Oolong
La tombe - XIII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la treizième partie, présentée aux lecteurs le lundi 10 mai.

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L'un et l'autre

Non seulement O, non seulement aussi Juliette, durant le temps qu'ils étaient autour de moi et moi autour d'eux, mais tout autant le couple que formaient O et Juliette. J'aimais ce couple. Ce n'était pas n'importe quel couple, pas n'importe quelle façon de faire couple. Je serais bien, n'était le risque de passer pour un importun et pour un voyeur, resté souvent le soir chez eux, entre eux, peut-être même dans le lit au milieu, chez O ou chez Juliette, resté couché près d'eux pour me sentir bien, car je m'y serais senti délicieusement bien. Ce que c'est que d'aimer, pour moi, qui aime peu. Peu souvent s'entend. Mais je suppose que je les aurais gênés. Je n'ai jamais eu le courage de le leur demander, si cela les aurait vraiment gêné, ce qui peut-être allait de soi. J'ai, après tout, encore de la délicatesse.

à eux deux, pourtant, ils m'en ont laissé voir des choses, sur ce qu'ils faisaient entre eux. Nous n'avons jamais partouzé, c'est entendu, je n'étais pas assez avancé pour cela, ce vice ne me motive guère, eux non plus, peut-être, mais ils levaient souvent un pan de rideau sur ce qu'ils étaient tout les deux lorsque je n'étais pas là, bien que je fusse là, alors. Je me demandais parfois si je n'étais pas, à ma façon, insignifiante, un outil pour eux. On le choyait bien assez pour que je l'accepte, je n'avais rien à leur refuser. Un outil mieux que toléré, aimé peut-être.

Ainsi, entre eux, ils pratiquaient ce qu'ils nommaient, d'un commun accord, les périodes d'apprentissage du couple, des périodes qui leur permettaient d'introduire dans leur couple de nouveaux comportements propres à faciliter l'évolution de leur couple et son avancée vers de nouvelles directions du couple qu'ils n'avaient pas encore envisagées. Ces périodes consistaient en ceci que l'un des deux, et c'était plutôt ordinairement mon ami O qui se trouvait dans cette position, devait deviner, sans que jamais l'autre, Juliette souvent, lui en dise le moindre mot, ce qu'un comportement inhabituel et nouveau intervenant dans le couple, un comportement qui jusque-là n'avait jamais eu lieu ou au contraire un comportement banal mais utilisé d'une nouvelle manière, pouvait signifier et la façon dont ce comportement pourrait dorénavant être compris, c'est-à-dire joué de part et d'autre du jeu du couple par chacun d'eux, dans leur relation, par la façon dont ce comportement était adopté, et par la façon dont elle réagissait lorsque mon ami O prenait, plus ou moins vite, c'était selon, position vis-à-vis de ce comportement, soudain, porteur d'un sens inconnu du fait de son apparition et de son emploi dans des circonstances nouvelles. Et ces périodes d'expérimentation et d'apprentissage autour d'une nouvelle façon d'employer un mot ou un comportement pouvaient se prolonger durant des semaines entières sans qu'elle lui indique d'aucune façon explicative ce que signifiait ce comportement, ou encore ce qu'elle en attendait, sans aucune parole de commentaire sur ce comportement, mais uniquement par le retour fréquent de ce comportement et par l'examen de la façon dont ce comportement était utilisé et de ce qu'il produisait comme façon d'agir pour chacun d'eux (car quand bien même c'était souvent elle qui prenait l'initiative d'une de ces expérimentations, ils se trouvaient tous les deux précipités dans l'élaboration d'une nouvelle façon d'agir, elle ne se contentant pas de poser un comportement, mais devant sans cesse prendre de nouveau position face aux manières de faire que ce comportement encore indéfini induisait chez mon ami O, qui parfois réagissait en inventant lui-même un comportement, une manière de faire ou un usage des mots totalement nouveau entre eux).

Bien entendu, il devait arriver, mais je n'en sais pas plus sur ce point, que ces périodes d'apprentissage expérimental du couple n'aboutissent absolument pas, en apparence du moins, à ce qu'en attendait peut-être

(car c'est ce que nous ne savons pas. Qu'un jeu défini par une règle ait un sens est une chose possible. Mais qu'inventer les règles d'un jeu que ne connaissent ni l'un ni l'autre des partenaires et que ce jeu soit effectivement joué entre eux me fout la trouille)

celui des deux

(l'un ou l'autre, à moins que l'un ne déclenche une de ces périodes qu'en réponse à une demande qu'il avait éprouvée chez l'autre, ou à moins qu'il ne s'agisse depuis le début que du même jeu se poursuivant sans possibilité de finir)

qui avait inauguré une telle période en réponse à une volonté précise

(ou pas)

de sa part d'introduire un nouveau comportement dans le couple, et il arrivait aussi que cela réussisse totalement

(et je me demandais tout le temps ce que voulait dire une telle réussite et comment la constater, et si eux-mêmes en avaient la moindre idée)

et qu'ainsi un nouvel usage prenne place dans le couple au terme d'une période d'apprentissage qui permettait à chacun de s'approprier ce comportement et d'apprendre à manipuler ce comportement, tout autant que de créer purement et simplement ce comportement qui n'avait au demeurant parfois rien de simple et pouvait même s'avérer un comportement d'une extrême complexité, soit qu'il introduise une modification radicale chez celui qui le premier le mettait en oeuvre, soit qu'il oblige celui qui en subissait la première mise en oeuvre à un grand effort pour parvenir à s'y situer, ce qui pouvait parfois conduire à ce qu'il ou elle refuse tout simplement le comportement tel qu'il avait été envisagé au début

(ou joué par hasard la première fois)

, mais aussi le plus souvent à en dériver un comportement du couple qu'il aurait été quasiment impossible de mettre en place entre eux s'ils n'en étaient d'abord passé par cette phase d'apprentissage expérimental du couple qui permettait ainsi à des comportements que tout un chacun et moi le premier, sans aucun doute, aurait trouvé absurdes ou choquants dans ce couple, de finir par prendre place, souvent sous une forme détournée et peu ressemblante à l'originale, mais tout de même dérivée de l'originale, entre eux deux.

Ces entraînements pouvaient porter sur des points triviaux de la vie de tous les jours, mais aussi sur des façons de parler, ou sur la mise en place de jeux plus complexes qu'ils poursuivaient ensuite, et lorsque j'allais chez l'un ou chez l'autre, ce qui se produisait souvent et même à certaines périodes très souvent, j'étais invité à participer à ces jeux, et donc d'une certaine façon aux apprentissages qui donnaient à l'un et à l'autre et parfois à moi, accès aux règles de ces jeux, à la façon dont ils devaient se dérouler.

« Le jeu peut être considéré, m'expliqua un jour mon ami O, comme le meilleur moyen de sortir du couple en continuant le couple. Le jeu repousse les limites du couple, à moins qu'il ne les déforme simplement, sans les abolir ni les agrandir. peut-être ces limites ne peuvent-elles pas s'abolir. »

« Mais tu sais cela très bien » ajouta-t-il. Je ne savais rien. Je n'avais jamais pratiqué un tel jeu. Je n'aurais jamais eu cette idée. Mais c'était par ce genre d'invitations ou de connivences, et d'échecs dans l'invitation et la connivence, que mon ami O pouvait sans cesse en ma compagnie, comme en celle de ses autres amis, mais plus souvent encore avec moi, tester ses hypothèses et poursuivre son incessant travail autour de sa recherche, comme ici, en me proposant de faire comme si j'avais la connaissance du jeu, en essayant de voir comment je réagissais à cette hypothèse.

Et si cela marchait la plupart du temps, il m'arrivait parfois, lorsque, comme c'était le cas alors, n'ayant jamais rencontré de femme semblable à Juliette, et quand bien même j'en aurais rencontré une, n'étant pas du même acabit que mon ami O qui pouvait considérer comme totalement naturel un tel jeu, et même le considérer comme une forme réussie de fonctionnement du couple, alors que moi pas du tout, lorsque, donc, je me sentais incompétent, de décliner son invitation, mais jamais sans une certaine mauvais conscience, car j'avais alors la certitude que ma participation manquait à la recherche de mon ami O et que je ne pouvais me dérober à une telle participation sans prendre le risque de rendre sa recherche plus longue et plus difficile qu'elle ne l'était déjà, et même de rendre impossible une branche de cette recherche avant même qu'elle ne se soit naturellement confrontée à son échec ou à sa réussite suivie d'un nouvel échec, pourtant, lui ne s'élevait jamais d'aucune façon contre mes dérobades, je crois plutôt qu'il les considérait elles aussi comme des coups dans la progression de sa recherche, comme une façon d'échouer ou de réussir différente, et non pas comme de simples voies inexplorées.