Oolong
La tombe - XXII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la vingt-deuxième partie, présentée aux lecteurs le lundi 12 juillet.

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Tout ce qui va suivre.

Tout ce qui va suivre, en toute discrétion, pour moi seul, enfin. Refuge, envoyez, me réfugier, tranquillement, passer dessous. Je ne peux me défaire de plus, ce soir, d'autres jours, ailleurs, peut-être, dans la lumière. Je ne peux laisser autre chose encore, c'est tout. Seul. Baissé. Couché. Bouche étroite, de largeur environ quatre-vingt centimètres, et de hauteur beaucoup moins, quarante, assez, à peine mais bien assez. Agenouillé devant. Les bords irréguliers, crayeux, balafrés, arêtes. Des traces de passage, des frottements, odeurs sur la pierre ? Des marques. Les miennes. Celles des autres, sans l'odeur, allez distinguer. Avant. Tous les autres, passés par là, un soir, un jour, d'autres jours, pas ce soir. Personne. Seul cette nuit. Que ce soit pour penser, si faiblement, pas beaucoup plus, à ma mesure, le long des pas, mais alors sans paroles, sans réponses, ni interventions, sans rien faire d'autre, toujours sans un bruit, seulement, oui, marcher, et penser. De la compagnie, je veux bien, il en faut, si peu, mais plus tard, plus tard. Pendant ce temps-là, moi seul ; je parle. Dans tous les blancs. Ma voix ne porte pas. Reste à l'intérieur de ma bouche. Seulement.

Baissé. Agenouillé. Couché. Ramper. Plié en deux dans le trou, je n'en remplis pas les bords avec mes côtes. La tête d'abord. Ma lampe au bout du bras. Des traînées, sur mon manteau, sales, de ce blanc, des marques. Sous les doigts, grasse, tiède, granuleuse, de la terre, du roc, de la poussière, tous les possibles, ces trois-là, seulement, rien d'autre, si, de l'eau, souvent, alors de la boue, un élément, bonjour, des graviers. Je glisse au travers de la bouche. Passé dedans, refuge, entrée qui s'avance à travers le plein du sol, mais non, en creux. Mes bras tendus devant, brouette. Une galerie. Carrée. Hauteur largeur côté égale un mètre, au mieux. En bas de l'eau, claire puis trouble, je marche dedans et tout de suite trouble, je ne peux pas l'éviter, j'aimerais bien, plus loin, à angle droit, une autre galerie. Mes mains dans l'eau, tordre encore, ramener, mon corps en limaçon, renouer avec la reptation, retour chez moi, chaque fois. Mes pieds à présent, quatre pattes, dans l'eau, je la sens passer à travers mes chaussures, mes chaussettes, baigne mes pieds. Plié je me tiens. J'avance, appuyé sur les pointes des doigts. Baissé, habitant la galerie presque dans tout son volume, je la bouche, je tourne à gauche tout de suite, le plafond s'ouvre, je me redresse, presque debout, la lumière en rond proche ou pinceau, jamais que temporaire, elle s'efface, tant mieux, dans ma main solide, ailleurs fuyante, merci, bien des éléments plus solides que la lumière, par ici.

Sauf, les galeries. Galeries résidus esseulés des carrières refuge enfin. Refuge jusqu'auquel tant de détours mais en arriver là tout droit. Rues basses et étroites plus de ciel confondues d'obscurité. Là noir, fin de soleil non reçu, fin du bruit. Aucune différence continue des murs au sol au plafond identiques. Se poursuivent selon les angles deux verticales deux horizontales dans le même calcaire. Gris, non, ocre, une pointe jaune. Certaines galeries plus franchement blanches. Parfois de maçonnerie, ou comme celle-ci taillée dans le matériau, à vif, encore les empreintes de l'outil dur, qui creuse. Pour un peu tuyau. Pas d'issue en-dehors de l'entrée, de la bouche. Pas un tour de passe-passe. La liberté comme promenade sous le sol longue. Et retour au point de départ. Enfin seul.

Je viens comme cela pour marcher, des fois, assez souvent, en-dessous de la ville. Assez de calme pour parler avec, rien, alors je l'entends, rien, petite voix muette, seconde, comme il se doit, me parle en silence. Ne me donne jamais de conseil. Elle me répond, me parle de moi. C'est, ou du moins, une voix. Mais peut-être je l'invente.

Asticoté. Asticot, raclé contre les parois, et il me reste mes chaussures, des bruits d'eau dedans. Je suis bien. J'ai chaud. Pas de bruit seulement celui que je fais et la voix qui m'encourage et me manifeste son attention aux propos décousus dans ma voix.

Dans les sous-sols il n'y a pas que la tranquillité de boue et de pierre des galeries, ces sarcophages à deux dimensions où on habite plus ou moins toujours du même pas, s'avançant dans le temps, très rarement croisant quelqu'un et alors de loin, comme une seule lueur de lampe, il existe aussi les salles. Ma préférée depuis toujours avait été la vert-rouge où m'avait d'abord conduit O, en me mettant en garde. Elle ne s'approche qu'en éteignant sa lumière, quiconque ferait autrement n'y verrait rien. C'est alors une obscurité si parfaite, qu'on n'avance qu'à tâtons, les yeux seuls ou en paire sont aveugles, le pied lui-même semble souffrir du vertige tant le noir se ressemble, gras et continu. Il faut en particulier éviter la tige d'acier mal ébarbée qui dépasse à hauteur de tête, à gauche, et sur laquelle nombreux se sont déjà crevés l'oeil, dit la légende, je ne sais pas, je n'en ai jamais croisé, et je redouble alors de précautions, prêt à pleurer de joie si je m'entaille la main, puisqu'au moins ce n'est pas mon oeil (personne n'a jamais cru bon de me mettre en garde contre le risque ici de s'entailler la main, j'en déduis donc que pour personne ce ne fut, jamais, un risque). Ensuite, les dix derniers mètres, on rampe, et sur la fin, le passage est plutôt étroit, rétréci il faut le dire, à la fragilité d'un col trois tailles trop petit, mais une prompte reptation, les épaules démantibulées pour le coup, comme un souvenir, propulse le curieux en avant, et le plus difficile est fait. Il ne reste qu'à s'installer, bien confortablement, sur le sol qui est ici plus souple que gras ou vraiment boueux. On y prend ses aises. À six mètres environ en bifurquant légèrement à gauche, un petit talus au bord de la paroi, fournit au cou une assistance presque crédible. Et là, allongé sans lumière, les yeux grands ouverts dans cette salle dont on ne connaît la forme que jusque là où vont les mains, on se trouve confronté au prodige invisible du seul échantillon de rouge-vert que la terre ait jamais porté. Pour certains c'est le vert qui est rouge. Ce qu'à titre personnel je conteste. Il ne fait pas de doute que ce soit le rouge qui soit vert comme nulle part. Ce sujet a attisé des querelles prodigieuses. Comme de savoir si l'ensemble des parois est recouvert de cette couleur, ou si une unique tache en apporte la preuve. Je me range dans le premier camp, sinon à quoi bon venir ? Bien entendu on n'en voit rien, mais quel plaisir de se reposer au milieu de cet unique prodige coloré. Cette pièce, moins fréquentée, eut un temps un grand succès. Certains n'en retrouvèrent d'ailleurs, fascinés qu'ils étaient, jamais la sortie. Heureusement, ce n'est pas mon cas.

Je ressors toujours. C'est un bon endroit, c'est le seul où la pensée, peut-être parce qu'elle cogne sans cesse sur les murs qui sont le plafond et le sol, c'est peut-être parce que tuyau qui réverbère la pensée, la concentre en un seul foyer, là, pas loin de ma tête, là où, dit-on, ça pense.

Mais j'étais venu, je m'en doutais bien, pour penser à eux, encore. Aussi en même temps de calculer, de recalculer leur absence, ça ne faisait jamais mon compte. J'étais lésé. Il leur était si facile de disparaître maintenant. Qu'est-ce qui se passerait si on disait que je continuais à discuter avec leur image, avec leur absence, l'un et l'autre, et moi, seul présent, oh, si peu ? On sait qu'il bout parfois de l'eau dans une casserole cassée, mais jusqu'à quel point cassée ?

J'étais descendu là pour comprendre avec O avec Juliette. Comprendre peut-être pas, c'est déjà beaucoup trop, je ne demande pas tant. Mais faire des pas et me parler, parler à moi pour lui dire tout ce qui reste, ne passant pas et que j'aimerais tant faire passer. Ici des kilomètres pour faire passer tous les mots. Moi un mot dans les galeries, qui se déplace, plus profond, j'avance, je tourne, terrain sinueux. Je marche, je savais ce qui me chiffonnait, non pas que j'y tienne tant que ça, ni d'en faire un reproche, mais tout de même, je m'en suis bien rendu compte qu'on n'attendait plus rien de moi.

Une fois qu'ils avaient disparu tous les deux, O et Juliette, ensemble, il ne restait personne qui attende que je fasse quelque chose. Personne de présent, je veux dire. Même me lever le matin, à présent j'en étais débarrassé, personne ne m'y incitait plus. Avec eux encore il y avait du sens à faire, à me déplacer entre les choses avec les mots et avec la voix qui me dicte ce que j'écris quand j'écris (par exemple), à échanger avec O et avec Juliette, à se montrer d'accord avec ci et puis plus du tout ensuite avec ça. Mais à présent. Une angoisse comme quand je n'étais pas né et que la vie était toute entière en préparation, sale menace, de pouvoir faire n'importe quoi. Boule, pelote indécise, prête à se faire marquer avec tout ce qui serait assez dur, d'abord beaucoup de choses, presque toutes, comme des taches sur un tissu blanc, et puis de moins en moins à mesure que la matière de moi se raidissait, tissu gris, de plus en plus, brun, se raidissant, se raidirait encore.

Des reliefs en haut parfois, baisser la tête, me courber encore, comme cela peu d'espace, très bien, le trop d'espace de pouvoir tout faire sans eux m'étouffe. Je me cogne, parfois. Ici les galeries refuges distordues de pierre encore assez dures pour me marquer, me faire mal comme il faut, m'obliger à me baisser, me tordre, me faufiler, impossible de marcher tout droit debout, c'est bon.

Tant qu'ils ont été là, d'abord O, puis Juliette, je savais des choses à faire, comme dialoguer avec O pour sa recherche et regarder les photos de Juliette et dire du mal du monde, se tenir à l'écart, faire autrement. À présent plus rien ne désire pour moi ni à ma place. Seulement des ordres, beaucoup d'ordres, comme quoi il faut rendre les carnets que ce soit les professeurs ou Jean, ou l'oncle, ou les questions qui veulent savoir pourquoi, mais cela ne constitue pas quelque chose à faire, à vrai dire rien du tout.

J'avais vécu grâce à eux, O et Juliette, dans le sentiment qu'on attendait, que quelqu'un au moins attendait encore quelque chose de moi, et c'était la chose la plus importante que de continuer à éprouver ce sentiment, que n'avaient pu me donner personne d'autre avant. Et surtout pas nos professeurs, ni les gens que j'avais pu croiser. Et encore moins les instances dirigeantes du régime bien acharnées, et sans cesse, et dans une répétition sans fin d'ordres toujours pareils, à nous dire ce qu'était notre devoir, sans que, moi, ce devoir ne me donne l'impression justement de devoir quoi que ce soit à qui que ce soit. Et même au contraire en renforçant le fait que ce devoir martelé à la face de chaque sujet du régime deux cent fois par jour me détachait sans cesse un peu plus de la notion de tout devoir. Et ayons l'honnêteté aussi de le dire que la cohabitation avec O y avait été pour beaucoup.

J'avais vécu dans cet état aussi bien tous les matins, au réveil pénible et corps perdu dans ma chambre, que tous les soirs dans l'incapacité fréquente d'imaginer quoi que ce soit de la journée du lendemain, si ce n'est cette attente que je devinais chez eux, et qui me donnait alors assez de courage pour m'endormir. J'avais vécu grâce à eux à l'écart de l'idée terrible que plus rien ne m'attendait, juste la solitude dégénérée d'aucune attente jamais. Bien entendu, jusque-là, le fait qu'ils aient attendu de moi quelque chose n'avait pas eu grand résultat sans doute, peut-être un peu moins de chevrotements dans la voix qui me dictait dans une langue étrangère les pages de ce que j'allais ensuite écrire comme si c'était moi, mais surtout le courage de me lever tous les jours et d'aller faire les quelques choses auxquelles je ne pouvais échapper et de me sentir avec plaisir participer de la recherche de O et de la vie de O et Juliette ce qui était pour moi tout comme exister. Une assomption aux limites du tragique de ma personne, je veux dire comme véritable individu, pas comme héros, débarrassé d'une certaine hubris à laquelle je n'avais cependant guère d'inspiration.

Or qu'ils n'attendent plus rien car ils n'étaient plus là signifiait que je n'avais plus grand-chose à faire. Dans cette vie, je veux dire. Je risquais, me disais-je, à court terme la catatonie. Ou une de ces complexités cliniques du type errance stuporeuse ou je ne sais quoi qui me laisserait bon pour endosser enfin l'habitus négligé de l'hébéphrène. Pas de quoi se sentir glorieux.

Leur présence c'était une obligation à agir mais jamais comme un ordre, c'était dans la parole quand nous parlions de tout autre chose que je savais le mieux comment m'y prendre pour écouter la voix, la langue étrangère, qui me faisait écrire, et bouger tous les jours et faire mes traductions et survivre comme ça, un jour après l'autre. Maintenant plus rien, ça me désespérait.

Je crois, je pense, je finis par savoir ? Quelle imbécillité ! Je crois qu'avec cette aventure, la mort volontaire de O durant le bombardement, la disparition de Juliette et de ses photographies sur le mur, de la recherche de O et du travail photographique de Juliette, je me retrouvais volé et dépossédé, même si jamais ça ne m'avait vraiment appartenu, des délices de l'attente qui existait entre eux et moi. Volé, dérobé, nu. Tant que je les attendais alors ils m'attendaient, tant qu'ils m'attendaient durant que je les attendais, et que tous les uns comme les autres, je pense, à des degrés divers, pensé-je encore, nous attendions que se produise rien d'autre que la résolution et le remplissement de l'attente. Nous avions les uns avec les autres, mais est-ce que je le sais, est-ce que je le savais, mis en lieu et place des médiocres et futiles réalisations de l'amitié rien que des blocs de cette attente très dure que nous n'usions que d'infime manière par notre présence autour d'eux, ainsi avions nous tout notre temps, toutes les latences horaires exigibles, nous les avions, et les mois calendaires et lunaires, sans compter les autres plus vifs, et nous essayions, et moi le tout premier, à moins qu'il ne faille dire moi le seul, le murmurer, de nous tenir (de me tenir pour ce que j'en sais) le plus exactement les uns les autres au milieu de cette attente, là où l'amplitude de ses pulsations nous ballottait le plus, tout en paraissant sans cesse sur le point de s'apaiser, nous nous y tenions, O sur le bord de sa recherche, Juliette sur le bord de son travail de photographies, et moi sur le bord de la langue qui me dicte ce que j'écris, moi plus dupe sans doute qu'eux, sachant que dévier d'un seul pouce vers la bordure de ce qui nous ceinturait de vide aurait été inévitablement remplir cette attente et la perdre ainsi que seul à présent dans les carrières courant je le faisais, je crois que je le faisais, que je n'attendais plus, que j'étais prêt à ne plus attendre, ou plus exactement incapable d'attendre plus encore en ce lieu, prêt à aller porter mon attente en un autre lieu, hors de la ville, en tout cas.

Je décidais en tout cas qu'il était temps de partir. Le départ de la ville sans écho étant toute la solution. Le départ loin des bombardements. Le départ pour retrouver la tombe. La tombe où O et moi nous étions promis un jour d'aller, et où je devais aller, tout seul, pour qu'il y ait encore une attente, encore une.

C'est en pensant ces choses sur le manque d'attente, ces choses qui me déformaient la gorge, que je m'étais rendu à la salle des textes qui constituait au vrai le fond de mon chemin ici et ce pourquoi j'étais ce soir-là aussi descendu. Ce contre quoi je voulais buter, et après repartir. Et pas du tout la salle vert-rouge, une étape seulement, vers la salle des textes. C'était une salle qu'avec mes mains, à l'imitation d'autres visiteurs, j'avais, creusée, tout d'abord, dans la matière meuble du sol, beaucoup de terre sableuse et souvent aussi des accidents plus durs, pierre, mortier, ciment, béton. Des nuits joyeuses à charrier des seaux, quelques mètres cubes, et à renflouer, du coup, une autre salle, abandonnée. Effort physique, lignes de terre assemblés jusqu'à former des cubes et puis des tas. En retrouvant à mesure les anciennes parois de pierre brute lorsque mes ongles enfin raclaient dessus. J'y avais laissé un peu de peau, c'était bien le moins. Puis, j'eus fini, et je passais à la seconde étape, la décoration, pour qu'en somme, cela vive. Prenant les pages de mes manuscrits, convoyés jusqu'ici un à un, j'en tapissais les murs, chaque fois plus, un peu. C'était en quelque sorte ma métrique. Je mesurais le travail fourni sur les murs, en superficie brute, dans une équivalence point trop stricte entre volume et surface. Mes pages recouvraient progressivement les murs, creusant chaque fois un peu plus profond la pièce pour me pourvoir de murs frais, non encore maculés de mes feuillets. Les murs toujours. Le sol jamais, car il fallait bien marcher dessus. J'aimais à ravir, j'en jubilais sur place, les froissures qu'imposait au papier l'irrégularité des pierres, et le chiffonnement de surface qui s'ensuivait, le papier s'attachant à la pierre sans parvenir à en boucher les reliefs. Un mètre cube de terre suffisait souvent à héberger ma production de trois ou quatre semaines. J'étais bien content de cette archive, toujours plus glorieuse que de rendre ces écrits au rôle de papier hygiénique qui aurait pu être le leur.

C'était sans grande conviction pourtant que j'y venais cette fois-ci. Je m'attendais au pire. Et puis rien.