Oolong
La tombe - VI -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la sixième partie, présentée aux lecteurs le lundi 14 marsr.

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Un oncle de O

Je marche vers un rendez-vous.

Je marche dans la rue, acheminement à première vue flâneur, mais qui correspond en vérité (moi seul le sais) aux règles d'un transit extrêmement précis et minutieux, règles qui font que je ne dispose pas, comme un observateur peu attentif pourrait le croire, mes pieds n'importe comment à chaque fois que je fais un pas, pas au hasard du tout, c'est pensé, calculé, ça vient de loin. Je marche et mon pas s'est dépris de toute trace de la claudication de l'escalier, qui ne concerne pour sûr que l'escalier. à rythme lent.

Je marche. Le fait de marcher doit me conduire chez l'oncle de O. Il existe dans la ville au moins un chemin qui conduit de là où j'étais jusque chez l'oncle de O. S'il n'existe qu'un seul de ces chemins, c'est celui-là que je prends.

Le chemin vers chez l'oncle de O existe et je marche dessus. Je le parcours.

Ce chemin n'est pas un chemin inconnu. Si je ne le connaissais pas, je ne le parcourrais pas si facilement. Si je ne le connaissais pas je ne pourrais pas le reconnaître.

J'ai de l'avance, tout va bien. Je pourrais affronter un escalier. Facile.

J'ai rendez-vous avec l'oncle de O, un de ses oncles, celui qui est vivant encore, celui qui est mort, c'est non plus, fini, je ne vais plus le voir, depuis longtemps. Ce rendez-vous j'ai tenté de le fuir, et je n'ai fini par l'accepter que devant l'insistance, pitoyable et presque scandaleuse, du bonhomme qui aimait beaucoup son neveu, et qui m'aimait bien moi aussi, je crois, et qui nous a toujours accueilli à bras ouverts dans sa maison, alors que O, pour sa part et autant qu'il m'ait été donné d'en juger, n'a jamais apprécié le vieil homme, a même d'une façon très systématique fait preuve à son égard d'un jugement très critique et passablement méprisant, et ceci en raison de l'esprit très limité dont cet oncle a toujours fait preuve, en raison de son esprit étroit et borné de propriétaire et de rentier, un esprit auquel O a toujours tenté de ne pas se conformer, en particulier en refusant toujours, ou presque toujours, les subsides de cet oncle, le seul survivant parmi ses parents (les membres de la famille de O ont semble-t-il tous développé une sensibilité hors du commun aux bombardements), et qui se sentait extrêmement flatté de l'existence de ce neveu engagé à ce point dans l'étude et la recherche, et particulièrement dans l'étude musicale et la recherche philosophique, et qui ne demandait rien de mieux que de contribuer dans la mesure de ces capacités, financièrement énormes et intellectuellement limitées, à la poursuite de la recherche de mon ami O.

Sur le trajet jusque chez l'oncle, mes pieds prennent une certaine forme d'autonomie, d'autonomie et non pas d'indépendance, car ce serait un coup à me casser la gueule, ils effectuent leur travail de pieds, mais sans effort, sans me solliciter, mécanique au point, huile et bonne odeur de chaud, juste comme il faut, un vrai bonheur, ils me laissent en paix, ils me laissent jouir de mes capacités mentales, pliés par des années d'exercice, ils avancent, et me trouvant en chemin vers un rendez-vous, l'esprit libre de mes pieds, et débarrassé de ma locomotion.

O avait, à un moment donné, poursuivi une série de recherches sur les rendez-vous justement, et sur ce qu'il nommait l'impossibilité des rendez-vous ou qu'il qualifiait de miracle qui faisait que deux personnes qui se donnent un rendez-vous parviennent, en dépit de toute logique, disait-il, le plus souvent à se rencontrer, en dépit du bon sens ajoutait mon ami O.

Le rendez-vous est, selon O, cette chose qui ne va pas de soi. Moins facile encore que de marcher.

Je me rappelais ce que O affirmait toujours à ce sujet, que les rendez-vous ne lui paraissaient pas choses possibles, ce qui n'avait jamais empêché personne de réussir à se rendre à un rendez-vous, s'empressait-il de préciser, et même, chose plus étrange encore, d'y retrouver effectivement la personne avec qui le rendez-vous avait été fixé, dans le lieu même convenu à l'avance, et parfois dans un autre lieu mais non dénué totalement de rapport avec le précédent, dans un lieu proche, ou sur le chemin du rendez-vous, ou dans une quelconque des zones que l'espace convenu à l'avance comme "lieu de rendez-vous" permettait à l'occasion de délimiter d'une façon imprécise mais, finalement, en dernier recours, fonctionnelle, assez souvent, et il envisageait quantité de méthodes pour rendre les rendez-vous plus précis, et il les nommait les jeux du rendez-vous

(méthodes et jeux que j'ai pour ma part adoptés, faisant ainsi grimper en flèche mon taux de réussite au jeu des rendez-vous tel qu'il se pratique le plus souvent, des méthodes comme de refuser systématiquement de donner rendez-vous à qui que ce soit dans un lieu que nous n'ayons pas auparavant déjà fréquenté tous les deux pour une raison ou pour une autre, et lorsque je dis tous les deux je veux dire dans un lieu où nous ayons été tous les deux réellement ensemble et au même moment, et si possible dans ce lieu dont nous partagions une commune connaissance, une certaine compétence de ce lieu, de se donner rendez-vous à un emplacement qui nous soit déjà familier, comme un canapé dans le salon d'un hôtel (et non pas sur un canapé au hasard, car il peut exister dans un hall d'hôtel des dizaines, et peut-être même des centaines de canapés, ou encore, ce que j'appelle un canapé, la personne avec qui j'ai rendez-vous peut l'appeler une banquette, ou encore un sofa, et nous pouvons les uns et les autres nous égarer dans cette synonymie), ou une table précise dans un café, ou un banc particulier dans une rue, ou une station de tramway, un quelconque repère qui soit défini pour nous deux dans les mêmes termes, et non pas dans des termes vagues tels que « tu reconnaîtras facilement l'endroit », car mon expérience m'avait clairement convaincu que très souvent ce lieu facilement reconnaissable n'avait rien de facilement identifiable qui permette de l'assimiler au lieu prédéfini, soit qu'une erreur se soit glissée dans la formulation de l'un ou de l'autre, soit bien plus souvent que le terme choisi pour décrire ce lieu ne relève pas d'une définition commune et que chacun puisse l'interpréter à sa façon (comme dans l'exemple du canapé), et ceci jusqu'au point où il ne serait plus reconnu du tout par l'un ou par l'autre comme ce dont on lui avait parlé, et la même chose avec cette coordonnée encore plus floue du langage qu'était l'heure du rendez-vous, une notion encore plus difficile à partager, car elle engage à chaque fois toute la conception que chacun se fait du temps, et cette notion peut-être tellement variable d'un individu à l'autre, entre ceux qui choisissent l'exactitude, ceux qui ne sont pas à cinq minutes près, ceux encore qui considèrent que le retard fait partie de la façon dont on donne un rendez-vous, avec toutes les fourchettes de temps que cela peut supposer car définies par chacun de nous comme écart acceptable, ou retard acceptable définissant ceux qui sont à l'heure, ou ponctuels, ou exacts, ou précis, ou en retard, ou jamais à l'heure, ou en retard mais d'une façon si constante qu'elle finit par devenir calculable, de telle façon qu'on se croit en mesure d'anticiper ce retard, et qu'on se plie ainsi au retard de l'autre, avec le risque que cette fois ci il ne soit pas en retard, mais exactement à l'heure).

(ainsi je me tiens à un petit nombre de façons de donner des rendez-vous, mais dont je suis absolument sûr)

Je pensais que ces méthodes ou jeux de détermination des rendez-vous qu'avait imaginés mon ami O auraient mérité d'être mis en oeuvre, pour qu'au moins nous parvenions soit à la certitude de toujours arriver effectivement à l'heure et au bon endroit à un rendez-vous, soit à celle tout aussi importante au bout du compte, que parvenir à un rendez-vous était une impossibilité qu'il fallait traiter comme telle en nous obligeant en conséquence à trouver une autre façon de nous rencontrer ou en acceptant de fixer nos rendez-vous avec des présupposés tout différents, ou encore à comprendre la notion de rendez-vous d'une façon conforme à ce que ces méthodes ou jeux nous en auraient appris.

Et je repensais encore à ces méthodes ou jeux dans le moment même de me rendre au rendez-vous fixé avec l'oncle de O, rendez-vous que conformément à ce que mon ami O m'avait permis d'apprendre sur les rendez-vous en me parlant de ces méthodes ou jeux, et en discutant avec moi de ces méthodes ou jeux, j'avais décidé de fixer dans un endroit et selon une modalité temporelle qui correspondaient effectivement à tout ce que j'avais pu me fixer comme règles. Règles auxquelles je ne dérogeais jamais afin d'une part de rater le moins de personnes possible - ce qui n'était déjà pas en soi une mince affaire, d'autant plus que les transports dans notre ville, et aussi dans l'ensemble du pays, avaient la plus fâcheuse tendance à souffrir d'une imprécision chronique et tellement chronique que je finissais à la longue par la deviner calculée, et qu'il était proprement impossible à deux ou trois jours près de rien planifier dans ce monde, le plus souvent, sauf à intégrer la variable d'un temps d'imprécision qui tendait à croître toujours avec la distance qui me séparait de mon rendez-vous - et d'autre part de me conduire le plus en conformité possible avec ce que mon ami O m'avait, par ses jeux et ses discussions, fait comprendre comme étant la signification du rendez-vous, signification qui, a défaut de pouvoir être modifiée, car c'était une signification fausse mais validée par une longue pratique d'un grand nombre de personnes, et il était désormais presque impossible de s'en couper tant elle était ancrée, devait du moins être comprise d'une façon différente qui rende moins pénible l'hypothèse d'un rendez-vous manqué et qui donne plus d'armes pour surmonter les imprécisions d'une telle notion de rendez-vous et pour ainsi se donner plus de chances de transformer un rendez-vous marqué par l'aléatoire en quelque chose qui aboutisse avec une très forte chance sur une rencontre effective.

En conséquence de quoi j'avais promis à l'oncle de O de le retrouver chez lui, et très précisément en me manifestant à la sonnerie de sa porte (dont j'avais vérifié qu'elle n'était pas en panne en lui posant la question au téléphone, coup de téléphone qui m'avait permis par la même occasion de vérifier qu'il n'était pas devenu sourd depuis notre dernière rencontre, mais aussi de préciser quantité de ces détails, ou prétendus tels, qui s'allient en noire congrégation pour nous faire le plus souvent rater nos rendez-vous) à une heure comprise entre neuf heures et midi (à cause des incertitudes sur le temps que je mettrais ce matin-là à descendre mon escalier) un matin où je savais, pour lui avoir là encore posé la question, avant de lui en intimer l'ordre formel, qu'il ne devait pas sortir du tout, mais rester chez lui car il attendait ma visite, dans le grand appartement qu'il occupait depuis des années au même étage d'un immeuble dont l'apparence, même en cas de travaux de réfection particulièrement poussés, ne pourrait guère être modifiée, ayant une allure aisément reconnaissable, et ceci dans une rue dont le nom était resté identique depuis bien longtemps, alors que dans notre ville il arrive très fréquemment que le nom des rues change et qu'on débaptise une rue nommée en l'honneur d'un grand serviteur de l'État pour la rebaptiser en l'honneur d'un autre grand serviteur de l'État plus obscur encore si une telle chose est possible.

Comme tentative de rencontre, le rendez-vous est menacé par l'échec.

Les causes de cet échec sont multiples, mais d'abord l'imprécision et la méconnaissance de l'autre.

Pourtant, ce ne sont ni l'imprécision ni la méconnaissance de l'autre qui rendent le rendez-vous impossible, mais bien plus le fait que la notion que l'autre, mon semblable humain, entretient du rendez-vous m'est inaccessible, et que de ce fait le paysage circonstanciel du rendez-vous ne peut en aucun cas être complètement représenté.

Il est des gens pour qui la réussite du rendez-vous ne peut avoir lieu que dans l'échec de la rencontre.

Pour me faciliter les choses, l'immeuble dans lequel logeait l'oncle de O était facilement reconnaissable, et même de fort loin, et même pour moi qui ne suis pourtant pas très doué pour reconnaître les immeubles ni pour reconnaître quoi que ce soit en général qui aille au-delà des quelques rares domaines où je possède quelques rares compétences, il était facilement reconnaissable, et à vrai dire même très facilement reconnaissable pour n'importe quel passant qui se donnât la peine de plier un peu sa nuque afin de regarder en l'air, car le point reconnaissable de cet immeuble est assez haut perché, ou pour n'importe qui arrivant d'assez loin dans la perspective de la rue, et qui se donnât simplement la peine de lever les yeux, quoique lever les yeux ne soit pas une pratique très courante dans notre État, pas une pratique courante du tout même, et en un certain sens une pratique extrêmement rare, car ici les gens ont tous une fâcheuse tendance à ne rien regarder d'autre que ce qui est immédiatement à la portée de leurs yeux, ce qui est livré à leur regard sans leur demander aucun effort du type de lever les yeux ou encore d'arriver par la bonne perspective pour s'épargner la peine de lever les yeux en bénéficiant de la vue d'ensemble que procure l'éloignement, et ils ne regardent en conséquence que ce qui leur est le plus proche et le plus accessible, comme par exemple leurs chaussures, ou les chaussures de leurs voisins, ou les chaussures présentées dans les devantures sur des éventaires très bas, mais ils n'ont jamais l'idée de regarder autour d'eux, ni jamais le sentiment que regarder autour de soi soit un acte qui puisse leur apporter quelque chose, qui puisse leur procurer un certain bonheur par exemple, et que le regard soit une pratique importante, et tout à fait bénéfique en somme, mais ont plutôt pris l'habitude de penser que ne regarder que les choses les plus communes, et celles qui demandent le moins d'efforts, est une bonne façon de passer inaperçu et de ne pas se singulariser, sachant que la singularité est sans doute une des choses qui fait le plus peur à cette population pourtant en grande partie composée d'égoïstes.

L'immeuble de l'oncle de O était rendu facilement reconnaissable, donc, du fait des coupoles et des dômes qui y avaient été placés dans un but que je suppose décoratif, mais dont je me suis souvent demandé, interrogation que partageait mon ami O, et qu'il avait même conçue avant moi, s'il n'était pas d'une toute autre nature que décoratif, ou si en plus d'un but décoratif, il ne fallait pas envisager un but symbolique, et même d'une symbolique extrêmement précise, même si cette symbolique ne possédait pas de signification apparemment identifiable. Ces dômes à plusieurs pans d'inspiration vaguement orientale ne manquaient pas d'inciter celui qui les observait à se poser tout d'abord quelques questions sur la possibilité que leur concepteur ait souffert d'une certaine forme de confusion non pas mentale mais spirituelle, mais ils pouvaient aussi être le signe ou la trace d'un puissant message

(dans ce cas-là je pourrais dire "ces dômes me parlent", sans pour autant que leur voix résonne, à moins que ma perplexité devant leur sens ne doive m'inciter à dire plus justement "ces dômes émettent des signaux dans ce que je crois reconnaître comme une langue mais que je ne comprends pas")

(Puis-je être assez prudent, avec ces dômes ?)

qu'il avait souhaité transmettre au moyen de ces coupoles venues de façon plutôt inattendue à mon avis coiffer un immeuble d'un classicisme par ailleurs très standard et très quelconque, modèle architectural que semblent avoir adopté l'ensemble des architectes qui sévissent dans la ville depuis deux ou trois siècles, et dômes qui d'une certaine façon remodèlent l'édifice en lui conférant une capacité à interpeller le passant qui se donne la peine de les regarder, et qui du coup est immanquablement amené et conduit par la présence de ces coupoles à leur prêter un sens.

Bien entendu ce sens n'a ici rien de précis. Ces coupoles ne produisent pas de façon instantanée et comme qui dirait miraculeuse chez celui qui les regarde l'apparition d'une idée nette et univoque concernant leur signification. Mais elles provoquent bien chez tous ceux qui les regardent avec un peu d'attention le même sentiment que des coupoles ainsi placées et ainsi dessinées, avec leurs pans et les couleurs qui habillent ces pans, et les matières différentes qui les composent, et la façon dont ces coupoles au nombre de trois sont organisées l'une par rapport à l'autre, que ces coupoles possèdent une signification, même si ce à quoi renvoie cette signification est obscur.

Mon ami O et moi avions formulé au cours des ans un certain nombre d'hypothèses sur les significations possibles de ces éléments décoratifs dont la nature décorative ne nous semblait point justement si évidente, à commencer par l'hypothèse, bien entendu, qu'elles soient effectivement de purs éléments décoratifs placés là par l'architecte parce qu'il trouvait qu'elles coiffaient agréablement sa construction. Auquel cas l'architecte n'aurait alors aucunement perçu combien la présence et l'organisation de ces coupoles, outre leur effet décoratif pas forcément très probant, étaient à même de provoquer le sentiment d'une signification liée à la présence de ces coupoles pour celui qui passant dans la rue en contrebas y prenait garde. Et nous n'avions d'ailleurs pas écarté l'hypothèse que l'architecte en question d'abord sensible uniquement à l'aspect décoratif de ces coupoles ait pu, par la suite, à l'occasion d'une promenade par exemple, revenir voir ses coupoles et se rendre compte qu'outre leur aspect décoratif (discutable) elles possédaient aussi cette vertu de donner le sentiment d'une signification qui avait présidé à leur conception et à leur mise en place avec toutes leurs caractéristiques particulières (mais alors nous parlons presque de deux personnes différentes, d'un côté le concepteur de ces coupoles qui entend leur donner une valeur décorative précise, et de l'autre le promeneur qui les croise et perçoit la tension qu'elles engendrent en lui afin de leur donner une signification). Mais nous avions aussi développé l'hypothèse que l'architecte (ou quelqu'un de suffisamment proche de lui pour avoir pu dresser le projet de ces coupoles et les lui faire intégrer au plan d'ensemble de son bâtiment) ait pu construire ces coupoles dans le but conscient de leur donner une signification prédéfinie, qui alors ne nous était pas apparue, soit que la réalisation de son projet ait été maladroite, soit que cette signification ne puisse être appréhendée que par un petit nombre d'initiés, et qu'il soit même de sa nature de ne pouvoir être appréhendée que par un petit nombre d'initiés comme une signification ésotérique, et que dans ce cas notre sentiment que ces coupoles recelaient une signification aurait été totalement justifié, mais que cela nous aurait déçu, car allant contre notre dernière hypothèse, qui nous semblait la plus belle, et d'une certaine façon la plus souhaitable (j'avais d'ailleurs effectué quelques recherches pour m'enquérir de quelques éléments biographiques de cet architecte afin de vérifier qu'il n'était pas notoirement affilié à un quelconque groupe ésotérique, démarche que mon ami O avait blâmée au motif qu'«une telle connaissance biographique ne laissait pas sa chance à la construction de cet architecte et qu'elle la renvoyait aussitôt dans la pure anecdote, et lui avec», mais j'avais heureusement cessé cette recherche assez vite, sans rien avoir trouvé de probant), qui était que le but même de l'architecte en construisant et concevant ces coupoles avait été non pas de les charger d'une signification précise et étroite, mais bien de leur donner justement la possibilité de provoquer chez celui qui les regarderait un peu attentivement le sentiment qu'elles recelaient une signification, libre à celui-ci ensuite de s'interroger sur la nature d'une telle signification, ou, comme nous avions fini par nous persuader qu'il était le mieux de le faire, en appréciant simplement cet appel à la signification pour ce qu'il est, sans chercher forcément à en avoir le fin mot par un coup de force interprétatif qui ne nous aurait pas (surtout mon ami O) satisfaits.

Voilà à quoi je pensais en me rendant chez l'oncle de mon ami O qui tenait tellement à me parler, alors que ces coupoles ne ressemblaient proprement à rien et que je me demandais avec insistance ce que nous allions bien, l'oncle de O et moi-même, nous dire, et que cette question me poursuivait encore, et plus encore que la question de la signification des coupoles en haut de son immeuble, alors que je pénétrais dans l'ascenseur pour me rendre chez lui, que je constatais la conformité de cet ascenseur avec le souvenir que j'en avais gardé de mes précédentes visites, puis la conformité de la porte puis celle de l'oncle, signe que le rendez-vous, dans cette série de retrouvailles, avait été réussi.

Lorsque je lui parlais très sérieusement, puisque seule cette chose méritait le qualificatif de sérieux pour moi à ce moment de ma vie, de mon ambition de poursuivre, dans le sens très précis qui était le mien, et en essayant du moins de m'aligner sur l'honnêteté de mon ami O, la recherche de mon ami O, l'oncle de O tenta de me persuader de l'inutilité d'un tel travail, qui ne pouvait à son sens que déranger la mémoire de O là où il se trouvait à présent et lui faire plus aigrement encore ressentir le fait d'être mort. Il me dit aussi que là où il était à présent, O s'en voudrait, et s'en voudrait même terriblement, de me voir gâcher ma vie à la poursuite de la chimère que constituait la poursuite de sa recherche, alors que j'aurais sans doute bien mieux fait de me consacrer à d'autres activités, comme par exemple mon travail d'écriture, ce travail dont l'oncle de O avait été informé par son neveu, et qu'il était un des seuls, qu'il avait toujours été un des seuls, à m'encourager à poursuivre, alors que je ne semblais pas moi-même très persuadé de la valeur de ce travail.

Je m'élevais aussitôt, et vivement, allant même jusqu'à esquisser quelques gestes de menace physique, grincements de dents, crispation puis réouverture lente des doigts, trépignements sur les endroits les plus instables du parquet, qui passèrent inaperçus, contre cette conception de l'oncle de O qui semblait supposer que mon ami O, ayant décidé de sa mort volontaire, puis mis en oeuvre cette décision, et étant donc mort, pouvait, en dépit de tout ceci, encore d'une certaine façon assister à ce qui se passait dans le monde des vivants et donc souffrir encore d'une certaine façon de ce que pourraient être mes actes et mes décisions vis-à-vis de sa recherche.

L'hypothèse de la survie de O après la mort de O est stupide. C'est une fadaise.

La mort de O marque la fin de la vie de O, et de cette façon la fin de l'attention que O est en mesure de porter au monde. O mort n'est plus en mesure de souffrir ou de se réjouir de ce qui lui survit, c'est là une des conséquences de la mort de O.

C'est là le sens de l'expression la mort de O.

Je soupçonnais aussitôt l'oncle de me prendre pour un malhonnête, pour un malhonnête criminel, auquel il ne faisait aucune confiance, et particulièrement pas confiance pour poursuivre la recherche de O. Et je le lui dis. Et je n'aimais pas ça. Et je le lui dis encore, et bien d'autres choses. Toujours en trépignant légèrement, comme il convient. Car, lui dis-je, je m'engageais dans la poursuite de cette recherche, ou du moins, pour le moment, dans le questionnement sur la poursuite de cette recherche, avec la plus grande honnêteté, au contraire, avec une honnêteté proprement sans limites.

Mais ce n'était pas, en aucun cas, l'hypothèse que mon ami O puisse encore d'une certaine façon surveiller ce qu'il advenait de sa recherche, en survivant ainsi à la manière d'un regard, d'un regard d'outre-tombe qui se serait glissé sur nous, qui me poussait, et m'imposait même impérieusement, à faire preuve d'honnêteté. Je trouvais même une telle hypothèse parfaitement stupide et insultante. Et j'y reconnaissais bien la trace d'un esprit bigot contre lequel je m'étais toujours élevé, et contre lequel O aussi s'était toujours élevé, et d'un esprit bigot typiquement conforme à celui que nous retrouvions toujours autour de nous dans les différents appartements où il nous arrivait d'entrer, et d'un esprit bigot qui se reproduisait comme une chose rampante jamais totalement proclamée et discutée, mais se manifestant plutôt par des peurs et des interdits formulés dans les circonstances les plus inattendues.

O et moi avions toujours souffert de cet esprit, qui était en vérité un non-esprit, une fuite de l'esprit et un contraire de l'esprit.

Et je criais désormais, mais toujours avec bienséance, et d'une voix très retenue, sur l'oncle de O.

Car c'était bien plutôt la simple exigence vis-à-vis de moi et vis-à-vis de ce qui en moi subsistait encore de mon ami O, sous forme de souvenirs et de traits de caractère, souvenirs et traits de caractère qu'il ne m'avait pas légués au moment de sa mort mais qu'il avait bien auparavant contribué à former en moi au cours des longues années de notre relation et de nos très nombreuses discussions, qui me poussait à me montrer de la plus scrupuleuse honnêteté dans tout ce qui concernait la suite à donner aux travaux de O. Et cette exigence, qui prenait sa source dans ma vie personnelle, ainsi que dans l'histoire commune entretenue avec O, avant sa mort volontaire, et maintenue, suite à sa mort volontaire, me semblait d'une force bien plus grande que toute exigence qui aurait pu venir de la crainte que l'âme ou le fantôme de mon ami O se manifestent à moi un jour ou l'autre de l'une ou l'autre façon pour me signaler (peut-être sous un voile, ou sous la forme d'un ectoplasme, ou alors comme un chien parlant dans la rue) que j'avais pu commettre une erreur d'interprétation dans la suite de son travail.

Mais cette discussion tournait court au fur et à mesure que, avec obstination, l'oncle de O essayait de me prouver d'une façon que je trouvais grotesque que ce que je décrivais comme la persistance en moi du souvenir de mon ami O et de la relation construite avec O du temps qu'il était vivant, n'était, en fait, pas différent de ce que lui décrivait comme la survie de l'âme de O et de son inquiétude quelque part dans un ciel où il pouvait jour après jour et sans se lasser une seconde surveiller mes gestes, éventuellement sans jamais se manifester, mais sans pour autant cesser de souffrir des erreurs que je pouvais commettre quant à la poursuite de sa recherche, et quoi que j'en dise, l'oncle de O maintenait cette opinion face à mes démentis outrés, et face au peu de goût que je lui confessais au sujet d'une telle hypothèse, d'une hypothèse qui réduisait la fidélité et l'exigence d'honnêteté que je témoignais à la mémoire de mon ami O et de notre relation commune à l'expression d'une peur au regard de la survie de son âme immortelle.

Et ce débat se poursuivit jusqu'à ce que nous entendîmes un bruit dans le ciel. Un avion à ce moment-là passait dans le ciel et produisait ce bruit. Il s'agissait d'un bruit d'avion. Il y avait dans le ciel l'avion, et dans l'air son bruit. Le bruit accompagnait l'avion, je dirais. Mais l'oncle de O ne l'entendait pas ainsi. Il entendait bien un bruit. Pas un bruit d'avion. Mais ce qu'il me proposa de qualifier, si j'en étais d'accord, de bruit de l'accord de mon ami O à ce que lui, l'oncle de O, soutenait au sujet de la survie de l'âme de son neveu. Et l'avion spolié de son bruit. L'avion, il ne s'en souciait pas. Pas du tout à vrai dire.

Durant toute cette conversation, nous étions en train de prendre le thé dans le salon de l'oncle de O, un salon à vrai dire outrageusement surchargé de tentures, de meubles, on y était véritablement mangé par les meubles, et même assis, dérangé par les meubles, repoussé et malmené par les angles des meubles accumulés ici en si grand nombre pour répondre à un besoin d'exhiber les meubles comme richesse, exhibition rendue encore plus flagrante par l'exubérance de marqueterie de mauvais goût et la surabondance de bois précieux trop nombreux et trop mélangés, de telle façon que personne n'aurait été capable de reconnaître la moindre essence de bois dans ce désordre savant trahissant à la fois le mauvais goût de l'acheteur et le profond fourvoiement esthétique et professionnel d'un ébéniste sans doute en pleine possession de ses capacités techniques, mais entièrement perverti par la demande de sa clientèle et par le mauvais goût insupportable qui régnait dans notre État, et qui règne toujours dans notre État, et qui risque de survivre encore fort longtemps dans notre État puisque personne ne s'élève jamais pour formuler son dégoût devant cet art surchargé et laid, d'autant plus que c'est la mode dans la bourgeoisie établie de notre régime de ne considérer comme signes de réussite que la possession en grand nombre de ces meubles alambiqués, et leur entassement dans des pièces qui en aucune manière n'avaient été prévues pour cela, et ce de telle façon que le visiteur en se cognant sans cesse à ces meubles ne puisse s'empêcher de remarquer l'existence de ces meubles, et ne puisse que s'extasier sur la beauté de ces meubles, qui étaient pourtant ce qu'on peut imaginer de plus repoussant en termes de menuiserie et d'ébénisterie, et de la même façon, le service de porcelaine dans lequel on nous servait le thé était une horreur rococo hurlante de dorures qui correspondait exactement à ce que l'esthétique bourgeoise du régime, qui n'en connaissait aucune autre, qui n'aurait même été capable d'en imaginer aucune autre, considérait comme le comble du bon goût en matière de service à thé, alors que sa hideur dépassait proprement l'imagination et donnait envie avant tout de l'envoyer valser sur les murs dans un geste destructeur qui aurait aussi été un geste décoratif, au bout du compte, un geste de violence ouvrant la possibilité d'un remaniement décoratif de cette pièce, qui hélas n'aurait guère eu de sens, puisque le travail aurait été ensuite à refaire au niveau de chacune des autres pièces, puis de l'étage dans son ensemble, puis du bâtiment et enfin de la ville et de l'État tout entier qu'il aurait alors fallu mettre à bas dans une révolution esthétique globale qui fit enfin la place à un minimum, en fait au simple minimum vital qui nous aurait laissé une chance de survie, de beauté, mais le thé, ceci étant, restait fort bon, car l'oncle de O par ailleurs si obtus avait toujours cultivé un goût assez fin pour le choix du thé.

Avec le thé, l'oncle de O fit apporter par sa gouvernante une série d'assiettes chargées de tranches de gâteaux, ou devrais-je dire, d'une série de variations sur le sujet d'un seul et même gâteau, une série proprement impressionnante constituée de plusieurs dizaines d'assiettes chacune chargée d'une tranche de gâteau, et qui s'en vinrent surcharger encore un peu plus la décoration de la pièce dans laquelle nous nous tenions, dont le moindre espace libre se retrouva agrémenté, ou défiguré, par une petite assiette sur laquelle s'étalait une tranche de gâteau, qui était en l'occurrence un gâteau aux raisins, ou plutôt une effrayante quantité de gâteaux aux raisins tous légèrement différents, quoique cette différence ne m'apparût pas de prime abord évidente, si ce n'est dans la coloration, la véritable palette chromatique que toutes ces pâtisseries placées côte à côte composaient du fait des variations qui avaient été appliquées à leur préparation. Et l'oncle de O se mit à me parler de cette pâtisserie pléthorique, dont il m'avoua aussitôt avec un air persuadé du bien-fondé total de ses dires, qu'il l'adorait depuis très longtemps, depuis son enfance la plus tendre, mais d'abord adorée à cause des raisins marinés qui se trouvaient pris dans la pâte, et en revanche absolument pas à cause de la pâte, qu'il trouvait lourde et écoeurante, et dans laquelle étaient plongés ces raisins, « véritablement, voyez-vous, Egon, j'adore les raisins secs dans le gâteau aux raisins, mais je n'adore pas le gâteau aux raisins, on pourrait même dire que je n'aime pas du tout le gâteau aux raisins, et que je lui préférerais n'importe quel autre gâteau, tant la pâte du gâteau aux raisins me répugne, répugnance qui n'est contrebalancée que par le fait qu'il comporte des raisins. Et, pour mon malheur, je n'aime pas non plus les raisins secs seuls, je peux même vous avouer que les raisi