Oolong
La tombe - XI -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la onzième partie, présentée aux lecteurs le lundi 26 avril.

Vous pouvez en télécharger une version imprimable (pdf) ICI.


Egon écrit à l'aide d'une langue qu'il ne connaît pas

J'écris, c'est une activité qui me prend beaucoup de temps à cause de la forme des lettres, je commence à tracer une boucle avec le stylo, une amorce de boucle, le début d'une lettre, son germe seulement, puis son ensemble, et la lettre qui la suit, elle aussi progressivement dans son entier, minutieusement, on ne peut pas laisser les lettres à moitié formées seulement, tout cela est très lent, tout cela se produit avec une lenteur millimétrique à la surface du papier, j'attends la lettre, je la guette, je surveille son arrivée, je lui fais de la place dans le monde autour de moi, je lui réserve même toute la place possible, je suis dans ma chambre, je repousse autour de moi les objets qui encombrent ma table pour que mon bras bouge bien, en harmonie avec la forme de la deuxième lettre, elle glisse alors de mon bras jusqu'à sa forme finale, je n'invente rien, je n'invente pas cette lettre, c'est vraiment très lent, je laisse la lettre venir, je la laisse mouvoir mon bras, je n'y suis pour rien, je fais le plus possible comme si je n'y étais pour rien, je suis un chasseur qui ne doit pas effrayer la lettre au moment où (enfin) elle arrive, non, pas un chasseur, je ne suis vraiment pas là, la lettre arrive lorsque je ne suis pas là, c'est mathématique, en mon absence la lettre se fait jour,

c'est comme cela que l'écriture, sans y être pour rien, je m'emploie à être ailleurs, traces sans moi, totalement parti de là, abandonné,

lorsque j'écris, c'est vite dit, les choses ne sont pas d'abord telles que j'écrive, ou que je les écrive, ça commence bien avant, je me prépare à réaliser cet acte d'écrire, afin que cet acte se produise, je dois procéder d'une façon particulière, d'une façon qui n'appartient peut-être qu'à moi, mon truc, ils ont tous des trucs, à ce que je me suis laissé dire, mon truc que je pratique depuis longtemps, très longtemps, et qui porte ma maladroite progression depuis le fond du fond de cette envie, l'envie d'écrire, incertaine, lourde, rythmée de générations de stylos qui coulent, de feuilles qui se percent, l'encre qui déborde toujours, qui déborde partout, je le dis bien comme ça, métaphoriquement, tachant les doigts, diffusant vers le monde pour poser mon empreinte un peu partout, draps, vêtements et serviettes, décoratif manuel,

JE N'AI PAS CHOISI cette manière de procéder, et encore moins choisi qu'elle me soit particulière, elle m'est tombée dessus, je n'attendais rien, je ne demandais rien, moins je me singularise et mieux c'est, une toute autre méthode, et finalement n'importe quelle autre méthode, je l'aurais sans doute préférée à celle-ci, celle-ci je la déteste, elle me fait ramper, elle grouille de malentendus, elle m'étouffe dans ses contresens, mais il m'est impossible de faire autrement, toute autre tentative que j'aie pu faire afin d'écrire, cette activité la plus urgente en ce qui me concerne, et que je regrette de ne pratiquer usuellement que comme par défaut au milieu des choses indifférentes et tristement sans aucune valeur que j'effectue pourtant chaque jour en plus de ce travail d'écrire et sans jamais parvenir à totalement les rogner pour ne conserver au bout du compte que le travail d'écrire qui lui seul me semble important (peut-être devrais-je bien entendu mettre de côté dans cette assertion la recherche de O, recherche que je considère comme tout à fait sérieuse et qui a bien place dans ma vie comme la recherche tout à fait sérieuse de O, mais la recherche de O ne m'appartient pas de la façon dont m'appartient l'écriture, qui, cependant, prise dans le procédé tel que je le décris, ne m'appartient finalement pas non plus), toute autre tentative s'est toujours soldée par un échec lamentable, par l'impossibilité totale d'écrire et par des heures de douleur, puis de souffrance, puis de dépression

(du latin depressio « enfoncement » : Abaissement, enfoncement produit par une pression de haut en bas OU PAR TOUTE AUTRE CAUSE. Géogr. Se dit des parties effondrées de la surface du globe, situées au-dessous de la mer et généralement occupées par elle. Dépression de terrain. Se dit des parties creuses d'une ondulation du sol, voir Creux. Météor. Dépression barométrique. Abaissement de la colonne de mercure dans le baromètre, par suite d'une diminution de la pression atmosphérique. Méd. (nous y voilà !). ÉTAT MENTAL PATHOLOGIQUE CARACTERISÉ PAR DE LA LASSITUDE DU DÉCOURAGEMENT, DE LA FAIBLESSE, DE L'ANXIÉTÉ...)

passées à me tenir dans la volonté d'écrire sans pour autant parvenir à aligner les quelques mots, les premiers, qui auraient pu me faire passer dans l'état d'écriture, des heures à rester sur le seuil insupportable du premier mot de la première ligne, et même de la première lettre de ce premier mot,

mais est-ce que cette première lettre peut exister en dehors du premier mot qui la porte et qu'elle constitue, est-il envisageable que cette première lettre soit seule même par jeu, je ne sais pas, je m'en tiens à une seule chose, la première lettre attire le premier mot, qui attire la première phrase et ensuite, je recommence,

le début de cette façon particulière de procéder - c'est stylo à la main (ne pas le lâcher, ne pas le lâcher, grip antidérapant, essuyer la sueur sur mes doigts régulièrement), coudes écartés solidement plantés, amples mouvements respiratoires du torse - consiste à disposer la chose à écrire devant moi, et à ne pas commencer à écrire d'emblée, surtout pas, procéder ainsi, exister le premier, ne m'a jamais permis de me mettre à écrire ; mais bien au contraire ne pas commencer, ne venir qu'en second, toujours en second, toujours encore en second, dans la répétition de la chose à écrire, copieur, une chose déjà constituée avant que je ne l'écrive, chose qui se tient entre moi et le travail d'écrire, et ne dépend en rien de ma volonté, ce serait le comble, ce serait perdu, ou de mon désir, ou de mes capacités, bien au contraire totalement indépendante, préexistant entièrement et dans ses moindres détails, et dans une indépendance, lointaine, étrangère, absolue à moi-même et à mon travail d'écriture,

elle existe peut-être depuis toujours, cette chose à écrire (copier, recopier), sa provenance je ne la connais pas, je m'en fous totalement de sa provenance, je me fous de tout ce qui n'est pas le dispositif que je mets en place pour écrire, et qui n'est pas (bien que ce fait me dérange profondément en même temps qu'il m'éloigne de la volonté, que tout le monde dans mon entourage a toujours semblé tenir pour une nécessité absolue et pour une chose désirable, alors que je trouve ça minable, la volonté, je ne fais pas parce que je veux, ce serait totalement con) un dispositif rationnel et froidement réfléchi, mais un bond dans une certaine irrationalité qui ne me satisfait pas, mais que je me tiens pour obligé d'adopter comme la seule méthode qui me rapproche de l'acte d'écrire que je considère comme l'un des seuls actes nécessaires de ma vie, quelques piètres qu'en soient les résultats,

la chose à écrire, celle qui préexiste, possède bien une existence, et même une existence de texte, de texte déjà écrit et déjà mis en forme, de texte achevé dans son ensemble et jusqu'au plus infime de ses détails, page écrite avant que je ne l'écrive, livre relié par sa totalité, il ne s'agit nullement d'une esquisse ou d'un projet de texte ou de notes, mais déjà, avant même que je ne me confronte à lui, d'un texte travaillé totalement terminé et clos dans sa forme et que je puis lire comme je lirais n'importe quel livre, ce texte antérieur et définitif est cependant écrit dans une langue étrangère, une langue étrangère qui serait presque de l'anglais, qui ressemblerait par de nombreux points à de l'anglais, à une langue anglaise légèrement surannée, celle du dix-neuvième siècle commençant par exemple, mais cependant pas tout à fait de l'anglais en dépit du grand nombre de points communs entre cette langue dans laquelle le texte se présente et la langue anglaise des débuts du dix-neuvième siècle,

pensez à un livre, n'importe quel livre, et dites-vous que c'est presque comme ça,

mais lorsque je parle de langue anglaise du dix-neuvième siècle, il faut aussi entendre que je ne connais pas une telle langue, l'anglais de cette période, je ne le connais absolument pas, je ne l'ai jamais étudié et je n'ai jamais non plus rien lu en langue anglaise qui datât d'une telle époque, d'ailleurs je n'ai jamais eu qu'un très médiocre niveau de langue anglaise qui ne m'a jamais véritablement donné l'accès à la lecture de textes en langue originale malgré le désir que j'aurais eu d'accéder à de tels textes, désir d'autant plus contrarié qu'une telle capacité aurait pu me donner une échappatoire hors de ma langue, hors de ma propre langue où je m'enferre et me sens souvent, très souvent, passablement limité par une familiarité presque obscène, une familiarité qui sans cesse frise le sans-gêne et où menacent la vulgarité qu'on se croit en droit de se permettre avec ce qui nous est le plus familier, hommes et choses et mots, et il faut donc bien comprendre que ce que je nomme langue qui ressemble à la langue anglaise du début du dix-neuvième siècle - je ne dis là rien, absolument rien de vrai ou de sensé - est juste l'image que je me donne de cette langue, qui en fait n'a rien à voir avec l'anglais, ni avec le dix-neuvième siècle, et qui en fait n'a rien à voir avec n'importe quelle langue connue, mais se marque justement par ce fait que je considère cette langue comme une langue connue ou connaissable, ce qu'elle est peut-être, alors que sa caractéristique principale, caractéristique qui lui donne sa véritable valeur dans mon dispositif d'écriture, est justement de n'être pas une langue connue,

je lis un texte dans une langue qui n'existe pas, pas vraiment,

et mon travail face à ce texte qui est écrit dans une langue presque identifiable mais surtout et d'abord dans une langue étrangère à la langue dans laquelle je m'exprime moi-même, je veux dire à ma langue, celle dans laquelle je tiens à écrire parce qu'elle m'est familière, car sa familiarité, pour gênante qu'elle soit, m'est aussi la seule garantie de ma capacité à être dans un rapport autre vis-à-vis d'elle qu'un rapport de perpétuelle maladresse et de perpétuelle incompréhension qui m'empêche de formuler ce que je souhaite dire simplement et le plus exactement possible, car l'exactitude, surtout en ce qui me concerne, a des limites très rapidement atteintes, je dis A, je crois que je dis A et que j'écris A mais déjà ce n'est plus si clair, il s'est glissé du B dans ce A, un envahissement par le C, un soupçon de D, beaucoup d'autres choses, A je ne le vois presque plus, loin,

mon travail d'écriture, ou du moins ce que je nomme tel, se réduit à un pur et simple travail de traduction, de traduction et de relais que je nomme, dans ce dispositif qui me permet d'écrire, le relais-langage, qui est à la fois cette façon de me placer en second rang derrière le texte déjà écrit, et de m'accorder cette place du traducteur au moment précis où je fais le relais entre la langue d'origine de ce texte, que je suis le seul à connaître, et ma propre langue, que d'une certaine façon je ne connais pas non plus, jamais assez non plus pour être sûr que je la connais effectivement et que ma traduction s'avère d'une quelconque façon fidèle à l'original,

Ainsi, comme on le voit, mon travail d'écriture ne se fait que sur des mots qui ont déjà été formés par d'autres (je ne sais pas qui) dans cette langue particulière, ce qui fait que je ne commence jamais un texte, je ne suis jamais l'initiateur ou la première personne d'un mot qui serait d'abord énoncé par moi, choisi par moi, mais je ne fais jamais qu'encore et toujours commencer à traduire puis continuer la traduction et la mener à terme, faire ce travail d'adaptation d'une langue préexistante et inconnue de la majorité, de tout le monde sauf moi, et lui donner lieu et sens dans la mienne, de langue, me placer toujours dans l'entre-deux de cette langue étrangère qui est presque comme de l'anglais du début du dix-neuvième siècle mais pas tout à fait et de ma langue propre dans laquelle se déroule un texte qui n'est jamais que la copie, irrémédiablement dégradée par la traduction, de ce texte d'origine qui lui se montre lorsque je suis en train d'essayer de le traduire, bien plus brillant, merveilleux et original, apportant une véritable nouveauté, que mon texte, ma traduction, ne parvient jamais à l'être,

Cette dégradation par la traduction de l'original étranger, qui est la nature profonde de mon travail, se montre désespérante, par le fait même que pour écrire je ne puis rien écrire qui soit assumé comme venant de moi, mais uniquement comme relais-langage d'un tiers que je ne connais pas et qui fait préexister ses textes pour que j'intervienne ensuite dessus et leur donne forme dans ma propre langue, ce n'est jamais, jamais moi qui écris à vrai dire, même si je ne le raconte à personne,

mais cette position périphérique que j'occupe dans le système qui me permet d'écrire, et qui est en soi assez désespérante, se double d'un autre malaise, qui est, à vrai dire, une forme aiguë de la lassitude désertique dont parlent les psychiatres, voire qui en est la forme la plus achevée, bien mieux que tout ce que j'ai lu sur le sujet, qui consiste à savoir, dès le moment où je commence à écrire ce pénible travail de traduction dans lequel les mots et les expressions ne collent jamais avec l'exactitude voulue, à savoir qu'aucun autre que moi n'ayant la moindre prescience ni la moindre connaissance effective de cette langue pour l'avoir manipulée ou apprise, ne viendra donner une meilleure traduction que moi-même de ce texte, texte que je trouve pourtant si parfait dans sa langue d'origine, si réussi dans cette langue d'origine que je suis le seul à connaître pourtant fort maladroitement, et si faible dans la traduction que j'en donne, et que dans ce confinement de cette langue à ma seule connaissance, personne ne viendra apporter d'une part la bonne traduction et d'autre part la preuve de l'infamie que représente mon travail de traducteur solitaire, mais surtout de faux traducteur, de traducteur biaisé qui n'assume ni la fausseté de ce travail de traduction, ni la fausseté de la traduction elle-même, puisqu'aucun autre que moi n'a la possibilité, du moins à ma connaissance, de parvenir à effectuer un travail similaire, puisque la fausseté de cette position est telle que personne d'autre que moi ne parle cette langue dans laquelle le texte d'abord a été écrit, cette langue étant confinée au dispositif que je mets en place pour parvenir à écrire,

non seulement je n'invente rien, oui, c'est ça, mais en plus je suis le seul, le seul à pouvoir ne pas l'inventer, personne d'autre que moi,

en même temps et bien entendu, ce dispositif m'apporte une totale irresponsabilité quant au texte, il me place véritablement dès le début en-dehors de tout risque de responsabilité autre que la traduction, au regard de ce texte, puisque lorsque je commence à entrer dans le dispositif pour me consacrer au texte, je ne fais forcément que me placer derrière lui qui a déjà été écrit, et comme sous sa protection, et que ne me reste que l'écrasante obligation, car je ne choisis rien de tout cela, le dispositif n'étant en place que pour me sauver d'un silence et d'une absence d'écriture qui me conduiraient au risque d'une inexistence totale au regard des choses de l'esprit, l'épouvantable obligation et responsabilité de mener à bien la traduction de ce texte préexistant depuis sa langue d'origine inapprochable dans la mienne trop familière et qu'il faut elle aussi rendre impossible et lointaine pour qu'y subsiste la forme de ce que la langue étrangère avait justement d'étranger à l'origine, et en sachant que ce travail terriblement difficile de la traduction et de la recherche du bon mot et de la bonne tournure se fait en l'absence de toute possibilité de référence comme on en utilise habituellement pour ce genre de choses, comme des dictionnaires ou des grammaires ou des sociétés de traducteurs ou le corpus des oeuvres déjà traduites et qui permettent de se faire au moins une idée vague de ce qui est en jeu dans un tel travail de traduction et de ce qui s'y passe et au lieu de ça qu'il n'y a rien à quoi s'accrocher excepté le dispositif dans lequel j'effectue une traduction sous la dictée du texte contenu dans la langue étrangère à la seule lumière du sentiment que j'ai d'être en mesure pour ma part de traduire cette langue que je comprends mais que je suis le seul à comprendre ce qui me place à la merci de toutes les erreurs que cette position de traducteur unique ne peut pas me préserver de faire,

et plus loin que cela, la partie véritablement désespérante de ce dispositif, celle qui m'incite à l'abandonner à chaque fois qu'il se met en branle, et moi avec, tout en considérant que l'abandonner revient purement et simplement à abandonner toute tentative d'écrire, la partie qui rend ce dispositif et le travail d'écrire associé à ce dispositif proprement impossibles, et qui me fait toujours souhaiter mettre en place un autre dispositif d'écriture ou alors me taire pour ne plus m'y confronter, c'est de penser que peut-être je ne connais rien de cette langue dans laquelle est écrit le texte que je crois traduire, que la compréhension que je crois en avoir et que je ne puis jamais vérifier le plus simplement du monde en tenant une conversation dans cette langue ou en confrontant mes traductions à celles d'autres personnes engagées dans des traductions similaires, n'est pas une compréhension du tout,

je dirais même que certains jours, cette hypothèse m'apparaît tout à fait crédible, et presque nécessaire, vu que cette langue que je suis le seul à parler, ce n'est finalement pas très sérieux, quand je lis aussi, personne ne m'a appris à lire cette langue-là, parfois avec une voix hachée je lis dans la langue, mais trop vite ou trop lentement qu'est-ce que j'en sais, d'une traite ou de façon hésitante ou des fois péniblement tout comme si je ne savais pas lire du tout, tout comme si je ne lisais pas mais que je récitais tout simplement un texte appris par coeur auparavant (mais comment appris par coeur), je suis alors rien de plus qu'un lecteur imposteur, uniquement un lecteur imposteur et un trompeur et une canaille de la lecture de ce texte que je lis, mais en le lisant mal, pourtant je n'ai pas le choix et il faut bien que je lise cette langue avant de la traduire ou alors que je n'écrive plus du tout. Si ça se trouve je n'y suis pas du tout, je ne dis pas les mots comme ils peuvent être dits,

et je conçois la possibilité de m'être depuis le début fourvoyé, de n'avoir rien compris depuis le début, incompréhension totale et fourvoiement complet de toutes mes tentatives d'écriture depuis des mois et des années, envisagés sous le genre d'une erreur globale et inacceptable qui me conduirait à ne jamais avoir rien connu de ce texte de départ et à ce que ma traduction dès lors se réduise à une tromperie totale qui prendrait la forme d'une invention absurde de la traduction d'un texte écrit dans une langue que je n'aurais jamais encore comprise ou que je serais sans cesse sur le point de comprendre mais sans jamais d'aucune façon y parvenir et me tenant ainsi dans cette erreur et m'y retenant encore tout simplement pour ne pas avoir à affronter l'obligation de cesser d'écrire au sein de ce processus qui ne me permet rien de bon ni rien de possible,

si cette langue étrangère que je crois familière était tout simplement une langue que je ne connais pas plus que personne d'autre et qui me laisse en-dehors d'elle-même et en-dehors de ces textes que je tente de traduire dans mon dispositif ?

et bien entendu aussi la morsure perpétuelle qui se manifeste par le doute de la réalité de ce dispositif, doute réaliste qui me prouve l'absurdité du choix de ce dispositif et qui me fait entendre avec clarté, avec une clarté dont je souhaite me protéger, qui serait le néant pur et simple du dispositif puisque le texte de départ que je serais en charge de traduire dans ma pratique d'écriture n'aurait jamais eu le moindre soupçon d'existence de même que la langue dans laquelle il est écrit n'aurait pas de sens et ne correspondrait qu'à un abus de pouvoir de ma part afin de me permettre d'écrire en refusant seulement de voir que je ne fais les choses que dans cette erreur qui me baigne, hypothèse qui de plus me rejetterait hors de ce dispositif qui préside à mon écriture, et me forcerait à me retourner vers la position plus classique et qui m'est toujours apparue comme insupportable et profondément fausse, d'être au sein du dispositif d'écriture que je pratique dans une position de responsabilité et de création qui trahirait encore plus l'inexistence de tout texte de départ, et me mènerait de cette position seconde face au texte qui m'est la seule possible, jusqu'à une place première que je refuse totalement d'occuper puisqu'elle conduit à dessiner la figure d'un auteur responsable de sa production et maître unique de ses propos qui ne peut en aucun cas être ma propre position puisque c'est une position que je refuse totalement pour des raisons de cohérence avec un certain nombre d'hypothèses sur la marche du monde, hypothèses qui ne laissent pas de place à la conception d'auteur souverain porté par une inspiration qui le pousse à tirer ex nihilo du fonds du langage chacune des choses qu'ensuite il écrit, position que je ne puis assumer non plus aussi puisqu'elle se résume pour moi à la situation de n'avoir plus aucune, plus la moindre, possibilité d'écrire,