Oolong
La tombe - V -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la cinquième partie, présentée aux lecteurs le lundi 8 mars.

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L'idée d'Egon

Je n'avais alors, ces jours que m'arriva la mort volontaire de O, qui faisaient tache dans le cours ordinaire des jours sans cette mort, les jours d'avant, et ceux d'après, bien plus tard ; je n'avais, moi, Egon, toute cette fatigue mise à part, et je n'ai encore, pas grand-chose qui m'appartienne, mais de la fatigue encore, aujourd'hui, toujours. Alors seulement les quelques vêtements que je portais sur le corps, tout le temps les mêmes. Je les porte parfois ici, pour la nostalgie. Passablement fripés et vieillis. Dès cette époque, des nippes. Pour ainsi dire, et de vieilles chaussures; vieilles et vénérables, dont je n'avais pas honte, car vaillantes et bardant mes pieds de leur allure solide, de forts souliers, présentant encore bien, alors, après leur déjà longue, et très longue, histoire, achetées fort cher paraît-il, à l'origine, quelle origine ? mais pas par moi, un cadeau sans doute, je ne me souviens pas, et qui m'avaient blessé les pieds tellement, tellement longtemps, avant que, à cette époque - à l'époque donc de la mort de O dans le bombardement, de sa mort volontaire, à peu près, et que m'ont été légués les carnets de notes, et la recherche, je ne sais pas - j'y sois bien. Enfin.

Et puis, encore, j'avais de la famille, quelque part, il paraît, bon, que je ne voyais plus, que je n'ai pas revue, et quelques livres chez moi, abîmés pour certains, en grande partie en fait, des restes de livres, mais je ne lisais pas, presque jamais ; et j'avais pour moi, vivement, je le possédais, le fait d'avoir été durant plusieurs années l'ami de O, l'ami le plus proche de O pensai-je, et puis aussi tout de même quelques idées que je me suis constituées lentement quand je ne les ai pas piochées de-ci de-là car je suis fainéant, de l'avis général, et du mien, sans doute.

Pour moi, c'était important alors, ça l'est resté depuis, justement comme ça, d'avoir à soi quelques idées qui sont ce que je nomme des possessions portatives, car je m'attachais, et je le fais toujours, assez généralement à la certitude qu'il me faudrait fuir un jour (ce qui s'est exactement réalisé, et ne cesse en fait encore et toujours de se réaliser) et qu'à cette fin il me vaut mieux ne pas avoir trop engrangé de biens matériels, particulièrement point trop de biens matériels lourds et/ou encombrants, qui risqueraient de me gêner ou de me retarder le jour où cette fuite deviendrait inévitable, et elle le deviendra, et elle l'est devenue, ou de biens auxquels, m'étant attaché, je risquerais de ne pas savoir renoncer assez vite pour m'enfuir (car cette fuite je l'imaginais uniquement sous la forme d'une fuite pressante, consécutive à une menace d'une telle ampleur qu'elle risquait de mettre ma vie en danger, une fuite impérative, quoique pour des raisons pas encore, jamais, claires, toute floue qu'elle reste, peut-être, avec l'âge, est-elle simplement devenue plus lente, moins brusquée), cette fuite étant dans l'avenir, comme la menace décisive qui la porte se tient tout pareillement dans l'avenir, mais aussi dans le passé cette fuite qui m'a déjà jeté hors de chez moi qui ai si peu de chez moi, et pour ne m'encombrer de rien alors dans cette attente de la fuite, je préférais à toute autre chose durant tout ce temps accumuler les idées ; de ces idées légères et pratiques pour l'homme contraint à se déplacer.

Dans les idées, toutes ne sont pas de même valeur, bien entendu, c'est un avis partagé, (universellement ?) pas toutes aussi graves, on parvient presque facilement toujours (souvent) à l'accord sur ce point, peut-être parce que la phrase "toutes les idées ne sont pas de la même valeur" ne veut pas dire grand-chose, et qu'ainsi elle ne nous engage, surtout moi, à rien, pourtant j'y croyais, j'y crois encore, dur comme fer.

En conséquence de quoi, je procédais, je procède toujours, de temps en temps, à un inventaire précis de mes idées, et alors, je m'y consacrais plusieurs jours durant, à l'exclusion de toute autre activité, c'est-à-dire que pendant ce temps je ne sortais plus de chez moi et ne faisais rien d'autre que classer mes idées, par paquets, et les hiérarchiser, par piles, et décider de celles qui étaient les plus importantes et de celles qui n'étaient pas du tout importantes, ainsi que de tous les degrés intermédiaires, si nombreux.

Je m'y consacre avec ce qu'une telle activité demande de recueillement, je me tiens tapi, assis, de préférence sur le sol, installé plutôt inconfortablement, mais qu'importe, il y a le ciel, avec d'abord de la lumière, ensuite plus rien, puis des étoiles qui se lèvent et viennent à ma rencontre, et la lune qui des fois me fait peur avant que je ne la reconnaisse, puis encore les étoiles, mais alors saluant, et moi assis, me balançant doucement dans l'espoir d'échapper à l'ankylose, elles se voilant, moi devant le ciel, encore, avec mes idées, avec plus rien que mes yeux qui brûlent et le contact du sol, et ainsi je suis et accompagne ces idées longtemps, et cette fois-ci aussi longtemps et d'un ciel empesé comme ils le sont parfois, l'étaient en ce temps.

Mais je me consacrais aussi à voir comment elles se combinent, les idées, plus et moins importantes ensemble, pas si simple de les séparer, comme deux chiens qui copulent sur un trottoir, parfois, et même la moins importante entraînant par un cheminement tortueux, mais raisonnable, la plus importante, finalement, au bout de tout, ce qui m'avait permis d'acquérir cette nouvelle idée, idée maîtresse, que je trouvais alors très importante (et encore) que des idées de peu d'importance et tout en bas de mon classement étaient indispensables au bon fonctionnement d'autres idées que je jugeais celles-ci très précieuses, et tout en haut, coiffant l'édifice, qui n'avait pourtant, à vrai dire, ni haut ni bas.

Lorsque je faisais ce classement, comme je le fis alors apprenant la mort volontaire de O, constatant la disparition discrète de Juliette, héritant des carnets, de la recherche, pressentant autour de moi ce qu'avait de menaçante et d'incertaine la présence de Jean, et ainsi serré plusieurs jours durant dans la nécessité de cet inventaire de mes possessions immatérielles pour m'y retrouver un semblant d'ordre, comme je me mis alors à classer ces pensées à cette seule fin, de me concilier un tantinet de sentiment d'ordre, je constatais, je constate toujours, qu'une grande partie de ces idées ne sont pas mes idées, mais des idées, des idées collectives que nous sommes plus nombreux à partager que tout vêtement possible, même très vieux, mais aussi des idées repiquées de-ci de-là, voire des idées que j'avais éhontément pillées et glanées à droite à gauche, mais ceci sans aucun scrupule, sans la moindre once de remords, (car une idée qui traîne, qui pourrait m'en vouloir de la ramasser, de l'adopter, et de la nourrir ? son légitime propriétaire ? mais qu'il le prouve ! que veut-il dire avec son "ceci est mon idée" ? et comment compte-t-il en avancer une évidence ?) mais aussi, dans tout ce fatras d'idées publiques, quelques idées qui m'étaient, et qui me sont, de plus en plus, tout à fait, personnelles, et dont je ne soufflais jamais mot à personne, et en particulier une idée, parmi ces idées personnelles, que je me conservais jalousement, à la façon de mes chaussures, dont personne ne me fit jamais grief de ne les lui pas avoir prêtées.

L'idée la plus décisive que j'avais alors, et je l'ai toujours, régulait ma vie, et n'a pas cessé, ce en raison de quoi je l'avais placée, elle y est restée, à peine modifiée, usée aux angles, sur l'un des sommets de cette hiérarchie, de ma hiérarchie propre, dépourvue pourtant, je le maintiens, à franchement parler de haut et de bas, mais riche de reliefs.

Sans cette idée je me serais senti et je me sentirai toujours, probablement, terrorisé à la simple idée de devoir me réveiller pour me mouvoir chaque jour et de devoir persister dans l'existence chaque jour comme nous le faisons tous à ce qu'il semble, que ce soit de persister dans les choses générales et dépourvues d'intérêt, comme d'échapper aux bombardements (même s'il est d'une certaine façon interdit de chercher à échapper au bombardement singulier comme à la série des bombardements, et dans cet ordre, de la même façon qu'il est interdit de périr victime du bombardement, mais qu'il soit toléré que des conjonctions dépourvues de lien logique existent entre la chute des bombes sur la ville et la mort de certains, ou le bruit des premières bombes tombant et la fuite en masse des populations de la ville vers les abris, cela se peut, cela ne nous est pas contesté, seulement le lien trop étroit du bombardement à ses conséquences, cela ne nous est pas permis), mais aussi dans des choses moins générales comme de se porter aux côtés de mon ami O et de Juliette en ami, de marcher vers eux dans mes fameuses chaussures, ou de les recevoir chez moi, dans mon logement tellement moche, et de cohabiter avec eux, de parler avec eux, de prendre plaisir à leur présence, alors que, justement, je me sens passablement indigne et incapable de me tenir dans une telle présence et de l'assumer, ce qui fait que je dois fournir un effort chaque jour, grâce à l'idée, pour me convaincre de leur amitié et de leur bienveillance à mon égard, et de ma participation à leur amitié et de ma bienveillance à mon tour à leur égard, au lieu de me sentir, comme c'est plus le naturel chez moi, totalement étranger à cette amitié, et même rien de plus qu'un menteur et un voleur au regard de cette amitié.

Et aussi, sans cette idée la plus décisive pour moi, je me serais senti probablement d'abord incapable d'affronter, chaque jour, mes contemporains, de me lever chaque matin et de m'habiller et puis de descendre l'escalier jusque dans la rue y retrouver ces contemporains, et leur violence manifeste et sans limites, telle que je la percevais et la caractérisais «manifeste et sans limites», c'étaient mes propres mots (ce le sont toujours), que portaient et que portent en eux mes contemporains, qu'ils ne cessent en somme jamais et pas une seconde de porter, je le sais bien, et en même temps, dans son omniprésence, violence dont personne ne parle jamais sauf mes idées, mes idées sur cette violence et sur son omniprésence, pensais-je alors, et violence dont personne ne reconnaissait jamais (et ne reconnaît encore aujourd'hui jamais) non plus l'existence en soi mais seulement des fois hors de soi, chez les autres, en regardant les autres dans la rue, toujours, de telle façon qu'il leur est à tous facile de dire qu'ils ne sont pas violents mais que la violence ambiante et si fatale est toujours et seulement la violence de l'autre, celle qu'ils observent dans l'autre et qu'ils subissent de l'autre, bien qu'à la vérité celui qui dénonce la violence de l'autre ne fait jamais que l'aveu par défaut de sa propre violence, qu'il est incapable de regarder en face, mais dont il sait profondément combien elle est présente malgré tout en lui et dans chacune de ses dénégations, du moins est-ce ainsi que je me représente les choses, et que je m'explique beaucoup des attitudes que j'observe autour de moi, attitudes qui me sembleraient par ailleurs totalement inexplicables sans cette observation et sans cette certitude dans l'idée de la violence.

Car, supposai-je, pour chacun d'eux, reconnaître cette violence-là en eux, cette violence déchirante et lapidaire, mais aussi besogneuse, et incapable de laisser les choses en l'état, cette violence aspirant sans cesse à écharper les autres, à les écorcher, et à les dépecer, non seulement à les tuer, spéculai-je, avec persistance jusqu'aujourd'hui, mais d'abord à les faire souffrir pour, au final, les faire mourir dans la douleur, et dans un prolongement de cette douleur, pour que cette mort ne ressemble en rien à un repos, mais uniquement à la suite fatale de la douleur, suite qui ne parviendrait idéalement pas à la cessation la douleur dans la mort, mais qui bien au contraire donnerait à cette souffrance un nouveau terrain, si possible encore plus grand que le précédent, et avec elle un nouveau terrain à cette violence et ainsi sans fin ; reconnaître en eux cette violence, pensai-je au sein de cette idée mienne, serait un risque et une menace de périr sous les coups de leur propre violence, c'est-à-dire, disais-je alors, de se ronger eux-mêmes avec la violence de leur violence, dis-je toujours, et leur imposerait de se comporter autrement qu'ils ne le font ordinairement, de modifier leur attitude et leur vie de telle façon qu'ils se protègent de cette menace absolue de violence, ce qui est impossible, totalement impossible, pour de très nombreuses raisons, mais d'abord, c'est mon avis, ça l'a toujours été, du moins depuis que l'idée m'est venue et que je l'ai faite mienne, presque sensuellement, ils ne peuvent s'en échapper parce qu'ici, dans la ville où se produisent les bombardements, avec une régularité variable mais indiscutable,

(La régularité des bombardements ne consiste pas en leur apparition à des écarts de temps déterminables, ce n'est pas ainsi que se manifeste leur régularité, leur règle n'est pas une règle de ce type.

Il est bien des genres de règles, je peux vous en proposer presque sans y penser, comme le nombre des points sur les ailes de coccinelles, par exemple. Il existe aussi une façon de mesurer le monde avec le nombre des points sur les ailes de coccinelles, ou en tout cas, il pourrait exister une telle façon de faire.

La régularité lorsqu'elle concerne les bombardements, se manifeste par le retour inéluctable des bombardements, et l'anticipation de ce retour dans laquelle nous vivons.

C'est de cette façon, ainsi, que le bombardement est, pour nous, dans la ville, régulier)

cette violence est encouragée, toujours selon moi, Egon, c'est mon idée, par l'État dans lequel nous vivons,

(L'État commande aux bombardements qui tombent sur la ville et commande aussi au silence qui doit être fait sur ces bombardements, et encore plus, sur leurs conséquences.

L'État et la ville sont des synonymes, on peut utiliser l'un à la place de l'autre, bien que nous sachions tous que l'État dépasse de beaucoup la ville. Et s'étend entre autres jusqu'aux camps de modification du langage.

Lorsque les rues sont lépreuses, certains pensent que l'État est lépreux exactement en même temps. D'autre considèrent au contraire (comme Jean) que cette lèpre est seulement l'expression de la volonté de l'État qui décide si un mur sera lépreux ou pas.

Les bons soirs, Jean et mon ami O peuvent tomber d'accord sur le fait que ces deux propositions coïncident d'une certaine façon.)

État dans lequel l'individu a si peu la possibilité de se détacher de l'État, et à ne plus se penser en tout moment que comme une émanation et une incarnation et un morceau, à vrai dire une pièce infime, mais jamais rien plus qu'une pièce sans valeur du fait de son isolement, de l'État, qui est le grand tout structurant de cet ensemble de pièces, que sa seule possibilité de se dégager de l'État, ou de vivre un moment l'illusion de se dégager de l'État - car ce ne peut être qu'un sentiment illusoire - est de s'exprimer dans cette violence, une violence sans mesure, quoi que toujours assénée avec - en apparence - la plus parfaite distinction, et presque avec une expression d'amicale commisération, et qui n'en est pour le coup que plus insupportable, de manifester son existence individuelle dans cette violence qui va, en apparence là encore, contre les buts de l'État.

Les membres de l'État violent des bombardements en viennent eux aussi à se manifester dans une violence pour se dégager de l'État. Une violence qui serait contre la violence de l'État.

Mais en étant contre, elle n'est pas contraire. Étant contre, elle se rapproche plus encore de l'État et le touche, et s'y colle.

Mais cette violence est la seule forme de manifestation supposée de l'individu, du moins selon moi, Egon, depuis qu'il est devenu impossible, strictement impossible, de s'exprimer dans aucun langage civilisé dans notre, dans ce, dans l'État.

Cette idée, que je classais (classe) tout en haut de ma hiérarchie, et à laquelle je consacre (consacrais, consacrai ce jour-là, après la mort de O la disparition de Juliette) tous mes soins, sans que rien m'apparaisse, à titre personnel, plus important, est (était) de me considérer comme déjà mort, déjà mort depuis infiniment longtemps, et ceci d'une façon complète et sans le moindre reste de vie,

et d'exister ainsi sans trace de l'agitation ni de la violence de ceux qui prétendent à cette vie, qui est bien plus en fait, selon moi, une non-vie, une caricature de vie dénuée de vie, dont toute la vie s'est enfuie ou transformée en violence, seules formes de résidus de vie individuelle tolérables dans l'État,

et pour, à l'intérieur de cet état de mort, trouver les meilleurs moyens pour continuer à vivre, tout de même à persister dans l'existence mais dans une existence totalement morte,

et sans jamais un seul instant, pas même dans les moments où je pourrais sembler et me croire à l'abri de tout regard extérieur, et particulièrement dans ces moments-là qui sont sans doute ceux où l'impératif de mort est le plus critique, et qui décident du reste des instants par le poids véritablement décisif qu'ils possèdent, sans jamais cesser d'être mort ou de faire comme si j'étais mort, et ce "comme si" avancé avec tant d'intensité qu'il me rendait bien plus mort que tout mort véritable qui n'a pas cette puissance de l'intention d'être mort, et sans pour autant me priver de vaquer à la masse des occupations qui font de moi, Egon, un individu comme les autres.

Comme les autres mais mort. Tel est mon désir, et ainsi il se répète, je me le disais ce jour là accroupi sur mes genoux, je me le dis toujours aujourd'hui, de la même voix, d'une voix morte.

Car, pensai-je savoir, comme je pense l'avoir su et compris depuis très longtemps, celui qui parvient à se situer le plus près de la mort, au plus près du dedans d'une mort totale et désirée - et ceci non pas dans une multiplication en public de gestes morbides qui ne font que trahir un véritable souci de la vie, et pas du tout un vrai désir de mort - celui qui se conserve dans un véritable contact et une véritable mutilation de soi-même par la mort, allant jusqu'à accepter que la mort se glisse comme un regard qui veille dans ses pensées les plus solitaires et les plus privées, de ces pensées qu'on nomme solitaires, mais qui sont en fait les plus décisives pour ce que sera l'être ensuite public de celui qui les pense, celui qui parvient à se situer au plus près de la mort, celui-là est toujours et définitivement celui qui l'emporte et qui doit l'emporter sur les autres qui eux passent leur temps et placent toute leur énergie à la seule fin de maintenir et de ne jamais renoncer à la vie.

Ainsi, moi, Egon, non pas incrusté dans la vie, mais bien au contraire habité par cette proximité et cette familiarité si étroitement tissées avec la mort désirée, et au prix d'efforts qui menacent effectivement en permanence de me vouer à la mort et de me conduire à la mort la plus réelle, (et ceci sans que personne n'en sache rien, jamais) ainsi, moi, je parviens à un exercice de la parole qui me retient de rien vouloir saisir absolument avec les mots, mais bien plutôt avec une langue morte, une langue de mort et une langue d'os,

et cette proximité avec la mort me permet ainsi de me tenir sur le point de fragilité le plus étroit de la parole, point qui me permet de pénétrer au plus central le discours de tous ceux qui parlent avec leur langue vive et ainsi deviennent les adversaires de mon amour d'une langue morte, d'une langue déjà pourrie, déjà mise sous terre,

et quels ne sont pas ceux-là, ceux dans le discours desquels je me glisse, puisque tous ceux qui parlent et qui ne sont pas, et même eux parfois, même O, même Juliette, sans parler de Jean, mes amis les plus chers, sont des adversaires que seul le combat à partir d'une parole morte me permet de défier et bien souvent de vaincre, jugeai-je, moi, Egon, puisque parlant dans la mort, ou parvenant à leur faire croire que je le fais, et parvenant à me faire croire à moi-même que je le fais, je me tiens dans des phrases véritablement mortes, et dans des prises de parole de même nature, sur lesquelles aucun de mes adversaires n'a de prise, et qu'il ne peuvent donc, d'aucune manière, et jamais, me retirer, ce qui me permet de tenir le dernier mot de la parole morte qui saisit la parole vive.

Et comme
Moi, Egon,
au coeur de cette pensée fondamentale qui m'anime, je me trouve placé de telle façon que si je parle, et que je parviens à parler depuis cette mort, avec laquelle je tiens à entretenir le rapport le plus étroit, et, d'une certaine façon, le plus menaçant, et que l'autre, dans le même temps, me parle depuis sa vie et avec sa vie, comment l'autre pourrait-il avoir de quelque façon raison, c'est-à-dire me tuer de ma parole, et m'en abolir dans la mort, puisque mon discours, justement, c'est de là, de la mort, qu'il commence et qu'il se tient et qu'il coïncide, et donc que de là, il est indélogeable, puisque toujours dans le discours, c'est le plus mort qui a raison, c'est le plus mort des deux qui l'emporte,

«Es-tu prêt à mourir pour ce que tu affirmes ? » me demande-t-on

mais si simple de répondre "qu'importe, je suis déjà si totalement mort pour parvenir à proférer ne serait-ce qu'une parole"

Ce faire le mort, cette habilité fatale à faire le mort, n'est pas le fruit d'un coup de tête, d'une simple posture que je me serais décidé à adopter un jour ou l'autre, juste, comme cela se fait parfois, pour se donner un genre, d'un tel genre, moi, Egon, je me trouve bien loin, je m'en suis toujours trouvé loin, je m'en trouve d'autant plus loin que mes goûts intimes et mon éducation, justement m'incitent à ne pas adopter un quelconque genre, mais au contraire, il s'agit, véritablement, d'une mort intrinsèque, à laquelle je ne peux que souhaiter rester accroché de toutes mes forces, et en permanence,

même si souvent, très souvent, je sens que j'échoue, il faut pourtant que ce faire le mort atteigne à la plus grande authenticité pour posséder quelque chance, et en arriver là est une condition même de survie pour moi, pour me permettre en particulier de parvenir à une quelconque parole, avec cette mort en moi et sur moi et accompagnant mes lèvres, une chance dans cette mort d'avoir parfois raison de l'autre, en lui jetant au visage cette parole morte, cette parole qui l'emporte par la mort, et par la menace de mort, qu'elle fait peser aussi bien sur celui qui la profère que sur celui qui la reçoit, et qui n'a jamais d'autre choix que d'y céder

et quand ça ne marche pas je me dis que je ne suis pas assez mort, qu'il me faut mourir encore, c'est ce que je me dis après en marchant dans la rue, toujours après, ou avant en me réveillant et avant de descendre dans la rue en enfilant mes habits fatigués et mes chaussures fatiguées, mes habits comme un sac et mes chaussures comme deux petits sacs de cuir, je me dis que je ne me le dis pas au bon moment, comme maintenant, c'est au réveil en descendant l'escalier après mes vêtements, et je me demande ce que devient l'idée lorsque je ne pense pas assez à elle, je me demande, j'ai peur d'oublier l'idée, j'ai peur de ne pas savoir ce que veut dire l'idée, non, de ne plus savoir l'idée et de ne plus comprendre l'idée, celle-là que je place tout en haut de ma hiérarchie des idées et que j'utilise tout le temps, cette idée qui forme un principe dans ma vie,

un principe devrait toujours venir en premier, il devrait venir avant tout, avant les escaliers et avant les habits, avec le réveil, et même avant, dans le sommeil le principe devrait être là, me dis-je, si ce n'est pas là, comment ce principe a-t-il encore une chance de revenir ? s'il s'enfuit dans le sommeil par exemple ? que devient le principe lorsque je n'y pense pas ? est-ce que je le sais encore, est-ce que je le comprends encore ? me dis-je en marchant à présent dans le passé dans la rue avec le principe, la mort, le fait d'être mort avant toute chose, et j'y pense comme une question avec la rue autour de moi et moi dans mes sacs d'habits et de chaussures, et j'y pense comme ce qui risque de s'enfuir, et ce qui en fait ne cesse pas de s'enfuir et de me faire perdre toute capacité à discuter ou à parler aux autres, ce que je ne me sens capable de faire que si je me sais mort,

il y a sur un mur de la rue un tableau noir avec une table de multiplication imprimée dessus, une table de multiplication non pas complète, mais avec seulement les lignes formant le cadre dans lequel inscrire les chiffres pour faire une table de multiplication, ce n'est pas exactement une table de multiplication mais un tableau de multiplication, un squelette en attente sans les valeurs dedans, ou plutôt les valeurs il y en a, mais elles sont inscrites à la craie dans le tableau, et certaines sont effacées par la pluie, certaines ont coulé et se sont emmêlées, et je me demande si le principe est comme une table de multiplication, si je peux l'apprendre de la même façon qu'une table de multiplication qui est une chose que je continue à comprendre et à savoir même lorsque je n'y pense pas et que je ne la vois pas et que je ne l'utilise pas, mais l'idée je ne crois pas qu'elle soit comme ça, elle se dérobe plus facilement, c'est comme s'il fallait faire un autre effort pour la réactiver et pour remplir le tableau de l'idée, un effort bien moins facile

comme les chiffres tracés à la craie dégoulinent et finissent par ne plus être lisibles noyés