Récit-album, c'est à dire une
série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc
relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un «
air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans
Le Terrier. Voici la quatorzième partie, présentée aux
lecteurs le lundi 16 mai.
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Sur le mur de Juliette Egon ne trouva pas ce qu'il était venu chercher Lorsque j'entrais chez Juliette. à chaque fois que je me rendais chez elle. J'y allais. Des fois j'y allais, avec O parfois et parfois sans O, et sans Juliette jamais. Je ne me l'étais jamais permis, de me rendre chez Juliette, de rentrer dans l'appartement qu'elle occupait, pas très loin de chez O, mais assez loin tout de même, sans qu'elle y soit, n'en ayant pas non plus eu l'opportunité, sauf après sa disparition. Après sa disparition tout était différent. Comme elle avait disparu justement, j'y suis allé une fois, avec la clé que O rangeait dans un tiroir et je savais quel tiroir, car je l'avais vu glisser cette clé dans cet endroit, il ne s'en était jamais caché devant moi, de posséder cette clé, et de la ranger à cet endroit précis, au milieu des nombreuses autres clés qu'il y avait dans son appartement, des très nombreuses clés, mais la clé de chez Juliette était un peu à l'écart des autres clés, et je savais où était cet un peu à l'écart. La confiance de O en moi était ainsi faite qu'il m'avait laissé savoir cela. à moins qu'il ne m'ait pas remarqué, qu'il n'ait pas noté ma présence le jour où il avait rangé cette clé dans ce tiroir, seule clé dans ce tiroir, dans un des rares tiroirs qui n'héberge pas de nombreuses clés dans l'appartement de O. Alors j'avais récupéré la clé de chez Juliette, lorsque j'étais allé chez O, après avoir appris sa mort volontaire, avec la clé, une autre clé, que j'avais de chez lui. Que de clés. Avec cette clé, je m'étais préparé à me rendre chez Juliette, seul, seul après un long moment d'hésitation passé à regarder la clé sur un banc, assis et regardant la clé, et touchant cette clé du bout de mes doigts, une clé ordinaire, et me demandant ce que cette clé allait faire pour moi, et ce que cette visite allait faire pour moi, et rejetant aussi cette demande à chaque fois que je me la formulais, pourquoi ? pour voir si elle ne gisait pas suspendue par le cou au chandelier, mais je n'y croyais pas du tout, ou les veines ouvertes nue dans son bain, ou étouffée, mais cela non plus je n'y croyais pas, pas non plus. une telle mise en scène toute cousue de romantisme et de tragique n'aurait eu aucun sens venant de Juliette, dont la disparition sans commentaire ne pouvait être, à mon avis, pour ce que je la connaissais, qu'une véritable disparition sans commentaire, et non pas une de ces mises en scène de la disparition, qui ne valent pour leur auteur qu'en tant qu'elles nient la disparition, qu'en tant qu'elles font de la disparition non pas une disparition sans commentaire, mais le contraire exact d'une disparition, une mise en avant de soi-même dans la mise en scène et dans le refus de disparaître, une tentative d'occuper le devant de la scène du monde en disparaissant, et qui parfois échouent, échouent dans leur mise en scène de telle façon que cette mise en scène passe inaperçue, et que leur disparition devient du coup une vraie disparition sans commentaire, et sans reste de mise en scène, mais ceci est rare. Pourquoi me rendre au domicile de Juliette dans un état d'effraction conscient, et inquiet, je ne me souviens pas pourquoi au juste. Pour certains motifs, complémentaires mais aussi fragmentaires, absolument pas poussé par un élan comme on dit, mais bien plutôt tiré par des intentions morcelées et contradictoires. D'abord, aller dans l'appartement de Juliette dans l'idée de m'y reposer un peu, car je trouvais son logement, reposant, un des rares endroits reposants de la ville, très différent de ma chambre par exemple, bien faite pour le sommeil, ma chambre, et même le sommeil le plus profond, mais pas, pas du tout, faite pour le repos, incroyablement peu faite pour le repos, au point qu'il m'était impossible de m'endormir dans ma chambre, totalement impossible, mais seulement de m'effondrer de sommeil, mais d'un sommeil souvent très profond, comme si chez moi, dans mon logement, le sommeil et le repos eussent été des choses antagonistes, incapables de s'entendre et de se compléter, mais toujours opposées, alors je me reposais ailleurs, et en particulier chez Juliette. Et je me reposais d'autant mieux qu'il y avait chez Juliette les murs et la série des paires floues sur les murs, et tel était l'autre motif de ma visite chez Juliette, motif derrière lequel en plus du repos je me réfugiais encore plus, et qui venait abolir les pourquoi curieux et passablement stupides de ma visite chez Juliette, pour me laisser à cette certitude que je m'y rendais d'abord et exclusivement pour voir les murs, les murs avec les photographies, et particulièrement la série des paires floues. Et j'y étais ensuite allé, lorsque je m'étais suffisamment persuadé que c'était à cette fin, regarder la série des paires floues, que je m'y rendais. J'étais bien content de mon motif. Bien content. Comme pas souvent. Comme si je ne poursuivais alors personne, que mes motifs. Le mur chez Juliette, et même plusieurs murs, étaient couverts d'un grand nombre de photographies. Je sais que ce nombre était grand même si je n'ai jamais une à une comptées ces photographies. Ne pas les avoir comptées ne change rien à mon estimation lorsque j'affirme qu'il s'agissait d'un grand nombre. à celui qui me demanderait "les as tu comptées", je répondrais que "non, je n'ai pas besoin de les avoir comptées pour dire qu'ils s'agissait d'un grand nombre". Bien entendu, grand ne signifie pas la même chose ici que si je parle d'un grand nombre d'étoiles dans le ciel d'un soir d'été (une expression que je ne me permettrais jamais d'utiliser, quand bien même je doive avouer la présence d'un grand nombre d'étoiles dans le ciel d'un soir d'été, jamais, car sa mièvrerie romantique me répugne profondément). Je ne désigne pas la même grandeur. Mais je désigne les deux fois une grandeur de la même famille relativement à son objet. Tantôt les photographies et tantôt les étoiles. Ce grand nombre de photographies formaient une série. Je sais que ces photographies avaient été accumulées et constituées en série par Juliette au fil des années, au prix d'un travail énorme, un travail par certains points similaire à celui qu'avait pendant des années aussi fourni O pour sa recherche, même s'il était d'une nature essentiellement différente, mais pas tellement, je dis ça sans savoir, encore une fois, et d'un travail qui lui avait demandé d'exercer, à mon sens, ses yeux à une veille de chaque instant, afin de ne jamais perdre l'occasion de découvrir autour d'elle, et ceci où qu'elle se trouvât, des éléments visuels qui lui permettent de nourrir cette série, et de la prolonger afin d'en renforcer le poids de série, et d'en multiplier les déclinaisons, ce qui contribuait à faire grandir cette série et à l'inscrire de plus en plus dans un statut de série organique dont les éléments se développaient et s'organisaient au fil des clichés rajoutés et contribuaient à se renforcer les uns les autres alors qu'ils couvraient une portion de plus en plus étendue des murs de leurs formats divers mais toujours rapportés les uns aux autres, associés les uns aux autres, sans que la nature de cette association aille de soi. Et je voyais Juliette patiemment, mais au prix d'un travail dont la difficulté n'était sans doute pas difficile à imaginer, quoique Juliette n'évoque jamais cette difficulté ni ne la manifeste d'aucune manière (c'est moi et moi seul qui suis responsable de l'utilisation du mot difficulté, effort, travail, aucunement Juliette, qui n'est pas là non plus pour se défendre des mots que j'emploie à son sujet) puisqu'elle qualifiait elle-même, lorsque très rarement elle acceptait d'en dire quoi que ce soit et même de faire mine de remarquer que ce travail existât ou qu'elle puisse en être l'auteur, ce travail photographique de chose la plus simple et la plus normale du monde, et d'ailleurs d'une simplicité telle qu'il ne tenait qu'à chacun, selon elle, de faire de même, de mener à bien un travail du même genre, alors même que l'évidente progression de la série par la contribution de chacun de ces clichés montrait à quel point cet ensemble était une chose complexe, je voyais Juliette poursuivre cette série, comme elle poursuivait par ailleurs d'autres travaux de photographie, mais en accordant à celle-ci le statut un peu particulier de la série qu'elle avait accrochée chez elle, aux différents murs, et de la série dans laquelle elle vivait par conséquent, et de la série que ses visiteurs à quelque titre que ce soit ne pouvaient jamais manquer de voir dès qu'ils entraient chez elle, se trouvant ainsi confrontés à la poursuite longue et fastidieuse mais menée avec le plus de légèreté possible, de cette série. Et chaque visite chez Juliette s'accompagnait, s'était toujours accompagnée depuis la première fois, forcément pour moi d'une station plus ou moins longue, souvent plus longue que moins longue, devant cette série (que j'interprète comme série unique, alors qu'il s'agissait peut-être par exemple d'une série de séries, ou d'éléments disjoints, point sur lequel je reviens plus tard), et ces stations me prouvaient à chaque fois un peu plus la valeur de cette série ainsi que son sens à la fois en tant que série, en tant qu'oeuvre et en tant que pratique photographique, et son sens concernant l'image et la façon dont nous regardons une image, et son sens sur une foule d'autres choses que je n'ai jamais tenté d'énumérer, pressentant que ce nombre de choses était un nombre de choses à proprement parler infinies par leur richesse, et qu'il aurait été par ailleurs déplacé de tenter de préciser, terriblement déplacé de tenter de préciser ou d'énumérer, particulièrement devant Juliette, qui ne supportait pas la moindre tentative d'interprétation ou de commentaire de son travail qui ne se produise pas sous la forme d'un véritable apport non pas à son travail mais uniquement à la personne et pour la personne qui formulait ce commentaire au sujet de son travail car le but de ces photographies n'était nullement la personne de Juliette ou la critique positive ou négative de ces photographies, mais bien uniquement les réactions qu'elles pouvaient provoquer chez l'un ou l'autre de ceux qui regardaient ces photographies et qui ne pouvaient que les voir dès qu'il posait le pied chez elle. Le travail sur le flou était le centre de cette série photographique, mais non pas de la façon commune qui aurait consisté à faire des photos simplement floutées à la recherche d'un effet artistique indéniablement éloigné des préoccupations de Juliette qui ne portait aucune forme d'intérêt à l'effet, quoiqu'elle puisse parfois s'intéresser à l'effet comme effet ou à l'effet comme sens, mais sûrement pas à l'effet dans la seule recherche d'effet, qu'elle considérait comme anecdotique et à ce titre dépourvu de toute valeur, sa démarche artistique était d'une nature différente dans son rapport au flou, puisque chaque photo affichée était en fait une double photo, ou pouvait donner l'impression au visiteur d'une double photo sans qu'il puisse réellement le vérifier, et puisque Juliette d'elle-même n'en disait rien, « je n'ai rien d'autre à en dire, je n'ai rien à en dire du tout, affirmait-elle, ce sont des photos et je peux faire d'autres photos » et ne corroborait aucune hypothèse que le visiteur aurait formulé, se tenant même dans une étroite réserve quand à tout commentaire de ce travail comme elle gardait toujours le plus profond silence sur l'ensemble de ses travaux artistiques, qu'ils soient comme c'était le plus souvent le cas photographiques ou d'une autre nature « car je n'ai rien de plus à dire que ce que disent ces images, ou plus exactement, je ne peux pas parler à leur place si elles ne parlent pas », la particularité de ces doublons composés d'une photo floue et d'une photo nette étant que l'ensemble des photos floues se ressemblaient étroitement, au point qu'on aurait pu les croire toutes les photos d'un seul et unique objet, qui auraient simplement fait l'objet d'un traitement photographique différent, où l'appareil aurait été placé plus ou moins près, ou d'un côté plutôt que de l'autre, ou encore que la lumière ait été saisie à des moments différents, ou encore que le film utilisé n'ait pas été le même, ou que les opérations de tirage photographique appliquées ensuite sur les clichés aient été différentes, mais sans cesser de s'appliquer centralement à un même objet, alors que les photos nettes permettaient de découvrir une suite impressionnante de vues toutes différentes les unes des autres au contraire de ce qui se voyait dans les clichés flous, et sur ces photos l'organisation des masses ne manquait pas de se reconnaître à chaque fois dans le cliché flou placé à côté du cliché net, cette parenté des masses se doublant ordinairement d'une parenté de format, de lumière, d'angle de prise de vue, et quantité d'autres indices tendant à emporter chez le spectateur la conviction que les deux clichés n'étaient que le traitement différent du même sujet, et ces doublons réunissant une photo floue toujours parente de toutes les autres photos floues affichées dans la pièce et courant sur les murs et une photo nette à chaque fois unique quoique présentant une indéniable parenté avec la photo floue qui l'accompagnait s'accumulaient. Personnellement je ne suis jamais parvenu à savoir, car cette question m'intéressait et me troublait sans cesse, même si je savais bien que me poser ce genre de questions était une certaine façon de refuser de voir les photos et de les considérer pour ce qu'elles étaient et d'être influencé par leur beauté pour au contraire privilégier un commentaire totalement stérile et technique de cette série de photographies, d'autant plus stérile qu'il ne s'interrogeait pas sur ces photographies elles-mêmes ou sur moi face à ces photographies mais uniquement sur l'appareil technique et pratique qui avait permis de réaliser cette série de photographies, et sur l'intention ou la tricherie volontaire de Juliette et sur l'ordre qui avait été le sien dans la création de cette série, s'il existait effectivement une parenté entre chaque photo floue et chaque photo nette, ni parvenu à savoir comment ces images étaient faites et sélectionnées pour être toutes ainsi organisées dans cette pièce et sur les murs de cette pièce organisées par doublons, j'imaginais pas exemple que toutes les photos floues provenaient de la même source, source que Juliette re-photographiait à chaque fois qu'elle en avait besoin parce qu'elle avait trouvé un sujet de photo nette qui put faire la moitié d'un doublon et pour lequel il importait de produire un second membre conforme au principe de la série, ou encore que tout cela n'ait été qu'un effet du choix opéré par Juliette dans la masse des clichés qu'elle prenait de telle façon que toutes les photos floues, provenant au demeurant de prises de vues sans aucun rapport, paraissent entretenir un lien de parenté évident qui pouvait les faire passer pour des prises de vue différentes d'un même objet, et que les photos nettes ne soient que des photos extraites de l'ensemble de sa production uniquement parce qu'elles s'avéraient propices à former un doublon avec une photo floutée, ou encore que seules les photos nettes soient de véritables photos, et les photos floues rien que des trucages de laboratoire effectués dans le sens du renforcement de la ressemblance de toutes les photos floues entre elles et de chaque photo floue individuellement avec la photo nette qui appartenait au même doublet qu'elle, ou encore que tout ceci ne soit que l'objet d'un hasard total lié à un déterminisme total qui contraignait Juliette à ne faire que des photographies conformes au principe affiché dans cette série (mais y avait-il un principe dans cette série, et en fin de compte chaque image n'était-elle pas là qu'à la suite d'un tirage au hasard de Juliette ?), ce qu'elle aurait pu vivre comme une triste fatalité, ou encore qu'il n'y ait aucune ressemblance de fait entre l'ensemble des clichés flous entre eux et d'autre part entre chaque moitié d'un doublet photo floue photo nette, et que cette interprétation que j'avais du dispositif ne soit qu'un égarement de ma perception provoqué par une auto-persuasion consécutive au fait que la première fois que j'étais venu chez Juliette quelqu'un m'avait déjà parlé de cette série en la décrivant à peu près telle que je l'ai décrite, ce qui aurait fait que mon oeil aurait interprété et transformé ce qu'il voyait alors qu'aucune de ces photos prise dans n'importe quel ordre n'avait le moindre rapport avec aucune autre, et j'avoue que je ne prenais pas cette hypothèse très au sérieux, pas plus que les autres d'ailleurs qui ne me semblaient pas crédibles, mais que je ne pouvais m'empêcher de me les formuler. Mais quand je revins chez elle, ensuite, le mur avait changé et je ne me suis plus souvenu s'il y avait eu un jour des photos sur ce mur. C'est comme ça que Juliette a fini de disparaître, en somme. Et je n'ai pas dormi là non plus. |