Oolong
La tombe - XVI -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la seizième partie, présentée aux lecteurs le lundi 31 mai.

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Egon parvint difficilement à rentrer dans la pièce où devait se tenir la réunion

D'abord je suis dans le couloir. Ensuite, je devrais me trouver dans la pièce, dans la bibliothèque de littérature exotique, bien entendu, mais c'est tout un voyage, et ceux qui croient, qui s'imaginent comme de petits oiseaux que ça se fait tout seul devraient y regarder à deux fois. On n'en franchit pas, surtout moi, les portes ainsi. On s'y prépare. Je me le suis répété à ce titre plusieurs fois depuis le réveil, car c'est une méthode éprouvée : le but de mon déplacement, ce vers quoi je tends et me dirige, c'est la bibliothèque de littérature exotique, c'est à cet endroit, ne pas perdre du vue ce point, que j'ai l'intention de me rendre, c'est par là que je vais, j'en suis totalement convaincu, j'ai une volonté inflexible en ce sens, je ne le fais pas par plaisir, loin de là, mais je suis décidé à le faire, j'y suis décidé de toutes mes forces, de toutes celles, oui, c'est peu dire, c'est dire rien ou tout comme, que je suis parvenu à retirer de la partie la plus froidement rationnelle de mon esprit.

J'ai déjà, avec angoisse, la prescience que les choses ne vont pas se dérouler selon l'ordre que je leur ai affecté au cours d'une longue méditation nocturne, une longue méditation perdue, uniquement perdue sans retour, à me figurer cette réunion, une insomnie, en fait, que j'ai passé toute entière à me représenter cette scène par avance, je ne dormais pas, vraiment, ma tête reposait sur l'oreiller et de temps en temps j'en mâchonnais le coin, mes bras posés bien droit le long du corps sur le drap, mes avant-bras repliés et croisés sur ma poitrine, clignant des paupières périodiquement au rythme d'une fois toutes les sept secondes pour éviter que mes yeux ne brûlent, ce qui m'arrive fréquemment dans le noir, lorsque je ne sais plus si mes yeux sont fermés ou ouverts, car j'oublie ces choses-là, je les oublie. C'est ainsi. Je m'imagine d'avance mon parcours avec la plus grande acuité, avec une précision totale, cartographique, militaire, jeune stratège à dos d'éléphant, les légions romaines en face, moi et l'Histoire, Ah, AH, je rigole. Cette image faisant de moi un Hannibal me plaît, pour dérisoire qu'elle soit, m'enchante, je sens sous moi l'éléphant, le musc, les trompettes, rien de cela, ce n'est pas un combat, si c'en est un, je l'ai perdu, bien entendu. D'abord le couloir, ensuite la pièce, et le glissement facile entre les deux, comme une négation de l'état intermédiaire, comme échappatoire au risque de rester là coincé, entre le couloir et la pièce, dans un espace qui n'existerait qu'à moitié, moi avec, une sortie du tunnel tout en douceur, petit pas d'hélice, volets sortis, train verrouillé, moteur feulant très doucement, je suis un avion, mes bras et mes jambes se sont transformés, mon coeur motorisé me tracte vers l'avant, fiable, précis, tranquille, je me pose, je me pose et je roule, impeccablement, la métaphore de l'avion me permettant de préserver toute ma dignité, jusqu'à l'arrêt total de mon avion, lorsqu'un mécano souriant et le regard empli d'admiration, viendra poser une échelle contre le bord de la carlingue et que moi, conquérant du ciel, je la dédaignerai, sautant d'un bond dans l'herbe de la piste, attention, ne pas se fouler la cheville, ne pas, non.

Le couloir ressemble à un couloir, il ne fait que ça, quelque regard que j'essaie d'y porter, même en niant sa nature de couloir et son être profond de couloir (c'est moi qui parle ainsi, être profond, c'est stupide), je ne parviens pas à le voir différemment.

C'est un couloir, il s'agit donc d'un boyau, bien entendu, de dimensions pourtant confortables, avec des pleins et des déliés, des bulles et des creux, quelque chose qui ne s'y passe pas, l'immobilité, le couloir est d'abord le lieu du mouvement et du passage, rien de certain pourtant, on a vu plus d'une fois des gens, des gens très bien même, y dormir.

Le couloir ne se présente pas comme couloir nu, ce qui serait à l'oeil infiniment reposant.

Si ce couloir se défaisait, à l'initiative d'un dieu libérateur, de toute sa matérialité, c'est-à-dire qu'il perde l'ensemble de ses caractéristiques physiques (comme sa forme, sa taille, la hauteur de ses plafonds, l'éclairage qui y règne, ou des choses bien pires et bien plus horribles comme la couleur de la peinture sur ses murs, la forme, longueur et texture des lattes du parquet qui le composent, les craquements qu'y produit le pas, la forme si particulière des interrupteurs, la présence de nombreux détritus débordant des poubelles, y compris des détritus qu'on ne s'attendrait absolument pas à voir dans un couloir d'université), par exemple, que ces caractéristiques soient éloignées de lui et placées à la poubelle des phénomènes, il acquerrait alors son plein statut de lieu de passage, en ne laissant en mémoire aucun souvenir précis de sa conformation et de son existence, il se limiterait à n'exister réellement que comme lieu de passage, et non pas du tout comme lieu à part entière, il n'apparaîtrait que comme l'espace et la construction destinés à desservir des salles, qui sont elles, pour leur part, importantes, qui possèdent, pour leur part, la capacité essentielle d'être des lieux à part entière et des lieux importants dans lesquels la vie se manifeste sous une forme déterminante, or, au lieu de cela, la pratique a toujours voulu que chez nous ce soient les couloirs qui l'emportent en importance sur les salles, que la vie de l'université se condense d'abord dans les couloirs, c'est-à-dire non pas dans les lieux où le savoir devrait être délivré, mais dans les parcours intermédiaires qui conduisent à ces lieux et qui permettent de sortir de ces lieux, et qui assurent l'ensemble des communications entre ces lieux, les salles de cours, les bibliothèques et les salles de réunion n'étant considérées que comme, par une déformation monstrueuse, les éléments périphériques des couloirs, que comme des voies sans issues contraires au maintien de la grande économie de circulation des couloirs, personne ne souhaitant en apparence se retrouver dans les salles, mais tout le monde indéfiniment souhaitant circuler dans les couloirs et se rendre d'une salle à l'autre, et inciter ceux qui à un moment donné se trouvent dans une salle à se diriger vers une autre salle à travers le couloir, et à changer d'avis plusieurs dizaines de fois, de telle sorte qu'ils passent quasiment tout leur temps dans les couloirs, l'étude se résumant à déambuler durant un temps plus ou moins long dans les couloirs.

Mais pas moi, qui vais très précisément jusqu'à la bibliothèque du centre de recherches annexes en littérature exotique. Alors je parcours le couloir, essayant de ne pas déranger la masse des étudiants, professeurs et autres qui gisent là, et de ne pas me heurter dans ceux qui circulent, à des vitesses plus ou moins élevées, et j'arrive, jusqu'à cette bibliothèque, ce qui prouve que le chemin qui y conduit, ce chemin-là, je le connaissais. C'est une preuve suffisante.

Je glisse un oeil dans la salle, d'abord, déserte, un pied ensuite. Mais le second pied refuse et se cabre. Bloqué, il ne quitte plus le pas qu'il formait, s'agrippe, pris dans ma chaussure et ma chaussure dans le sol, ultra-collée, mon corps avec tout entier, n'avance plus. Je tente la fermeté, et lui donne un ordre : "BOUGE". Je sais, je sais bien pourtant, je sais bien pourtant depuis longtemps qu'un tel ordre n'a jamais pu faire bouger le moindre pied du monde, particulièrement pas mon pied, lorsqu'il provient du propriétaire du pied en question. Mais je ne peux pas ne pas essayer d'en faire ainsi, de me donner cet ordre, afin de tenter de me décoller et de quitter cet entre-deux qui fait de moi quelqu'un qui n'est pas dans la pièce mais qui n'est plus dans le couloir. Car ainsi, je suis, je me sens et je me sais dans un état de transition. Et une transition qui dure n'est plus une transition, mais un état durable. C'est à mon avis insupportable. Quoi que.

Je refais sans cesse cette expérience de me donner un ordre à moi-même, qui me permet de vérifier sans cesse que les choses ne fonctionnent pas de cette façon-là, mais qu'importe, je ne désespère pas que cela marche un jour, je ne désespère pas de pouvoir dire à mon pied un jour "bouge" et de le voir, miracle très effectif, se mettre à bouger exactement de la façon entendue, exactement selon mon intention, mais ce n'est pas facile, pas facile, non, en vérité.

Bien entendu, sur le seuil, ce n'est encore rien, ce n'est que sur le seuil. Mais je connais déjà le problème de l'escalier, et les tragédies classiques, les drames d'antichambres, toutes ces actions collées à des endroits où on ne fait que passer, bien malin, tout le monde y passe, en effet, comme si les affaires du monde se décidaient avant tout et toujours dans un placard. Les escaliers c'est déjà beaucoup de temps, ils occupent un pourcentage déjà significatif de ma vie éveillée, à osciller entre moi et le monde ou entre moi et ma chambre, et parfois ; ils poussent la chose encore, ils occupent mes rêves, des rêves alors en escalier, avec des escaliers, mais j'y ajoute ce jour-ci un seuil, l'espace qui me tient là entre le couloir comme lieu d'une infinie circulation étudiante semble-t-il jamais décidée à prendre fin ou à se limiter au moins un peu, or je suis suspendu, et j'occupe à peu près exactement tout l'espace de la porte qui permet de passer du couloir à la bibliothèque de littérature exotique, sans me retrouver ni dans le couloir ni dans la bibliothèque, ou plus exactement en me trouvant à la fois dans les deux, et je me demande si ce n'est pas cette ubiquité, cet être à deux endroits à la fois, le couloir que je déteste, et la bibliothèque, que j'aime beaucoup, qui me procure une ravissement tel que je ne puis plus bouger ni avancer, que je suis tendu entre ces deux moments possibles de mon histoire, encore dans le couloir avec toutes ses possibilités de circulation (car quoique je les critique comme nuisibles à l'université, je suis, comme tout ancien étudiant, profondément attaché à cette déambulation dans les couloirs, par une habitude ancrée en moi comme en tout ancien étudiant, et par le fait d'avoir durant des années fréquenté avec une telle assiduité ces couloirs et d'avoir tenu un nombre impressionnant de discussions dans ces couloirs) et dans la bibliothèque avec toutes ses possibilités de repos et de lecture, et de bien-être. Mais en même temps et de façon bien plus profonde, je suis dans l'horreur de ce déchirement qui ne me permet plus d'être ni dans le couloir en plein, ni déjà dans la bibliothèque en plein, et de me tenir sur ce seuil qui est un lieu totalement indécis, totalement faux, et qui ne se destine normalement qu'au passage, un passage qui est pour moi suspendu et bloqué comme mortellement, comme menacé de me tenir là jusqu'à ce que mon être se dissolve et disparaisse dans la tension entre un Egon du couloir, qui de plein droit appartiendrait au couloir et à la vie collective du couloir, et un Egon de la bibliothèque, entièrement associé à la bibliothèque, et par là associé à la vie intellectuelle de la bibliothèque, et au lieu de ça je ne suis pour le moment qu'un être hybride et retenu par la force de cette hybridation à proprement parler monstrueuse en ce que le phénomène qui ne devrait durer que quelques secondes est en train de s'étendre et de durer, et que mes doigts ont maintenant une connaissance terriblement approfondie du bouton de porte sur lequel ils sont serrés depuis un grand moment et sur lequel ma sueur commence à dégouliner, formant très lentement une goutte grasse au bas de la poignée.

Le seuil est défini par la couleur orange, inattendue, du montant de porte, et par la rouille incrustée dans la barre de porte.

Ma position est toute entière relative à ce seuil, ce me semble. C'est insupportable. Mon pied enfin se décolle, bruit de succion, arrachement du bois, racines brisées. Je passe. Je passe. Je suis dans la pièce, dans la bibliothèque de l'unité de recherches annexe en littérature exotique.