Oolong
La tombe - XXI -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la vingt et unième partie, présentée aux lecteurs le lundi 5 juillet.

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Sortir encore, entrer, dormir, écouter, parler.

Sortir encore, entrer, dormir, écouter, parler, j'en avais fait le tour. Tout ce qu'on voudra, mais moi-même qu'est-ce que je veux ? J'avais circulé, m'étais déplacé péniblement, avais fait le tour des différents emplacements possibles de cette histoire, depuis son début, depuis que j'avais appris pour O et pour les carnets, j'avais pris connaissance des différents commentaires de la mort de O, et de mon refus pourtant du commentaire de la mort de O, encore plus, je crois, sans cesse, et de toute cette affaire des carnets de notes, des poursuites, des arrangements, j'en tirais timidement les premières conclusions. Je m'étais cru un temps tout à fait abrité, dans le monde comme dans ma chambre. Mais pas du tout. Tout cela se passait en fait sur une place très publique, comme on ne dit jamais. Je n'avais plus de chambre. Je faisais de grands gestes avec mes bras. Pas pour attirer l'attention. Pourquoi ? Pour rien. J'essayais de rassembler les choses, et ma solitude, de me faire une image de tout ça. Mais tout ça était parti. J'étais entré, on m'y avait jeté, sans rien me demander d'ailleurs, dans l'arène, comme on dit pour le coup souvent, et tout devenait très difficile, de plus en plus, car je n'ai jamais beaucoup aimé la difficulté, je préfère me laisser dire les choses et ensuite trier ce qui me convient et ce qui ne me convient pas. Il y a plus de faits dans la seconde catégorie, ce qui m'étonne sans cesse, mais depuis des années que je pratiquais cette dichotomie, j'en avais pris l'habitude, de ce déséquilibre entre oui et non, avec une très grande quantité de non et très peu de oui. C'était courant dans mes travaux alimentaires de traduction, je voyais bien la multiplication sans cesse des non, comme aussi dans mes travaux d'écriture sous la dictée, mais un peu moins dans le second cas où les choses étaient plus claires, souvent, quoique la règle à leur appliquer pour en arriver là restât très incertaine.

Dans le cas de la mort volontaire de O et du devenir des carnets de O, et de la poursuite de sa recherche, à mon compte, pas de doute, c'était tout le temps NON qui l'emportait. Même vis-à-vis de moi-même. Dès que j'essayais un Oui, je le voyais se disloquer, le poids de non était vraiment beaucoup trop écrasant, il disloquait tout. Mais je devais faire avec les exigences des uns et des autres, ou m'enfuir, seule solution encore raisonnable, j'y pensais de plus en plus, comme un NON alors massif et facile à prononcer, mais difficile, je veux dire pour moi seul, comme de m'en aller sur la route, sans rien d'autre que les carnets, de tout laisser derrière moi.

C'était si difficile que durant ces jours on ne cesse pas de me demander d'expliquer, c'est-à-dire de m'expliquer, d'expliquer moi, principalement, comme si j'étais d'un coup devenu incompréhensible. Mais je crois, j'interprète au moins les choses ainsi, que personne ne voulait réellement de la moindre explication qui provienne de moi ou qui portât sur moi. Cette demande sans cesse répétée qu'on m'adressait n'avait jamais été une demande, je veux dire une de ces demandes auxquelles parfois une réponse peut suffire. Rien de nouveau à cela pourtant. Il arrive très souvent qu'une demande ne soit en rien une demande mais totalement autre chose, par exemple un ordre, et précisément dans mon cas l'ordre de rendre les cahiers, qui ne pouvait pour moi que signifier l'ordre d'abandonner tout espoir de poursuivre ensuite la recherche de mon ami O dans le sens à vrai dire très incertain que ce poursuivre possédait pour moi. Jean ne m'avait pas demandé d'expliquer, mais c'était pareil, il avait fait un geste pour me dire de rendre les carnets, qui était comme de me demander "que crois-tu pouvoir en faire d'utile ?", je n'avais pas de réponse à donner à cet utile sous une forme qu'il me soit possible d'exprimer comme je l'étais alors, les dents raclant le sol et les côtes serrées par les genoux de Jean, et le coeur serré, d'une certaine façon, métaphorique, mais je sentais bien mon coeur alors serré, de ce qu'était devenu Jean et qui faisait que je ne savais pas et plus comment lui dire quoi que ce soit. Les professeurs de l'université m'avaient demandé d'expliquer le devenir de ces carnets si je les conservais pour moi, mais j'avais bien compris que leur demande d'explication n'était rien d'autre qu'un ordre de rendre les carnets, de les leur rendre à eux, et que ces carnets par le chemin le plus court possible devaient réintégrer leur destination première et que cette destination n'aurait su être rien d'autre que de revenir à l'université et à ces professeurs qui se seraient ensuite arrogé le droit de les comprendre, c'est-à-dire de les mettre en forme, et d'une certaine façon de les expliquer comme eux souhaitaient les expliquer, c'est-à-dire comme tout autre travail de recherche universitaire, ce qu'ils ne sont pas, ce qu'ils n'ont jamais été selon mon explication, ce que je ne veux pas qu'ils soient tant que je ne sais pas moi-même ce qu'ils sont. L'oncle de O m'avait demandé de m'expliquer mais en le faisant autrement. sa demande ressemblait au contraire d'une demande. Sa demande ne ressemblait à rien, elle ressemblait à une discussion malhabile au milieu des assiettes de gâteau et de l'indécision. Il m'avait demandé d'expliquer comment je comptais faire pour qu'une fois O mort, sa recherche ne soit pas morte, ce qui était une bonne question à laquelle il avait déjà une réponse, l'absence en fait de réponse à ce comment, cela lui allait très bien, mais pas moi. Pas comme ça.

Ils me laissèrent tous parler, en apparence, même Jean à sa façon, mais pas vraiment, pas vraiment m'expliquer par exemple ni leur dire le tout, assez long et embrouillé qui fait que je ne voulais pas. Je ne voulais pas leur donner les carnets, je préférais au fond ne rien leur donner du tout et laisser O où il était, dans sa mort volontaire, et me laisser moi avec ces carnets, rien à prendre et rien à retirer, et m'en aller, pas très loin, mais quand même, ne pas rester sur place, ça va bien. Ce n'est pas simple, déjà pour moi tout seul, et ils auraient voulu en plus que je le leur explique, mais c'est encore moins simple, encore moins, il y aurait fallu du temps, tellement, presque tout le temps, qu'ils aient vécu ma vie, celle de O, aussi, sans doute, et de Juliette, et peut-être pas mal d'autres, au lieu de ça, ils attendaient je le sens bien une réponse, de façon presque immédiate et approbative ; un refus j'aurais pu m'y essayer, avec la tête ou la langue, mais ça aurait été encore plus dur de le leur faire admettre, ils n'avaient pas l'air très disposés, et l'autre qui était parti, qui m'avait laissé là.

Aux uns et aux autres je parlais, je parlais un peu, d'une voix fluctuante, je n'étais pas assuré de ce que j'essayais de leur dire. Je ne comptais pas le temps. Eux, si. Certains sur leur montre. D'autres avec les doigts. D'autres encore au moyen d'encoches pratiquées sur les arbres, avec un canif pioché dans une de leurs poches. Difficile de ne pas m'en souvenir, que le temps passait pour eux tous, et sans doute aussi pour moi, alors, dans cette agitation.

Je sais bien comment c'est. Ils disaient tous vouloir des explications, ils les réclamaient, ils me demandaient de justifier ma position et mon désaccord, mais en vrai ils n'en voulaient pas du tout, ils ne voulaient pas la patience et l'endurance qui vont ensemble avec les explications. Il aurait fallu que ce soit tout d'un coup. Il faudrait dans ces cas-là en avoir fini avant d'avoir commencé, avoir déjà proféré tout le discours ordonné dans toutes ses parties avant même d'avoir fini le premier mot, la première syllabe, la première lettre, le pliement et le déploiement leurs sont insupportables, plus vite, ils voulaient que cela leur soit livré d'une fois, en une fois, en un seul paquet qu'ils puissent à demeure poser devant eux et manipuler pour en estimer le poids la forme et le volume et en même temps que ce paquet ne renferme rien mais soit à vrai dire ce qui devait être communiqué dans son entier, c'est-à-dire qu'ils ne laissaient en fait aucune chance et aucun espace dans lequel cela et son reste puissent advenir. L'alphabet, comme O l'avait dit de nombreuses fois, ne commence pas avec la lettre A, il faut bien des efforts au contraire pour en arriver là. Si j'ai dit seulement la lettre A, je n'ai pas dit l'alphabet. Si je dis Alphabet et la lettre A, pour certains tout sera très clair, ils sauront exactement ce que j'ai voulu dire, mais ce ne sera vrai en somme qu'avec ceux qui partagent déjà avec moi depuis longtemps ce comportement, disait O, je dis Alphabet, je dis la lettre A, et tous comprennent qu'il y a aussi les autres lettres, et que donc l'ensemble est bien plus long que lorsque je dis seulement Alphabet et lettre A. A-t-on jamais vu ça ? La mort, peut-être, soudaine et indiscutable, et encore, et encore, des efforts à fournir bien souvent pour en savoir plus, le motif de la mort, l'arme du crime, le moment précis, quoique le cadavre, lui, semble avoir déjà tout compris. Il faudrait leur parler ainsi, comme la mort, poser d'un coup la parole et de tout son poids qu'elle atteigne son but, trop vite, trop lourde. La mienne de parole n'avait rien à voir avec ce jeu-là, elle n'était ni assez morte ni assez vivante pour y arriver en un seul coup comme ils l'exigeaient. Ils me demandaient des explications, et encore des explications, et j'étais favorablement disposé à leur fournir de telles explications. Mais ce qu'ils voulaient n'était pas seulement des explications, mais, au juste, une explication, une seule, celle qui aurait tout expliqué, et celle qui se serait déroulée en un instant, celle qui aurait eu lieu de façon instantanée. Je me sentais alors vraiment incapable de la fournir. Totalement incapable de dénicher où que ce soit une explication pareille.