Oolong
La tombe - XII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la douzième partie, présentée aux lecteurs le lundi 3 mai.

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Un autre oncle de O se passionnait pour la signalisation routière

Durant son enfance, mon ami O avait été profondément impressionné, et marqué d'une façon significative, par l'un des frères de sa mère, qu'il avait beaucoup fréquenté, qui avait même occupé auprès de lui enfant puis adolescent, puis jeune adulte et adulte, à tous ces stades différents de la vie liés les uns aux autres, puis artificiellement reconstruits par la suite du fait d'un besoin de donner à l'histoire de l'individu des étapes qui n'existent pas, qui ne nous apparaissent jamais comme telles sur le moment, mais sont ensuite bien utiles pour tronçonner notre vie passée à l'image de ce qu'il est fait de notre vie présente, qui est elle aussi tronçonnée, hachée en menus morceaux et ces morceaux eux-même en morceaux toujours plus petits, et rangés ensuite dans des cases, mais tout au long de son développement, d'un développement continu, cet oncle avait occupé un statut qui dépassait de beaucoup celui d'un oncle, mais apparaissait comme celui d'un père, ce qui arrive, ce qui était arrivé à O tout du moins, peut-être du fait que son père se montrait en toutes choses d'une pauvreté et d'une déficience intellectuelle accablantes, et d'un conformisme proprement sidérant. "Mon père, disait O, est l'individu le plus conformiste qui soit, et le plus pauvre intellectuellement."

Depuis, il arrivait fort souvent à mon ami O de se comparer à cet oncle, de citer la démarche de cet oncle comme le type même de la démarche de recherche qu'il s'était fixée lui-même, et véritablement comme un exemple, un exemple malheureux, mais tout de même un exemple de réelle inventivité dans la conduite et la poursuite d'une recherche, et d'une inventivité qui, comme c'est si souvent le cas chez nous, n'avait absolument pas été comprise, avait été rejetée même par une majorité de personnes, avait été niée comme ridicule, inutile et prétentieuse, voire qualifiée de forme de folie, ce qui avait profondément blessé cet homme bon et fin qu'était le frère de la mère de mon ami O, ce qui l'avait profondément démoralisé, et l'avait conduit tout droit à une mort dans l'aigreur, dans une aigreur phénoménale et qui le rongeait, due à l'incompréhension et au malentendu, et qui l'avait ensuite conduit à une mort solitaire, avec pour seule compagnie ce neveu, seul convaincu de la valeur de la démarche de son oncle.

C'était un homme avec lequel il avait eu l'occasion de faire de longues promenades dans le pays, de véritables randonnées, alors qu'il n'était pas encore adolescent, et d'entretenir de longues discussions, qui ressemblaient plus exactement à de longs monologues, où l'oncle développait pour son neveu ses conceptions et ses idées sur le monde en général et sur son propre métier, ainsi que sur l'état d'avancement de ses propres recherches, et l'impression initiale et très vivace tirée de l'écoute de ces monologues où l'oncle trouvait enfin une oreille attentive, une oreille enfin qui voulut bien se prêter à l'écoute de ce qu'il disait sans d'abord porter de jugement, s'était traduite par la suite en une profonde influence des pensées et des comportements de cet oncle sur le devenir intellectuel de mon ami O, qui n'avait jamais abandonné depuis le désir d'inclure les recherches de cet oncle dans sa propre recherche, et qui les tenait même pour une partie intégrante de sa propre recherche, quelque lointaines qu'elles puissent par ailleurs paraître pour tous ceux qui en étaient d'abord informés.

Pourtant, cet oncle ne se préoccupait essentiellement que de géographie, et tout particulièrement de cartographie, non pas pour effectuer des relevés topographiques des contrées et des sites et en dresser des cartes, tâches dont il ne déniait pas l'importance mais qui ne lui convenaient pas, mais essentiellement dans le but de concevoir les signalisations, panneaux, pancartes, poteaux indicateurs, marquages au sol, les plus justes et les plus appropriés afin qu'un individu quelconque soit en mesure de se rendre d'un point à un autre sans jamais se perdre, et ce quelles que soient la complexité du parcours et l'importance de la distance à parcourir pour relier ces deux points.

Durant une grande partie de sa carrière professionnelle, cet oncle avait très largement gagné sa vie grâce au don réel qu'il était capable de mettre en oeuvre pour déployer les systèmes de signalisation routière à différentes échelles, et il avait pris l'habitude de couvrir tous les jours de grandes distances en voiture ou à pied afin d'expérimenter par lui-même l'efficacité des différentes méthodes de signalisation, et pour vérifier les hypothèses de travail qu'il ne cessait d'élaborer à ce sujet.

Et de ces longues randonnées et de ces parcours sans nombre, il avait fini par tirer quelques certitudes expérimentales, comme il se plaisait à les appeler, soulignant sans cesse la valeur expérimentale de telles certitudes acquises au travers de ces voyages, soulignait mon ami O, et en particulier la certitude que pour relier deux points au plus court par le réseau routier, il existe en général une voie idéale, et quelques voies approximativement convenables à côté de cette voie idéale, mais qui en constituaient déjà des déformations dotées d'une valeur moindre, comme de mauvaises caricatures, mais qu'il existait surtout entre ces deux points, échouant à jamais les relier autrement que par les détours les plus compliqués, une infinité de fausses pistes, et en tout cas, toujours beaucoup plus de chemins comportant beaucoup de chances de s'égarer que de chances de joindre correctement ces deux points en un temps minimum ou avec le maximum d'agrément, selon l'intention.

Il constatait ainsi que le nombre des faux réseaux est bien plus élevé, et en fait sans commune mesure, que le nombre des bons réseaux, et que la présence de la signalisation, si elle facilitait la tâche de chacun, n'en dressait pas moins, du fait des ambiguïtés de sa mise en oeuvre et de la syntaxe qu'elle constituait, une source de pièges très nombreux dans lesquels tout voyageur risquait sans cesse de tomber, pièges auxquels il se prêtait lui-même très régulièrement au fil de ses parcours expérimentaux, et pièges dont son expérience tendait à lui montrer qu'une meilleure conception des panneaux routiers et des indications de direction placés sur le bord des routes en règle générale ne suffisaient pas à les faire diminuer, chacun étant sans cesse enclin à commettre les mêmes erreurs que ses prédécesseurs, et à s'engager de façon presque systématique, sur des chemins qui ne conduisaient à rien, ou conduisaient tout au plus à les égarer, au point qu'il en avait un temps conçu un grand désespoir, voyant en cette attirance pour l'erreur un trait constitutif de la personne humaine, avant de renoncer à ce point de vue, et de passer du désespoir à l'action, en cherchant quels remèdes mettre en oeuvre afin de contrer ce désordre du cheminement, comme il l'appelait, qui faisait perdre tellement de temps à tout le monde, et nuisait par conséquent au développement de l'espèce, qui manquait ainsi de tout le temps perdu à se perdre pour se consacrer à des travaux plus honorables, et cette solution lui était apparue devoir prendre la forme d'une conception radicalement nouvelle de la signalisation routière, d'une conception qui remette en cause tout ce qui se faisait auparavant en termes de signalisation routière, dont l'étiquetage basique laissait à son avis totalement à désirer.

C'est quelques temps après en être arrivé à ces conclusions et à ce désir de changement radical que l'oncle maternel de O se vit obligé de prendre sa retraite après s'être en partie ruiné pour appliquer à la signalisation routière la plus aboutie de ses hypothèses, qui était qu'il fallait multiplier les panneaux non pas pour mieux indiquer les directions, ceux existant étant largement assez nombreux, mais au contraire pour indiquer les directions vers lesquelles une route n'allait pas, par exemple, ainsi que pour aider les voyageurs en leur indiquant d'avance les erreurs qu'ils risquaient de commettre dans les passages difficiles de leur parcours, passages et erreurs qu'il serait facile de repérer par une série de mesures expérimentales associées à des calculs statistiques. Il proposait en particulier de dédoubler les panneaux, de mettre en oeuvre des panneaux pour indiquer les chemins pertinents, comme c'était déjà, jusqu'ici, le cas, mais aussi des panneaux pour indiquer les faux chemins, les chemins dans lesquels les voyageurs risquaient de tomber dans leur parcours et qui ne contribueraient qu'à rallonger leur voyage ou à les éloigner de leur objectif.

Et dès qu'il fut parvenu à ce point de sa formulation, et à la certitude que les choses devaient être ainsi et non pas autrement si on entendait remédier au grave problème de l'errance qui menaçait sans cesse l'humanité voyageuse, l'oncle maternel de O commença à commander des panneaux en très grand nombre auprès des différents artisans capables d'en produire, et il voulait dire en cela, selon O, les seuls artisans qui considèrent leur métier non pas comme un simple travail de production d'objets, ces objets se trouvant être des panneaux, mais comme un véritable travail de mise en oeuvre de mesures d'amélioration de la signalisation routière par la construction des panneaux de plus en plus adaptés, chaque génération nouvelle de panneaux devant résoudre des problèmes non encore résolus par les panneaux existants jusqu'alors, sans tomber dans les travers des panneaux anciens, et il commanda ces panneaux avec son propre argent, n'ayant pas trouvé auprès des autorités en charge de la signalisation routière d'individus suffisamment intéressés et éclairés pour débloquer les crédits nécessaires à la mise en oeuvre, au moins expérimentale, de ce projet, ce qui n'a rien d'étonnant étant donné l'affligeante banalité des idées de ces dirigeants au sujet de la signalisation routière, disait l'oncle maternel de O.

"Ces prétendus spécialistes de la signalisation routière sont en vérité des bouchers de la signalisation routière. Leurs conceptions sont non seulement archaïques mais en plus de cela criminelles, elles traduisent une conception étriquée de la signalisation routière, et du rôle que la signalisation routière si elle était correctement conçue, et s'ouvrait à l'innovation, pourrait recevoir dans notre société. En refusant de donner suite à mes recherches, ces gens montrent non seulement leur ignorance crasse, mais surtout leur véritable nature, qui est de concevoir la signalisation routière non pas comme destinée à améliorer l'espèce humaine et à aider les individus dans un réflexe altruiste, mais bel et bien à perdre les gens, à faire de son mieux pour que les voyageurs s'égarent et ne parviennent pas à se rendre là où ils souhaitent d'abord se rendre. Et encore, ce reproche ne serait-il pas fondé si du moins cet encouragement à l'errance, cette aide apportée à ce que les voyageurs se perdent, était une façon de les inviter à découvrir des endroits où ils ne sont jamais allés, ce qui pourrait être une bonne, et même une très bonne mesure, bien propre à leur ouvrir les yeux, et à leur montrer qu'il existe bien des façons de parcourir une route et de voyager selon qu'on veut aller d'un point à un autre avec le moins d'efforts possibles ou au contraire se laisser aller à l'errance afin de découvrir des endroits inattendus. Mais ce reproche est fondé car tout ce qui intéresse ces spécialistes de la signalisation, tels qu'ils se caractérisent, et moi qui pratique la signalisation depuis de nombreuses années, depuis bien plus longtemps qu'aucun d'entre eux, je ne me considère pas comme un tel spécialiste, ce qui les intéresse, c'est avant tout de défendre et de maintenir leur conception de la signalisation qui est une conception entièrement idéologique, basée sur l'attention, la compréhension, et l'absence d'erreurs, ce qui est d'une stupidité totale au regard de la réalité du monde où nous vivons, où l'inattention, l'incompréhension et le fait de commettre des erreurs sans cesse sont les fondements de notre comportement. Ainsi ce que ces spécialistes de la signalisation construisent ce sont des panneaux idéologiques, destinés à l'Homme Nouveau tel qu'ils se le figurent depuis leur approche étroite de spécialistes, et pas du tout destinés aux gens tels qu'ils sont, et tels que ma longue pratique de la signalisation routière m'a permis de les voir".

Bien décidé tout de même à appliquer ses principes, il commandait des panneaux qu'il avait soigneusement conçus par lui-même, en conformité avec le plan dont il disposait (pour vérifier l'exactitude de ce premier plan, il consultait un second plan, qu'il allait chercher dans une bibliothèque, puis vérifiait le second sur un troisième, et vérifiait encore, considérant que seule la douzième vérification concordante, car douze était pour lui un chiffre égal à l'infini, lui apportait enfin la paix. Ceci se traduisait chez lui par un encombrement divers de dictionnaires, encyclopédies et autres ouvrages de référence, non pas entassés par piles d'objets similaires, comme on aurait pu s'y attendre dans un but d'économie de mouvement, mais au contraire organisés selon un algorithme complexe en un nombre variable de groupes qu'il recombinait chaque jour juste après s'être levé, comme une vérification de la journée dans la manipulation dissidente des groupes de douze), puis il se déplaçait en personne à travers le pays afin de les mettre en place, de les disposer partout où le besoin de tels panneaux se faisait sentir, c'est-à-dire à peu près partout selon lui, et conformément à des plans qu'il ne cessait d'établir et de raffiner, copiant et raturant sans fins des cartes et des atlas, toutes opérations qui lui prenaient énormément de temps et énormément d'argent, et très rapidement le pays se mit à fourmiller de panneaux de tous types et modèles qui mettaient en oeuvre les conceptions révolutionnaires de l'oncle de O en matière de signalisation routière. Ce qui provoqua aussi l'ire des autorités, totalement incapables de comprendre la grandeur du projet de l'oncle maternel de O qui déployait de véritables forêts de panneaux sur le bord des routes, indiquant de façon très détaillée où ne conduisait pas la route en question, et quelles erreurs il s'agissait d'éviter sur cette route, jusqu'à ce que ces dirigeants le menacent de lui faire un procès pour le désordre qu'il semait selon eux sur la voie publique, désordre qui toujours selon eux rendait désormais impossible la circulation sur les routes et les chemins de notre État, semant la confusion dans les esprits, et encombrant dangereusement le paysage.

C'est cette idée d'indication des erreurs au moyen de la signalisation routière qui avait coûté à l'oncle maternel de O une partie de sa fortune et sa réputation lorsqu'il avait essayé de la mettre en oeuvre, que mon ami O trouvait pour sa part admirable.