Oolong
La tombe - VIII -

Récit-album, c'est à dire une série d'instantanés plutôt qu'une histoire. Chaque bloc relativement indépendant des autres, mais s'y reliant par un « air de famille » [...]
Ce roman est feuilletonné à l'occasion de sa publication dans Le Terrier. Voici la huitième partie, présentée aux lecteurs le lundi 29 mars.

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La mort de O ne se marque pas que par...

La mort de O ne se marque pas que par l'absence de O. Elle se manifeste par de nombreux signes annexes. Ces signes entourent et sertissent la mort de O, ils ne parviennent pas à la dire, mais seulement à la confirmer.

Je suis moi-même parfois un de ces signes.

Certains de ces signes figurent le lien qui m'associait à O, ils prouvent que ce lien a été actif non seulement entre nous mais au-delà de nous, dans le monde qui nous entoure et pour ceux qui vivent encore après la mort volontaire de O.

O disparu, et m'ayant fait l'héritier de ses carnets, il m'est demandé de parler pour O, de parler depuis la place de O. Comme si les carnets avaient une fonction magique qui me donne la possibilité de parler la langue de O, ou de connaître la recherche de O.

Car s'il existe des individus qui souhaitent que je me taise, comme un certain oncle de O, il existe aussi des individus qui veulent que je parle. Ces deux exigences me sont aussi désagréables.

Mais plus encore ceux qui veulent que je parle, car de ceux qui souhaitent que je me taise, je m'accommoderais le cas échéant, mais pas de ceux qui veulent que je parle, jamais.

Car je sais que je ne peux pas occuper une telle place. Et si je le pouvais, je sais que je ne le veux pas. Je sais aussi que je ne veux pas occuper une telle place. Et si je le voulais, je ne le pourrais pas. C'est un signe de confusion. De la confusion, il en existe déjà assez.

Juliette disparue accompagne O mort

La mort volontaire de O est accompagnée de la disparition de Juliette. Je ne peux pas les séparer. Lorsque O meurt, Juliette disparaît.

Est-ce ce que ces deux phénomènes n'en font qu'un ? Est-ce que l'expression "la mort volontaire de O" a du sens lorsqu'elle est séparée de l'expression "la disparition de Juliette" ? Bien entendu. Je comprends bien chacune de ces expressions lorsque je les emploie séparément, mais elles échouent à représenter les faits. Les employer séparées ne conduit à rien.

"En disant cela vous réduisez les deux termes à un seul. Comme si la disparition de Juliette n'était qu'un épiphénomène de la mort volontaire de O. Vous parlez comme si cette disparition n'était pas autonome, mais n'était qu'une conséquence secondaire de la mort de O. Vous ne voyez pas du tout la disparition de Juliette."

Mais pourquoi ferais-je une chose pareille ? Mon intention n'est pas de nier aucun des deux faits.

J'étais dans la rue, de nouveau, pas loin du bâtiment dit des pêcheries, ainsi nommé alors que la ville se trouve si loin du bord de toute étendue d'eau qu'il ne peut s'agir que d'une mauvaise blague de l'État que personne ne comprend, et je pensais à Juliette, entre chacun de mes pas.

Pour faire un pas de plus le truc de penser à Juliette sans arrêt, les pas ne se rendent pas compte que je les fais, les additionne sous moi. Ils pensent à Juliette avec moi et ainsi j'avance, c'est le truc. Mains tombantes. Épaules si recroquevillées que ce n'est plus la peine. Dos enroulé, bon à ranger.

Je me rappelais combien j'avais toujours, depuis que je la connaissais, et sa disparition présente et peut-être définitive, peut-être bien, me disais-je, n'y changeait rien, remarqué chez Juliette, et admiré chez Juliette, comme une capacité proprement supérieure en ce qu'elle dépasse de beaucoup tous les comportements qu'il m'ait été donné d'observer, dans les rues, mais aussi dans les chambres et les escaliers et les salles de l'université, et partout où j'ai pu me rendre et observer, et c'est une capacité qu'il est dur d'observer sans l'admirer, du moins à mon avis, son mode d'expression, le mode d'expression de Juliette, celui-là même, le sien. Et je n'avais aucune raison de me trouver du côté des pêcheries, si ce n'est le plaisir de me promener en me donnant un but, et celui-là justement, celui de ce bâtiment dont le nom ne s'explique pas, tout en pensant à Juliette.

La tête de face ensuite de profil, tournant sans fin, ma tête, marchant. Au fond de ma poche sous mes doigts la poussière du fond de ma poche, ordures du manteau, sa vie intime qui rejaillit, l'intestin des poches, répugnant, chaud, mes doigts dessus. J'avançais. Du ciel rien. Il en restait sans doute encore en haut, quelque chose au moins, mais lever ma tête pour quoi faire ? Je ne voulais pas savoir.

Juliette me disais-je sur le chemin de la pêcherie, savait s'exprimer d'une façon toute particulière et fascinante, ce me semble fascinante. D'une façon absolument dépouillée, d'un dépouillement parfait, échappant à toute gesticulation et à tout bavardage, échappant somme toute à toute forme de volonté expressive superflue (toute expressivité, qu'on me pousse un peu, me semblera ainsi, surnuméraire, pourvu qu'on se taise) et se tenant dans une retenue quasi parfaite, débarrassée des mots inutiles, et donc de presque tous les mots, comme des gestes inutiles, qui sont eux aussi presque tous les gestes, et à vrai dire dépossédée de tout, et en même temps formidablement efficace et compréhensible, car en fait privée de rien d'important, d'aucun mot important ni d'aucun mot dont elle aurait eu besoin, et privée d'aucun geste nécessaire et effectué au moment même où ce geste s'imposait, mais jamais en-dehors de ce moment, jamais à contre-temps.

Autour de la pêcherie le vieux quartier avec des vieilles gens, vieux comme on dit laid. Je mangerais bien quelque chose mais rien ici dans le quartier des vieux. Me reste mes ongles avec en dessous la crasse venue des fonds de poches du manteau. Pourquoi pas. Pourquoi. Je me retourne surveiller qu'un vieux ne soit pas des fois autrement en train de me suivre, eux aussi l'ennui, le temps qui ne passe pas vite entre deux bombardements, ils se promènent.

Capacité étonnante de se situer dans le ton juste aussi. Le bon ton. Lorsque Juliette, cela lui arrivait, nous lisait un texte, elle le faisait en silence, elle le faisait sans que ses mots masquent les mots du texte. Elle le faisait exactement comme cela devait être fait. Sans l'alourdir d'elle-même. Et tout ce qu'elle disait, comme ça, dégraissé, allégé, elle le disait sans imposer la chair de sa bouche ou l'humidité de sa langue sur les mots, qui sortaient d'elle en étant aussitôt exactement séparés d'elle, comme des mots, sans cette fermentation dedans la bouche qui les ramollit d'abord et pire parfois.

Certains textes d'abord je ne les comprends pas. Mais quand Juliette les lit, les lisait, alors je les comprenais car c'était ainsi, avec cette voix-là et ce ton-là qu'il fallait les lire. Il ne fallait pas que je les lise, ou qui que ce soit. Il fallait seulement les lire. Ne nous faisant jamais croire que les mots sont à elle, laissant les mots entre nous, et non pas propriété de personne les disant. Personne.

Je dis bien entendu que je l'ai remarqué, car beaucoup de gens qui ont croisé Juliette n'ont jamais eu la moindre intuition du mode d'expression proprement miraculeux qui était le sien, de sa façon de se tenir immobile et silencieuse au moment même de la parole, la plupart ne se sont pas rendu compte du miracle que constituait sa personne dans cette capacité d'expression muette et figée et trafiquée par rien, alors que le trafic de l'expression, manigances grimaces déclamations et mimes en tous genres, est LA GRANDE AFFAIRE de notre société et de nos contemporains, qui n'aiment rien plus que trafiquer la parole par l'expressivité, et par une expressivité la plus vulgaire et la plus stupide, la plus basse et la plus tape-à-l'oeil, montrant leurs dents et leurs fesses à tout bout de champ et hors de propos, et au contraire elle pas du tout, elle mutique-immobile disant parlant. Sans rien. Sans rien, j'en étais sûr.

Pas loin de la pêcherie un arbre, je le constate, je savais bien, il était déjà là avant, durant une autre promenade. Sortant le couteau de ma poche j'entaille le tronc. Pour rien. Pour regarder en dessous l'écorce ce que le bois peut être clair et compact, vieil arbre dans le vieux quartier, et mon vieux couteau, pas même une blessure. Mauvaise plaisanterie. Manque d'occupation l'arbre, à par mon couteau, et puis quoi ? Mourir ? Comme O ?

Juliette parvenait à dire en silence, à expliquer en silence, en se conservant elle-même dans le silence tandis que sa seule parole parle parlait. Ce qu'elle voulait aussi bien que ce qu'elle ne voulait pas. Et d'une certaine façon, sans ouvrir la bouche. Souvent je ne voyais pas sa bouche bouger. Je ne voyais pas les mots une seconde dans sa bouche enduits de souffle et de bave avant qu'elle ne les, qu'ils ne se libèrent. Ils étaient libres d'abord dès le début libres. Et sans mains non plus. Et nous comprenons très bien, du moins moi.

Terriblement me dis-je, et je constatais qu'un rat, un des gros rats gris de la ville qui vivent dans les égouts mais aussi souvent dans les ruines des bombardements, et qui sont eux aussi des traces du bombardement, un rat quelconque n'était sa taille et son aspect replet, la manifestation élastique de la couche de graisse qui s'agite sous son poil gris et ras et pas spécialement appétissant, un rat pourvu d'un de ces longs museaux de rat qu'on s'attend à trouver mous, d'une mollesse répugnante et légèrement collante, au toucher alors que pas du tout, ces museaux n'ont aucune mollesse, et lorsque je m'étais retrouvé un jour nez à nez avec un de ces rats qui m'avait, étrangement, pris en sympathie, j'avais pu le constater, avec répandues sur ce museau les tiges inégales d'une de ces longues et brillantes moustaches de rat, ce rat cheminait de son trottinement tonique à mes côtés, au moment où je me disais que terriblement, j'envie et j'admire cette capacité chez Juliette, cette acuité d'expression dans la parole et hors des mots.

Je me méfie pour ma part des mots. En même temps que je ne nie pas mon besoin des mots. Je ne me bats pas contre eux. Je les laisse tranquilles autant que possible. Eux parfois non.

Car mon expérience du langage est l'inverse de l'impression que me donne Juliette lorsqu'elle parle sans les mots mais dans la parole. J'ai beau pour ma part ajouter des couches de mots sur les couches de mots jusqu'à en réaliser des édifices d'une ampleur proprement phénoménale, et probablement déraisonnable aussi, ce qu'ils finissent par dire se révèle toujours étrangement distant de ce que je m'attendais à leur dire, et ceci provoque chez moi une surprise toujours un peu triste et toujours sans fin et nouvelle, mais pas à proprement parler une bonne surprise, chaque fois que je parle, presque chaque fois, chaque fois que je me résigne à dire. Mon langage buttant sans cesse lui-même sur mes propres envies de dire, ou sur l'idée que je me fais de ce que j'aurais au bout du compte à dire, sur le son que j'en attends et qui ne se révèle pas sonner comme prévu du tout, à la façon d'un voile et d'un trou dans lequel mon projet de dire tombe à côté de ce que je me serais le plus ardemment attendu à exprimer clairement à ceux avec qui je parlais. Décalage non pas entre vouloir et faire, mais entre l'attente et l'événement, car je ne veux rien, je ne fais qu'attendre, mes mots surtout. Des fois, ils ne viennent pas, et plus souvent lorsqu'ils viennent ce n'est pas du tout à la manière dont j'espérais les voir arriver, il ne me reste que ma déception pour en juger. Et ce quelle que soit la longueur de mon discours et quel que soit l'effort que je mettais à le produire. Alors que Juliette réussissait ce prodige de remplacer par son silence, ce silence absolu et immobile, et absolument immobile, un argument, et ce silence immobile si aisément compréhensible, et si sonore, les plus longs discours, alors que souvent de longs discours nous semblent nécessaires pour en exprimer bien moins qu'elle avec son silence, silence qui lui permet d'en dire tellement sans pour autant se mêler de faire perdre pied aux choses en les transportant dans sa bouche.

Ma pensée de Juliette et mes pensées aussi sur Juliette prises au même mécanisme en marchant, en marchant vers le rien de la pêcherie avec d'abord rien que Juliette comme un motif de flânerie et de ne pas compter mes pas (j'adore compter mes pas, c'est un motif de profonde satisfaction que de les compter, un de ces jeux sans risque et qui ne me coûte rien, et qui me rassure tout du long qu'il se produit. Je le fais depuis très longtemps, depuis que je sais marcher ? depuis que je sais compter du moins. Mais je me suis fixé de n'en pas abuser pour n'en pas user trop vite le plaisir, je ne compte que, grand maximum, trois mille six cent pas par jour, aucun de plus. Ensuite, s'il le faut, je cesse de marcher, je m'endors là, je me fais ramener dans ma chambre, et je m'y écroule).

Hors d'elle les mots, entre elle et les autres tout de même, mais hors d'elle. Ne s'endormant pas dessus même jamais, me dis-je alors que j'étais arrivé à l'ombre d'un mur de la pêcherie, un mur beaucoup trop haut et beaucoup trop aveugle, sauf une large tache rouge anodine en son milieu, hors de portée de tout être humain qui ne fut pas au sens propre un géant, mais un mur dispensateur d'une ombre légère, d'une ombre fraîche mais pas du tout désagréable, et à l'abri de laquelle avaient élu domicile de nombreuses flaques d'eau dans lesquelles je marchais, comme je marche toujours dans n'importe quoi lorsque je ne garde pas mon attention solidement fixée sur mes pieds. De la boue au fond des flaques. De la boue chuintante, élocution de boue, bulles, moi le pied en l'air et puis en bas posé par terre quand il le faut, jamais exactement au bon moment. Mes mains hors les poches, par moments, pour me gratter rien de plus, ici l'air frais, pas de mouvement autour de l'immeuble. Mains pleines, mais creuses, finalement mains chargées, je prends de la boue dedans, je la laisse tomber, je m'essuie avec un bout de chiffon sale, et encore Juliette, je pense à elle.

J'ai toujours profondément admiré ce langage (complice du + recouvert de) silence ; et je ne m'en suis jamais caché envers elle, je le lui ai toujours avoué franchement, dès nos premières rencontres, et dès que j'ai découvert chez elle cette capacité, je lui ai dit mon admiration, répété ensuite mon admiration, et cette admiration a toujours agi comme un repoussoir dans nos rapports, non seulement comme une barrière qui nous interdisait de nous rapprocher plus, mais aussi comme un facteur d'éloignement, non seulement comme un mur, mais véritablement comme un mur en construction perpétuelle, un mur qui n'aurait cessé de s'étendre et de s'épaissir à mesure qu'on le recouvrait de pierre pour le rendre plus solide, et un mur trouvant aussi une assise sans cesse plus stable, du fait de son épaississement, avec ses fondations s'enfonçant aussi à mesure qu'il montait. Et ainsi cette admiration contribuait à nous éloigner de plus en plus l'un de l'autre, triste, car admirant vraiment Juliette, je souhaitais d'autant plus me rapprocher de Juliette, et non pas m'éloigner d'elle. Et si excellents soient-ils, nos rapports buttaient sans cesse sur cette admiration jusqu'à nous menacer de ne plus nous entendre du tout, jusqu'à nous menacer de ne plus pouvoir poursuivre en aucun sens notre relation, car elle considérait cette admiration, mon admiration, comme naïve, et, d'une certaine façon, comme totalement déplacée. La faculté pour laquelle je lui témoignais de l'admiration n'avait à son avis rien d'admirable.

Ce que j'admire en Juliette je ne peux pas le dire. Est-ce pour autant la limite de mon admiration, est-ce que pour autant je l'en admire moins ? Mais j'essaie pourtant de le dire, or si l'admiration excède toujours les mots avec lesquels j'essaie de la dire, les mots n'en emprisonnent pas pour autant l'admiration.

Les mots de l'admiration ne changent rien à mon admiration. Rien du tout.

Et même si j'avais passé outre ce point pour découvrir ce qu'elle avait de proprement admirable, il m'aurait encore fallu sortir de cette admiration car l'admiration n'était d'aucun usage et d'aucun sens et d'aucune valeur à proprement parler dans nos rapports et elle aurait préféré que je ne nourrisse aucune forme d'admiration, "en me voyant à travers cette admiration, vous ne me voyez pas du tout, Egon, vous utilisez cette admiration comme un filtre que vous placez entre nous de la façon la plus agressive et la plus irresponsable et infantile, et qui vous permet de ne pas me voir, de ne jamais me voir, votre admiration n'est que le nom que vous avez trouvé pour votre désir de ne pas me voir et de tenter de me flouer en détournant les yeux de moi, et ce n'est, ce ne serait qu'en passant au travers de cette admiration, en acceptant de réaliser le coup de force qui consisterait à traverser votre admiration et à la laisser ainsi derrière vous et à la maintenir ainsi loin de moi que possible de telle façon qu'elle se dégonfle et qu'elle disparaisse, qu'il vous serait possible de m'approcher et de me voir, c'est-à-dire de me voir sans admiration, alors que ce voir dans l'admiration n'est en vérité rien d'autre qu'un non voir", mais tout ceci elle le disait à sa façon et je l'en admirais encore plus. C'est ce que j'entendais quand je l'entendais parler comme elle parlait, sans parler.

Pour certains toute cette affaire se réduisait à dire que l'appellation "bâtiment des pêcheries" n'était que la déformation de bâtiment des porcheries, et que l'édifice en question était un ancien palais de la gent porcine.

Mais il règne bien autour du bâtiment des pêcheries une odeur de poisson. Et dedans ni le sang ni l'odeur du sang.

Est-ce qu'une erreur d'appellation peut sentir le poisson ? Peut engendrer une odeur de poisson ? Si nous nous trompons en nommant une chose nous est-il possible de nous tromper dans son odeur ? Ou dois-je l'envisager autrement, comme l'adaptation - jusque dans son odeur - du lieu au nom qui, même par erreur, lui est donné ?

Cependant, cette capacité à s'exprimer sans les mots et sans les gestes dans le mutisme et l'immobilité, a sa source dans l'histoire de Juliette, qui a passé une grande partie, plusieurs années, et c'est de là qu'elle tire, selon elle, cette capacité à bien souvent se passer de mots, de son enfance, dans un de ces Camps de Modification du Langage qui sont indéniablement l'une des institutions et des expériences les plus rebutantes conduites par notre régime qui, en matière d'avilissement de l'être humain a poussé le travail si loin qu'aucun individu de ce pays ne peut, d'aucune façon, se revendiquer comme un être humain simplement normal, mais forcément comme un être humain anormal, car transformé par les manipulations du régime qui ne laissent personne à l'écart, du régime qui n'oublie personne et ne laisse personne tranquille et personne derrière lui, et ne laisse à personne la moindre possibilité de normalité, en même temps que ces pratiques ont éloigné de nous, dans notre ensemble, la moindre velléité et le moindre désir d'une quelconque normalité à laquelle nous avons tous, et depuis notre plus jeune âge, renoncé sous la pression du régime. C'est notre lot commun de n'avoir pas de chance d'échapper à être anormaux et à nous accepter comme tels.

Et d'ailleurs dans le vieux quartier des vieux, aussi le silence, mais tout habité copieusement, déjà au bruit des pas et des éclats dans les flaques d'eau lorsque je patauge, et pas seulement ce silence tissé d'une masse de gens qui se taisent et des bruits retenus des objets les plus naturels, mais au-delà de ça des enfants qui jouent en silence, n'échangeant même pas les règles du jeu qu'ils jouent entre eux, mais jouant sans fin dans l'espoir que chacun comprenne les règles et que le jeu puisse ainsi enfin commencer et n'y parvenant jamais dans le silence, jamais.

Mais les Camps de Modification du Langage sont pires. Ils sont à proprement parler LE pire, constatai-je une fois de plus alors que la boue couvrait déjà véritablement mes braves chaussures, et grevait mes pieds d'une maladresse encore pire que leur maladresse habituelle, mais ici d'une maladresse grasse, sans grand rapport avec la maladresse maigre que je vis habituellement. Cette obésité de la maladresse dans la boue avait même un aspect très plaisant, d'autant plus plaisant que mon esprit était pendant ce temps là occupé par l'infamie des Camps de Modification du Langage.

Alors qu'elle est sortie de ces Camps de Modification du Langage depuis plusieurs années, depuis bien plus d'années qu'il n'aurait paru nécessaire pour en perdre au moins en partie la trace, quoique la question de la possibilité qu'une telle trace ou que la trace d'un tel événement puisse d'une façon ou d'une autre disparaître et laisser celui qui la porte tranquille mérite d'être posée, et de recevoir très probablement une réponse totalement négative concluant à l'impossibilité totale de sortir véritablement d'un Camp de Modification du Langage une fois, une seule fois, qu'on y serait rentré, et même pour une seule seconde, et même, peut-être, une fois qu'on en a simplement entendu parler, alors qu'elle en est "objectivement" sortie, Juliette ne considère pas, et ne croit pas qu'il en sera un jour autrement, être sortie de ce Camp de Modification du Langage, dont elle dit qu'aujourd'hui encore il l'accompagne à chaque instant et qu'elle le porte avec elle comme le Camp de Modification du Langage que l'État a greffé en elle. Et, à ce titre, elle ne considère pas non plus que la disparition physique des structures de ce camp autour d'elle ne change rien, cette disparition qui correspond à une destruction, puisque, pour ne laisser aucune trace de leurs manipulations, les autorités détruisent entièrement et minutieusement ce genre de Camps de Modification du Langage, allant jusqu'à faire disparaître les gravats et à interdire à la circulation de vastes zones du territoire tant qu'un quelconque élément pourrait encore laisser deviner l'emplacement où s'est jadis dressé un Camp de Modification du Langage, et elles font disparaître aussi tous les documents administratifs afférents à ce qui s'y est déroulé et à ceux qui y ont été conduits, et effectuent cette destruction et ce maquillage au moment même où ceux-là, qui y ont passé des années, et sous leurs yeux même, par un sens de la cruauté encore plus grand et un désir faussé de les faire témoigner, en sortent pour, selon la formule des autorités, "réintégrer le cours normal de la vie, enrichis de cette expérience" qui ne comporte rien pour enrichir mais bien au contraire tous les éléments pour détruire l'individu, et pour laisser dans sa personne des séquelles d'un type irrémédiable, comme c'est le cas de Juliette, cette disparition et cette destruction sous ses yeux des structures même dans lesquelles a eu lieu pour Juliette la période du Camp de Modification du Langage, ne correspond pas pour elle à une destruction réelle de cette structure, qui ne cesse de persister, et de rester vivace au point qu'elle exprime souvent qu'elle n'est plus elle-même qu'un Camp de Modification du Langage et que le régime a donc parfaitement réussi son coup avec elle.

Le principe de ces camps, tel qu'on me l'a raconté, car je ne le tiens pas de Juliette, qui, se pliant ainsi, bien malgré elle, aux ordres des autorités, qui ne veulent pas que le scandale de ces camps soit un jour étalé au grand jour, et ce même si tout le monde dans notre État sait très bien à quoi s'en tenir au sujet de cette abomination que sont les Camps de Modification du Langage, n'en parlait jamais, n'en disait jamais le moindre mot, ni n'évoquait jamais rien qui dans son passé s'approche de près ou de loin de cette histoire ; le principe de ces camps est de ne pas laisser libre cours, sous peine des sanctions les plus sévères et les plus violentes, au langage tel que tout un chacun le parle du fait de l'expérience quotidienne et sans cesse ressassée qu'il a du langage, mais au contraire ayant banni ce simple langage et cette transmission, les ayant écartés par la menace et par le poids du risque de représailles qui pèse chaque jour sur chacun des internés, de lui substituer un langage artificiel, et totalement dénué de la moindre habitude et du moindre usage connu, puisque tout ce qui aurait pu s'y apparenter avait été remplacé par des règles, règles elles-mêmes plus ou moins absurdes en apparence, mais qui, en raison des menaces de châtiment, ne sauraient, par aucun des résidents de ces Camps de Modification du Langage, être transgressées.

Ainsi, dans le temps qu'elle passa dans ces camps, temps fort long et qui devait pour elle avoir semblé ne jamais devoir en finir, dans tout ce temps accumulé dans cette abomination que sont les Camps de Modification du Langage, Juliette n'a-t-elle eu aucun recours à un langage simple et courant tel que celui qui lui avait été transmis par le milieu dans lequel elle vivait antérieurement, par ses parents et ses professeurs par exemple, mais à une langue opératoire, réduite aux seuls termes indispensables à son fonctionnement schématique et sans cesse modifiée par la transformation des règles, une langue censée provoquer chez ceux qui en étaient les utilisateurs, et qui à aucun moment d'aucune journée qu'ils ont passée dans ce camp n'ont eu la possibilité de s'y dérober, une modification du sens du langage capable de les rendre ensuite "plus efficaces au quotidien", afin qu'ils assument mieux leur "rôle social" et deviennent ainsi de meilleurs membres - comme si cette notion pouvait, dans un État tel que le nôtre, où la destruction de l'individu excepté dans ce qu'il a de plus médiocre est la règle, avoir un sens - de notre société, où la pratique du langage, pour être affligeante de banalité, et principalement composée d'un florilège figé d'expressions toutes faites destinées à ponctuer d'une façon hypercodifiée à laquelle on ne déroge qu'au risque de perdre toute respectabilité et tout espoir d'une vie décente - mais cependant dans l'indécence morale des exigences du régime, ce qui fait qu'on ne doit pas parler de décence ou d'indécence, mais bien toujours et uniquement de double indécence, qu'on se plie ou qu'on ne se plie pas à ces règles - chacun des événements de l'existence, n'en conserve pas moins une certaine apparence de normalité, et même de liberté.

Ce qui se passait dans ce Camp de Modification du Langage, celui dont on m'avait parlé, et qui était probablement à l'image de ce qui se passait dans les nombreux autres camps de ce genre que notre régime entretient toujours, et ne cesse en plus de faire construire, puis de faire détruire sous les yeux même de ceux qui y ont vécu un temps dans cet état d'esclavage dans le langage modifié et dans la crainte perpétuelle du châtiment, consistait en cette expérience de réduction du langage où les détenus, les pensionnaires comme les appelait l'État jamais à une appellation cynique près, n'avaient plus le droit d'utiliser que des séries de substantifs issus de quelques lexiques professionnels de portée extrêmement restreinte, comme celui des carriers ou des menuisiers ou des marbriers, lexiques pas forcément dénués de valeur et de sens en soi dans l'exercice d'une activité précise, mais qui n'étaient pas accompagnés de la masse des autres mots et expressions auxquels tous, partout, et depuis toujours, ont normalement un accès libre et total, et cet usage d'un lexique restreint et spécialisé ne se produisait pas dans les conditions d'exercice usuelles d'un tel langage, dans une carrière, dans une marbrerie ou dans une menuiserie, à l'occasion d'un apprentissage qui aurait pu se révéler fructueux, et témoigner d'une bienveillance de l'État, mais dans des conditions d'exercice correspondant aux tâches usuelles de l'existence, voire à des tâches spécialisées et d'une nature totalement différente et exigeant un très fort niveau de coordination verbale entre les participants à ces activités, qu'il fallait donc parvenir à mener à bien en commun, à l'intérieur du lexique imposé.

(quelqu'un que j'avais rencontré lors de mes études, et dont le frère avait été pris dans un tel camp, lui avait tout raconté avant de disparaître, et en particulier raconté que le camp comportait, en plus d'une forte équipe administrative et de surveillants, quelques autorités scientifiques, qui, en accord avec le directeur du camp, procédaient à l'établissement et à la modification des règles d'emploi du langage dans chacun de ces camps, le tout dans une apparence d'ordre établi qui pouvait bien en fait cacher un désordre et un arbitraire complets, et qu'ainsi, son frère se trouvait dans un camp où les autorités et les équipes scientifiques menaient une série d'expérimentations numérotées de modification du langage, ce qui faisait que son frère se retrouvait confronté à ce qu'on lui dise de mêler la modification expérimentale 4 avec la 7 et que ce serait la manière de faire jusqu'à la fin de la journée, sans plus de précision, s'il ne s'exécutait pas néanmoins, il était puni.)

L'idée de ces camps me faisait encore frissonner alors que je m'étais décidé à écarter ma promenade des environs du bâtiment des pêcheries, à quitter du regard ces enfants qui jouaient en silence, et désormais se battaient en silence, l'un même saignant assez abondamment du nez, mais sans rien y faire et laissant le sang couler sur sa bouche et sur son menton avant qu'il ne tombe sur ses vêtements et sur le sol, donnant seulement parfois un coup de langue sur sa lèvre supérieure, et continuant à sa battre et marquant de taches de sang les camarades avec lesquels il se colletait, et les ayant quittés, je me tenais les yeux baissés, me rappelant encore comment le for de mon admiration pour Juliette pouvait être renforcé par le souvenir d'incidents qui trahissaient que sa vie se déroulait encore dans la compagnie et sous l'emprise des Camps de Modification du Langage.

Juliette avait pu maintenir devant nous, et ceci plusieurs heures durant à l'occasion de l'une de nos discussions nocturnes où elle était présente, et en réponse à une hypothèse de travail que O nous demandait, nous proposait plus exactement, de poursuivre en sa compagnie, discussions desquelles O nous assurait tirer toujours le plus grand bénéfice dans la continuation de sa recherche, bien que nous n'ayons pour notre part pas la moindre idée de ce que O pouvait tirer de telles discussions souvent décousues et imprécises, mais surtout dépourvues d'après nous de toute cohérence dans la poursuite d'un sujet ou dans l'examen méthodique d'une série d'hypothèses permettant de conduire à l'établissement d'un discours suivi sur quoi que ce soit, Juliette nous avait affirmé que, jusqu'à un âge avancé de sa vie, elle avait été persuadée d'appartenir au sexe masculin, résolument persuadée, d'autant plus que les années passées dans le Camp de Modification du Langage, dont elle ne parlait pour ainsi dire jamais, l'avaient renforcée dans ce sens, et dans le sens de la possibilité d'affirmer et de maintenir cette position comme elle le faisait devant nous, et en disant ceci elle s'empressait d'ajouter, comme elle allait ensuite le faire tout au long de la nuit entièrement consacrée à la discussion de ce seul point de l'affirmation de Juliette sur son sexe, affirmation qui nous plongea d'abord dans le ravissement comme une bonne blague et un trait d'esprit bien caractéristique du personnage, puis qui, au fur et à mesure qu'il se révélait avoir été proféré avec un sérieux indéniable, et sans la moindre trace d'envie de nous faire rire en venait justement à nous inquiéter, d'abord sur la santé mentale de notre amie Juliette, puis sur les moyens de surseoir au sens d'une telle affirmation et de ne pas se laisser piéger dedans, que sa conviction ne pouvait se comparer à une abstraction psychologique et à un refus de se rendre aux évidences, mais uniquement parce que, disait-elle, personne n'était jamais venu la détromper sur ce point, ce qui la menait à nous dire qu'il n'y avait pas là de sa part autre chose qu'une erreur, une erreur d'appréciation qu'elle avait commise non pas par un de ces dérèglements de la personnalité qui sont si amplement commentés dans les journaux et les livres savants, mais tout simplement parce qu'elle n'avait pas de moyens d'entrer dans le discours le plus commun au sujet de ce qu'étaient les sexes masculin et féminin et que personne n'était jamais venu de façon convaincante pointer son erreur et lui permettre ainsi d'en sortir, et qu'il n'y avait donc pas là une faute de jugement, ni un de ces actes qu'on appelle si sottement « désir de se masquer la réalité », mais tout simplement une incompréhension fondamentale qui ne lui permettait pas de se faire une vision juste de ce problème, et elle nous avait maintenu ce point de vue avec férocité durant plusieurs heures en tentant d'éclairer qu'il n'y avait là qu'une erreur et de nous montrer comment une telle erreur avait pu avoir lieu, et en réfutant ceux d'entre nous qui tentaient de déceler là l'expression de la folie.

Ce n'était pas la seule manifestation chez Juliette de cette menace de la folie, de ce qui nous apparaissait à nous comme menace de folie, et qui n'était peut-être en rien menace de folie mais uniquement conséquence du temps par elle passé dans les Camps de Modification du Langage, et surtout conséquence des pratiques barbares dont elle avait été victime durant ce temps, et nous nous promenions sur le bord d'un lac lorsqu'une fois Juliette avait dit « je ne sais plus faire la différence entre l'arbre et le reflet de l'arbre dans le lac, je ne sais plus lequel doit être appelé reflet, je ne sais plus ce qui est l'original et ce qui est la copie », et cela nous avait d'abord séduit comme un trait d'esprit poétique avant que son comportement de défi par rapport à l'arbre et au reflet de l'arbre, sa méfiance par rapport à eux, ne nous montrent que son affirmation était sérieuse et qu'elle était effectivement incapable de faire la différence entre le reflet et l'arbre, de même qu'il lui était impossible de reconnaître l'arbre sans son reflet, les deux formant alors, à ce qu'elle disait, une entité unique, et qu'il lui devenait alors impossible de se souvenir au juste de ce qu'était un arbre, « tu as oublié ce qu'était un arbre » lui demandai-je alors, « non, mais je ne suis plus sûre du tout de ce qu'est un arbre, lorsque j'en regarde un je me demande si c'est bien à cela qu'il doit ressembler, et si j'en compare deux je suis encore moins persuadée que ce sont là deux arbres, et de même de leurs reflets dont je me demande aussi s'ils sont des arbres ou s'ils sont des reflets d'arbres, ou encore autre chose ». Une autre fois alors que j'étais chez eux tard le soir elle prit un livre, le feuilleta, et nous assura d'une voix serrée qu'elle ne savait plus lire, que lire lui était désormais impossible, qu'elle reconnaissait bien les lettres mais plus du tout les mots, que les mots ne voulaient plus rien dire pour elle et qu'elle ne pouvait les agréger ensemble de façon satisfaisante car leur assemblage était devenu artificiel et n'évoquait pour elle aucun sens. Après quoi nous avions fait avec elle de la lecture à haute voix jusqu'à ce qu'elle se souvienne des mots et des lettres qui formaient les mots et de quelle façon les lettres accumulées constituaient des mots, et nous avions vu son teint rosir et ses mains se déplier au fur et à mesure que la lecture lui revenait après qu'elle l'ait oubliée.