Oolong
La tombe - II -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la deuxième partie, présentée aux lecteurs le lundi 16 février.

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Il ne serait rien arrivé si

Il ne serait rien arrivé si (mais je ne suis pas sûr qu'il soit arrivé quelque chose par la suite, je n'en suis absolument pas sûr. Si je regarde autour de moi à présent en particulier, rien ne me prouve d'aucune façon qu'un quelconque changement soit intervenu. Je ne fais que reprendre la formulation de mon ami O qui disait souvent que « il ne serait rien arrivé si... » ) je n'avais pas pris la décision de continuer la recherche de mon ami O.

Mais une fois que ce commencement a eu lieu, il n'existe pas de moyen de le supprimer. Ce commencement suppose une suite. Maintenant que c'est commencé je sais très bien que ça ne pourra plus jamais s'arrêter.

Je n'avais, pourtant, aucunement envie de poursuivre la recherche de mon ami O. Car la mort de O était un fait définitif placé entre la recherche de O et moi, et aussi entre la recherche de O et O lui-même. Poursuivre cette recherche après sa mort était comme, me semblait-il, le poursuivre lui, lui courir après, comme s'il s'était enfui après un vol, et le poursuivre non pas pour le retrouver en personne, en chair et en os, et pour me donner la possibilité de fêter avec lui de joyeuses retrouvailles, mais pour me perdre dans sa recherche après sa mort, pour m'y égarer moi-même, Egon, son ami le plus proche, comme il avait été, lui, O, mon ami le plus proche.

Une recherche est un événement personnel. L'histoire d'une recherche se confond avec l'histoire de l'individu qui la conduit, surtout dans le cas de O. En poursuivant sa recherche, je prenais aussi le risque de perdre irrémédiablement sa recherche, de causer la perte de sa recherche. Cette recherche aurait été forcément modifiée par mon intervention - car toute recherche que nous reprenons et que nous n'avons pas entamée, nous ne pouvons que la flétrir, et plus encore la trahir - devenant ainsi une tout autre recherche que celle qu'il avait d'abord imaginée, puis qu'il avait mise en forme, et en grande partie déjà conduite à bien, par un effort constant et douloureux.

Je suppose douloureux, je n'en sais rien à vrai dire, n'ayant jamais moi-même effectué une quelconque recherche de ce genre, ni jamais éprouvé la douleur de O à sa place quelque proches que nous ayons été, pourtant j'avais une idée, que je crois assez exacte, de cette douleur.

La perspective de poursuivre la recherche de mon ami O me faisait immensément peur, il fallait d'une part être le continuateur de sa recherche, et d'autre part être aussi le continuateur de la souffrance attachée à cette recherche, la souffrance ne va pas sans la recherche et vice-versa, recherche qu'il avait avancée fort loin pendant qu'elle le conduisait aussi fort loin, lui, et qu'il en était transformé, qu'il était modifié par le voisinage permanent avec cette recherche, et qu'il vieillissait avec cette recherche faisant partie de lui de plus en plus; et ceci bien que, au fil des ans, il ne soit jamais parvenu - à moins qu'il ne vaille mieux dire qu'il n'en avait jamais éprouvé le besoin, ou qu'il ne l'ait pas souhaité de peur que cela ne nuise au déroulement d'ensemble de cette recherche et à son bon aboutissement, à supposer qu'il ait eu la moindre idée de ce que cet aboutissement aurait pu être - il n'était jamais parvenu à publier la moindre chose, la moindre ligne ou le moindre article, sur le sujet qui constituait le sujet de cette recherche.

Non, je n'étais pas chaud, pour poursuivre dans ces conditions, mis au pied du mur, sa recherche, car si j'étais un ami très proche de O, et sans doute son ami le plus proche, et ceci depuis les années de notre adolescence commune, je n'avais cependant que l'idée la plus floue et la plus incertaine de l'ensemble, de la nature propre de cette recherche, je n'en savais pas grand chose de plus que ce que m'avait appris une fréquentation incessante de mon ami O, qui était certes marqué par cette recherche, profondément marqué par le fait de porter sans cesse cette recherche, mais qui ne m'avait jamais non plus exactement décrit cette recherche, et qui jamais, de sa voix ou de sa main, ne m'avait dit ou écrit quoi que ce soit qui puisse s'interpréter comme un encouragement ou une incitation, ou un ordre, de m'engager dans un tel prolongement de sa recherche, du moins de son vivant, et ne m'avait en fait jamais fourni la moindre raison de le faire, de telle sorte que je ne voyais pas du tout quelle raison j'aurais eu désormais de poursuivre sa recherche à mon tour, en m'engageant en quelque sorte dans la recherche de sa recherche, depuis que lui avait choisi la mort volontaire et que sans doute sa recherche, quoique d'une façon bien particulière, n'avait pas été étrangère à cette mort choisie, et que du moins sa mort volontaire équivalait pour lui à une fin, à la forme de fin la plus définitive qu'on puisse imaginer en l'occurrence, me disais-je, de sa recherche,

j'avais d'autant moins envie de poursuivre la recherche de mon ami O que j'étais fortement déprimé, déprimé par sa mort volontaire, et fatigué des nuits passées avec nos camarades communs à commenter et à tenter de prêter sens à cette mort volontaire, commentaires et sensations que nous savions voués à l'échec d'aussi loin que nous essayions de les prendre tant l'interprétation univoque de son acte, tout comme l'interprétation consécutive de la disparition de Juliette, la bonne amie de O, n'avait que peu de sens en l'absence de tout repère exact concernant les causes de cette mort volontaire, causes que mon ami O seul aurait pu nous fournir, et que seule une très exacte connaissance de l'état de son travail et de celui de sa recherche et de son état d'âme, une description très précise de ces différents points que lui-même nous aurait fournie très peu de temps avant sa mort volontaire (mais le connaissant, la possibilité qu'il fournisse une telle description n'a aucun sens) aurait pu nous permettre de construire quelques hypothèses crédibles sur les causes de sa décision de mourir,

Il n'appartient qu'au mort de parler de sa mort

oui, mais que dites-vous là ?

et de tenter alors une interprétation; mais nos causeries de la nuit, causeries dénuées de tout type de crédibilité et sans la moindre forme réussie d'exercice de notre raison, causeries à vrai dire inutiles au regard de la recherche des causes de la mort volontaire de O, avaient un tout autre but que nous reconnaissions bien et qui consistait justement à s'assurer de l'échec de toute tentative de compréhension des faits, et à nous apporter mutuellement la preuve de l'échec de cette tentative qui était véritablement un échec très grand et indépassable et que nous devrions ensuite encore longuement porter avec nous comme pour éclairer la mort volontaire de notre ami O, pour l'éclairer c'est-à-dire pour la voir telle qu'elle était, incompréhensible, non pas pour mieux la comprendre, mais pour la maintenir dans cette incompréhension qui la caractérisait,

Les nuits sont le lieu de la discussion sur la mort volontaire de O.

La mort de O est discutée, elle ne peut pas être expliquée.

La discussion de la mort de O n'est pas la même chose qu'une tentative d'explication de la mort de O.

La mort de O fait l'objet d'un débat dont le but est d'invalider tout discours visant à expliquer la mort de O.

Le travail qui consiste à dégager la mort de O des tentatives d'explication de cette mort a pour effet de nous donner à mieux voir cette mort telle qu'elle est pour nous, et non pas telle qu'on la raconte.

Personne ne peut raconter exactement la mort de O. Même si le but de notre travail de mise à nu de sa mort contribue bien à entretenir d'une certaine façon l'illusion de cette exactitude.

La mort de O reste pour nous lors de nos réunions la mort comme fait. Nos réunions visent à la préservation de ce fait.

J'étais fatigué par ces nuits et en même temps soulagé, profondément soulagé, par ces nuits, par ces échanges que nous avions à l'occasion de ces nuits et qui revenaient sans cesse sur l'inexplicable et l'incompréhensible de la mort de O, et au-delà mon soulagement touchait à la mort volontaire de mon ami O, qui était pourtant pour moi l'ami le plus cher et ce depuis de nombreuses années, qui avait été pour moi un confident et souvent un guide et avec qui j'avais entretenu une complicité réelle bien éloignée de toutes les formes sociables et artificielles de complicité qui sont si souvent de mise, entre des gens proches en apparence, mais qui restent d'une certaine façon les plus séparés dans leur proximité de par la nature artificielle de leur complicité, leur fausse complicité constituant même la mesure de la distance énorme qui les sépare de telle façon que toute effusion entre eux se peut interpréter comme un signe de défiance, et un signe de haine, et fondamentalement le signe de la pire des haines, d'une haine mortelle, car souvent nous n'avons pas d'autre choix que de haïr terriblement ceux qui nous sont les plus proches, qui n'a d'autre possibilité que de se manifester sous la forme de cette complicité, et tel n'était pas le cas entre mon ami O et moi, qui partagions une réelle complicité, enrichie aussi du fait que je n'étais pas pour ma part engagé dans une recherche comparable à celle de mon ami O, mais, d'une certaine façon, engagé dans sa recherche, et engagé par O dans sa recherche, et engagé par sa recherche à la fois et tout ensemble, jusqu'à la noyade que je n'aime pas car je n'aime pas l'eau froide, non, vraiment pas, j'aurais préféré m'abstenir, mais c'est l'eau froide de la recherche, et plus froide encore celle de la recherche de O.

La présence de O et de la recherche perpétuelle de O avaient pesé sur ma vie de la façon la plus lourde et parfois la plus pénible au fil des ans. Cette recherche m'avait véritablement envahi tandis que O soulevait un problème après l'autre et que chaque solution ou chaque échec - car des échecs il y en avait très souvent et il les reconnaissait avec facilité, voire même avec jubilation comme lui indiquant l'existence de voies sans issue qu'il considérait comme aussi importantes que d'autres chemins de pensée qui donnaient l'apparence de mieux avancer et d'offrir un sol plus fiable à la poursuite de sa recherche, jamais lui ne s'est plaint de ces échecs qu'il considérait comme les preuves même de la bonne conduite de son travail - chaque échec et chaque solution apportait de nouvelles questions qu'il évoquait devant moi et auxquelles il tentait de m'associer à sa manière, dans nos longues discussions nocturnes. Questions qui trahissaient à la fois la force et la pertinence de sa réflexion et qui, dans le même temps, me renvoyaient sans cesse à la médiocrité de mon travail et de mes réponses et à la faiblesse de ma propre démarche, que je connaissais non pas pour une démarche inutile, mais pour une démarche lente et pénible, et surtout le plus souvent médiocre et de peu d'intérêt comparée à la recherche de mon ami O.

Pourtant je ne voyais guère comment me dérober à poursuivre le travail de mon ami O. Comment ne pas me glisser d'une certaine façon dans sa recherche, endosser cette recherche dont je n'avais jusqu'alors été qu'un élément périphérique, un élément presque négligeable, me limitant à donner la réplique par mes interventions au discours combien plus complexe et plus riche de mon ami O.

Le discours de O s'étire en dehors de tout désir d'originalité. La question de l'originalité soulève, à chaque fois qu'elle est envisagée, un mépris goguenard chez mon ami O. Il la compare à un échiquier de soixante-cinq cases, ou à un échiquier comportant trois couleurs de cases, ou à un échiquier de 64 cases noires et blanches, mais alignées, des approches « originales » des échecs sans aucun doute, disait-il. L'originalité n'intéresse pas mon ami O, ni moi non plus, et si j'ai essayé d'être original il y a fort longtemps, je l'ai bien payé, et le sujet ne me concerne plus désormais, j'en suis bien guéri, et je n'aspire pas plus à faire preuve d'originalité après qu'avant la mort de mon ami O, pas plus que durant le bombardement, ni dans les escaliers ni nulle part, disons. J'étais donc bien d'accord sur ce point avec mon ami O.

Ce discours je l'avais soutenu de ma présence et j'en étais devenu le légataire, pas tant du fait que mon ami O m'avait explicitement cédé, juste avant sa mort, en les empilant minutieusement sur une table avec dessus un morceau de papier portant mon nom, les carnets de notes dans lesquels se poursuivait sa recherche depuis si longtemps, mais plus en raison de ces questions qu'il avait pris l'habitude de me poser, de poser à tous ceux de notre groupe avec lesquels il entretenait des rapports intellectuels et non pas juste des rapports de camaraderie facile, mais de poser plus spécialement à moi, et très souvent à moi, allant parfois jusqu'à frapper à ma porte à n'importe quel moment de la journée ou de la nuit pour poursuivre ses questions, sans qu'il ait jamais eu besoin de m'expliquer que, dans ces cas-là, il s'agissait de questions particulièrement urgentes, ou de questions qu'il devait impérativement me faire partager pour aller plus loin dans sa recherche.

O m'a imposé durant toutes ces années ces questions du fait de son irruption chez moi uniquement pour me poser ces questions, ou pour me soumettre un problème, et pour ne plus me quitter ensuite, quoique j'entendisse faire, avant qu'il n'ait jugé que dans notre entretien ces questions - avec lesquelles il était venu interrompre mon travail, ce dont il se rendait bien compte et dont il était gêné, comme il me l'expliqua plusieurs fois, mais dont il aurait été encore plus gêné de devoir repartir ensuite, m'ayant dérangé ainsi, sans les avoir en aucune façon faites progresser - ces questions n'aient au moins été posées.

Pendant des années il avait agi ainsi, des années durant il s'était manifesté à moi aux horaires les plus improbables, traversant la ville à pied la nuit, parfois lorsque nous habitions loin. Accomplissant plusieurs heures de voyage durant le temps que j'étais parti étudier à l'étranger, et arrivant de même alors en pleine nuit chez moi, au sortir de ce voyage pour me questionner et repartant ensuite de la même façon quelques heures plus tard sans plus de façons que si nous avions alors effectivement habité dans la même ville, l'un et l'autre de chaque côté de la rue, le tout pour une seule, et parfois plusieurs questions, et ce toujours non pas sans se soucier de me déranger, car il savait combien il pouvait parfois me déranger, mais en ayant toujours conscience au contraire de me déranger, mais de risquer de me déranger encore plus s'il devait repartir une fois venu sans avoir progressé, fût-ce par un échec de la question, et tenant donc particulièrement à coeur qu'une fois arrivé chez moi nous prenions le temps d'examiner cette question ou cette série de questions qui entraient en même temps que lui dans mon logement.

Ce sont ces questions, cette grande quantité de questions accumulées, et l'habitude que j'avais d'y être associé de la façon la plus dérangeante, mais toujours au sein de notre amitié, ce dont je ne lui tenais par conséquent jamais rigueur, qui m'ont convaincu de reprendre ses recherches, non pas dans l'espoir de les mener à bien, car je n'ai pas la moindre idée de ce à quoi un tel bien pourrait ressembler, n'ayant jamais partagé avec mon ami O la vue d'ensemble qu'il portait sur sa recherche, et particulièrement pas la finalité qu'il lui assignait (si ce n'est que cette finalité était avant tout et à chaque instant de se maintenir dans une recherche honnête, de ne pas transiger avec l'honnêteté d'une telle recherche, ce qui est sans doute le point qui m'inquiète le plus à l'idée de devoir poursuivre cette recherche en me défiant de mon manque d'honnêteté, de mon incapacité à endosser la responsabilité radicale que mon ami O préservait toujours vis-à-vis de son honnêteté) mais seulement dans l'espoir de les comprendre assez pour d'une part envisager sérieusement la question de la publication ou au contraire de la destruction ou encore de la conservation à mon seul bénéfice de ses carnets de notes et de leur contenu, d'autre part apporter quelques éléments qui puissent m'éclairer le choix de mort volontaire de mon ami O, ce choix que j'avais subi et sur lequel nous avions risqué des hypothèses en sachant tous combien de telles hypothèses étaient en l'état totalement insuffisantes et profondément absurdes, ou me convaincre de la totale impossibilité de telles réponses au contraire et donc faire l'effort de ne plus me les poser, et enfin d'une certaine façon pour comprendre et assumer la mort volontaire de mon ami comme un fait au fur et à mesure que je déchiffrerais ces carnets et que les déchiffrant je réaliserais de mieux en mieux de jour en jour qu'il avait fait le choix de mourir en me laissant ces carnets.

J'avais d'autre part à l'esprit la disparition de Juliette, l'amie de mon ami O, et qui, d'une autre façon bien entendu, était aussi mon amie, et qui avait disparu exactement au moment où mon ami O était mort, et ce dans la plus totale discrétion, sans aucun esclandre et sans aucun effet d'aucune sorte, dans une telle discrétion que personne au juste n'était en mesure de dire quand elle avait cessé d'être là et que personne même ne se sentait en mesure de dire qu'il aurait été le dernier à la voir, personne ne parvenant à se souvenir au juste de quand il avait vu Juliette pour la dernière fois, signalant ainsi par son départ et par la discrétion de son départ, tellement remarquables en contrepoint de l'hystérie qui accompagne généralement les départs, et de tous les risques de ridicule qui auraient accompagné la vie de Juliette dans les jours qui ont suivi la mort volontaire de mon ami O, de tous les commentaires qu'on se serait cru obligé de lui faire faire au sujet de cette mort, et qu'elle aurait refusé de faire, sachant se tenir et ayant elle aussi développé un profond sens de l'honnêteté bien à même de trancher sur nos moeurs habituelles, en disparaissant ainsi, elle aussi probablement volontairement, mais avec la plus grande discrétion, au point qu'on n'avait retrouvé ni ses vêtements ni la moindre trace d'elle chez mon ami O ni à l'appartement proche du sien qu'elle habitait, signalant donc ainsi qu'elle ne souhaitait rien ajouter ni à la mort volontaire de O ni à son propre départ.

La disparition de Juliette est associée à la mort de O.

Cette association n'est pas explicable par un rapport simple. La disparition de Juliette n'est pas une simple conséquence de la mort de O. Pas plus que la disparition de Juliette n'est la cause de la mort de O. Les deux événements se sont produits ensemble. C'est tout.

Je pensais alors que le départ de Juliette n'était pas sans rapport d'une part avec la recherche de O et d'autre part avec sa mort volontaire, et je pensais aussi dans un autre sens que continuer la recherche de mon ami O, recherche dont Juliette avait elle aussi été très proche du fait d'avoir été pendant tant de temps l'amie de O, me permettrait de comprendre le départ de Juliette, non pas au-delà de ce qu'elle-même avait souhaité donner à comprendre en se décidant à partir aussi discrètement, mais dans ce que ce départ signifiait exactement et tel qu'il avait été fait, c'est-à-dire sans à aucun moment risquer de surinterpréter ce départ, ni de faire le moindre tort à la discrétion de Juliette lorsqu'elle avait disparu, mais bien au contraire de donner à cette disparition son juste poids et son juste sens au regard de la recherche de mon ami O telle que j'allais en prendre connaissance au travers de ses carnets, je ne souhaitais donc pas accaparer la disparition de Juliette, acte que je trouvais de trop de poids et d'une si parfaite honnêteté que je m'en serais longuement voulu de risquer de le salir d'une façon ou d'une autre, et je savais intuitivement que tout commentaire si infime soit-il, tout début de commentaire ou d'hypothèse sur la disparition de Juliette avait toutes ses chances de tourner à une telle salissure, mais je voulais néanmoins par la poursuite de la recherche de mon ami O maintenir le souvenir du départ de Juliette jusqu'à ce que celui-ci soit pour moi partie prenante d'un ordre acceptable et qui me dissuaderait de m'interroger plus au-delà sur la disparition de Juliette, mais me permettrait plutôt de l'apprécier tel qu'il avait été, dans cette précieuse absence de commentaire.

Ne rien dire de la disparition de Juliette est la seule façon possible de se donner la chance de voir le départ de Juliette tel qu'il s'est produit.

Tout commentaire du départ de Juliette, comme tout commentaire de la mort de O, ne peuvent que nuire à la réalité de ces actes comme actes. Ces commentaires détruisent les actes.

Me retrouver à la tête de ces carnets, et devoir me commettre à leur lecture tel que j'en étais convenu (avec moi-même et rien que ça, sans consulter aucune instance extérieure à moi-même) en conséquence des multiples mouvements qui me poussaient - pour des raisons bien éloignées de l'honnêteté de mon ami O, mais par forcément étrangères à ce que cette honnêteté représentait pour moi au moins comme énigme et comme chose que je ne comprenais pas quand bien même je savais y participer et plus encore j'acceptais d'y participer - à poursuivre sa recherche, ne m'était pas une hypothèse agréable, c'était même l'une des pires choses qui pouvaient m'arriver dans l'état de malaise consécutif à sa mort volontaire, état à partir duquel j'aurais tellement aimé faire autre chose que me consacrer à sa recherche et m'éloigner au moins pour un temps de tout ce qui concernait mon ami O et me dégager du tissu de questions dans lequel mon ami O m'avait maintenu serré durant tellement d'années, et me dégager aussi des interrogations que suscitait en moi la disparition volontaire elle aussi de Juliette.

C'était donc un travail que je n'engageais qu'avec la plus extrême prudence, avec méfiance même, d'autant plus qu'entrer dans ces carnets devait à mon avis me confronter à un ensemble de questions que je n'avais jamais fait qu'entr'apercevoir au gré des questions que m'avait posées mon ami O, mais que je n'avais jamais perçu que très partiellement, d'une façon totalement éclatée et imparfaite, ce qui fait que l'ensemble des éléments à l'aide desquels j'avais envisagé jusqu'ici cette recherche n'était plus désormais un ensemble convenable. Il risquait de se révéler au moment de commencer à lire ces cahiers, les cahiers de recherche de O, uniquement une petite partie d'un ensemble beaucoup plus vaste qui pourrait m'obliger à revoir totalement ma perception de cette recherche, et à m'apercevoir que je m'étais du tout au tout leurré jusqu'ici quant à la nature de cette recherche ou quant à son sens pour avoir essayé de m'en faire une image à partir d'un ensemble de questions, et à vrai dire d'un grand nombre de questions, que m'avait posées O, mais qui n'étaient qu'une petite partie de l'ensemble réel constitué par les questions que se posait O, questions que me révéleraient les cahiers, et questions qu'auraient aussi probablement pu me révéler les pensées de mon ami O, ces pensées qui resteraient désormais la part de sa recherche à laquelle aucun accès ne me serait plus jamais possible.

Je peux continuer la recherche de O (peut-être) mais pas continuer les pensées de O, ceci est impossible.

Mais ceci était peut-être tout aussi vrai du vivant de O, d'une certaine façon.

C'était pour moi, au moment et au seuil de m'engager dans la lecture de ces carnets, et sans réelle possibilité d'en décider, un premier problème troublant, qui me fit concevoir qu'il existait aussi une autre voie de travail, quoique je ne l'avais pas a priori envisagée, et que cette voie de travail consistait à ne jamais ouvrir les carnets de mon ami O, à ignorer totalement ces carnets, et ensuite, soit à les conserver (peut-être pour les ouvrir à une date ultérieure) soit à les brûler...

(et si je brûlais tout)

.... et à poursuivre sa recherche soit en essayant de ne me fier qu'à mon propre jugement et à mon propre travail, et donc, en quelque sorte, à reconstruire cette recherche ex nihilo, de la même façon que O lui-même l'avait construite, mais en sachant que je ne ferais que répéter son geste ; soit à poursuivre cette recherche, à la poursuivre d'une façon totalement dégagée de cette recherche, c'est-à-dire en n'essayant absolument pas, à aucun moment, de me dire que je poursuivais cette recherche, la recherche de O, et en considérant que le meilleur moyen de la poursuivre était justement de n'en rien faire, de la laisser en l'état, de ne plus jamais en apparence m'y intéresser, ce qui serait peut-être, aussi, une bonne façon de poursuivre cette recherche, de me contenter du souvenir de cette recherche, mais d'un souvenir que je ne tenterais jamais de dépasser, seulement de maintenir comme souvenir, et le problème troublant qui me conduisait à envisager ces nouvelles façons de poursuivre la recherche de mon ami O était que je n'avais aucune idée de la façon dont existait pour lui cette recherche dans son ensemble, et quels rapports le tout de cette recherche pouvait-il entretenir avec chacune de ses parties, ces parties étaient-elles absolument incommensurables à l'ensemble, d'une nature qui ne permettait en aucune façon de parvenir à l'ensemble ? ou bien étaient-elles en propre constitutives de l'ensemble, c'est-à-dire que chacune, comme produite par différence et par réduction, pouvait se comprendre comme portant l'ensemble en elle, ou donnant à voir l'ensemble depuis chacune d'elle, de la recherche de mon ami O ? (comme une épreuve de paléontologie, pour reconstruire son ancêtre à partir d'une seule de ses molaires) car dans l'un et l'autre cas, ma position pour la poursuite de sa recherche ne pouvait absolument pas être la même, je le comprenais bien, et le risque en tout cas, à ouvrir l'un de ces carnets, et à le lire, voire à n'en lire que la première phrase et que le premier mot, le risque dès lors que je me hasarderais à prendre la décision d'ouvrir ces carnets porteurs de la recherche de mon ami O et alimentés jusqu'à la veille de sa mort en notes sur sa recherche, était de me retrouver à faire une recherche qui n'avait aucun rapport et aucun sens par rapport à celle de mon ami O, à faire une recherche totalement détachée de la sienne, mais qui en même temps ne puisse jamais être la mienne, ce qui veut dire que l'ambition de poursuivre cette recherche était en soi-même une absurdité ridicule, dont il fallait que je me débarrasse avant toute chose, pour pouvoir effectivement poursuivre cette recherche, c'est-à-dire ne rien faire de mieux et à jamais que me demander quelle pouvait être la nature de cette recherche, et comment O pouvait bien l'entendre et se l'imaginer lui-même, et surtout ne céder à aucune tentative d'appropriation par moi-même d'une compréhension de cette recherche, faute de quoi je risquais de commettre à l'envers de mon ami O cette faute si commune et si violente des prétendus intellectuels contre lesquels s'élevait si souvent mon ami O, qui ne font souvent que projeter leurs obsessions sur le travail de ceux qui les ont précédés et qui ainsi ne rendent jamais hommage à ce travail mais bien plutôt le détruisent par défaut et paresse de tentative de comprendre quelle peut être la nature de ces travaux, et par défaut de volonté de comprendre avec un minimum de respect, ce dont ils sont majoritairement incapables, l'évocation même d'un tel respect leur étant odieux, que ce qu'ils pensent le tout d'une recherche ne peut en être qu'une infime partie totalement incapable de donner à voir comment se déroule la recherche dans son ensemble et quel est son sens,

j'étais en tout cas tout à fait décidé à ne pas commettre une telle erreur.

peut-être aussi que mon ami O ne m'avait confié ces carnets de notes et n'avait fait de moi l'héritier de sa recherche que pour que justement je ne continue pas cette recherche, uniquement pour que je lise ces carnets et que je me dise finalement qu'il n'y avait là plus rien à poursuivre, et que je pouvais après les avoir lus et étudiés et après avoir essayé de les comprendre, faire totalement autre chose qui ne soit pas une poursuite de sa recherche, peut-être n'attendait-il rien d'autre de ma part que l'abandon de cette recherche ou encore une fertilisation par cette recherche dans un sens qui n'avait rien à voir avec cette recherche, de telle façon que je puisse en faire autre chose, que je puisse m'en dégager en la comprenant en me disant que le sens de sa recherche n'était pas à chercher dans le prolongement strict de sa recherche mais ailleurs, dans une façon de conduire ma vie, par exemple.