Oolong
La tombe - XVII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la dix-septième partie, présentée aux lecteurs le lundi 7 juin.

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La bibliothèque

Je ne supportais pas l'idée de cette réunion, elle m'était proprement insupportable, et pourtant j'étais arrivé le premier dans la bibliothèque, cette bibliothèque du centre de recherches annexe en littérature exotique où devait se tenir la réunion. Je m'étais fait un devoir et j'avais choisi, en pleine connaissance de cause, d'arriver le premier, avec une avance considérable sur l'horaire prévu de la réunion, c'est-à-dire sur l'horaire de la convocation qui m'avait été très officiellement expédiée, j'aurais même si cela avait été possible, préféré passer la nuit entière dans la bibliothèque, afin de me placer en un point idéal pour me protéger autant que possible de la véritable curée que ne manquerait pas d'être cette réunion, car cette réunion ne pouvait être rien d'autre qu'une curée, qu'une chasse menée plus ou moins à mon encontre par tous les représentants de l'université présents, pour s'approprier les carnets de O, ce qui ne pouvait se faire, en somme, qu'en m'en détroussant. Je m'attendais à cette curée. J'avais compris au moment même d'apprendre la mort de O et le don qu'il m'avait fait de ses cahiers, que cette curée devrait se produire. Qu'elle soit inévitable, prévisible dans ses moindres détails, et planifiable, ne changeait rien à l'immense désagrément que je me préparais à endurer. Désagrément provoqué d'une part par l'ennui qu'il me faudrait endurer durant cette réunion, qui ne pourrait être que le lieu d'un ennui des plus phénoménal, et d'autre part par la persécution que ne manqueraient pas d'exercer à mon encontre les différents intervenants dans leur seule obsession de me faire rendre les cahiers, et ceci le plus vite possible, et encore sans m'accorder ensuite aucun droit de regard sur ce qu'il en adviendrait ensuite. Et cela je ne le voulais pas.

J'aurais voulu espérer autre chose, j'aurais voulu espérer que cette réunion put servir d'autres fins, la fin par exemple d'un témoignage de deuil pour la mort de O, et de l'expression d'une tristesse consécutive à sa disparition (bien entendu je savais qu'une telle hypothèse était totalement déplacée, était même un non-sens total, mais le savoir ne m'empêchait pas de la faire, comme très souvent le fait de savoir quelque chose, et même de le savoir en pleine clarté et en absolue certitude, ne parvient pas à éloigner cependant certaines chimères, d'autant plus que, je le réalise bien dans ces moments-là, je ne veux pas du tout éloigner ces chimères, à vrai dire, et que je considère comme très important, dans ce cas par exemple, de continuer à nourrir d'une certaine façon cet espoir, en dépit donc de toute la certitude du contraire, d'un hommage rendu à la mort volontaire de O, ou plus exactement à la personne de O, et que donc je chéris ces chimères, non pas comme des choses devant se réaliser, mais exactement comme cela, comme des chimères ne pouvant avoir lieu mais devant être pensées par moi). Mais la curée ne faisait aucun doute, mon angoisse du moins me le disait, avec toute l'acuité prémonitoire que peut prendre une angoisse lorsqu'elle est exactement sollicitée à rendre compte de l'ambiance dans laquelle elle prend forme.

J'avais aussi choisi d'arriver tôt par peur d'une manipulation cynique de l'université, d'une mise en scène grotesque destinée à me déstabiliser avant même le début de la réunion, une mise en scène qui aurait consisté à me convoquer volontairement avec une demi-heure ou une heure, voire deux heures de retard sur les autres participants, et ceci afin que j'arrive avec le sentiment coupable d'être en retard et d'avoir fait attendre l'auditoire, d'une telle façon que je me sente d'autant plus obligé, par respect, et pour dédommager l'assemblée, de me défaire des carnets de O. Mais si tel avait été le cas, ils en seraient pour leurs frais, car en arrivant comme je l'avais fait, fort en avance, une telle mésaventure ne pourrait pas m'arriver, et c'est moi qui d'une certaine façon conservais la prérogative morale dont dispose toujours celui qui arrivé le premier attend les autres, alors que ceux qui nous font attendre sont toujours, d'une certaine façon, dans une dette morale vis-à-vis de nous, et doivent nous dédommager du temps qu'il nous ont fait perdre.

à peine entré dans la bibliothèque, je m'étais mis à chercher l'emplacement idéal, celui duquel je serais le moins facilement atteint par les tirades à n'en pas douter hystériques que les intervenants universitaires allaient se croire obligés de multiplier pour me convaincre de rendre les carnets de notes de mon ami O. Je tournais ainsi dans la bibliothèque assez longuement, je la parcourais en un sens, puis en l'autre, j'en examinai autant que possible la configuration, au point que le bruit de mes pas, toujours un peu lourds, en finissait par me déranger, et je tournais sans véritablement trouver. C'était une pièce carrée, occupée en son centre par une vaste table ronde. Dans cette pièce se tenaient la plupart des réunions de l'université, d'une part parce que les étudiants dans cette discipline ne se bousculaient pas, en fait il n'y en avait jamais eu, jamais un seul, je n'avais même jamais entendu dire que quelqu'un ait jamais envisagé l'hypothèse qu'il put un jour en exister, personne au juste ne comprenant quelle discipline recouvrait le terme de littérature exotique, d'autant plus qu'au cas même où cette notion eut été comprise, il aurait été très mal vu, mal vu au dernier degré, au point de risquer de s'en ridiculiser jusqu'à la fin de ses jours, de pratiquer une discipline qui portât le nom, absolument ridicule, proprement stupide, de littérature exotique, et la seule attribution d'argent qui justifiait de maintenir la bibliothèque en l'état et de payer ses émoluments à la bibliothécaire, que personne ne se souvenait d'ailleurs d'avoir vue depuis longtemps, provenait des intérêts de la somme confortable que le légataire des livres entreposés dans cette bibliothèque avait destiné à leur entretien, en précisant qui il souhaitait voir nommée bibliothécaire cette femme, qui l'était encore, et dont on avait appris bien après le décès de son bienfaiteur qu'il s'agissait en fait de la maîtresse du-dit bienfaiteur, d'autre part parce que les enseignants et les personnels administratifs de l'université trouvent le plus grand agrément à se réunir dans cette salle, qui, du fait du legs du généreux bienfaiteur, se trouve l'une des seules correctement entretenue de toute l'université, et même une salle, chose presque incroyable ici, chauffée en hiver, alors que notre régime ne s'est jamais soucié de près ni de loin de faire chauffer aucune des pièces qui composaient l'université, ce qui la rend en pratique inutilisable durant les mois d'hiver.

C'était aussi la seule salle qui eut à ma connaissance une table ronde, dans toute l'université. Je pense qu'un tel fait mérite d'être mentionné. Je pense que l'existence de cette unique table ronde et le fait de ma convocation à cette même table ronde ne sont pas indifférents. Je pense qu'une table ronde était entièrement nécessaire à ce qui allait suivre, qui n'aurait pu aussi bien se produire sans table ronde. Cette table ronde constituait en sorte l'accessoire indispensable de cette réunion telle qu'elle devait être.

La forme ronde de la table me laissait peu de chances de trouver un quelconque point d'où je serais plus ou moins exposé aux discours des uns et des autres. La forme ronde de cette table m'apparaissait comme une fatalité, comme une forme ronde spécialement imaginée pour moi, et je dirais, spécialement pour me nuire. En effet, d'autres formes de table, particulièrement rectangle, ou mieux encore triangulaire, m'auraient laissé la possibilité de me positionner en un point où j'aurais été moins visible, alors qu'une table ronde ne m'offrait aucune possibilité de me cacher, ou du moins d'espérer occuper un poste abrité. J'étais fait.

Comme je m'étais finalement décidé à m'asseoir, ne privilégiant au bout du compte que le fait de me tenir en une position d'où rien ne pourrait se dérouler dans mon dos, et donc dans une position où j'étais sûr de jouir de la sécurité de mes arrières, de ne pouvoir être en rien surpris par exemple par un interlocuteur qui se serait manifesté dans mon dos soudainement, sans aucune pitié, me faisant sursauter, m'obligeant à des contorsions douloureuses à seule fin de voir qui parlait, de voir qui s'adressait ainsi à moi de cette façon, dans mon dos, comme je venais juste de m'asseoir, avec une avance considérable sur l'heure de la convocation, comme je venais à peine de me poser après avoir ainsi cherché une issue à l'inconfort de la table ronde, je m'endormis.