Oolong
La tombe - XXIII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la vingt-troisième partie, présentée aux lecteurs le lundi 19 juillet.

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La tête de O

C'était ensuite encore une de ces nuits comme il y en a tant, où, dormant mon sommeil lentement dans la nuit, je ne sais pas, je ne sais plus, qu'il fait nuit. La nuit floue, perdue, invisible, son nom imprononçable depuis mon sommeil, passe inaperçue. Ainsi, je dors.

Et pourtant cette nuit-là, comme cela arrive aussi, arrivait parfois, lorsqu'encore je faisais encore la différence, j'avais véritablement conscience d'être en train de dormir, et que l'état au sein duquel je me tenais pouvait se nommer sommeil. Sommeil du dormeur persuadé de dormir au point que dans le rêve qui décorait le sommeil, à moins que ce n'ait été le sommeil qui servit de support, tout simplement, au rêve, j'étais en train de me dire que si je me réveillais à ce moment-là, si je sortais du sommeil où je résidais, je ne connaîtrais jamais la fin du rêve ou de ce que j'étais en train de faire dans le rêve, qui ne sont peut-être pas une seule et même chose. Et donc, je m'encourageais d'une voix rassurante (une voix que je n'ai d'ailleurs qu'en rêve et qui finit en gargouillis chaque fois que j'essaie de la reproduire dans la veille), à continuer de rêver. Cela fonctionnait bien. Et pourtant il y avait un désordre, un trouble dans la poursuite du rêve, un trouble que je qualifierais de rythmique, et d'une rythmique si pénible qu'au bout du compte je n'avais, je n'eus alors, plus d'autre choix que de me réveiller pour constater que j'étais dans le noir, ce qui comme d'habitude était inattendu (l'inattendu se constituant en habitude était un point de débat récurrent entre O et moi) puisque de ce noir je n'avais, dans la conscience de mon sommeil et dans la continuité de mon rêve, absolument pas conscience. J'ouvris les yeux dans ce noir en me demandant d'abord si mes yeux étaient ouverts puisqu'ils ne voyaient rien que le noir, avant qu'ils fassent, je les y aidais certainement, mais je ne sais pas comment, la part entre le "rien" voir des yeux fermés et le "rien" voir du noir de la nuit.

Une fois cette distinction fermement établie, je m'intéressais au bruit, qui n'avait pas cessé durant ce temps.

Je sais que ce n'était ni un bombardement, ni un rhinocéros. Dans les deux cas je le sais, mais je ne le sais pas de la même façon. à ce stade, il me semblerait plus facile de prouver que ce n'est pas un rhinocéros que de prouver que ce n'est pas un bombardement.

Le bruit du bombardement et le bruit du rhinocéros peuvent se confondre, ils peuvent m'apparaître d'abord comme indifférenciés. Mais j'ai l'habitude du bombardement, pas celle du rhinocéros. Ce défaut de familiarité influence ma perception (dans une ville où les rhinocéros parcourent les rues en liberté, cette perception serait autre)

qui redoublait au contraire, qui était vraiment un très grand bruit tapé dessus ma porte d'une façon telle que celle-ci me semblait risquer à tout moment de choir, de sortir de ses gonds, et de s'écrouler, tout simplement, sur le sol. J'avais envie de hurler "arrêtez", comme si, à travers la porte, c'était moi qu'on eut frappé, et moi seul, avec la même violence. Mais quelque chose m'en retenait, ne m'en empêchait pas, mais m'en retenait, me laissant sur le bord de ce cri ; l'intuition peut-être qu'il n'y avait pas de menace dans ces coups, mais seulement la volonté de me faire parvenir ce bruit et que les coups n'en soient que le véhicule, sans plus de valeur en soi à attribuer du côté des coups, volonté renforcée sans doute par le plaisir troublant de provoquer ainsi le noir de la nuit en le fouillant de ce bruit terrible jusqu'à le faire reculer. Et en effet, il faisait de moins en moins noir, dans ma chambre, je discernais très bien, les murs, et le plafond, mais je ne comprenais pas pourquoi, ne percevant nulle part de source de lumière, et constatant que, dans la luminosité ambiante qui gagnait, la fenêtre restait elle d'une obscurité toujours aussi totale, d'un noir à la fois charbonneux et décidé.

J'étais bien avec ce bruit que je décidais d'adopter comme mon bruit. J'étais bien dans la nuit, ce qui ne coûte pas cher, et ne risque pas de nous conduire très loin non plus.

Je sentis comme je me levais le bruit diminuer d'intensité. Me lever est une opération toujours très hasardeuse, et à tout le moins assez longue, aussi le bruit faiblissant lentement, et très lentement en fait, eut-il tout de même tout le temps de s'atténuer, de s'amenuiser, de se faire léger, presque indistinct, tandis que la luminosité étrangère que j'avais cru remarquer jusque là devenait plus flagrante et gagnait progressivement la fenêtre où je ne l'avais d'abord pas vue se manifester. Le bruit eut le temps de quasiment disparaître avant que je n'aie pu esquisser le début d'un véritable geste en direction de la porte, avant que j'aie même pu rassembler assez de coordination entre mes divers membres, et rappelé à moi mes pieds suffisamment, pour espérer entamer même un semblant de reptation dans la bonne direction, d'autant plus que je luttais toujours contre l'incertitude de cette nuit que pourtant bousculait sans fin la clarté incertaine qui se maintenait. Le bruit finalement se tût. Je m'en doutais bien. Que je n'aurais jamais le temps de gagner la porte pendant qu'il durait encore.

La lumière de l'aube se déclara finalement, franchement, et moi seul en tenue de nuit sortant infiniment de mon lit me tenais encore entre la nuit et le jour, tout comme ma chambre encore tendue de cette lueur plus jaune et déjà envahie de la lueur grise du monde. Un certain ravissement m'avait saisi. Cette expérience pénible du réveil dans la nuit et de la remise en mouvement de mon corps à mesure de sa lente reconquête, comme je le faisais tous les matins, avait cette fois-ci une légèreté inaccoutumée, je vivais cette émanation en tache d'huile de l'aube dans un sentiment d'élation inhabituel, dans un ravissement continu. Moi qui ne crois plus depuis longtemps, dieu me serait alors apparu, je pense que je ne l'aurais même pas insulté, et au contraire que j'aurais penché la tête avec envie, comme un petit enfant, pour lui tendre ma gorge. Oui, joyeux, mon corps flou, à son habitude, mais ce flou marquant moins une pénible indistinction d'avec les choses, et une menace de devenir chose moi-même, qu'une forme de communion et de besoin de déborder hors ses frontières pour s'imprégner de la matière des choses, à leur rencontre.

Ce sentiment de joie, par ailleurs si souvent pénible lorsqu'il se produit, pas souvent, car il constitue une menace de débordement, une menace d'explosion dans la joie et de morcellement dans le bonheur, restait ici encore mesuré, je dirais exactement à ma juste mesure. c'est-à-dire pas grand-chose. Mais juste assez. Ce qu'il faudrait de terreau pour remplir un pot, un petit pot s'entend, et qu'il éprouve alors cette plénitude des pots qui pour moi est sans égale. C'était cet état-là. La décision de quitter la ville sans doute n'y était pas pour rien, mais aussi ce réveil musical dans la nuit dont j'attendais, je ne sais comment, quelque chose.

Attendre, en vins-je à conclure, m'étant finalement mis en condition pour envisager un début de mouvement réel vers le bruit, n'était peut-être pas la meilleure solution, et prendre les devants, d'une certaine façon, faire preuve de cet esprit d'initiative qui pourtant n'est pas mon fort, me montrer, pour cette fois, décidé et autonome, pouvait s'avérer une bonne chose (et je me disais ça à la fois dans l'ignorance de la suite et dans un total dédain de tout ce qui avant, dans mon histoire personnelle recopiant honteusement celle de l'humanité et de l'espèce, car le plus souvent, c'est-à-dire toujours, nous ne faisons rien d'autre que recopier, de tout ce qui avant s'était mis en place pour qu'à cet instant précis advienne cette - rare - initiative privée). Comme si je jouais. Cela n'avait guère été possible, jusqu'ici, de jouer, il s'en était toujours trouvé beaucoup, moi le premier, pour me dire que je ne connaissais pas les règles, ou que je ne jouais pas assez bien. Avec ravissement. Une telle assertion ne peut que plaire. Mais c'en était assez. Et si je jouais ? Contre ce conseil. Avec lui. En m'ignorant moi-même. Ayant tout simplement alors pris la décision de jouer, comme cela se présentait, et si je me retrouvais capot il me restait encore le choix de prendre mon petit air fier, celui que je ne sais que mimer, et qui m'a déjà sorti de bien des situations difficiles. Et je me dirigeais vers la porte, d'où plus aucun bruit depuis déjà un bon moment ne se faisait entendre, et puis jusqu'au palier, toujours aussi désolé.

Il y avait là s'évasant mollement sur le parquet sale, décoré de motifs criards, un sac plastique, nu et solitaire, déposé tout contre mon paillasson hérité d'un prédécesseur inconnu, mais que j'avais adopté au jour déjà lointain de mon emménagement, et sans tergiverser. Un paillasson, même élimé devant chez soi, c'est déjà comme une marque de consécration, et un objet avec lequel, du moins, on peut lier de solides liens affectifs, surtout moi, toujours immensément préoccupé de mes pieds. La belle affaire ! Un sac plastique dodu, et sans expression particulière, en somme bien moins joueur que je ne me le sentais, même légèrement flageolant de froid sur le seuil de ma porte et une main plaquée, à mon habitude, sur le caleçon. Un sac plastique énormément anodin, n'eut été sa présence en ce lieu, posé là ainsi qu'un énoncé banal qu'on vous propose avec un petit sourire en coin, ce de quoi vous déduisez, du moins dans mon cas, toute la fourberie de ce genre de situation. Mais lancé dans cet élan volontariste qui caractérisait ce matin-là (car je me crois en droit de ne plus douter que le matin déjà avait été atteint) je me saisis du sac, et le rapatriais dans ma chambre, et l'ouvrais, pour constater sans plus de surprise qu'il contenait la tête de mon ami O.

Cette tête une fois sortie du sac, je la posai sur la planche mal assurée qui me servait de bureau, celle devant laquelle je me plaçais lorsque j'écoutais la voix qui me dictait ce que je devais traduire et que je ne savais pas encore. On ne peut pas dire qu'elle me regardait, la tête. Et elle était moins inquiétante que vaguement rebutante, blanche et molle à la façon d'un poulpe mort à l'étal d'un marchand, qui n'attend plus que d'être cuit ou de pourrir, avec plus rien du regard ni des expressions. Mais je la regardais comme un souvenir de O et une preuve enfin conséquente de sa mort (O dépourvu de sa tête, il devenait difficile d'envisager qu'il ne soit pas mort, doute que je n'avais d'ailleurs pas entretenu jusque-là, je n'étais donc que confirmé d'une certitude déjà acquise).

Une tête pas même vraiment impressionnante, une caricature de ce qu'avait été la tête de O lorsqu'il vivait, sans grand-chose de lui qui en reste, sans plus de sang ni dedans ni coulant dehors, sans plus de mots. Silencieuse car morte. J'en revenais là durant notre tête à tête, entre cette tête morte et coupée et ma tête sans doute moins morte, tandis que le jour dehors s'affirmait.

à bien la regarder, et puis m'en saisir pour la manipuler, équipé de forts gants de plastique, ceux qui d'ordinaire me servaient aux travaux qui abîment les mains, je la trouvai légère et inégale, pas conforme d'une certaine façon à ce qu'elle aurait dû être, ce qui fait que m'aventurant un peu à l'aide d'un outil coupant, sans doute un couteau que je saisis là, j'en soulevais doucement la calotte cranienne, pour donner preuve à l'intuition d'anormal qui m'avait parcourue, et ainsi donc c'était : dans cette tête il n'y avait nul, aucun, pas de trace de, cerveau. Si le crâne forme une boîte, cette boîte dans la tête de O était, indéniablement, vide.

L'absence de cerveau dans la tête de O déposée sur mon palier est un fait, mais en tant que fait il est pourtant impossible. « Pourquoi ? Puisque je l'ai bien constaté. » Je pouvais imaginer beaucoup de choses concernant la tête de O, des choses tristes ou gaies, mais je ne pouvais pas imaginer qu'elle ne contienne pas de cerveau.

Jusqu'ici, aucune exception n'a été trouvée au fait qu'une tête contienne un cerveau. Si quelqu'un venait me dire que sa tête n'en contient pas, je serais fondé à penser qu'il me ment, ou qu'il se trompe.

Dois-je penser en l'occurrence que c'est la tête de O (et non plus O, qui est mort) qui me ment ? Ou qui se trompe ?

Dois-je me dire qu'on ne peut vérifier l'affirmation selon laquelle « toute tête contient un cerveau » qu'en ouvrant effectivement toutes les têtes, avant ou après ou pendant la mort de leurs possesseurs, pour regarder ce qu'il y a dedans ?

Lorsque j'affirmais que « toute tête contient un cerveau » qu'en savais-je moi-même ? Je ne l'avais jamais vérifié avant. « oui mais on me l'a dit de nombreuses fois, et on ne m'a jamais affirmé le contraire. » Est-ce que cela suffisait à postuler que la tête de O contenait un cerveau ? Est-ce que O ne pouvait pas constituer l'unique exception à cette affirmation ? Comme une merveilleuse aberration.

Ou pouvait-il produire un cerveau lorsqu'il en avait besoin ? à moins que ce ne soit mon rôle que de produire un cerveau dans la tête de O une fois qu'il est mort ? Ou encore, il se peut que je n'aie pas la moindre idée de ce qu'est un cerveau, et qu'ainsi je nomme vide dans le crâne de O, ce qui est le cerveau de O.

à moins qu'on ne veuille me rendre fou, et insinuer ainsi qu'on ne me rendra le cerveau de O que si je rends les carnets de O.