Oolong
La tombe - X -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la dixième partie, présentée aux lecteurs le lundi 19 avril.

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Et O parlait aussi de serrures

Et O disait que la pensée par rapport à l'art ressemblait à un travail de serrurerie, domaine pour lequel il éprouvait depuis longtemps une affection particulière, au point que durant son adolescence, il avait, un été, demandé à faire un stage chez un serrurier, et ce qu'il appelait par la suite une formation en serrurerie, durant l'un de ces étés trop chauds où nous ne savions pas quoi faire, sauf parler, et que je passais pour ma part déjà dans l'obsession d'écrire et d'aligner des mots sur le papier persuadé que cela devait constituer la tâche la plus importante, alors que mon ami O préférait pour sa part mettre à profit ces vacances pour découvrir le domaine inexploré de la serrurerie, et y trouver comme un entraînement pour sa recherche qu'il n'avait alors pas encore commencée. « On ne peut pas croire que la question des clés et des serrures soit si simple, disait mon ami O. C'est même totalement faux de supposer que cela serait simple. Celui qui dit que c'est simple pourrait aussi bien dire "je n'y comprends rien". Nous buttons sans cesse sur des histoires de clés et de serrures. Nous passons notre temps à chercher des clés, et en plus nous voulons que ces clés soient les clés qui permettent effectivement d'ouvrir les serrures. Mais les serrures ni les clés ne se laissent faire. Ou plus exactement c'est notre conception étroite de l'accord entre les clés et les serrures qui nous tient sans cesse en retrait de ce que serait un rapport réel entre une clé et une serrure. Et je ne parle pas de façon métaphorique, pas du tout (et en effet, mon ami O avait une véritable horreur pour la métaphore, qu'il n'employait jamais, ou uniquement en se défendant de l'employer justement). Ce problème de clés et de serrures est bien réel et quotidien, et il nous montre des limites de notre façon d'aborder les problèmes même au travers d'un système en apparence aussi simple que les clés et les serrures.» Et effectivement, depuis fort longtemps, les clés et les serrures, les portes aussi, avaient été des sujets de réflexion pour lui. Au point d'en devenir une véritable passion, dont les traces éloquentes constellaient les murs et les portes de son appartement sous la forme d'une armée de serrures, d'une collection de serrures, et d'une collection de boîtes entièrement remplies de clés de toutes sortes, de clés neuves et brillantes ou rouillées et hors d'usage, le rapport entre ces clés et ces serrures n'ayant rien d'évident. Je soupçonne même qu'aucune de ces clés n'avait la possibilité d'agir sur aucune de ces serrures, mais je n'en ai jamais fait l'essai. Les serrures faisaient d'ailleurs sans doute aussi partie de la recherche de O sans que je sache bien de quelle façon, mais comment l'aurais-je pu ? « Les serrures et les clés nous apportent des solutions inattendues pour résoudre nos problèmes », affirmait O, et à l'appui de ces dires, il me montrait une serrure effroyablement tordue dont tout aurait laissé penser qu'elle était cassée, que d'aucune manière elle n'aurait encore pu fonctionner, mais alors il sortait d'un tiroir une clé qui était dans le même état de déformation et de cassure, et il se trouvait que cette clé véritablement difforme arrivait à tourner dans cette serrure, qui n'avait plus aucunement l'apparence d'une serrure en état de fonctionner, et à en faire jouer le penne.

Durant cet été mon ami O s'était fait embaucher comme apprenti par un vieil homme qui depuis fort longtemps n'exerçait plus son métier de serrurier comme un gagne-pain, mais essentiellement pour le plaisir disait-il, " uniquement pour me perfectionner dans l'art de la serrurerie ", et qui n'effectuait plus de ces réparations d'urgence qui sont ordinairement le lot de ceux qui font ce travail, mais ne s'appliquait plus qu'à résoudre des cas difficiles, portant sur des serrures rares, soient qu'elles soient anciennes, soit qu'il s'agisse de serrures véritablement exceptionnelles par leur conception et leur complexité, ce qui obligeait à ne pas les confier à n'importe qui mais uniquement à ce vieil homme, reconnu de tous pour ses talents, qui avait consacré sa vie à comprendre les serrures et la serrurerie avec une véritable passion si éloignée du dilettantisme ordinaire qui accompagne l'essentiel de nos activités, et c'est cet art que mon ami O essayait d'apprendre en allant tout un été durant travailler tous les jours chez ce serrurier, travailler, c'est-à-dire d'abord observer ce serrurier, observer ses doigts qui glissaient sur le métal et les outils comme s'il en cherchait sans cesse la combinaison secrète, comme s'il cherchait le point sur lequel il suffisait d'appuyer pour que le métal se plie à la forme qu'il avait décidé de lui imposer et comme si cette forme était déjà là inscrite potentiellement dans le morceau de métal, et mon ami O avait bien entendu très vite réalisé que ces deux mois d'été ne suffiraient pas pour apprendre ce qu'il y aurait eu à apprendre du vieil homme qui travaillait uniquement désormais pour la beauté du geste et l'accroissement de sa science des serrures, science dont il savait qu'elle était à présent tellement étendue en lui qu'il n'avait plus aucune chance de la transmettre et que sa connaissance des serrures disparaîtrait à coup sûr avec lui, qu'il n'aurait aucune chance de faire partager cette science même à mon ami O qui était pourtant remarquablement doué pour tout ce qu'il entreprenait et qui avait dès le début fait preuve d'une formidable familiarité avec les serrures que le vieil homme lui montrait sans rien lui en dire et que O manipulait jusqu'à ce qu'il ait compris pourquoi le vieil homme lui avait tendu cette serrure, jusqu'à ce qu'il ait vu ce qu'il y avait à voir dans chacune des serrures que le vieil homme lui montrait.

La boutique de ce serrurier était entièrement remplie de serrures et de clés accrochées aux murs, dans ce qui me semblait alors le plus grand désordre, mais dont je compris en voyant le vieux serrurier se déplacer dans sa boutique que chaque emplacement y répondait en fait à une nécessité absolue, et que, pour lui, ce qui me semblait en désordre était en fait organisé dans une logique sans faille, mais qui m'était à moi invisible parce que je ne connaissais pas comme lui les serrures du fait d'une pratique quotidienne de la serrurerie depuis toute une vie, et très vite mon ami O fut lui-même capable de se reconnaître dans ce désordre apparent, et de retrouver très rapidement la clé qui correspondait à une serrure donnée que le vieil homme venait de décrocher, et ceci en ouvrant les petits tiroirs dans lesquels le vieux serrurier avait rangé les clés selon un ordre logique mais incompréhensible à un profane en serrurerie tel que moi.

Ce vieil homme, ce sage des serrures, multipliait les échanges silencieux et initiatiques avec mon ami O, se contentant de prendre une serrure, de la manipuler lentement, d'en griffer telle ou telle partie de ses ongles presque opaques, et parfois de la démonter et d'en caresser une pièce, avant de la donner à mon ami O qui ensuite découvrait par lui-même pourquoi le vieux serrurier lui avait donné cette serrure précise, celle-là et aucune autre, par exemple en essayant de reproduire ses gestes, ou encore en s'absorbant dans la contemplation de cette serrure et dans une observation des plus minutieuses, ou encore en essayant de chercher la clé qui correspondait à cette serrure particulière.

Et O avait appris tout un été durant de cette façon la serrurerie avec ce vieil homme, qui était mort peu de temps après, car une fois O parti, personne n'avait vraiment encore besoin de lui, et depuis O en avait conservé une trace profonde, qui lui permettait d'utiliser la serrurerie et les exemples tirés de la serrurerie pour nous illustrer certaines propositions difficiles de sa recherche.

(Un jour par exemple, comme je lui faisais remarquer qu'il m'était impossible d'ouvrir cette porte, que je n'y arrivais pas, et que je me sentais prisonnier du fait qu'il m'était justement impossible de manoeuvrer cette porte, et que ce sentiment m'était des plus désagréables, il me fit remarquer qu'il me suffisait de faire tourner la clé dans l'autre sens)

Par la suite, l'appartement de O s'était encombré de nombreuses serrures dont le rôle pouvait sembler au premier abord purement décoratif, ou illustratif (ainsi sur la porte des latrines de O il y avait pas moins de 27 serrures, réparties à l'intérieur comme à l'extérieur, ce qui rendait souvent plus simple d'uriner par la fenêtre que de tenter d'ouvrir et de fermer toutes ces serrures pour se soulager). Mais les plus intéressantes de ces serrures étaient en fait cachées, c'est-à-dire que dans cet appartement un certain nombre de meubles et de portes étaient protégées par des serrures sans que ces serrures soient visibles, et même parfois sans que ces portes et ces meubles ne soient perceptibles en tant que tels. Par ceci mon ami O tentait de montrer qu'il ne croyait pas en l'inviolabilité des serrures mais pensait d'une part que toute serrure dont on connaît l'existence pourra au bout du compte être ouverte, mais que d'autre part, ce que nous avons à cacher, ou ce sur quoi nous souhaitons mettre une serrure, nous ne pouvons pas du même coup le montrer en posant dessus un imposant cadenas ou un verrou démesuré, ce qui n'était selon lui qu'une manière non pas de cacher et de protéger, mais de donner à voir et de rendre public ce qui justement devait rester celé, et que la meilleure solution qu'il ait trouvée jusqu'ici avait consisté à cacher les serrures de telle façon que ceux qui n'en ont pas la clé ne soient pas en mesure non plus de voir qu'il existait à cet endroit une serrure, ce qui était moins un moyen de se protéger de leur intrusion éventuelle qu'un moyen de leur montrer du respect en ne leur mettant pas sous les yeux une serrure comme pour leur dire que là se tenait justement quelque chose auquel ils n'avaient pas le droit d'accéder, et qu'il y avait là une serrure dont ils n'avaient pas la clé.

Il remarquait aussi assez fréquemment que les choses se déroulaient parfois d'une autre façon, lorsque la clé par exemple était effectivement visible aux yeux de tous, et même volontairement déposée avec beaucoup de nonchalance dans un lieu fréquenté, mais que personne ne savait plus quelle serrure pouvait bien ouvrir cette clé, voire que cette clé pouvait ne jamais servir.

Mais il n'y eut pas seulement le temps de l'apprentissage de la serrurerie, correspondant uniquement aux heures les plus vides de cet été de l'adolescence, bien qu'il s'agit d'un apprentissage que mon ami O considéra alors comme très important pour la suite, et plus tard avec la recherche vint le temps des machines et des projets de construction de machines qui retinrent l'attention de mon ami O durant des mois et des mois, au point qu'il ne cessait d'en parler et de m'en parler particulièrement à moi son ami le plus proche, et tout spécialement ce fut avec ces projets de construction de machines qu'il commença à prendre l'habitude de s'annoncer chez moi à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, n'hésitant pas parfois - ou plutôt hésitant mais du même geste surmontant son hésitation dès lors qu'il savait à quel point la conduite et la poursuite de sa recherche étaient tellement plus importants que mon intimité, point sur lequel je n'ai jamais manqué d'être d'accord avec lui, au point que je lui en aurais véritablement voulu de se comporter autrement, ce qui était si évident entre nous que je ne le lui dis même jamais et qu'il n'en fut même jamais question - à faire irruption chez moi pour me parler des projets de machines et de la construction des machines et de tout ce que ces machines pouvaient apporter à sa recherche en lui permettant de faire de véritables avancées dans la compréhension des questions qui étaient au coeur de sa recherche, d'où son empressement à se précipiter chez moi, et parfois chez d'autres lorsque je n'étais réellement pas là, pour commenter un nouveau point de vue ou un nouveau mécanisme ou l'idée qu'il avait eu d'un nouveau modèle de machines qui serait à même d'apporter des éléments de réponse sur telle ou telle des questions dans lesquelles il se débattait à ce moment précis.

La première de ces machines, il voulait la bâtir à partir d'un orgue de barbarie dont il souhaitait modifier l'intérieur afin de le transformer en machine à lire la poésie, en une machine à laquelle il soit possible de fournir un livre de poésie et qu'elle se mette à le lire non pas d'abord à haute voix, ce qui ne représentait en rien une preuve que la machine était bien alors en train de lire, mais à voix basse et avec une véritable compréhension de ce qu'elle lisait, une compréhension qui lui aurait permis par exemple de buter sur certains mots, de scander les vers lorsqu'il y avait lieu de le faire et d'utiliser le ton juste lorsqu'on lui demandait de lire à voix haute, c'est-à-dire un ton qui laisse penser qu'elle avait une réelle compréhension du texte, et un ton qui aide l'auditeur à lui aussi comprendre le texte, alors qu'il pouvait avoir déjà lu un poème donné sans le comprendre faute d'avoir trouvé un ton qui lui convienne, et durant longtemps mon ami O nous parla de la façon dont il fallait penser cette machine et des actes caractéristiques qu'il fallait qu'elle ait la possibilité de faire, comme par exemple de rejeter un livre qui ne lui conviendrait pas, ou de sauter des pages, ou de revenir en arrière au contraire, ou de ne rien faire durant une assez longue période de temps en préparation de sa lecture.

Je lui dis pourtant un jour dans une de nos discussions nocturnes que la lecture de poésie était peut-être un peu difficile, et que surtout j'étais choqué par le fait qu'une machine puisse en avoir la charge, et encore plus inquiet à vrai dire que cette machine puisse éventuellement se montrer plus brillante que moi en ce qui concernait l'interprétation de certains poèmes que je n'étais jamais parvenu à comprendre ni à lire correctement, même si je ne suis pas un exemple, vu que je ne comprends pas très bien la poésie, et j'en vins par la suite, porté par cette peur et conduit par cette peur qui m'obsédait de voir un jour cette machine lire mais peut-être aussi écrire de la poésie, et une poésie qui serait meilleure que la mienne peut-être, à suggérer à mon ami O de, et même à le supplier d'une voix pleureuse et angoissée, d'abandonner son projet d'orgue de barbarie capable de lire de la poésie en la comprenant, de l'abandonner et de ne surtout pas le faire et même d'oublier et de chasser de sa tête cette idée qui m'était pour ma part insupportable de machine capable de véritable compréhension de la poésie, compréhension qui me demandait pour ma part un effort intense et que je ne parvenais que rarement à mener à bien, et de substituer par amitié pour moi, et pour donner plus de cohérence à son projet, de transformer cet orgue de barbarie duquel il semblait attendre tant en machine à jouer de la musique, mais non pas au sens mécanique où on l'attend habituellement d'un orgue de barbarie, mais bel et bien au sens d'une capacité véritable à interpréter la musique et à lui donner sens dans une exécution qui, comme il voulait d'abord le faire avec sa machine à lire la poésie, permettrait à l'auditeur de comprendre que le morceau devait effectivement être joué de cette façon.

Mais je n'ai jamais su s'il avait pris ma crainte au sérieux.