Oolong
La tombe - IV -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la quatrième partie, présentée aux lecteurs le lundi 1er mars.

Vous pouvez en télécharger une version imprimable (pdf) ICI.


O est mort d'une certaine façon

O est mort d'une certaine façon, c'est-à-dire qu'il est très mort, ou encore le-plus-mort, c'est-à-dire encore qu'il est plus mort que moi, ce qui paraît pourtant douteux, car j'ai de l'entraînement dans la mort.

Il n'est pas difficile de comprendre, même pour moi qui pourtant ne comprends pas tout, ne comprends que rarement, presque rien, tête de pioche, pelle, râteau rouillé, souvent en moins, moins utile, pas difficile de comprendre que le travail de mon ami O, ce travail de recherche si important pour lui, si déterminant dans la conduite de sa vie et dans la préservation de sa vie durant toutes ces années dirais-je même, au point que je ne l'imagine pas sans sa recherche, O d'un côté, sa recherche de l'autre, séparés, avait eu une responsabilité dans l'ensemble complexe de choix qui l'avaient conduit à décider de mourir, et à décider de provoquer cet acte définitif, totalement résidu de plus rien de rien, ensuite, mort, sous la forme de cette mort volontaire dans le bombardement. Une responsabilité. Et non pas la responsabilité, seule exclusive désignée patente, officialisée d'une façon absolument totale et totalitaire, comme on a pu le dire à cette époque, et l'entendre à cette époque, quoiqu'à voix basse, dans un flot de niaiseries sans doute difficilement évitables, car une mort volontaire fait partie des faits qui, le plus facilement, attirent le commentaire niais, et, très difficilement, autre chose qu'un commentaire absolument niais, et toujours ce commentaire niais semble avoir pour seule obsession de se faire encore plus niais, et de passer toujours plus loin, toujours plus ailleurs de ce qu'il devait d'abord commenter, ratant sa cible avec une infinie persistance, flèche très loin de tout, satellisée, finalement torche qui tombe puis poussière, Gnagna. Une responsabilité seulement, ce point me paraît très clair, seulement plus centrale peut-être que d'autres, car beaucoup d'autres choses étaient en jeu dans sa décision, à vrai dire des foules de choses, dont certaines probablement que nous n'imaginons - ni moi ni personne - pas, et jamais, qui toutes avaient bien trait à sa recherche, d'une façon ou d'une autre, la croisaient de différentes manières et s'entre-tissaient avec elles, ou l'effleuraient seulement à sa limite mais en s'acheminant tout de même très clairement vers elle ; mais sans que sa recherche puisse être considérée comme la cause déterminante de ce flux de causes accumulées et qui toutes ensemble, seulement toutes ensemble, l'avaient conduit à choisir de mourir. Ou alors, ce n'était que dans la mesure où, mon ami O ayant fait de sa recherche une chose tellement centrale, une chose se confondant avec lui de plus en plus au fil du temps (au point que parfois me semblait-il O et sa recherche ne faisaient plus qu'un, avaient fusionné dans une communion où O portait sa recherche tandis que sa recherche portait O, paille et épouvantail, manche à air et coup de vent, se matérialisant l'un l'autre, réciproquement, sans fin), tout ce qui le touchait, et parmi ce tout, tout ce qui avait contribué à sa mort volontaire, touchait aussi d'une certaine façon, forcément, sa recherche, mais alors du seul fait de cette quasi identité entre lui et cette recherche.

Mais il était tout à fait réducteur, et il en est toujours ainsi, de considérer que cette recherche ait pu être le facteur déterminant de cela qui arriva ensuite lorsqu'il choisit sa mort. Il est d'autant plus idiot de le penser que mon ami O préexistait à cette recherche (O existe avant que n'existe la recherche de O. La recherche de O n'est possible qu'après que O ait vécu un certain temps. Plusieurs années en fait), qu'il avait d'abord lui-même commencé à se développer et à développer sa pensée dans divers sens, dont certains, et peut-être tous ensemble, qui lui rendissent un jour possible de rencontrer cette recherche et d'en faire sa recherche, la sienne propre, mais que la recherche n'était pas là, du moins dans son discours lorsqu'il nous en parlait, comme une rencontre tragique à laquelle il n'aurait pu se dérober, comme l'effet d'un destin déjà morbide, totalement morbide et noir par avance, comme une condamnation de O au Malheur de sa recherche, avaient pu dire certains, qui bien entendu n'y comprenaient rien, ni comme l'accident qui devait le conduire un jour à se donner la mort. Bien au contraire, cette recherche il l'avait choisie - peut-être en la nommant ainsi, "Ma recherche", le doigt pointé en avant ? je ne sais pas - il avait décidé de la conduire dans le cours de son développement mental, il avait décidé de s'y consacrer, non pas de façon exclusive comme un aspect devenu totalement déterminant de sa vie suite à cette décision et recouvrant aussi sa vie, mais parce qu'elle recoupait déjà par bien des côtés les préoccupations et l'énorme travail de pensée qu'il conduisait depuis déjà plusieurs années.

La rencontre de O et de sa recherche n'est pas, au sens propre, une rencontre. Comment ferait mon bras droit pour rencontrer le poignet qui le prolonge ? Et mon poignet mes doigts ? Et l'ongle pour griffer le doigt sur lequel il se tient ? Comment fait mon oeil droit pour voir mon oeil droit ? Et ma bouche pour s'embrasser ?

Pensez aux phrases "lorsque O est mort, sa recherche est morte" et "l'échec de O signifie l'échec de sa recherche", puis à "en échouant, la recherche de O l'a emporté dans la mort volontaire" et "l'échec de la recherche de O signifie la mort volontaire de O". Est-ce qu'elles veulent dire la même chose ?

(bien entendu la mort de O pose problème par rapport à la recherche de O, soit qu'elle survive sans lui (mais alors sous une forme qui ne mérite plus le nom de recherche de O, du moins plus dans le même sens), soit que nous devions la considérer comme définitivement perdue, ou comme terminée. Ce serait alors la mort de O qui marquerait la fin de la recherche de O reste à savoir si de cette fin nous pouvons dire qu'elle est un aboutissement ?)

(Et d'une certaine façon oui)

La mort volontaire de O n'équivaut pas à la mort de sa recherche. Pour preuve, je reprends, moi, Egon, la recherche de O. (Veuve Joyeuse ?)

(et n'importe qui pourrait s'emparer de cette recherche, mais pas comme recherche de O, nous devons être tout à fait clairs sur ce point)

Ainsi il serait stupide, et de plus totalement déplacé, voire absurde, de faire de cette recherche le facteur déclenchant de ce qui a suivi, car cette recherche ne peut en rien être incriminée dans ce qui a suivi, elle n'a rien provoqué de plus, du moins pour mon ami O qui maîtrisait totalement le choix de faire ou de ne pas faire cette recherche, et qui aurait bien entendu pu se tourner vers une recherche d'une nature totalement différente, ou décider de ne faire aucune recherche, et qui ne choisit celle-ci que pour faire suite aux pénibles élaborations qu'il avait déjà effectuées depuis plusieurs années alors, et presque comme une rupture et une bouffée d'air d'avec ces élaborations. Je me souviens très bien qu'il était particulièrement gai, lorsqu'il décida de se consacrer à cette recherche, qu'il en riait de façon assez répétitive, sur un rythme constant et lent, chaque rire se prolongeant tant que possible, formant d'abord l'esquisse d'un mot, puis celle d'une suffocation enserrée dans le mouvement des épaules, avant enfin d'éclater et de se tarir laissant les bras amollis pendus au buste, avant un moment vide puis le début du mouvement de rire suivant, ses rires plus semblables aux grains méthodiquement espacés d'un collier qu'à l'efficacité étanche des tuiles sur les toits, et tout ça ensemble. Il riait, il ne se retenait pas de nous montrer le plaisir qu'il avait de commencer cette recherche faisant pour lui escale, et comme s'il s'agissait d'une certaine façon d'une bonne farce, que cette recherche ait été en un certain sens rien d'autre qu'une boutade au milieu des travaux de l'esprit qu'il conduisait, alors que pour quiconque le connaissait, il ne pouvait s'agir d'une telle farce, mais d'une décision sérieuse et réfléchie, et qui le remplissait de joie par la légèreté qu'elle apportait en même temps dans sa vie de sérieux et de réflexion, comme si cette recherche à un moment donné lui avait apporté la possibilité de se dégager, du trop de sérieux des pensées qu'il conduisait alors, d'en repousser le carcan au-delà des côtés de son cou, puis de ses épaules, et enfin levant les bras et faisant tourner sa tête en tous sens, regardant vers le bas d'abord pour échapper à l'éblouissement, puis vers le haut, comme on nous a appris à le faire, et de l'ouvrir infiniment et de respirer mieux, tout l'air autour de lui, en orgie, et à ce titre, je pense même, et je le sais avec certitude, que cette recherche lui apportait en fait une issue véritablement joyeuse et plaisante, qui lui permettait de dénouer un moment le lien étouffant qui le rattachait à ses pensées en cours.

Ou alors il aurait fallu croire à une duplicité prodigieuse de sa part. Ou à une inadaptation de ses expressions à tout ce que nous, autour de lui, connaissions en matière d'expressions, en règle générale, et d'expressions de O en particulier, une inadaptation que nous n'aurions jamais perçue auparavant, et qui ne se serait manifestée qu'en cette seule occasion, lui donnant le masque le plus radieux, l'expression la plus enjouée, alors que déjà se nouait en lui le malheur de la mort volontaire (cependant, je ne puis affirmer, et personne ne le peut, qu'il soit mort malheureux). Comme si son rire alors ne devait pas signifier soulagement et joie, mais qu'il l'utilisât comme un signe de douleur, comme la marque du mal que lui faisait l'obligation de débuter cette recherche. Mais comment ? Comment aurait-il pu faire une chose pareille ? Il l'aurait pu, certes, mais rien alors de plus n'aurait permis de supposer ou au moins de soupçonner, que l'expression riante de sa joie au moment de débuter sa recherche, soit autre chose que l'expression de la joie. Rien.

(Il y a là comme une décoration à la surface de mon rapport à O et la recherche de O comme un motif de trébuchement. Par motif j'entends une formule répétitive imprimée avec un espacement normé. Je nomme ce phénomène, pour mon compte, le principe de trébuchement devant la conscience de O. Il m'arrive de le nommer le mur de ma propre conscience, mais ce mur je le sais bien est percé de partout, la difficulté n'est pas de le traverser, mais de faire comme s'il n'existait pas. A moins qu'il ne s'agisse pas du tout non plus d'un mur.)

Mais que la joie de O n'ait pas alors été de la joie, rien ne dit que ce ne fut pas le cas. Pourtant lorsque je lui demandai alors si c'était bien de la joie, il me répondit que je devais le voir mieux que lui. Et j'avais alors répliqué que oui, il s'agissait bien de joie, d'après ce que j'en voyais. Et il avait ri, de nouveau, et moi aussi.

Bien entendu, je me rappelais ensuite, qu'il lui était arrivé qu'avec le temps la nature profonde de ce travail de recherche lui était, comme il le disait dans ses notes, apparue dans sa globalité comme impossibilité totale et indépassable de mener à bien le projet sur lequel ce travail était fondé, projet que O savait paradoxal dès le premier abord, mais qu'il avait pourtant choisi de porter. Or, cette impossibilité de mener à bien ce projet, il ne la considéra jamais comme un échec, bien au contraire, il pensait que cette impossibilité était le signe même qu'il avait d'une certaine façon réussi à mener à bien, ou qu'il était en route pour mener à bien, ce projet dans lequel il s'était engagé. Que l'impossibilité de réaliser ce projet soit prouvée était comme une certaine façon de réussir cette recherche, une façon de l'avoir conduite là où elle devait aller, et de lui permettre de trouver ce qu'il devait trouver dans le fil de la recherche. La réussite du projet supposait son échec, et cela il disait l'avoir découvert (mais il le disait de quantité de façons, car la formule "la réussite du projet supposait son échec" n'était pas suffisante du tout à son avis, aussi en avait-il proposé ces quelques variations,

la réussite du projet suppose son échec & la réussite du projet échoue à être supposée & la réussite de la supposition projette son échec & la réussite de la supposition échoue dans son projet & la réussite de l'échec projette une supposition & la réussite de l'échec suppose une projection & le projet de la réussite suppose l'échec & le projet de la réussite échoue devant une supposition & le projet suppose la réussite de l'échec & le projet suppose l'échec avec (en même temps que) la réussite & le projet-échec réussit sa supposition & le projet échoue à supposer sa réussite & suppose une réussite qui soit la projection de l'échec & supposition réussie fait échouer le projet & suppose un projet qui réussisse l'échec & supposition d'un projet dans l'échec de la réussite & suppose l'échec pour réussir le projet & supposition-échec pour projeter en toute réussite et échec réussi projette la supposition & échouant à la réussite la supposition du projet & échec du projet pour réussir la supposition & échec projeté pour supposition réussie & l'échec suppose la réussite du projet & l'échec suppose le projet de la réussite

sans me cacher qu'elles ne constituaient qu'une partie infime des combinatoires possibles de la solution de ce qui n'était même pas pour lui un problème, d'ailleurs), mais peut-être l'avait-il su dès le début, ou la découverte pourtant tardive de ce point faisait peut-être que par rétroaction, il en était venu à le savoir depuis le début, comme si la durée de la recherche était capable de modifier la temporalité du projet et la temporalité selon laquelle on juge ordinairement, très ordinairement, le travail de l'esprit. Recouvrement limaçon spirale de projet par la recherche et nouage de l'échec du projet comme point central de la recherche. A moins que ce ne fut selon un ordre tout à fait différent, peu importe, ces éléments-là, au moins ceux-là et beaucoup d'autres, ou pas ceux-là du tout non plus ? Uniquement alors beaucoup d'autres ?

Il lui avait fallu pour cela, pour arriver à découvrir et à formaliser pour lui-même la nature profonde impossible de cette recherche, de nombreuses années de lectures et d'écoutes, d'entretiens, et de promenades solitaires, et de discussions avec nous, et de visites dans des endroits nombreux et beaux, à seule fin, nous expliquait-il, de stimuler sa réflexion. Et, bien entendu, il n'écartait pas non plus la possibilité que cette recherche poursuivie en tout sens depuis tellement de temps, et qui était son unique et principale préoccupation depuis des années, ne puisse le conduire à un traitement exhaustif et d'une certaine façon à la formalisation complète d'une solution aux questions qu'il abordait mais cette hypothèse semblait moins lui tenir à coeur que l'idée d'aboutir à la formulation d'une question qui puisse d'une certaine façon placer celui qui s'en emparerait dans toute sa richesse dans une position telle qu'il puisse de là voir l'ensemble des impasses dans lesquelles il s'était engagé pour mener sa recherche, une question indiquant un point dans la pensée qui serait comme un belvédère duquel on verrait d'un seul coup d'oeil le vaste territoire des pensées qu'il avait été amené à développer et à essayer de suivre, parfois quelques minutes seulement et parfois des mois entiers, pour progresser dans le champ d'investigation proprement colossal, quoique très réduit en apparence, dans lequel il avait décidé de s'engager à un moment donné pour prolonger le travail intellectuel auquel il se livrait depuis son adolescence.

Ce qu'il avait fait durant ces années, c'est accumuler des carnets et des carnets de notes, une quantité véritablement énorme et formidable de notes, un tombereau de papier, de notes qu'il retravaillait sans cesse, jusqu'à les épurer à l'extrême, n'en laissant que les os, et des os même ne prenant que quelques exemplaires particulièrement significatifs, et de ceux-là même ne retenant que la plus petite partie lorsque vraiment il n'avait pas pu faire autrement que ne pas l'écarter, et détruisant au fur et à mesure ses esquisses, et jusqu'à leur donner exactement la forme souhaitée, et il ne cessait durant ce temps aussi en de longues conversations avec nous, des nuits entières de conversations avec ses quelques amis les plus proches, de poursuivre sans fin ce travail d'élucidation de ces notes pour les amener le plus près possible de la pureté et pour donner à l'ensemble de son travail un sens aigu des questions qu'il essayait de résoudre, ce qui nous faisait parfois nous sentir nous aussi comme des extensions de ces carnets de notes, enfin, surtout moi, je crois, et durant tout ce temps, le même temps toujours, inversé, tordu et noué dans tous les sens possibles par la recherche, il n'avait rien produit de définitif, rien écrit à destination de ses maîtres, ni à destination de nous, qui concernât strictement sa recherche (dans nos discussions, il dialoguait avec nous, mais ne nous "imposait jamais", comme il le disait, sa recherche comme telle, c'est-à-dire qu'il nous parlait en apparence de choses et d'autres, bien que nous sachions tous à quoi nous en tenir, et que ce "quoi" était en l'occurrence "la recherche", nous ne l'ignorions pas, nous aurions pu au besoin tous en témoigner). Et durant tout ce temps, son rapport à cette recherche avait été tout entier dans la recherche et la rédaction privée de ses carnets de notes, et absolument pas dans la production formelle à fin de publication ou de soumission de son travail à qui que ce soit. Il me confiait alors qu'il se sentait encore et toujours et toujours plus sur les bordures de ce qui lui aurait permis de donner un commencement de forme à ce travail de recherche, mais qu'il ne lui était pas possible encore, qu'il aurait même été du plus grand danger pour la suite, de donner quoi que ce soit à voir et à lire, et je croyais totalement cet aveu de O.

Et la rigueur intellectuelle de mon ami O, cette rigueur similaire souvent à de l'aridité, était telle qu'il ne pouvait pas faire autrement que, qu'il n'envisageait même aucunement de faire autrement que, de ne rien produire à propos du sujet de sa recherche, à propos du sujet même qui lui tenait le plus à coeur, et qui dévorait son temps et son énergie, et de se maintenir dans cette absence de production alors même que son directeur de recherches l'incitait de plus en plus fermement au fil des mois puis des années à une publication qui permettrait de justifier du moins aux yeux de l'administration la poursuite de cette recherche entamée depuis si longtemps et jamais concrétisée par le moindre écrit, ce que l'institution universitaire ne pouvait en aucun cas lui pardonner. Et cet acharnement, de l'administration d'une part, et de son directeur de recherches d'autre part, qui était pourtant un fort brave homme et peut-être le plus respectable des professeurs que nous ayons rencontré au cours de nos études universitaires, ne serait-ce que pour son honnêteté qui le poussait toujours, toujours, à reconnaître ce qu'il ne savait pas, et même à dresser à la fin de chacune de ses interventions devant nous l'inventaire des questions en suspens et des problèmes non résolus par son intervention, voire à préciser au prix de quel oubli il parvenait à développer l'une ou l'autre de ses idées, au prix de l'oubli de quelle forme de complexité d'abord supposée dans la question puis ensuite abolie par lui pour pouvoir continuer et mener à bien son discours, modèle qui avait frappé O d'enthousiasme exactement comme d'autres, mais pas lui, sont frappés de désespoir devant l'ampleur de la tâche, mais pas lui, qui leur est confiée, mais pas lui, aucunement lui, rien que l'enthousiasme le plus pur devant cette façon de procéder de ce professeur ; ce double acharnement, mené par des entités, l'administration d'une part et le directeur de recherches de l'autre, pourtant tellement différentes, ne s'accommodait pas de la pléthore de publications que mon ami O entreprenait et menait par ailleurs à bien sur quantité de sujets connexes à sa recherche, sans pour autant jamais rien publier ni même communiquer autrement que verbalement et de façon allusive, à quelques amis choisis dont moi, au sujet de ce qui faisait le coeur de sa recherche, au sujet de laquelle il découvrait progressivement combien sa nature paradoxale rendait d'autant plus problématique au fur et à mesure même de la progression de cette recherche, la possibilité d'une quelconque publication.

Cette perpétuelle convocation à publier alors qu'il ne s'y sentait absolument pas disposé, ce qui n'avait rien à voir avec le fait de ne pas y être prêt, cette perpétuelle convocation l'excédait comme un signe justement du manque de compréhension pour son sujet et de l'urgence indispensable qu'il y avait à produire quelque chose sur ce sujet justement pour donner à comprendre à quel point tout travail sur ce sujet demandait une grande prudence et un grand travail afin d'en mesurer exactement tout le contenu et toute la dimension impossibles, dimension et contenu qui en retour éclaireraient le sujet et la publication et la question générale de tout sujet et de toute publication, d'une lumière nouvelle. Ainsi rien ne l'énervait en somme plus que la menace de blocage de la poursuite de sa recherche qu'il ressentait dans les commentaires et les interventions de ceux qui le poussaient à publier, et ce en dépit du fait qu'il publiait déjà des articles de fort bonne qualité, et même des articles remarquables à bien des égards, alors qu'il leur expliquait que manifestement il n'était absolument pas en mesure encore de publier quoi que ce soit sur sa recherche, et que même l'avancement progressif de ce qu'il comprenait de sa recherche tendait à lui prouver que rien ne serait pire pour l'annuler purement et simplement que de publier à présent.

Il ne cessait donc tout le temps de se démener entre l'infinie difficulté qu'il trouvait à nos discussions, mais qu'il nous cachait toujours sous la forme d'un échange à propos de choses en apparence badines et simples, discussions qui pourtant parfois l'obligeaient à reformuler des pans entiers de sa recherche pour nous donner à comprendre ce qui s'y jouait, et l'infinie difficulté qu'il trouvait au fait que les autorités de l'université et son directeur de recherches, qu'il estimait par ailleurs beaucoup, le pressaient sans cesse de donner à voir cette recherche dans laquelle il savait ne se trouver encore qu'aux prémisses et qu'il lui était donc impossible, proprement impossible, de donner à voir ainsi de façon publique sans le secours de sa voix et de longs et pénibles remaniements qui permettaient de donner un sens aussi à toutes les objections que nous pouvions lui faire au cours de nos nuits de discussions, nuits qui le laissaient épuisé et parfois totalement démoralisé quant au devenir de sa recherche et à sa progression, mais aussi parfois profondément heureux, et profondément persuadé de s'avancer dans sa recherche, quelle que soit la route sur laquelle cette avancée se produisait.

Jamais il n'a abandonné sa pratique de recherche quotidienne, jamais il n'a cédé une seule journée à la tentation de placer son travail à l'écart et de l'oublier purement et simplement au moins un jour durant, jamais il ne s'est permis de délaisser ce travail, de le déposer en même temps que ses carnets de notes et de faire autre chose, de s'en déshabiller, et ce même lorsque nous partions en groupe quelques jours marcher dans la nature et rencontrer les forêts qui nous ont toujours depuis l'adolescence et notre rencontre fascinés, même dans ces moments-là, il portait avec lui sa recherche et se levait avant nous tous pour, dans l'aube des jours plus ou moins beaux ou clairs, passer une ou deux heures sur ses cahiers de notes et sur sa recherche, et s'acharner d'une façon véritablement admirable, surtout pour moi qui suis si souvent dilettante, à avancer de quelques pas dans les objections et les questions que sa recherche lui valait de toutes parts et avant tout de lui-même. Jamais pas même une journée et quelles que soient les circonstances il ne se laissait aller à ne pas saisir ses carnets et jeter encore quelques notes sur le papier jusqu'à ce que nous nous levions à notre tour. Et il disait à ce sujet qu'il lui était complètement impossible d'abandonner cette recherche un seul jour durant, qu'il aurait eu ainsi l'impression non pas de l'abandonner totalement, mais de rompre le flux nécessaire des pensées et des objections qui s'associaient chaque jour plus profondément à ce travail de recherche, flux qu'il s'agissait sans cesse de lier et d'enrouler sur lui-même faute de quoi il risquait de passer à côté de la pensée déterminante, ou de la voie de compréhension déterminante, qui devait à un moment ou à un autre conduire cette recherche vers son aboutissement, ce dernier ne signifiant pas la fin de la recherche par clôture, par atteinte d'une réponse, mais signifiant l'aboutissement devant une question ou une branche de réflexion qui serait la question autour de laquelle s'articulerait et prendrait corps l'ensemble de cette recherche et son inaboutissement qui ne serait plus alors un accident de la volonté ou de la pensée, mais véritablement le sens de l'écueil qui conduisait cette recherche à ne pouvoir être finie et à rester comme question pour tous ceux qui ensuite, lui le premier, voudraient s'en saisir et entamer de nouvelles séries de recherches à partir de cette recherche.