Oolong
La tombe - XVIII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la dix-huitième partie, présentée aux lecteurs le lundi 21 juin.

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La postérité

Il fallait "donner à ces notes de recherche une postérité décente", comme l'exprima presque dès le début le président de séance qui tenait, comme il l'affirma alors, à être clair sur ce point que les notes de O, à défaut d'en avoir atteint le stade du travail complet et validé, qui seul aurait pu leur donner un certain statut d'autonomie, devaient réintégrer l'université, et surtout ne pas échapper à l'université qui était la seule instance habilitée à recevoir ces notes, et à leur donner la réception qui convint. Comme si une fois O mort, ses carnets de notes étaient devenus des objets flottants, volant de-ci de-là et risquant de blesser ceux auxquels ils se seraient attachés. Je me figurais la chose ainsi, à entendre parler le président de séance, alors que je venais de me réveiller et que je constatais qu'une masse de personnes, surtout des professeurs que je reconnaissais, avaient pris place partout autour de la table, le tout SANS ME REVEILLER, situation qui m'échappait.

Et ce ne fut ensuite qu'une longue suite d'interventions allant dans le même sens, comme si je devais tout de suite céder à une respectable avidité universitaire et poser sur le bureau les carnets de notes de recherche de O, sur la vaste table où nous étions réunis et sans cesse gênés par les lampes qui avaient été durant mon sommeil posées en grandes quantités sur la table et qui nous obligeaient aux contorsions les plus excentriques pour nous voir les uns les autres, changeant sans cesse de position pour parvenir à discerner qui au juste était la personne qui prenait la parole, de telle façon que nous dansions sur nos chaises sans cesse en produisant une série de craquements qui réduisaient à néant les paroles des uns et des autres qui se perdaient en un brouhaha uniquement ponctué par les craquements incessants, et où resurgissaient sans cesse les mêmes mots, alors que les uns et les autres tentaient de changer de chaise pour faire moins de bruit, ce qui se traduisait encore par une cacophonie de chaises déplacées et frottées sur le parquet et de papiers froissés et remis en tas et étalés de nouveau, à tel point que tout le monde tournait autour de la table sans fin, sauf moi, bien décidé à conserver le poste relativement protégé où je m'étais installé puis endormi, un professeur succédant à un autre professeur, au point que je ne reconnaissais plus personne et que j'étais bien incapable de savoir qui avait au juste déjà parlé et qui était resté silencieux, et que l'espoir que j'avais de me tourner vers ceux qui se tenaient silencieux en quête d'un autre type de discours s'amenuisait petit à petit alors que je perdais littéralement le compte des orateurs que j'essayais pourtant depuis le début de conserver.

Bien entendu, personne ne s'en prenait directement à moi, ni n'osait critiquer l'attitude de mon ami O et sa décision de ne rien publier de sa recherche au cours des nombreuses années qu'il avait passées à mener cette recherche, personne ne s'en prenait directement à moi ni ne me sommait de rendre ces carnets, mais en même temps tous les discours fusant laborieusement à cette table, et toutes les allusions que contenaient ces discours se dirigeaient dans ce seul sens de m'inviter de la façon la plus pressante à me dessaisir de ces carnets et à les rendre à l'université qui, comme l'avait dit le doyen du département de philosophie de l'université « en était indéniablement le seul véritable possesseur, car en vérité le seul destinataire », et qui considérait comme très grave l'éventualité que ces notes, portant sur une recherche qui avait sans doute d'une certaine façon conduit mon ami O à sa mort volontaire, tombent entre les mains de n'importe qui n'ayant ni les compétences ni la sagesse pour en prendre la mesure, et qui risquât du coup de tomber dans les plus regrettables erreurs d'interprétation au sujet de cette recherche, risquant du même coup d'en subir les contrecoups les plus désastreux.

Il ne fallait pas, de l'avis de tous, risquer que ces notes entrent en libre circulation où que ce soit avant que les autorités universitaires n'en aient contrôlé le contenu et n'aient visé ce contenu après avoir vérifié que rien dans le contenu de ces notes ne risque de mettre en péril qui les lisait, disaient-ils tous, et répétaient-ils tous en se levant sans cesse pour passer d'une chaise à l'autre avec leurs papiers, leurs serviettes défraîchies et leurs chapeaux, le tout dans un concert délirant de grincements de chaises et de parquet frotté.

Parmi les professeurs qui avaient cru bon de participer à cette réunion qui m'apparaissait de moins en moins comme une véritable réunion de travail visant à s'informer sur ce qu'il en était de l'état d'avancement des recherches de mon ami O, mais bel et bien d'abord de s'approprier le travail de mon ami O, de le faire rentrer dans le sein de la recherche universitaire, et avant tout de le donner à voir sous la forme d'une de ces publications qu'il avait pour sa part refusée depuis de nombreuses années comme incompatible, je suppose, avec la poursuite cohérente de sa recherche, avait été invité un artiste, un compositeur de musique, un personnage d'abord totalement transparent et qui siégeait discrètement à la table et n'avait pas prononcé un mot depuis le début de la réunion, limitant ses actes à une exploration très méthodique de ses poches dont il sortait et rangeait ensuite plusieurs fois le contenu, contenu qu'il semblait inventorier durant les débats d'une façon extrêmement méthodique, comme s'il comptait les objets qu'il sortait de ses poches, objets en très grand nombre en vérité, en plus grand nombre qu'on n'aurait pensé en pouvoir faire tenir dans les poches d'un costume comme celui qu'il portait, et les fixant avec attention comme s'il s'attendait à ce que chacun de ces objets lui parle, lui dise quelque chose, ou lui permette de se rappeler quelque chose, les regardant non pas comme s'il cherchait quelque chose de visible sur ces objets ou dans ces objets, mais bien en lui-même, d'une certaine façon, dans ses souvenirs ou dans ses pensées, et qui continuait ainsi jusqu'à ce que sa transparence de départ, seulement occupé de cette activité insignifiante, devienne, au fur et à mesure que se prolongeait cette activité, une opacité totale, une opacité de fond de sa personne qui alors perdait toute transparence et s'imposait à la fois par son silence et par cet inventaire minutieux de ses poches, et ce compositeur était admiré par notre petit groupe d'amis et particulièrement par O, qui nous l'avait d'ailleurs d'abord fait connaître, et ce compositeur était un des très rares compositeurs au sujet desquels O ait accepté de publier quelque chose, à vrai dire la simple réception critique d'une de ses oeuvres récentes, soit un huitième de page tout au plus perdu au fin fond de la rubrique musicale d'un de nos quotidiens, qui ne considèrent jamais que la culture, et jamais l'art, mais uniquement la culture sous la forme dégénérée d'un objet commercialisable, d'un objet calibré de telle façon qu'il puisse se vendre et participer de la gloire du commerce, mais qui ne s'intéressent jamais à ce qui dans l'art échappe à la culture, échappe aux méthodes les plus sûres pour détourner les gens de l'art en les conduisant le plus vite possible vers la culture, sans jamais leur donner le moindre temps de se tourner vers l'art et de flâner au milieu de l'art, ce qui est la seule façon possible de se tenir dans l'art au lieu de se trouver aussitôt condamné à rejoindre les terres de la culture où la réussite ne sera jamais qu'une question de cote, de valeur, et de chiffre d'affaires, mais qui avait surtout saisi cette occasion pour rencontrer ce musicien, pour aller le voir et pour tenir avec lui de longs entretiens, dont il ne nous avait pas caché qu'ils participaient eux aussi de sa recherche, et qu'il ne désespérait pas de les intégrer à bien dans sa recherche.

Et alors que je me trouvais acculé par les questions des professeurs réunis autour de moi, enfermé par ces questions, et menacé d'étouffement par ces questions, éprouvant déjà les premiers signes d'une suffocation causée par la masse de ces questions qui ne cessaient pas de m'arriver et de tourner autour de moi pour me bousculer dans ma seule certitude de ne pas céder les carnets de notes de mon ami O à ces autorités, et ne cherchant plus qu'une échappatoire frénétique dans la consultation rapide des titres des livres disposés sur l'ensemble des murs de la bibliothèque de littérature étrangère, toutes ces questions nous ramenant exactement à une seule et même question, qui était celle de la mise à disposition des autorités universitaires des notes de recherche de mon ami O, qui constituaient à vrai dire leur seul intérêt non pas comme base de recherche pour eux-mêmes, mais comme dû, avant tout comme dû, comme ce qui devait de toutes façons leur revenir, et comme notes appartenant de fait, selon leur conception, à l'université, et devant sous les délais les plus brefs retourner dans le giron de l'université pour faire l'objet d'une publication critique assurée par ces mêmes autorités universitaires, alors que je me trouvais menacé par ce tombereau de questions et par l'insistance de tous ces visages quémandeurs autour de moi qui mendiaient avec suffisance ce qui de leur avis constituait leur bien, menacé de dépossession vis-à-vis de ces notes, et menacé de mort du fait de l'appel d'air consécutif à l'activité simultanée de toutes ces bouches ouvertes et battantes, on entendit la voix du compositeur.

« Je vous trouve injuste vis-à-vis d'Egon. Croyez-vous que ce soit si facile ? Vous croyez-vous capables de compréhension ? Probablement, comme tout un chacun, vous vous figurez que vous êtes capables de comprendre, et vous mettez en oeuvre cette capacité supposée tous les jours, ou du moins régulièrement, c'est-à-dire que vous faites preuve de compréhension dans vos actes, ou que vous pensez agir d'une telle manière. Que se passe-t-il alors ? Une chose vous est d'abord donnée, présentée, peut-être même ne s'adresse-t-elle pas à vous, mais vous la saisissez car vous vous trouvez à proximité, parce qu'elle retient votre attention, elle n'est pas indifférente, elle fonctionne comme une énigme, c'est-à-dire que cette chose ne se contente pas pour vous d'être une chose indifférente, mais une chose dans laquelle vous décelez qu'il existe une possibilité de compréhension. Alors vous exercez sur cette chose votre attention et votre réflexion, vous cherchez, vous vous appliquez à discerner, appelons cela une logique, ou un fonctionnement, ou une structure, et vous finissez le plus souvent par trouver, mais comment s'exprime le fait que vous ayez trouvé ? Quel en est le critère ? Est-ce simplement le fait de déclarer que vous comprenez, que vous avez compris ? Qu'avez-vous compris de la compréhension de O ? »

Il se tût un instant, et on l'entendait qui grommelait « et si il ne pouvait pas montrer sa compréhension... », puis il reprit. « Vous êtes de braves gens sans doute, mais vous attendiez que le travail d'O aboutisse jusqu'à vous, s'avançant comme sur des rails vers sa destination. Vous êtes bien d'accord pour que le train soit en retard, et même très en retard, car ces choses arrivent. Mais vous ne supportez pas de penser qu'il a travaillé de telle façon que ces rails ne conduisent désormais plus dans la gare où vous attendez, et vous restez là à attendre en râlant ce train qui ne vient pas. Et si cette image des rails était totalement fausse, n'est-ce pas là en partie ce que vous aurait prouvé O ? N'est-ce pas là ce qu'il aurait découvert ? »

« mais vous l'avez vous compris ? », « vous pensez que c'est impossible ? », son visage s'animait, sans perdre son aspect morne, tout s'était concentré dans les plis autour de sa bouche, « vous ai-je dit que c'était impossible ? », « mais le pensez-vous ? », « voilà qui prouve encore plus, si besoin était, que vous ne vous demandez pas si vous l'avez compris », il ne souhaitait pas leur répondre, il souhaitait poser ce coin devant eux et les laisser essayer eux-mêmes de l'enfoncer et d'en faire naître un débat sans paroles, chacun devinant seulement ce que les autres se disaient, « à vrai dire, je ne pense rien, ou bien je pense que ce débat est déjà dépassé par les faits » « dites-vous ceci à cause des circonstances de sa disparition ? », « je ne l'ai pas assez connu pour commenter autre chose de lui ici que sa mort volontaire », puis il conclut « nous devrions désormais nous taire les uns comme les autres ». J'étais bien d'accord avec lui.

Et puis il se leva, et me laissa seul, j'aurais préféré qu'il reste encore un peu.