Oolong
La tombe - XX -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la vingtième partie, présentée aux lecteurs le lundi 28 juin.

Vous pouvez en télécharger une version imprimable (pdf) ICI.


La requête de Jean.

Il ne pouvait pas ne pas se produire que Jean essaie de me contacter à un moment ou à un autre lui aussi au sujet des carnets de O, lui aussi pour revendiquer ces carnets, et pour essayer de me déposséder des carnets de O et de l'héritage de O dont pourtant j'étais si peu persuadé qu'il m'appartienne, mais que pour cette raison même je ne voulais laisser à personne d'autre avant d'avoir acquis la certitude que cet héritage était d'une certaine façon au moins, possible. Mais je me doutais depuis le début que Jean viendrait réclamer à son tour les carnets, les réclamer, autrement que les autres, pas pour lui, mais les réclamer tout de même, d'une telle façon que je n'en sois pas plus longtemps le dépositaire en étant le dépositaire de la mémoire de O, les réclamer d'une telle façon qu'ils ne me resteraient plus et qu'ils seraient d'une certaine façon neutralisés car séparés du travail de O comme ils avaient été séparés de O par sa mort (il aurait pu les brûler lui-même avant sa mort volontaire, ça aurait été plus pratique pour moi, et moins fatiguant et à coup sûr moins dangereux que cela ne devenait, je me dis un temps qu'un bon ami aurait pensé à brûler ces carnets plutôt que de me les laisser, je le pense et puis je ne sais pas et puis je ne le pense plus, je ne l'ai jamais pensé, j'en suis sûr). Jean avait pour cela de nombreuses raisons, mais j'aurais préféré qu'il ne les ait pas, j'aurais préféré que de telles raisons ne lui aient jamais été données, car je n'aime pas Jean, je veux dire que je n'aime plus Jean. Il existe des gens que nous aimons à un moment donné, qui sont nos plus proches et nos plus chers amis, et puis un jour, que nous n'aimons plus, que nous n'avons non seulement plus envie de voir, mais qu'en plus nous aimerions savoir le plus loin possible, et si loin qu'ils n'aient plus jamais aucune chance de nous rencontrer, de nous croiser et de nous demander quoi que ce soit, surtout les carnets de O une fois que O est mort. Et Jean était de ceux-là pour moi. Et il l'avait aussi été pour O.

J'étais dans la rue lorsque cela se produisit avec Jean, et que son retour se manifesta. Je marchais, j'étais presque seul avec de la fatigue et un peu d'angoisse, un résidu et une concrétion d'angoisse au souvenir de la réunion dans la bibliothèque de littérature exotique, une angoisse de savoir que je ne voulais pas leur donner les carnets, qu'il n'en était pas question, du moins pour le moment. Ce n'était pas tout à fait une angoisse comme je la vis d'habitude, comme je la sens, ce n'était pas une angoisse du tout comparée à d'autres. Mais un poids, un poids certain dans le ventre qui me faisait marcher assez courbé, presque assez pour que les pans de mon manteau en viennent à racler le sol, pas totalement tordu, un peu. Puis survint un poids plus grand, et ailleurs que dans mon ventre, sur mon épaule, mes épaules et s'alourdissant et gagnant de plus en plus, jusqu'à ce qu'un poids me pèse dans l'ensemble, mais ce poids-là n'était pas le même poids que l'angoisse d'avant, il était plus comme celui de la bibliothèque, et encore plus matériel cette fois-ci, il m'empêchait de respirer l'air comme je le voulais tellement. Ce poids me serra le cou, me tordit un bras, double clé avec retour de l'os en arrière qui tremble, à casser et à craquer. Je ne connaissais pas ce poids, pas ce poids-là précisément, mais une de ses qualités, c'était son odeur, une odeur que je connais bien.

Jean, c'était Jean qui m'assaillait. Je le savais.

Cette façon de me sauter sur le dos, il l'avait fait longtemps avec gentillesse, gentillesse du poids et gentillesse de l'odeur. Pesant avec sympathie, sentant avec complicité. Alors, il venait sur mes épaules pas pour me surcharger, il voulait autre chose, me dire qu'il était là, c'était affectueux, il y a très longtemps. Il se tenait sur mes épaules comme un frère, sa persécution aussi toute fraternelle. Je savais le contact rassurant de sa charge, qu'elle ne me voulait pas de mal, un étouffement taquin, le jeu de la mort entre nous par strangulation pour de rire, rien de grave alors, rien de plus grave que de jouer à la mort. Il m'a beaucoup appris avec son poids et son odeur, c'était comme un père pour moi, ce poids. Et cette odeur ma mère. La peau parfois se touchant entre nous, presque mes premiers émois. Mais depuis tout différent le poids et changée l'odeur, plus du tout comme avant aujourd'hui, tout désormais plus fort, étouffant poids et odeur l'un comme l'autre, ne me laissant pas l'espoir d'échapper, sauf avec la violence, très vite je tombais, je rejoignais le sol et lui par-dessus moi.

On roula sur le sol, non pas que je me défende, je ne me défends jamais, je ne vois pas le sens qu'il y aurait à se défendre d'une telle attaque, je faisais le paquet, ficelé sur moi-même, mais lui roulait ce paquet, lui voulait rouler, je l'accompagnais, il ne me laissait pas le choix autrement que rouler avec lui, bing, le lampadaire, dans mon dos, bong le trottoir contre mon bras, lui n'a pas eu mal, moi pas grand-chose, ce n'était pas cassé, je suffoquais.

Parfois quand il comme ça sautait sur mon dos avant il y a longtemps, il me disait, me demandait, sourcils arqués au-dessus de moi et odeur regroupée en deux nuages l'un sur son oreille gauche l'autre près de son pouce droit : "je ne sens rien de ta douleur, est-ce que tu n'as pas mal ?", C'était une des grandes questions de Jean quand il me faisait mal fraternellement, de sentir ma douleur, et qu'il ne la sente pas jamais. Au point que je me demande si ce qu'il voulait en me faisant mal ce n'était pas que faire et refaire cette expérience-là en attendant qu'elle réussisse (en l'occurrence je suis contre, nous avons déjà essayé bien assez de fois pour savoir qu'entre nous deux ça ne marche pas et qu'il faudrait sans doute envisager d'en passer à d'autres expériences).

Il était au-dessus, c'est comme cela qu'il a voulu, il ne m'a pas laissé le choix, il ne l'a jamais fait. Seulement, fut un temps, il pouvait être au-dessus sans toujours vouloir me faire du mal. Temps révolu, c'était le bon temps ! Maintenant rien de plus facile ne m'arrive jamais avec lui qu'être en dessous, avec lui encore plus jamais rien de facile. Je le sais depuis le temps. Je n'y peux rien, lui non plus. Mais plus encore je le hais, je le hais à chaque fois que je le croise, et je sais que lui aussi de la même façon, ce sont d'abord pour ça les boyaux qui parlent, il me hait, il peut faire des gestes de la main, tout simplement comme s'il voulait me prendre l'épaule gentiment, et sa main me dit à quel point il me hait, il peut casser un branchage pour s'en faire un bâton, et sur chacune des feuilles il parvient à écrire la sentence je te hais, il peut, il me fatigue.

Jean c'est le mal, en toutes choses, mais je n'en suis pas sûr, vu que ce n'est pas un mal continu, c'est un mal absolu et intermittent, alternant avec pas un bien, on ne peut pas croire une telle chose, mais avec un état indifférent, un rien du tout, pas un mal ni un bien qui s'oppose finalement aussi bien au mal absolu que si ç'avait été un bien, un vrai contre le mal, c'est arrivé il y a très longtemps, ce virage vers le mal, même pas comme un événement, comme je ne sais quoi qui n'allait plus, comme un rien de plus qui l'aurait rendu, alors là, tout mauvais, sauf, je le répète, lorsqu'il est indifférent, ce qui n'est pas mal. Sa complexion robuste, ses promenades dans les forêts et l'habitude de casser des bâtons, mais à n'en pas douter sans cesse il revient à cela, mauvais, et puis indifférent, mais vraiment pas de la même façon.

Je savais bien que j'allais rencontrer Jean suite à la mort de O, il le fallait, hélas, ce n'était pas possible d'échapper à me rendre jusqu'à lui, ou qu'il me saisisse comme il venait de me tomber dessus avec mon menton qui raclait de plus en plus le bitume et personne qui ne passait autour, je n'aurais pas pu appeler à l'aide non plus, de toutes façons, à parler avec lui, à le voir et à l'entendre, même à reculons et même en trébuchant à chaque pas que je ferais à reculons, c'était comme ça, même si j'aurais bien préféré beaucoup de choses, presque toute chose j'aurais préférée à voir Jean, mais je n'avais pas le choix de toutes choses car Jean était un très vieil ami de O, un ami de O presque aussi ancien que moi, aussi ancien que moi-même, disait-il lui, et Jean était aussi un très vieil ami à moi, au point de me demander parfois si nous n'avions pas, je ne sais plus, grandi ensemble, il y a longtemps, mais Jean était un homme mauvais, mauvais avec O mais aussi mauvais tout court.

Jean était presque ce qui pouvait s'imaginer de plus mauvais en matière d'homme, du moins au regard des avis de O, qui le connaissait très bien depuis très longtemps, et de moi aussi, qui le connaissais depuis presque aussi longtemps et presque aussi bien, et peut-être juste aussi longtemps, et nous savions tous les deux à quel point Jean était mauvais, d'autant plus que le mauvais était chez lui quelque chose de mûrement réfléchi et élaboré, ce qui paraît presque impossible, et ce qui est en tout cas le signe d'une grande perversité de la part de Jean, équipé de tout ce qui lui aurait permis de devenir autre chose, et qui avait choisi et avait préféré devenir un homme mauvais, un homme profondément vicié, un homme qui ne voulait que travailler disait-il « au bien de l'État », alors qu'une telle expression ne servait qu'à masquer ses choix les plus pervers et les plus vicieux, qui l'avaient certes conduit à embrasser la cause de l'État, comme on dit, à prendre fait et cause pour l'État, mais d'abord pour servir sa méchanceté, et pour réaliser pleinement cette méchanceté dans les mille et une occasions que le service de l'État, et la brillante intelligence qu'il mettait au service de l'État, lui donnaient de faire le mal, et de ne jamais cesser de faire le mal, déformant de sa volonté de faire le mal le monde autour de lui, et lui donnant une coloration, une teinte, une odeur, toutes entières marquées par sa volonté de mal.

Le plus étonnant en cela est que Jean n'avait pas toujours été comme cela. Que bien au contraire, dans un temps lointain, Jean avait aspiré à tout autre chose que le mal, et que lorsqu'il était étudiant avec nous, il partageait avec nous nos discussions, et je l'entends non pas comme simple observateur, mais au-delà et très largement au-delà comme acteur de ces discussions, comme partie prenante de ces discussions, capable d'émettre des avis hautement pertinents lors de nos discussions, et capable de faire preuve dans la discussion d'une pertinence que je n'avais par ailleurs rencontrée sans doute que chez mon ami O.

Du temps qu'il poursuivait ses études, O, Jean et moi-même, et quelques autres, formions un groupe tout à fait soudé et proche, et plein d'affection, d'une affection pudique et non pas d'une de ces affections vulgaires que prisent tant les étudiants et qui n'est souvent qu'un dérivatif à leur misère sexuelle, ce dont nous nous tenions très éloignés, un groupe au sein duquel se tenaient les débats les plus élevés et les plus pertinents, et ce déjà durant des nuits entières, et des semaines entières, et des semestres entiers, et jusqu'au milieu des cours, si bien que notre apprentissage universitaire, forcément biaisé par la médiocrité de l'institution universitaire dans notre médiocre État, et vidé de ce fait de toute substance qui puisse nous offrir autre chose qu'une connaissance superficielle et instrumentalisée, cet apprentissage exsangue et dérisoire, se doublait pour nous d'un apprentissage réel dans la discussion que nous poursuivions ensemble et dans le partage des idées qui en résultait.

Et combien ce partage des idées nous a servi, nous a permis de progresser, je n'en donnerai qu'un indice, c'est que les uns comme les autres, que ce soit mon ami O, Jean, moi-même Egon, ou encore ceux qui avec nous participèrent à nos discussions, avons tous échappé à la médiocrité de l'État sous la forme de la médiocrité de l'enseignement universitaire, grâce à nos discussions, qui agissaient en fait comme des bouchons d'oreilles et comme des antidotes qui d'une part empêchaient les mensonges de l'université de parvenir jusqu'à nous autrement que de façon superficielle, et d'autre part servaient à chasser ce qui malgré nous, bien malgré nous, s'était déjà faufilé en nous de ce faux savoir, et non contents déjà d'échapper à cette médiocrité, ce qui en soi constituait déjà un miracle dans le lourd milieu de médiocrité où il nous était alors demandé de nous nourrir, et ceci à l'exclusion de tout autre milieu, nous sommes en plus parvenus à apprendre bien des choses les uns les autres, et à développer nos propres personnalités sur les ruines de ce savoir universitaire que nous passions notre temps à détruire.

Car chacune des phrases constitutives de cet enseignement, il nous fallait l'examiner et la disséquer pour la détruire, pour la morceler en infimes parties, il ne nous fallait surtout pas essayer de nous attaquer à l'ensemble comme si l'enseignement de l'université avait été une chose, mais bien nous attaquer une par une à la masse de propositions que comportait cet enseignement, et le disséquer pour nous donner la chance de comprendre comment il fonctionnait et pour mettre ainsi en évidence comment il était perverti, et c'était un travail perpétuel pour échapper au flux de l'enseignement qui nous était délivré et pour dégager sa véritable forme sous son apparence de flux cohérent et indivisible, et pour percevoir en lui chaque perversion exercée au niveau de chaque mot, et ce travail nous demandait un temps et une attention infiniment longs, à savoir qu'il ne fallait non seulement jamais baisser la garde devant cet enseignement, mais jamais non plus cesser de commenter la fausseté de cet enseignement aussi vite qu'il nous était délivré afin de ne pas couler sous le flot de cet enseignement et nous laisser emporter par cet enseignement, et c'était seulement grâce au bloc formé par ce groupe, et grâce à l'incessant échange d'idées dans ce groupe, bruissement de dialogue qui devait impérativement et sans cesse couvrir le bruit du discours de l'université, qu'il nous était possible de résister à cet enseignement et à la médiocrité qui l'accompagnait, et Jean était de nous tous l'un des plus ardents à poursuivre sans cesse ce travail et à se démarquer sans cesse par la force de sa voix qui n'était en l'occurrence qu'une expression de la force de ses idées.

Et ce qui aurait dû être des années de perte irrémédiable de nous-mêmes, et qui l'avait tout de même été d'une certaine façon, car quelque force qu'on tente d'opposer à un tel poids, il n'existe pas de moyen d'y échapper véritablement, ne serait-ce qu'à cause du profond dégoût que cette situation inspire à l'individu, qui passe ensuite le reste de sa vie à se battre contre ce dégoût, dans un effort pourtant essentiellement perdu d'avance, car ce dégoût il le porte avec lui comme il porte ses bras ou ses jambes, et non pas simplement comme une moustache ou un vêtement desquels il pourrait se passer ensuite, non pas comme un noeud de cravate mal fait, mais justement comme son cou même, comme l'endroit par où ensuite passe sa voix le reste de sa vie, ces années programmées de perte irrémédiable de nous-mêmes, s'étaient transformées en années d'apprentissage de nous-mêmes et d'apprentissage du monde contre l'université et d'acquisition du dégoût qui ne nous quitterait plus.

Et tout ceci Jean l'avait d'abord vécu avec nous, dans toutes ses dimensions, et il s'était fait lui aussi une habitude de cette greffe de dégoût, aussi violente chez lui qu'en aucun de nous, aussi péniblement vécue comme invasion et comme pénétration par le dégoût de l'enseignement tel qu'il était délivré à l'université, et par le dégoût de l'État qui était derrière cet enseignement, et par le dégoût enfin, le pire, de nos condisciples qui plongeaient dans cette double médiocrité de l'État et de l'enseignement de l'État, et qui considéraient toutes nos discussions comme rêves fumeux et infantilisme et refus du réel, selon l'expression alors consacrée et employée pour désigner quiconque n'adhérait pas étroitement aux thèses de l'État telles que présentées dans la médiocrité des thèses de l'université.

Mais Jean avait ensuite basculé, il lui était advenu quelque chose qu'aucun de nous n'a été en mesure de comprendre, qui l'a fait basculer, qui a transformé le Jean qui partageait avec nous nos discussions, et qui se montrait brillant dans ces discussions, en un individu qui évitait soigneusement nos discussions, ou plus précisément qui ne les écoutait plus que pour s'en faire le rapporteur auprès des autorités universitaires, que pour les dénoncer auprès de ceux qui à l'aide de cette dénonciation pourraient nous faire le plus de mal, que pour les porter là où elles n'auraient jamais dû arriver, et ne prenait plus jamais la parole lorsqu'il venait assister à nos discussions, et nous signalait ainsi qu'il n'appartenait plus à la discussion, mais se manifestait comme une oreille étrangère à la discussion.

Il arrive ainsi parfois que nos amis basculent et d'individus les plus proches de nos convictions et de notre conception de l'existence se retrouvent dans le camp de nos pires ennemis, et de ceux qui nous vouent une haine mortelle mais jamais proférée comme telle et uniquement manifestée en actes de méchanceté et en actes de violence indirecte, sans qu'ils ne nous en disent rien ouvertement, et c'était là d'une certaine façon la chance de Jean et la force de Jean que de ne pas manifester cette haine ouvertement mais uniquement par des coups bas, car soucieux de ne pas copier l'attitude du régime pour lequel tout soupçon valait preuve, et même preuve dix fois plus puissante que toute preuve réelle, soucieux de ne pas nous prêter à l'effroyable injustice et à l'effroyable paranoïa du régime, nous ne cédions jamais au soupçon, et ne cédions jamais non plus à la preuve manifeste, mais n'acceptions les faits que lorsque l'aveu en était prononcé par leur auteur, et qu'il n'existait aucun résidu interprétatif dans notre perception du fait, mais que le fait avait été éclairé par celui qui en étant l'auteur en était aussi dans cette logique le seul habilité à parler.

Et ainsi, un individu, nous ne le jugions jamais selon ce que nous aurions pu soupçonner de ses actes, mais uniquement selon ce qu'il disait lui-même de ses actes, ce qu'il était à même de nous communiquer volontairement de ses actes.

Et ainsi, celui que nous retrouvions la nuit en train de prendre des objets de valeur dans un appartement et derrière une porte fracturée, et le pied de biche encore dépassant de la poche, nous ne l'appelions pas "voleur", mais nous lui demandions ce qu'il faisait là.

Mais Jean ce n'était plus comme ça, et même quand il me montait sur le dos alors, le geste n'avait plus rien de fraternel.

Mais là tout de suite, j'avais le sentiment que c'était une mauvaise occasion de me demander ce que voulait Jean, je m'en doutais. Je n'aurais pas pu lui réserver ce traitement-là équitable d'après nous, car les intentions de Jean nous sont connues, et à moi particulièrement depuis longtemps, qui sont des intentions nocives et même les plus nocives qui se puissent imaginer, vu que ces intentions vont toujours dans le sens de la réalisation immédiate et utile au service, toujours, de l'État, comme le prétend Jean, alors que nous avons bien et moi le premier que Jean n'agit qu'au service de Jean, et que l'utilité qu'il revendique, et qu'il affiche comme la cause de son action, et son moteur premier, cette utilité n'est qu'empressement servile au service de l'État non pas pour l'État mais pour l'empressement, car Jean ne veut que des choses utiles et étroitement utiles, qui aboutissent le plus vite possible, et qui constituent pour l'État des leviers afin d'atteindre un exercice du pouvoir encore plus fin, et donc plus dur, qu'il ne l'a été jusque-là, si tant est qu'une telle chose soit possible, au moins en ce qui concerne la dureté. Et si Jean me tient à présent toujours écrasé entre ses genoux et que mes dents elles aussi, et un petit filet de bave, raclent le sol, ce n'est qu'au nom de cette utilité immédiate au service de l'État, et que pour me signaler, il n'a pas besoin de le dire, que les carnets je dois les rendre, et que je dois les rendre vite, sans réfléchir, faute de quoi, il est certain que ce premier étouffement ne sera qu'un parmi le nombre des étouffements qui se produiront et qui m'étoufferont chaque fois un peu plus, jusqu'à ce que je me range au dressage de l'utilité.

Mais faire une telle chose me condamne bien entendu à abandonner toute poursuite de la recherche de mon ami O, justement parce que poursuivre se limite aujourd'hui à rester en possession des carnets de O.

Jean desserre son étreinte et me laisse baver sur le pavé. Je n'essaie même pas de me relever avant d'être sûr qu'il est parti. Je n'essaie rien contre Jean, il n'est plus gentil et cela m'est difficile. Il me donne des ordres, il vient de le faire.

C'est Jean, à savoir, j'aurais pu dire, c'est n'importe qui, n'importe qui de plus me laisse sur le dos et ainsi, ainsi m'empoigne. Pauvre de moi ?