seulement, comme à ton habitude tu encules les mouches, ce que je trouve charitable, mais tu me convaincs pas du tout : ton signifiant paradoxal est juste un signifiant allégorique. Trouves mieux.

- Bon. Tu te rappelles Carnival of souls ?

Ah oui, le truc vraiment angoissant de Hartley, avec l’accident de bagnole sur un pont, au début, c’est ça ?

- Oui. Tu te souviens que le film est basé sur une hypothèse romantique assez terrifiante, qui joue sûrement sur l’expression " être appelé par la mort ", ou " être rappelé à Dieu ". en tous cas, l’héroïne n’entend pas l’appel, et ses limbes à elle, c’est le monde des vivants. Forcément, ce qui perturbe tout le film, c’est que nous sommes dans une situation altérée, que cette altération est le moteur du récit, elle est surtout l’instrument d’optique qui permet de voir que les règles du jeu sont perturbées, qu’une morte qui s’ignore persiste à traverser le monde des vivants, et y laisse des marques… elle laisse ses empreintes dans le sable réel, elle imprime vraiment la pellicule, si tu veux. La pellicule joue donc un traçage confus, deux usages cinématographiques différents et simultanés, le rapport panoramique du réel, et le mensonge monté. Hartley limite donc son film énormément, puisque les surgissements du rappel de la mort ne peuvent pas être perçus par d’autres, et que le film absorbe les autres avec l’héroïne. Les manifestations visuelles, bon, on comprend comment il s’en sort, il suffit de foutre le panorama, les autres avec, hors champ. Mais le son ? Elle est organiste, c’est assez important : les rares moments d’adéquation stricte entre notre morte " bornée " et la vie, entre son état émotionnel et celui que supposent les circonstances extérieures, ce sont les moments où elle jouent de l’orgue. Le son coïncide avec le déroulement du temps, il est aussi le déroulement du cinéma. Alors, quand ça ne doit plus fonctionner, on est dans une impasse ; ce qui signale les moments où le silence se fait, où elle ne peut plus se faire entendre de qui que ce soit, quand sa voix morte est la seule à se faire entendre, et bien on a affaire à un simple paradoxe fictionnel : la voix morte — le silence, donc — est la seule qu’on entend, personne de vivant ne pouvant évidemment lui donner la réplique. Mais qu’est-ce qui pourrait bien signifier le silence ? Et bien voilà : de la musique, de la musique d’accompagnement, il ne peut tout simplement pas y en avoir dans un film où le moindre événement dérogeant aux règles du " rapport " de situation serait un indice d’altération ; et Dieu sait si un orchestre qui couine en serait un. Alors la musique se fait le signifiant du silence. Quand cette fille traverse le grand magasin dans lequel plus personne n’entend sa voix, et bien la musique s’infiltre et elle signifie le silence total. On l’entend, et ça veut dire : personne n’entend rien. La fonction couvrante du son sur la parole est décollée de la réalité du son, elle fonctionne comme un signifiant absolu du silence fait sur la parole, complètement en contradiction avec son émission.

- Balaise !

- Balaise, je te le fais pas dire. Et là où ça devient extraordinaire, c’est dans la bagnole : sa radio, donc l’émetteur artificiel de ce qui pourrait sans difficulté changer le contrat et balancer de la musique d’accompagnement, sa radio ne marche plus. N’importe quel minable contemporain d’Hollywood lui ferait cracher des bandes à l’envers, des messages personnels, des conneries de ce genre. Hartley fuit ces couillonnades, mais ne la rend pas muette pour autant, ce serait évidemment un indice trop léger de dérèglement dans un cadre fantastique : alors il balance une bande son hors de la radio, c’est-à-dire qu’il fait signifier la réalité filmique, il rend la pellicule et son filet magnétique subitement présent, pour mettre l’émetteur du son derrière la production, en aval de la fiction : le cinéma, le fait de filmer, devient le fantastique du réel, ce qu’il est par nature. La musique, une fois de plus, se fait le signifiant du silence à l’intérieur de la fiction, par un subtil effet de ricochet qui la déplace à l’extérieur du récit. "

Là, le silence de Lawrence — Dieu que je reconnais ce silence, rideau lourd s’ouvrant, toujours, sur des réfutations — mêlé au mien, deux silences, l’un fier de son effet, guettant l’autre qui cherche à le ruiner ; je m’attendais à ce qu’il rechigne sur ma démonstration, sur mes exemples, peut-être même à ce qu’il balance en bloc l’hypothèse de départ — tout ça était trop séduisant pour n’être pas une petite mécanique bien supérieure à son carburant — mais il n’était en butte, en fait, qu’à son isolement : piéger le signifiant paradoxal au cinéma c’était apparemment faisable, facilement, fonctionnel, mais, selon lui, rien n’interdisait son apparition ailleurs.

" Bon, ça m’intéresse bien ton histoire, mais on pourrait très bien décadrer tout ça, dans un champ musical par exemple, et mieux encore (il disait " mieux " parce que j’avais plus insisté qu’ailleurs sur l’impossible de la chose) littéraire. Je réponds vite, alors tu m’excuseras les approximations un peu balourdes, toi tu m’avais préparé ton petit laïus bien rôdé, moi, j’improvise. Imagine que, dans un texte plutôt descriptif, partout où on doit rencontrer le mot " mort " — l’enjeu du texte serait d’en parler, mais par l’évitement, pour la faire peser sur le corps même du texte — et bien tu lui substitues le mot " vie ", tout ça en déclinant bien entendu : les adjectifs morbides remplacés par des adjectifs vivaces, les métaphores létales par des métaphores de croissance et de vitalité… Le signifiant serait paradoxal

- Il serait plutôt contradictoire

- Mais le résultat serait bien celui recherché, à savoir l’éclairage brutal du caractère morbide du texte par le choc absurde que provoquerait l’absence de sa mise en évidence telle qu’on pourrait l’attendre… non ?

- Ça m’a l’air très con…

- J’essaye : saisi par les effets de la vie, celle-ci commençait à imprimer à ce corps les effets de son travail agité; une vie seconde, imperceptible sous la membrane si fine qui sépare l’être de l’espace, entamait la vague de ses générations successives… Merde. Ça marche pas terrible.

- Pas terrible, non.

- Mais on doit bien pouvoir en tirer quelque chose…

- Avant que tu ne réessayes et que je te supplie d’arrêter tes permutations vaseuses, je peux te dire ce qui ne va pas : ce jeu revient à nier l’efficacité de ce signifiant en tant que tel, puisqu’il suppose qu’on doit le remplacer à nouveau, retrouver l’imprimant, comme dans un rébus, pour retrouver le sens premier. Cet effet-là, c’est pas l’invention d’une nouvelle situation narrative, conceptuelle, formelle, comme tu voudras, puisqu’il induit la corruption d’une règle qu’il faut mentalement rétablir pour retrouver la clé du texte, c’est un gadget surréaliste. "

Honnête, je lui aurais avoué que, furtivement, il m’avait quand même filé l’esquisse d’un signifiant paradoxal appliqué à l’écriture ; moins soucieux d’être honnête que persuasif, je m’enfonçais dans la malhonnêteté en me disant qu’il trouverait bien autre chose et que ça finirait à son avantage, tout en souhaitant qu’il s’effondre. En retranscrivant, telle quelle, sa première phrase " Je réponds vite, alors tu m’excuseras les approximations un peu balourdes, […] moi, j’improvise ", j’aurais obtenu, pour tout ce qui suivrait, la mise en évidence la plus claire du bâti, de la construction. Sans aucune mention d’invention spontanée — sans mise en garde — le style peut faire illusion, momentanément faire oublier l’écriture en acte, repousser derrière le lecteur ce qu’écrire suppose. Là…

" Attend, j’ai un exemple plus intéressant : imagine que tu veuilles saisir de façon impressionniste et précise toutes les données ( je crois qu’il a dit " en caméra subjective " ), spatiales, anecdotiques, panoramiques, les événements simultanés à l’action, enfin tout ce qui tourbillonne dans un instant très furtif, un coup porté par exemple, ou une chute. Une simple énumération entre virgules ruinerait le rendu de la furtivité. Une écriture concassée, sans ponctuation, ne pourrait pas, elle, donner toute la précision que tu veux attacher dans notre exemple à ces phénomènes parasites, tu les veux de " mêmes dimensions " que l’action principale, il faudrait tailler à la hache dedans. Quoiqu’on fasse, le déroulement de la ligne c’est un lacet d’espace figuré autant que de temps. Tu te souviens du gâteau de Flaubert ?

- Ouaip, jusque là je te suis.

- Maintenant, imagine que tu utilises le principe de l’énumération, des items : c’est tellement bureaucratique, si peu littéraire, qu’on ne voit que ça, que l’élément visuel — la colonne de fragments — est saisi dans sa globalité, comme une rupture, mais unifiée… Et bien, singulièrement, ça rompt tellement avec la figure de l’enchaînement que suppose plus ou moins la ligne, que tu plonges l’événement décrit dans l’axe vertical et, au lieu de le ralentir, comme on pourrait l’imaginer, ça rend tous ses éléments, toutes les descriptions, simultanés. Ça pourrait marcher, non ?

Dispersant atomisant le contour si fin comme un filet de chair plus soutenu tracé cerne mince du puits bavard le cercle de métal d’un panneau s’y substitue comme la fenêtre négative aperçue au plafond après avoir trop fixement regardé la lumière cadrée du jour emporte dans l’image la parole et emporte aussi dans le bruit de la rue le visage de Lawrence. Ce morceau de mémoire est métrable, il est tout entier dans l’espace ; le souvenir de la conversation avec Lawrence part de l’angle de la rue Savele, de ce carrefour étoilé, choc de bande dessinée, où j’ai fini sur le dos comme un insecte agité, court le long de l’avenue Wattez qui forme un autre coude, plus au nord, avec la rue Lepoulpe où siège la librairie de ma Liseuse devant laquelle, quand maintenant ?, je suis passé sous l’échelle de peintre, et s’arrête ici, au pied d’un sens interdit où il s’évanouit.

Impossible de connaître sa durée, impossible, encore, de savoir si le temps de l’anamnèse est superposable à celui de la conversation, mais l’espace, oui, se mesure maintenant derrière moi : ce sont cinq cent mètres de paysage avalé dans la reconstitution silencieuse, pli de l’espace refermant sa poche sur des dizaines de piétons, des enfilades de voitures, de magasins, des bandes alternées de trottoirs et de rues.

Comment ai-je pensé la voix de Lawrence ? Je n’ai pas l’impression d’avoir forcé la mienne, murée dans ce coffre d’os que mon cerveau épouse sans en connaître la forme, je ne peux déjà plus retrouver cet écho si proche qui, parce qu’il était tu, n’a laissé aucune empreinte.

J’ai été aussi peu exact que possible, aussi peu exact que je le suis quand je réponds, trop tard et de retour chez moi, à une injure ou une déclaration de guerre. Cette voix est toujours bien meilleure que moi-même, plus juste, plus acerbe, plus rapide surtout, composée, savante, elle efface avec précision tout ce qui boîte, déséquilibre, pense bancroche et lourd, elle s’avale des membres inutiles qu’elle oublie aussitôt, s’en projette de plus précis ; mais elle naît dans la fulgurance de la musicalité et se rêve écrivante. Ainsi, elle a la faiblesse de ces rêves qui modèlent simultanément des objets de gloire et la gloire elle-même. Elle n’écrit pas, et c’est ici que je lui impose le silence. J’écris, souvent, contre sa prétention à me guider et j’embrasse ma lourdeur.

 

 

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