Oolong
La tombe - XV -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la quinzième partie, présentée aux lecteurs le lundi 24 mai.

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Egon grogna dans la nuit en s'éveillant (autre réveil)

Les livres me tombent sur la tête, c'est Blang, je sais du noir autour de moi encore dans la chambre là-haut, là-dedans, je suis dans la chambre, dans mon lit et le noir, c'est que je me réveille. Je sais, je ne sais pas, pourquoi, je me souviens assez vite qu'il faut absolument me réveiller, mais tout de même pas tout de suite pourquoi il faut me réveiller, pas tout de suite du tout, pas dans les premières secondes, dans les premières secondes j'ai seulement, peur. Je n'aime pas. J'ai mal au coeur c'est le réveil. Toujours le réveil me donne mal au coeur. Pourquoi donc dans la nuit ?

Et je commence à retrouver et je commence à me raconter l'histoire de mon réveil, à me réciter le pourquoi de mon réveil, qu'est-ce qui fait que comme ça les livres Blang sur ma tête au milieu de la nuit, il faut me réveiller.

Comme quoi il me fallait encore, moi qui suis si casanier d'ordinaire, me rendre de grand matin, au sortir de la nuit, comme si c'eût été la seule heure convenable pour le faire, comme si aucune temporisation n'avait été possible, ne serait-ce que jusqu'aux heures forcément plus propices de l'après-midi, ou, idéalement, jusqu'à celles qui m'ont toujours parues les plus favorables, de la nuit, me rendre en dépit de ce désaccord horaire profond, à l'université. Sur convocation. Car j'avais, c'était très officiel et sur papier timbré, reçu une convocation de l'université, pour rendre des comptes, sur le travail de O. Sur l'état d'avancement de ce travail. Sur son degré d'achèvement, avant toutes choses. Comme si c'était à moi qu'il fallait demander de tels comptes. Et, plus encore, je crois, pour me demander de rendre des comptes, de façon intéressée, d'une façon très éloignée de toute grandeur d'âme, et formidablement détachée de toute compassion pour O mort ou vivant, mais là plutôt mort, sur ce que je souhaitais faire des carnets de O. Et pour affronter en quelque sorte sur ces deux sujets, même si cela ne me concernait pas, pas du tout même, les pairs de O, ceux avec qui il avait travaillé, sous la forme officielle du travail universitaire, et non pas sous la forme réelle du travail qu'il conduisait seul et avec nous, les amis de O, distinction dont je ne savais que trop à quel point il me serait difficile de la faire comprendre aux pairs de O, qui, du fait de leur position de pairs, étaient, justement, les plus enclins à ne se situer que dans un rapport de travail exclusif avec O, et à ne pas reconnaître, car un tel comportement leur était totalement étranger, que le vrai travail n'avait rien à voir avec eux.

J'étais dans les faits, là, avec mon mal au coeur tellement fort et tous les livres tombés sur ma tête (car je n'entends pas les réveils et j'ai donc dû bricoler avec des clous et de la ficelle un système ingénieux qui fait qu'au lieu de sonner, au moment de se produire, la sonnerie déplace un clou, déplacement dont la conséquence est que je me trouve recevoir aussitôt sur la tête les quelques forts volumes que j'ai décidé de placer sur le dispositif justement afin de me réveiller) sommé de me tirer du lit, dans la nuit encore, de m'en extirper et de l'abandonner, et de m'habiller correctement, ce qui me prendrait beaucoup de temps, mais de moyens d'y échapper pas le moindre, car une telle correction formait un des pré-requis de cette démarche, et de l'invitation sur laquelle il était précisé que je me devais de porter une tenue correcte - et qu'est-ce que c'est - pour participer à une réunion destinée à statuer, ou du moins à discuter avec moi de ce qu'il était possible de statuer, sur le sujet du travail de O, et du devenir du travail de O, après sa mort volontaire.

L'obligation de participer à cette réunion ce matin-là, pensais-je en écartant le plus gros des livres pour trouver un peu d'air à ma nausée, fut-ce dans cette confortable salle que constitue la bibliothèque de littérature exotique, ainsi nommée car c'est autour d'elle que s'est en son temps constitué l'unité de recherches annexes en littérature exotique, conformément aux souhaits du généreux particulier qui avait rendu possible l'existence de ce centre de recherches et de la bibliothèque associée, un riche particulier passionné de littérature exotique qui avait légué près de soixante mille volumes, accumulés au long de sa vie, à l'université, qui ne trouva donc d'autre moyen de lui rendre hommage, à défaut de pouvoir comme certains en formulèrent alors clairement et officiellement le souhait brûler ces livres, ou au moins les jeter après les avoir lacérés et rendus inutilisables, ou à défaut les recycler en papier toilettes, mais surtout chasser de l'université toute trace et tout souvenir de cette monstruosité que constituait à leur yeux la littérature exotique, que de créer ce centre de recherche annexe (titre qu'on avait alors spécialement créé, car il n'avait jamais rien existé de tel jusque-là dans l'université) autour de la bibliothèque, cette obligation me répugnait.

Le nom de littérature exotique n'a pas réellement de sens, à mon avis, et O pensait comme moi. Il est d'abord employé pour disqualifier un domaine du savoir humain et pour le discréditer derrière un nom qui ne veut rien dire. Cette pratique nous est familière.

J'aimais pourtant beaucoup la bibliothèque du centre de recherches annexe en littérature exotique, qui présente à l'oeil une surface continue de boiseries et de tranches de livres, avec une forte majorité de tranches de livres, une suite quasiment ininterrompue de boiseries et de tranches de livres de toutes les couleurs, et à aucun moment la moindre parcelle de mur, à aucun moment la moindre nudité murale qui révélerait encore la lourdeur du bâtiment et de la maçonnerie, ou qui révélerait autre chose que cette bibliothèque même, mais uniquement des livres et des montants et des planches de bois entre lesquels et sur lesquelles sont déposés ces livres. Cette bibliothèque ne comporte pas non plus la moindre de ces décorations qui dénaturent si souvent les salles de lecture, de ces décorations qu'on se croit obligé de placer dans les salles de lecture, comme si les salles de lecture ne formaient pas avec les livres qui les composent un ensemble suffisant et cohérent, et qu'il faille en plus les décorer, et choisir pour cela ce qui est le moins propice à la cohabitation avec les livres.

Mais je n'aimais, et je n'avais jamais aimé en aucune façon, les réunions, et tout particulièrement les réunions universitaires, assemblées où la qualité de l'ennui est telle que j'en sors déprimé pour de longs jours, et à chaque fois bien décidé à ne plus m'infliger jamais un tel supplice. Car je ne vois aucune issue dans les réunions. Chaque participant à une réunion, dès que je constate sa présence, je ne le considère plus comme un être humain, mon semblable avec ou sans manteau, avec ou sans grosses chaussures, avec ou sans rapport particulier aux escaliers, mais comme un barreau d'acier qui participe de la cage d'ennui que constitue la réunion et dans laquelle je suis à la fois emprisonné au milieu de tous les autres et moi-même un barreau servant à emprisonner tous les autres. Chaque parole qui est prononcée au cours d'une réunion, je ne comprends rien à ce qu'elle signifie, je ne sais pas de quelle phrase elle participe, tout ce que j'entends à sa place c'est ennui. Et je savais qu'une fois de plus, j'allais m'ennuyer durant cette réunion, comme je m'étais toujours profondément ennuyé durant toutes les réunions auxquelles il m'avait été donné d'assister dans ma vie, sans aucun recours.

Ou alors m'endormir durant cette réunion, ce qui constituerait peut-être la meilleure des solutions possibles. Et en tout cas un privilège.

Et avec tout cela, il me fallait me lever, en sachant tout cela, et une fois levé m'acheminer jusqu'à la réunion dans la bibliothèque de littérature exotique.