Oolong
La tombe - XIX -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la dix-neuvième partie, présentée aux lecteurs le lundi 21 juin.

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Le bonheur qui suit la réunion

Le bonheur de sortir, ensuite, c'est de respirer, prendre mon torse avec moi, et l'emmener respirer, dehors, loin des questions et des réunions qui ne sont là que pour nous faire étouffer, et par là nous réduire en esclavage en nous imposant de participer à leur ennui jusqu'à ce que nous soyons prêts à dire oui à tout, à acquiescer à tout tant nous sommes abrutis par l'ambiance de la réunion, car tout individu plongé dans la réunion durant un temps suffisamment long s'y retrouve incapable de réprobation ou de prise de position construite mais préoccupé uniquement de sortir à tout prix de la réunion, et pour ce faire prêt à dire oui à n'importe quoi qu'on lui propose mais qui lui semble capable de faire se hâter la fin de la réunion, et ainsi condamné à tout accepter, sauf pour les quelques êtres qui supportent les réunions, allant parfois jusqu'à aimer les réunions, ce dont je me demande parfois s'il n'y faut pas voir le signe d'une perversion de leur nature humaine, voire d'une profonde spoliation de cette nature par un facteur pathologique capable de les conduire à prendre du plaisir à participer à ces réunions, et ceux qui, partant de là, de cet amour des réunions, finissent par acquérir un pouvoir déterminant sur leurs contemporains, le seul véritable pouvoir à vrai dire, du fait justement de cette résistance aux réunions et de cet amour des réunions manquant aux autres, ce qui fait que le seigneur de cette terre, et le seigneur de l'État en particulier, c'est l'homme des réunions, non pas l'homme de l'action, comme on veut parfois nous le faire croire, ou celui de la liberté, ou au moins celui de la vie, de la simple vie qui n'a pas lieu d'être lors des réunions et qui fuit les réunions, mais jamais rien d'autre que celui de la réunion. Le bonheur de sortir, et d'échapper aux réunions, et de sortir pas uniquement par la pensée, mais accompagné de mon torse et de mon corps serrés autour de moi, ce qui signifie très exactement échapper aux étouffements programmés, échapper aux moments qui nous imposent d'étouffer, homme lieux et institutions, comme dans la bibliothèque de littérature exotique durant cette réunion à la fois ridicule et interminable, et éprouvante, oppressante, alourdie par le flot des demandes, par la densité des requêtes et des mises en demeure. Et cela, respirer avec mon torse loin de la réunion, ce n'était pas possible durant la réunion où toute respiration était proprement impossible, mais seulement les demandes, les requêtes, les intimations, les plaintes et les menaces, et rien d'autre.

Lorsque je dis que "durant la réunion toute respiration était impossible", je ne nie pas avoir pourtant respiré durant cette réunion. J'ai bien fait des mouvements pulmonaires qui m'ont maintenu en vie, durant tout ce temps de la réunion. Mais alors comment l'entendez vous ? (ou alors c'est qu'effectivement quelqu'un a essayé de m'étrangler durant la réunion, ou m'a fait subir le supplice de la baignoire, mais dans ce cas je ne m'en suis pas rendu compte.)

Mais durant la réunion ces mouvements pulmonaires pèsent, la cage thoracique ne se gonfle qu'à une proportion dérisoire de ses capacités globales, elle bute dans le manque d'air autour d'elle. Ce mouvement mutilé et infirme décrit en s'y adaptant une ambiance, mais une ambiance qui mange le souffle, fait reculer le travail des bronches, le plus naturel, pourtant (on dit que personne ne nous apprend à respirer, est-ce que c'est SI VRAI que ça ? Je constate bien en l'occurrence que durant la réunion j'ai presque désappris à respirer).

Lorsque je sortis, c'est le poids des questions qui se leva en premier, le poids de la demande, de l'ordre de rendre les carnets de O, le poids de ce qu'ils voulaient contre ce que moi je voulais ou ne voulais pas, mais d'abord avoir le temps de réfléchir (je dis ça, je dis ça bien persuadé qu'il ne fallait pas rendre les carnets de O, que cela constituerait une trahison totale du travail de O que de rendre ces carnets, et que je ne suis pas ce traître-là, même si je suis quantité d'autres traîtres).

Je marchais, le poids s'envolait, il ne pesait plus qu'à l'arrière-plan, angoisse mineure, oiseau sur l'épaule, presque confortable. C'était sans doute la rue autour de moi. Je la reconnaissais avec les arbres, les passants, un certain nombre de chiens, décor, radio-musique. Je ne dois pas dire que je la reconnaissais, ce serait besogneux et poseur, faux, faux, je ne fournis pas alors d'effort pour ça, facile, ça glissait, c'était beaucoup plus instantané que ça ; ça ne pouvait être rien d'autre que la rue. Je le sais à un certain nombre de signes que je n'ai pas besoin de reconnaître, je n'ai que besoin de les voir conjugués : chaussée, chiens, passants, arbres, et puis aussi, les travaux, ce sont les bombardements périodiques de la ville, nous le savons tous, mais nous n'avons pas le droit de le dire : les conséquences des bombardements, il est interdit de les dire, il est interdit de faire comme si les bombardements étaient des bombardements, il est même interdit de faire comme s'ils avaient eu lieu. C'est tellement interdit qu'en fait personne ne m'a jamais appris que c'était interdit, c'est interdit au point que cet interdit-là n'a même pas à être prononcé, mais surtout il est tellement interdit d'en parler qu'il est aussi interdit d'en parler pour interdire d'en parler, il faut faire comme si ça n'existait pas du tout d'aucune façon, aucune, comme rien, que ce soit rendu comme rien, et pas même évoqué au travers de l'interdiction d'en parler, ce serait déjà trop, ce serait déjà, je ne sais pas ce que ce serait, ce serait mal, sans doute, sans doute.

Pourtant, des ouvriers étaient là à boucher les trous dans la chaussée, profonds pour certains de plusieurs mètres, je dirais, et à démolir, ou reconstruire, c'est selon, les constructions endommagées.

Certaines ils les démolissent. D'autre ils les reconstruisent. Je ne vois pas d'ordre dans le choix qu'ils font.

Est-ce que certaines ils y voient des ruines et d'autres des bâtiments endommagés, seulement ? Est-ce que la reconstruction, tout comme le bombardement, est hasardeuse ?

Par exemple, cet immeuble-ci avait été éventré, purement et simplement éventré, d'une façon totalement barbare, il n'avait plus d'intérieur, il ne restait que sa façade calcinée, des langues de suie le décoraient, et les poutres tombées enchevêtrées, aussi, faisaient partie de sa décoration. Et là-dedans, une foule d'ouvriers se pressait et défaisait les écheveaux de poutres, et dégageait ce qui pouvait être sauvé, et se dorait au soleil dès qu'il y en avait un peu, du soleil, et installait des échafaudages, alors que moi, j'aurais tout mis par terre, tout, je n'aurais pas laissé une pierre debout. L'autre immeuble, à côté, à peine touché pourtant, celui-là ils le démantelaient, sans précautions, sans rien, avec des masses, des barres de fer, des pioches, des marteaux, tout ce qu'ils pouvaient, des coups de pieds, chute et poussière, je le voyais bien.

Je ne comprends pas la règle, s'il existe une règle.

Et des ouvriers, j'aurais pu leur demander, mais les ouvriers en bâtiment sont tenus au secret, c'est-à-dire, comme ils ont bel et bien besoin de parler entre eux, ils ont une langue, enfin non, non, on ne peut pas le dire comme ça. Ils parlent, ils n'ont pas le choix, pour se coordonner il faut bien qu'ils parlent au moins un peu.

Comment faire. Je les entends parler, mais je devrais dire, un dialogue et un pépiement, un caquettement de poules. Je crois qu'ils n'ont rien choisi, qu'ils auraient préféré faire autrement, avec des chiffres ou un code, par exemple. Or leur langue, est-ce que c'est bien une langue ce qu'ils parlent entre eux ? En tout cas si je les regarde objectivement, et je n'ai pas tout à fait cette prétention stupide et pédante, donc si je les regarde et écoute là d'où je suis et comme je suis, je dois bien constater qu'ils font des gestes assez coordonnés entre eux, il s'en trouve rarement un pour donner un coup de pioche sur la tête de son collègue, ou les tuiles qui volent de mains en mains j'en vois rarement une s'écraser sur le sol parce que personne n'est là pour la réceptionner, ou la peinture, elle finit peu de fois par peindre non pas le mur à laquelle elle est destinée, mais la vareuse du plâtrier qui travaille à côté, et les seaux de ciment ou de béton ou de plâtre ne se mélangent pas mais arrivent bien précisément, en apparence, à la personne à qui ils semblent logiquement destinés (je dis tout ça de l'extérieur de l'histoire, je n'en sais rien de plus que ce que je vois, mais j'aime regarder les travaux de reconstruction et de destruction qui suivent et accompagnent en vérité les bombardements, je les aime comme trace et prolongement des bombardements, même si il ne faut pas le dire, que ces travaux sont en fait les suites des bombardements, mais en les regardant, c'est le dire un peu, en somme, un peu seulement, mais quand même), tout ceci donne une impression de grande cohésion, de coordination poussée et non mécanique, rien de systématique, mais une sorte d'entente entre les gens, mais ils ne parlent pas, je les observe bien, j'y ai sans doute passé, au total, par petits morceaux, plusieurs mois, et leur pépiement, zézaiement, hénissement ne se répète jamais, je ne constate aucune, pas la moindre, régularité, ils font les choses entre eux en parlant, mais voilà, c'est quoi ce parler ? C'est... je me demande à chaque fois ce que ce peut être. Et O m'a assuré, assuré avec la dernière conviction, que si ce bourdonnement disparaît, avec lui disparaît la coordination des gestes qui retient les pinceaux, les tuiles, le plâtre, les masses et le reste

je ne sais pas je les écoute faire les sons avec leur bouche que je ne comprends pas et qui ne sont pas toujours les mêmes, et que je soupçonne de servir à ne pas dire ce qu'ils font, c'est-à-dire réparer les dégâts causés par les bombardements

La ville se tient toujours entre deux bombardements. Lorsqu'un bombardement est arrivé, c'est qu'un autre bombardement va se produire.

Les ouvriers travaillent dans les rues et sur les immeubles endommagés entre les deux bombardements. Nous savons tous qu'ils travaillent pour réparer les dommages causés par les bombardements, mais nous savons tous que personne ne doit le dire.

Leur langue qui ne marche pas comme une langue sert à cacher la nature de ce qu'ils font. Elle devrait servir à cela. à moins que ce soit la seule bonne façon de réparer les dégâts des bombardements, et qu'on ne puisse pas le faire autrement.

Mais du fait que personne n'ait jamais vu des ouvriers faire autrement, s'ensuit-il qu'on ne peut faire autrement ?

Ou bien que se passerait-il si ? Pardon.