Oolong Les pieds sur les croix Pdf imprimable à télécharger Se tient là sur une croix. Il se tient là les pieds joints posés sur une croix. Une croix dessinée sur le sol, grossièrement, avec deux branches dissymétriques se recouvrant en leur mitan ou à peu s’en faut. Une branche parfois, presque toujours, se trouve être d’un côté ou de l’autre plus longue. Cela n’a guère d’importance, en ce lieu. Pas tout à fait aucune, un peu plus qu’aucune, un peu moins qu’une quelconque, pourtant. Pas la seule croix celle sur laquelle il se tient n’est pas la seule. Seulement une croix parmi de nombreuses autres parmi la quantité énorme, quoique pas infinie, pas infinie croit-il, de croix semblables mais toutes subtilement diff érentes. Dans cette subtilité réside une partie du problème, quoiqu’il tienne aussi dans l’ensemble, dans le grand nombre des croix, leur tout, dans ce grand nombre qu’il suppose donc fini comme peuvent l’être les grands nombres si on veut bien admettre qu’ils existent. Il l’admet. N’a de cesse que de l’admettre. Il ne voudrait pas non plus de l’infini des croix qui réduirait à néant sa démarche, démarche qui déjà, telle quelle, ne promet pas de ne promet jamais peut en tout cas échouer, encore un peu plus, totalement, si le nombre des croix se révèle trop important, si démesurément important qu’il ne faille plus le dire grand mais le dire infini. Cela l’ennuierait bien. Dépourvu comme souvent d’accointances avec l’infini. Il n’aimerait à vrai dire pas du tout cela. Souverain mal, pour lui, comme on ne dit pas. N’en exclut pas la possibilité, parfois, lorsqu’il se tient pieds joints sur une croix, et c’est ordinairement ainsi quoique pas toujours comme nous le verrons qu’il se tient, n’exclut pas la possibilité que le nombre ce nombre soit trop grand et qu’alors tout flûte tout zut qu’alors tout ce serait trop tout simplement trop zut & flûte. Il s’agit des moments de doute, aussi en grand nombre, certainement pas infinis, eux, de certains de ses moments de doute, mais il en est d’autres, il en existe de nombreux autres qui ne ressemblent pas à celui-là mais pareillement des moments de doute. Subtilement différents, ainsi que les croix. Le sens de la nuance, ici, importe, l’emporte. Entre presque et rien. Entre beaucoup et énormément. Entre le très grand nombre et son pendant, l’infini. (( ; entre les pieds joints, presque rien.)) Les croix et le doute comme appartenant à la même possibilité de subtile variation dans des limites qui restent à définir pour que beaucoup ne soit pas l’infini et que le dénombrable ait encore le dessus, ce n’est jamais gagné, sur l’innombrable. Droit donc pieds joints sur une croix. Pas exactement si droit que cela non plus. À bien l’observer, une certaine voussure aussi marque son dos marque de façon générale son attitude. Qu’il appartienne à une sous-classe de l’humanité à pieds joints et ce serait celle qui de plus aurait le dos voûté, et pour qui suivrait la méthode que nous proposent les trois dialogue du Sophiste, du Politique et du Philosophe (m éthode dont nous nous rappellerons tout de même qu’elle échoue, et laisse Théétète dans l’incertitude, ce dont profite l’Étranger pour lui assener le premier d’une longue série de coups de grâce), plus que le dos encore toute l’attitude, comme si ses pieds à force de peser sur le sol pesaient aussi sur la sinusoïde approximative que forment dans son dos ses vertèbres. Se tient et ne cesse de se tenir donc sur une croix. Un équilibre somme toute admirable que de se maintenir aussi longtemps et toujours dans cette position quoique des fois et m ême de façon fréquente et répétée il vacille ou que même on le voie parfois s’asseoir, le fessier là encore, et même assez exactement l’anus, posé sur la même intersection des deux branches, ou qu’il s’y couche aussi tout en se souciant de maintenir encore et toujours son corps par-dessus le milieu de la croix autant que possible ne pas ce milieu le laisser d écouvert, ne pas laisser soi ne pas être au-dessus du milieu, de l’intersection des deux branches de la croix serait même plus juste serait même mieux rendre justice à l’effort qu’il fournit, qu’il poursuit dans le sens de fournir. S’ingénie à fournir quoique pas d’effort notable il soit possible de discerner sur ses traits dans ses gestes même dans l’attitude toute absente de gestes qui consiste seulement à se tenir debout comme il a été dit. (Sur son visage point de croix et rarement non plus d’expression) Là, il songe. Non pas qu’il s’y prête exclusivement, à cette songerie, mais elle occupe, dans son immobilité voûtée autant que figée un temps non-négligeable de son existence. Point sa totalité, nous pouvons le révéler, mais au moins un bon tiers. Le bon tiers en fait qu’il passe debout cela le conduirait de l’aube au soir si de telles choses se produisaient mais la lumière en ce lieu moins inconstante que partout ailleurs, n’aime pas à se cacher même brièvement bien que parfois des nuages et même de fortes pluies et parfois aussi de la grêle mais de la neige jamais vienne en modifier la texture. Texture de la lumière que traversent lorsque le temps en est venu des trombes d’eau ou alors simplement un petit crachin et qui comme il se doit en modifient la teinte ou du moins la qualit é mais aussi il arrive qu’une espèce de pluie sableuse tombe et donne à l’air alors une coloration plus ou moins franchement mais assez franchement toujours rouge, oui, cela arrive parfois, rouge, cela fait partie des choses qui peuvent arriver (le chien aussi, il arrive qu ’un chien, nous le retrouverons, mais moins vite qu’il ne le retrouvera lui, je veux dire que le chien à plusieurs reprises pendant ce temps cette sorte de grand chien noir se sera manifest é de façon plus ou moins proche et plus ou moins agressive ou parfois simplement en battant de la queue dans l ’espoir qu’on joue avec lui comme parfois font les chiens lorsqu’ils s’efforcent de se comporter comme les bons compagnons qu’on s’attend à ce qu’ils soient, parfois trop souvent). Il songe, nous avons bien dit qu’il songe déjà et nous dirons à quoi mais ce n’est pas là la seule activité dont il dispose il en existe quelques autres qu’il adopte dans un cycle pas toujours et même rarement régulier un cycle en tout cas qui le conduit à passer au moins une fois de temps en temps dans chacun des états quoique certains à de certaines périodes de façon très rare et ensuite plus fréquente et même qu’il se tienne à certains avec une telle constance qu’on croirait alors qu’il ne se passe plus rien et que plus rien ne doive plus jamais se passer mais toujours cela reprend et cela forme soit un tr ès long cycle, très très long, soit une série plus difficilement identifiable de cycles de moindre longueur mais tout de même encore assez longs. Il se passe que lui. Cela fait des cycles. Lui, les croix, et des cycles. Ne nous retournons pas sur les statues de sel. Avan çons. Se tient debout sur sa croix assez fixement pour qu’on ne puisse dire de lui à jamais qu’il ne saurait pas sur quel pied danser bien qu’en son for intérieur il l’éprouve exactement de cette façon même si en plus de ne savoir sur quel pied il ne sait sur quelle croix. Car on aurait tort à juger trop vite de l’immobilité dans laquelle il se tient qu’il se contente de rester indéfiniment debout et sans cesse sur la même croix. Celle sur laquelle nous le trouvons il n’y est parvenu qu’à un moment de son parcours. Avant et plus tôt que ce moment il n’y était pas. Et il peut n’importe quand, à n’importe quel autre moment la quitter pour se décider à migrer vers une autre. La circulation entre les croix constitue avec le songe la seconde activit é que nous devons évoquer et qui l’occupe aussi une partie du temps, une partie moindre mais dont la totalité représente une somme essentielle d’instants critiques, pas forcément les seuls instants critiques mais à coup sûr les plus spectaculaires pour un observateur extérieur qui ne posséderait pas, ce dont on veuille bien nous garder, accès aux songeries ainsi qu’aux autres activités, on peut ici imaginer un observateur maladroit ou distrait ou tellement bourré de préjugés qu’il ne se rendrait aucunement compte de la débordante capacité au changement qui peut parfois se manifester dans cette silhouette par ailleurs fr équemment seulement voûtée et immobile et semble-t-il abimée dans une songerie sans fin une songerie aux dimensions du décor. Ou un observateur ivre. Il y en a. Car presque partout qu’il regarde, s’il prenait la peine de regarder, ce qu’il verrait ce seraient d’autres croix presque toutes semblables à la sienne quoique bien identifiables chacune en ses différences intrinsèques, série de croix de formes et de tailles proches mais avec de très nombreuses variations que ce soit dans la longueur absolue et relative des branches qui les constituent, dans la graisse de chacune de ces branches, dans leur courbure et dans la fa çon dont le point de croisement change de façon si infime et pourtant si riche qu’elle pourrait décourager toute tentative de typologie, si une telle typologie n’avait sa profonde nécessité, rendant ainsi bien incertain l’établissement un jour prochain par ses soins ou ceux d’autrui d’un quelconque catalogue raisonné des croix, dont on ne voit pas non plus qui il pourrait bien arrêter. Ce serait pourtant un beau travail à conduire. Un exemple de fine observation pour un nouveau Linné. D‘autres croix donc autour de lui à perte de vue pourrait-on croire n’était que son expérience lui a permis de mettre en évidence qu’il existe des bordures, des frontières, et plus exactement un limes que rien ne matérialise si ce n’est que justement les croix cessent de s’y étaler, ce qui le confirme dans la possible et rassurante finitude du nombre de croix (le rassure mais ne l ève pas tout soupçon, car entre ces limites mêmes, l’infini est possible de plusieurs façons, par hypercompacité, par exemple. Ne nous y attardons pas) et par là-même du nombre de mouvements à produire pour les parcourir toutes c’est à dire pour avoir eu à un moment donné ses deux pieds joints et lui debout sur l’intersection de chacune de ces croix car tel est sinon son but ultime du moins un de ses buts dans l ’existence et un but qui lui tient à coeur lorsque rien d’autre (par exemple la songerie mais aussi d’autres activités donc) n’occupe le premier des étages de son occupation qui constitue un frêle petit immeuble, mais un immeuble tout de même. Sa silhouette lorsqu’il se tient ainsi sur les croix, peut se qualifier de quelconque et le grand manteau gris qui lui couvre l ’essentiel du corps n’y est pas étranger tant il s’ingénie à gommer tout ce que de lui on pourrait essayer de décrire, son grand manteau dont dépassent seulement par le haut sa tête avec une touffe de cheveux hirsutes et malpropres (en dessous desquels deux yeux d ’un clair difficilement caractérisable oscillant selon les moments entre le gris moyen, le bleu mou et le vert d élavé), par le milieu deux très longues mains dont il fait de façon assez régulière jouer les articulations et que finissent de longs ongles tout aussi sales et par le bas ses deux pieds que chaussent de fa çon chaotique deux godillots ne provenant manifestement pas de la même paire, disons une botte de cavalier très fatigué d’un côté, disons le pied droit, et une chaussure de daim montante ayant depuis longtemps d épassé tout état d’existence attestée et d’une certaine façon pas beaucoup mieux qu’un fantôme de chaussure revenue hanter le dehors de ses pieds, donc, à babord. Il lui arrive cependant aussi parfois de passer ses mains dans ses poches, et de faire de m ême de ses chaussures, ce qui le laisse pieds nus, mais pas forcément les deux mains en même temps ni forcément les deux chaussures en même temps ni forcément les mains à l’exclusion des chaussures toutes les combinatoires de présence dans ses poches d’une main, d’une ou deux chaussures, d’une main et d’une ou deux chaussures, ou de rien du tout, pouvant dans le temps se rencontrer quoiqu ’il faut bien le reconnaître rien du tout soit de loin le cas le plus fréquent et celui qui semble de fait recueillir ses suffrages. Lorsque les chaussures sont retir ées et déposées dans les poches on découvre en dessous, posés donc au centre de la croix, deux grands pieds plutôt bruns de couleur et dotés d’orteils longs et griffus dont il semble sans recours qu’ils vont à un moment où à un autre se planter dans le sol qu’on imagine fait de matière meuble, à la façon de doigts, afin de s’y agripper et de lui donner dans sa position un ancrage imprenable, quelque chose d ’un Camerone des orteils. Lorsqu’il pleut par exemple, cela lui arrive souvent quoique souvent aussi il préfère conserver ses chaussures et la fausse protection qu’entre leurs très nombreux trous lui offre le très peu de matière qui les constitue. Le grand manteau gris, lui, est simplement pelé si bien qu’on en distingue très bien, et même à relativement forte distance, la trame. Il reste quelles que soient les variations du climat, obstin ément fermé par une série de petits boutons si densément serrés que quoiqu’il en manque une bonne partie, jamais la moindre indiscrétion vers ce qui serait en dessous du manteau ne serait possible, oubliez d’avance cette curiosité. Mais de grand manteau en vérité y en a-t-il ou ne s’agit-il pas plutôt encore de sa peau, sa peau grise et élimée ; et dans sa peau-manteau il a creusé deux grandes poches afin de mieux devenir manteau et de cette façon de se donner lui-même un abri, et de s’étendre par englobement au-delà de soi, devenu manteau. Au moins en partie manteau. Plutôt une peau-manteau qu’un manque absolu de peau. Debout sur une croix bien entendu et des fois, il le faut bien, s’y couche. Il s’allonge alors par-dessus toujours l’intersection de la croix, il la fait disparaître dessous son corps. L’intersection et aussi une bonne partie des branches. S’il y parvient, des fois il y parvient et en éprouve une once de satisfaction, il la cache toute entière. Étire ses bras, cambre ses jambes, ajuste la position de son buste et en couvre une fois de temps en temps une toute enti ère, il n’en reste plus rien de visible, son corps dessus la croix a eu aussi le dessus sur la croix. Cela demande le plus souvent un gros effort. Un gros effort le plus souvent vou é à l’échec, au seul échec, de ne pas pouvoir, parce que quelque chose déborde de la croix sous son corps, à cet autre échec qu’il ne peut pas d’avec lui-même prendre assez de distance pour regarder & apprécier d’assez loin ce spectacle, cette épiphanie de la croix que le corps mange, recouvre, masque, apprécier cette victoire du corps son corps ployé plié sur le dessin toujours le même toujours si subtilement différent de la croix, d’une des, du moins. Il aime cela, aime y parvenir, même avec ce zeste si fort si amer d’insatisfaction, de n’en pouvoir tout à fait jouir. Lorsqu’alors il colle au sol, il s’y conforme, l’épouse, du plus près, le copule, le copule et son centre à lui lui semble dans ces moments là atteindre coïncidence avec le centre de la croix, d’une croix. Souvent il n’y arrive pas. Souvent il renonce. Qu’importe. Pas plus mal y renoncer. Car lors de cette activité, cette activité de se coucher sur le mitan de la croix et si possible sur son tout, si il y parvient, il se tient angoiss é d’en bouger, et ne peut plus ni songer, il songe beaucoup, on n’oserait dire qu’il pense mais songe encore beaucoup, ni encore moins dormir de peur qu’en bougeant, dans son sommeil, même faible, il ne glisse, ne se retourne, ne se trouve perdre la position de recouvrement si durement acquise, au prix de tant d ’efforts. La perdre, se décaler, même de façon mince, mais assez pour que de nouveau la croix ne soit plus derrière son corps mais l’excède. Comme le font toutes les autres, toutes celles qu’en même temps, à en recouvrir une, il ne recouvre pas, ne peut pas en même temps recouvrir. Ne veut pas glisser lorsqu’une fois il y parvient. Sait aussi la valeur périphérique, anecdotique, de cette obsession, de cette préoccupation. Sait que cela ne le mène jamais à rien. Mais un plaisir d’un plaisir qu’il y ait ici un plaisir qui ne soit relié à rien, à aucun projet, car il existe bien aussi un projet, il y tient, que ce plaisir puisse exister ainsi à l’écart de tout relié à rien, que ce plaisir soit plaisir pour rien, pour lui seul, pas même vraiment plaisir si on pense bien aux aspects angoissants qu’impose le vouloir maintenir sa position (jambes donc à quatre vingt dix degrés et des fois un peu moins ou alors plus, plus souvent moins que plus, il croit se souvenir de cette irr égularité, bras de la même façon disposés d’une façon pas naturelle du tout ni du tout le plus souvent agréable, quoiqu’il lui semble se souvenir mais peut-être pas d’une croix, une croix au moins, qu’il parvint non seulement à couvrir, mais de plus à couvrir sans non plus devoir risquer se luxer épaules et hanches dans ses contorsions de couvreur de croix, avec même un certain degré de confort si une telle chose peut encore arriver à se vautrer sur et dans le sol meuble mais pas non plus vraiment mou) mais tout de m ême plaisir car plaisir de réussir une chose que rien ne rend obligatoire mais dont il s’est fixé à lui-même et de lui-même et par lui-même et pour lui-même l’échéance. La plupart du temps plutôt il y renonce, il lui arrive même de façon fréquente de ne pas même essayer, de s’en défier, de seulement alors se coucher sur une croix, soit qu’il juge impossible tout essai de couverture soit que l’humeur du moment ne le prédispose pas à essayer un tel effort et risquer un tel échec, se coucher en veillant bien tout de même à ce que l’intersection de la croix il ne cesse de l’occuper, de l’occuper de son corps étendu comme plus souvent il l’occupe de ses deux pieds – nus ou chaussés, se coucher plein de multiples précautions pour être sûr que le plus gras de son corps recouvre bien l’intersection des deux branches, et profiter de cette façon d’un sommeil, d’une très mauvais sommeil, parfois troublé par la pluie ou la grêle, jamais facilité par le continu sans fin de la lumière qui jamais ne cesse, dans une position définitivement inconfortable, mais d’un sommeil tout de même, de quelque chose qui ressemble assez à dormir pour que ce soit sommeil, et que jamais au contraire de ce qui se produit le reste du temps, le moindre songe ne s ’y glisse. Et il en est bien content. Qu’il ne s’agisse alors que de dormir et de rien d’autre, qu’il ne s’agisse que, pour une durée qu’il s’avère incapable d’apprécier (sa montre a depuis longtemps rendu l’âme et il ne sait plus du tout du côté de quelle croix il se décida il y a déjà pas mal de temps, et tout compte fait assez longtemps, il se décida à s’en séparer, mais de toutes façons déjà avant qu’elle ne rende son âme mécanique de montre il n’accordait qu’une confiance très relative aux indications à son avis fantaisistes de son porte-temps), de ne plus se trouver dans la veille. Et seulement tr ès souvent ce lui semble très souvent de se réveiller en sursaut dans l’angoisse d’avoir laissé son corps glisser assez pour ne plus recouvrir avec une exactitude assez grande le mitan de la croix, mais le v érifier d’un coup d‘oeil, et l’ayant vérifié sombrer de nouveau avec des délices troublées d’appréhension de nouveau dans ce mauvais, dans ce méchant, dans cet épisodique et de toutes façons à terme condamné, sommeil. Quatrième activité, donc, dormir, avec se tenir sur ses jambes pieds joints sur le centre de la croix, premi ère activité, songer, seconde activité qui n’exclut pas la première mais bien plutôt se combine le plus souvent avec elle quoique de façon non exclusive comme nous l’avons vu, se coucher pour recouvrir de son corps l’entièreté de la croix, troisième activité, activité d’une certaine façon de luxe, et sorte de part maudite de ses activités en ce que rien de réellement pressant ni justifiable ne l’engage d’une part à le faire mais surtout d’autre part à comme il le fait en jouir lorsqu’il y parvient (mais c’est vrai aussi que ce n’est que rarement et que le plaisir n’est pas, d’ordinaire, sa chose, même s’il ne s’estime pas si malheureux que cela, en moyenne, surtout à défaut de tout point de comparaison, on peut bien le reconnaître). À certains cela serait bien assez et bien suffisant, à certains cela serait tout le nécessaire pour remplir une vie, mais pas à lui qui compte encore d’autres, nous ne dirons pas distractions ce serait d’une certaine façon l’insulter, mais activités sans aucun doute. Cela ne se limite pas à quatre. Quatre pourraient pourtant, et nous avons bien relevé certaines possibilités combinatoires ainsi que des variations intrinsèques à ces états, des variations non sans importance (se tenir debout de quelle façon les pieds joints serait-ce la même chose chaussé que déchaussé, avec une seul chaussure qu’avec deux et dans quelle poche, avec ses mains pendant sur le côté de lui au bout des manches de son manteau grand manteau gris ou encore, parfois d ’ailleurs cohabitant ou pas avec une ou bien plusieurs chaussures, dans ces poches, nous avons l à à bien y regarder tout un petit monde de possibilités qu’il peut s’ingénier à parcourir, qu’il pourrait s’ingénier à parcourir si le souci de ses cycles, le souci de conduire des cycles, ne le portait dans des perspectives bien plus vastes comme nous allons le voir et donc en aucune fa çon limitées à ce qui se pourrait faire seulement en se tenant debout pieds joints sur le centre de la croix tel que nous l ’avons d’abord saisi) (de même pourrions nous relever que la position couchée comporte encore d’autres possibilités de différenciation entre le moment où de son corps il parvient à masquer complètement une croix et la situation de beaucoup la plus courante où il n’y parvient pas et où donc il peut dormir mais ne le fait pas toujours quoiqu’en règle générale il s’y essaye mais n’y parvient pas à chaque fois, et ici nous ne dirons rien de ses pieds et de ses mains dont nous consid érerons que la position horizontale adoptée invalide ou rend totalement secondaires les particularités à ce moment-là, oui). De fait, il possède en plus de celles-là six autres activités essentielles dont nous verrons d’ailleurs que la dernière comporte un degré de rareté extrême en ce qu’elle peut ne se produire qu’une fois et qu’elle signale la fin d’un cycle et le transport peut-être alors dans un autre champ de croix (si celui-ci mais est-ce le premier nous n ’en savons rien, est, conformément à l’hypothèse de départ, immense mais fini, quoiqu’en l’occurrence il serait plus juste de placer cette supposition sous la figure d’un pari approximativement pascalien que sous celle de l’hypothèse plus rationnelle qu’on reconnaîtrait par exemple à un expérimentateur scientifique, un champ de croix fini sans préfigurer ni de l’existence ni de la finitude d’autres champs de croix, il peut y en avoir, je vous dis qu’il y en a et même pire qu’il n’en manque pas n’en a jamais manqué n’en manquera jamais), ou totalement ailleurs, il n’en sait rien et nous non plus. ((Imaginons maintenant la même scène mais un autre champ dans celui-là les croix plantées à la verticale dans le sol et non pas comme ici se découpant à l’horizontale, égrenant leur morne succession à l’horizon car oui morne et le sol de terre brune, rien que terre brune pas vraiment un point d ’herbe à l’horizon, pas même un, même pas)) Croix flamme vague feuille Croix-éteinte noeud-des-croix aucune-feuille-aucune nul brin d’herbe donc nul non ombre non Lorsque ce n’est pas pieds joints et posés sur le nombril de la croix là où la crise se marque, dans les chemins divergents des branches, il lui arrive aussi, cela arrive assez souvent, moins que debout cela nous l ’avons déjà dit, il lui arrive tout de même aussi de s’asseoir. Cela fait une position, une position intermédiaire dans les croix et se tenant le fondement sur le centre de la croix alors, ses fesses tr ès exactement il les ouvre, les écarte, les pose sur ce mitan de la croix, et n’en bouge plus. Il a acquis de cette façon dans l’immobilité assise des façons de trait vertical parmi les traits horizontaux (seul trait vertical d’ailleurs si on exclut la pluie la grêle lorsqu’elles tombent, mais justement elles tombent et pas lui), des façons de s’associer lui aussi à l’immobilité des croix, même s’il lui arrive, il lui arrive bien, il lui arrive parfois, de lever mollement un bras et de se gratter alors du bout des doigts la broussaille sur sa t ête, ou encore cette barbe qui nait sans jamais croître au-delà de sa naissance, ou encore de fourrager fiévreusement sous le manteau, en direction de sa poitrine qu‘on ne peut que deviner, d’un geste lent mais ferme, tellement ferme qu’on l’en croirait incapable, d’un geste qui voit sa main se glisser par toute ouverture, celle-ci ou une autre et une autre encore qu ’on n’avait jamais vue, sous le manteau et alors à grands gestes tellement clairs frotter de ses ongles sa peau qu’on imagine jamais lavée en dessous de la protection pourtant défaillante du tissu, qu’on imagine soumise à une longue macération quoiqu’ici et il en est la preuve tout juste vivante rien jamais ne pourrisse rien jamais n ’aille vers cette fin naturelle que serait mourir pourrir et disparaître, pas plus lui que le décor, il s’en fait la réflexion lorsqu’il se tient se grattant, uniquement dans ces moments, qu’il ne lui est pas donné, comment le sait-il ? de vieillir ni de pourrir, cela aussi il faudrait qu’il le gagne. Lorsqu’il se tient de cette façon assis, qu’il n’a plus à surveiller le poids de ses pieds sur la croix, ni à surveiller la position de son corps étendu par-dessus recouvrant ou ne recouvrant pas au contraire les deux branches, lorsqu ’il se tient assis et c’est une position relativement tranquille, il sort de sa poche, elle le contenait donc en plus de la possibilit é des mains et de celle des chaussures, il sort et porte ouvert devant ses yeux un livre, un seul livre, toujours le m ême livre. Il le porte à ses yeux c’est un geste qu’on n’attendrait pas dans ses mains non plus avec tellement de délicatesse, car il en possède alors plus que de mesure plus que son pauvre corps n’en peut porter. Tellement en partie parce que comme nous le verrons tenir le livre ne fait pas partie de ces gestes qu ’il pourrait exercer avec violence, ou du moins une certaine soudaineté, des choses soudaines, il n’en fait qu’une, nous saurons plus loin laquelle, lorsque le moment sera venu qu’il le fasse, nous ne pouvons pas plus de lui courir devant, nous sommes pris avec lui entre les croix. Mais il tient le livre au dedans de ses yeux et atteint dans ce geste à une certaine douceur, cousine, voisine, familière, de celle qui le saisit à s’asseoir, et se met à lire, à voix haute. Un très vieux livre très jaune et très usé qui ne tient que du soin de ses mains ses sales vieilles pages poudreuses. Il ne lit jamais qu’à voix haute, seule occasion pour lui que se poursuive sa voix, que se donne forme cette voix, et qu ’autant il entende (il y a bien le grand chien noir, ne le perdons pas de vue, auquel il n ’arrive cependant jamais d’aboyer lorsqu’il vient le voir, qui se contente de passer, mais jamais sans un bruit, jamais sans un seul bruit, tout nu d énudé dépourvu de cette voix brusque qu’ont les chiens comme une tension qui se relâche et rien d’autre, le chien peut faire le geste de l’attaquer ou ce geste qu’on prend pour de la colère chez les chiens mais jamais sans le moindre son). Parcourons le rien, lui arrive-t-il alors de se dire, et de se répéter, mais d’une seule voix qui ne franchit pas la ligne de ses pieds, d’une voix qui ne traverse que son corps et laisse en l‘état l’air autour de lui, ne le fait pas vibrer, ne le dérange pas, sa voix. Ce serait : le phénomène est-il sans lien avec l’absolue absence de tout vent dans ce lieu ? Il n’a jamais depuis qu’il y est senti de l’Aquilon la morsure, du Zephyr les frémissements, du Mistral la plainte lancinante et qui rend fou (merci bien), il n’a jamais éprouvé le moindre souffle d’air. Pourtant la pluie, la grêle, la neige, lorsqu’elles tombent, et elles tombent parfois avec assez de constance, ne tombent parfois pas droit, quelque chose les d érive et les lui plante en pleine face, d’une diagonale marquée, ou encore en plein dos ou sur l’un ou l’autre de ses côtés (à moins qu’il ne se soit tourné, car tourner constitue aussi à l’occasion un de ces mouvements auxquels il se risque, mais qu’il considère à peine comme une activité, il se tourne alors toujours de la même manière, d’abord fléchissant les jarrets pour que son postérieur prenne pas mal de proximité avec le sol, et ceci d’un mouvement très lent, très très lent, si lent qu’on le devine à peine bouger, il amasse ainsi de l’énergie, qu’il détend d’une seule secousse, d’une très vive et très nette secousse, si vive, nette et violent qu’un observateur non-averti s’il en existait un en ce lieu ne la verrait sans doute pas, de telle façon que ses pieds à l’unisson quittent le sol et qu’en forçant le mouvement d’une flexion de son torse, d’une poussée aussi de l’appui sur ses orteils, il se trouve retomber, aussi exactement que possible de nouveau au mitan de la croix sur laquelle il se tient, mais ayant dans l ’intervalle réalisé une torsion d’un quart, d’un demi ou de trois quarts de tour, sachant qu’une pleine révolution, il ne l’accomplit jamais, car ce serait alors revenir dans la position initiale, ce qu’il ne fait pas, qu’il s’interdit de faire, puisque s’agissant de bouger alors il lui importe d’avoir bougé et que pas seulement la dépense d’énergie ainsi consentie le reconduise à ce qu’il connaissait déjà et qu’il ne veut plus. Il n’y voit nul intérêt, ou plutôt un intérêt nul. Qu’il bouge, qu’il prenne la décision de bouger et alors bouger lui importe justement plus que tout, que ce soit clair, et que son horizon, le champ de croix devant ses yeux, change au moins assez pour qu ’il sache qu’il a changé) Il n’y a donc pas de vents, mais seulement des courants de matière humide, généralement humide et froide, qui coulent sur lui sans qu’un souffle d‘air semble les aiguiller, comme si on les projetait directement dans sa face ou sur ses omoplates). Toujours est-il qu ’aussi fort qu’il s’y essaye, s’il ne lit jamais qu’à voix haute, il ne perçoit cette voix que dedans l’intérieur de son corps, que les vibrations n’en circulent de façon privilégiée, ce lui semble, qu’entre sa bouche et ses oreilles, et uniquement et jamais qu’en passant par l’intérieur des matières qui composent sa tête. Cela ne le retient pas de lire à voix haute lorsque l’envie lui en prend, que cette lecture se fasse très rarement de façon droite, les pieds alors en dessous des jambes tendues rigidement posés et serrés exactement sur le mitan de la croix où à ce moment il réside, ou encore le plus souvent, de lire assis, son fondement occupant alors la m ême zone où se croisent les deux bras de la croix. Il lit à voix haute et avec passion et toujours ce même seul livre, L’Odyssée, dans une version remise en vers par un obscur traducteur ancien, et vibre alors à déclamer les étranges décasyllabes bien trempés que cet auteur a privilégiés de façon surprenant comme forme, vibre parfois plusieurs centaines de vers durant, tandis qu ’il lit ce texte que la familiarité lui a permis désormais de connaître pourtant par coeur, en très grande partie par coeur, mais qu’il n’imagine pas de faire autrement que lire. Il y passe très longtemps et qu’Ulysse jamais n’ait été son héros avant, jamais avant qu’il n’arrive entre les croix, lui importe peu. Il s’identifie désormais à lui, il se sait être non pas un autre Ulysse mais à sa façon un reflet et une déformation du roi d’Ithaque, un moment suspendu, durablement suspendu, du plus rusé des grecs, une figuration tremblante, (comme un pâle fantôme ou une mauvaise copie) de celui qui s’attira l’amour de Nausicaa (fille d’Alkinoos) et des autres mortelles et immortelles. Il y passe le temps nécessaire, dans sa lecture, d’un deux trois chants, autant que voulu autant que possible, des chants en nombre assez pour qu ’à la fin sa langue s’en fatigue (il ne s’agit que de sa langue, il ne s’agit jamais de ses oreilles qui elles ne se rassasient jamais des aventures du mortel pr éféré d’Athéna et de ses errances marines et amoureuses). Il ne se fatigue pourtant jamais. Si ses bras, s’ils n’étaient pris par l’effort de tenir et retenir le livre devants ses yeux, ses deux bras toujours, il les secouerait bien, les bercerait en rythme pour accompagner les phrases, pour en souligner les p ériodes, les retours, les enjambements, les diérèses et synérèses, la cassure douce des hémistiches, le larmoiement des rimes, leur parfois trop grande écoeurante richesse, leur lourdeur. Il déclame pour un public absent d’une parole qui ne glisse pas hors de sa bouche mais lui reste liée comme s’il parlait dans sa langue, comme si sa langue était prise dans sa salive et celle-ci encore lourde d’un mortier suppuré par sa bouche. Il est heureux alors il vit ses plus rares moments de bonheur au milieu des croix, des moments o ù il oublierait presque (mais en vrai il ne l’oublie jamais) que son devoir encore consiste à se tenir pieds joints, le plus souvent pieds joints comme nous l’avons déjà dit, dans la position que nous avons dite et qui lui est désormais non pas la plus naturelle des positions mais celle du moins dont son corps, et pour dire vrai tout son être, possède désormais tellement l’habitude que c’en est comme on le dit souvent une seconde nature. La première vaincue, ébréchée et modelée, transformée, par la seconde. Son devoir ? Oui, son devoir, l’existence d’une vie culturelle, d’une vie d’en dehors des croix (mais d’une certaine façon oui, d’une certaine façon vrai, que le texte de l’Odyssée, tout en son entier le récit des pérégrinations du divin Ulysse ne contient pas une seule fois une seule, le mot croix, ainsi il peut passer des heures r écitant versifiant déclinant les moments, closules et apodoses du poème, chiasmes métonymies et synecdoques, analepses et prolepses, sans une seule fois une seule, sans jamais, se commettre à placer dans sa bouche le nom de ce sur quoi ses pieds joints et fixes ou son fondement ou son corps entier et qu ’à l’infini il ne fait que voir sauf là où elles s’arrêtent pour les raisons inexplicables de ce qu’il suppose une nécessité de la finitude, une exigence du fini) ne pesant de son point de vue que d’un poids bien léger au regard de l’activité, de la série d’activités qui constituent ici sa raison d’être si une telle chose se peut encore, si une telle chose jamais encore en ce moment et puis les autres. Lecture, ce vice impuni dans cette infinie inévitable vertu des croix. Chante tant que tu peux, tant que tu, Aède. Nous ne l’avons pas dit assez, c’est donc il s’agit, nous y reviendrons encore, d’un champ de croix, mais d’aucune dressée, rien que de croix couchées, elles sont marquées, posées sur le sol, peintes pourrait on dire, d’une matière légèrement crayeuse en même temps que par certains aspects caoutchouteuse comme si encore indécise entre deux états ou prise dans un processus de décomposition qui se poursuit très longtemps et doit les conduire de l’état cohérent de substance à la fois compacte et souple à l’état de substance poudreuse et friable. Selon les moments d’ailleurs pas toutes au même état d’avancement, de décomposition, de friabilité, à moins que cette inconstance ne soit une caractéristique de leur existence depuis le début et qu’elles soient nées et non pas devenues comme cela, ou que pour une part seulement il faille y voir le r ésultat d’un vieillissement, la règle l’empêchant de revenir deux fois vers la même croix même à de très longs intervalles de temps fait qu’il ne peut pleinement se prêter à une approche expérimentale et rationnelle de la question qui parfois, oh, bien brièvement, le travaille sont-elles ainsi depuis le début ou bien le sont-elles devenues et si oui de façon homogène et à quel rythme ? , question intéressée comme on le voit puisqu’à lui aussi une réponse apporterait quelque idée de ce temps qui passe qui ne passe pas qui passe mais sans que jamais il sache comment de croix en croix et parfois tr ès longtemps seulement très longtemps pieds joints sur la même et que faire du temps avec cela. Activité qui suit, la plus spectaculaire, elle à chaque fois lui coupe le souffle et déclenche dans ses intestins par ailleurs si sereins qu’il les tient pour inexistants une sorte de tempête assez maladroite et la peur de se vider en route (mais de quoi, que reste-t-il en lui depuis tout ce temps dont il lui serait encore possible de se vider ? il n ’en sait rien, que l’éternité lui soit confiée c’est même dans la crasse sur un modèle dont il suppose qu’il n’en acquiert de nouvelles parcelles qu’à mesure qu’il se sépare d’anciennes de telle façon que le poids de crasse et d’ordure en lui et sur lui reste toujours le seul même, un seul, constant, et la pluie qui un moment alourdit son manteau il ne la boit et elle s èche, et donc il n’en reste rien si on exclut les cycles, les périodes d’un peu plus lourd de manteau et celles d’un peu plus sec, le tout constituant une moyenne de demi-humidité jamais agréable dans laquelle il se gratte tout de même. La pluie comme seul délavement.). Cela se produit cependant sans rupture brusque, tout un cérémonial, une lente suite de gestes conduit là. Ayant d’abord résidé un temps convenable sur une croix, parfois un temps somme toute très court, mais assez cependant pour l’avoir de diverses façons occupée et couverte tantôt debout assis couché, s’être en somme roulé dessus sans jamais en quitter la position-clé qui est le mitan des deux branches comme on l’aura déjà compris, un temps convenable correspondant donc à un temps d’occupation lui ayant conféré une certaine familiarité avec la croix, ayant habité ce temps dessus assez pour la posséder bien à fond, il se passe un début d’agitation, quelque chose comme une modification de ses habitudes qui se précipite quoique très lentement et toujours de la façon la plus retenue si bien que personne à la voir, si un quelconque pouvait le voir, ne saurait au juste ce qui lui arrive ni ne pourrait établir avec certitude qu’il a bougé et c’est là probablement le modèle et la méthode justement de son déplacement qu’il se produise toujours de telle façon qu’un très éventuel témoin ne se rendrait pas vraiment compte qu’il bouge alors même qu’il vit ce qui représente probablement sa plus grande agitation dans ce décor qui n‘en voit pas beaucoup n’en vit jamais beaucoup n’en permet même aucune. Ayant passé un temps convenable dans les diverses positions que l’on a dites, et ayant reconnu du plus près qu’il se peut et avec le plus de précision en ces occasions les spécificités de la croix sur laquelle, il lui arrive de commencer à sautiller ou à s’avancer à pas menus vers l’extrémité de l’une ou l’autre des branche, c’est à dire dans l’une des quatre directions qui s’offrent à lui. Les quatre, toujours les quatre il les explore, certaines parfois à de nombreuses reprises, jamais toutes, au moins une il n’y va jamais qu’une fois, et s’en détourne, et n’y revient jamais, celle-ci est perdue, d’un coup perdue pour la cause pour tout ce qui pourrait se produire ensuite, et c’est celle usuellement, à de très rares exceptions près, lorsqu’il ne peut vraiment pas faire autrement, celle par laquelle il est arrivé, au bout de laquelle il ne revient jamais qu’une fois. Chacune de ces expéditions vers le bout d’une des branches, vers un bout d’une des branches, s’accompagne en retour d’une station plus ou moins longue pieds joints corps droit sur le mitan de la croix, du moins au commencement à chaque fois de ses explorations. Ensuite il lui arrive, parvenu au bout d’une des branches, et par une succession de pas nerveux ou de sauts brefs et maîtrisés, de se déplacer directement du bout d’une des branches à un autre bout d’une des deux branches restantes (une a été comme nous l’avons déjà précisé éliminée, et abandonnée, de façon à peu près toujours définitive, et lorsque ce n’est pas le cas toujours avec la plus grande répugnance puisque comme nous le verrons il y a une certaine forme de mal, moralement s ’entend, à revenir sur la branche d’une croix qui a déjà été parcourue pour s’installer sur cette croix, et de façon plus générale un tabou presqu’absolu à revenir sur ses pas), certes en passant par le mitan mais sans y marquer un quelconque arr êt qui lui donnerait une importance particulière. Dans un tel déplacement soit il se dirige en ligne droite sur une même branche et tout est assez facile bien qu’il lui faille veiller à ne pas prendre trop de vitesse afin de ne pas quitter par inadvertance la croix sur laquelle, soit il change de branche ce qui l ’oblige à négocier avec assez d’habileté le virage qu’on imagine assez sec qui lui permet de changer violemment de direction arrivé justement sur l’intersection qu’il occupe usuellement de préférence. Il faut s’imaginer un mouvement à la fois discret, presqu’imperceptible, mais nettement décidé, et pas dénué tout à fait d’élégance, mouvement au cours duquel il arrive que les pans longs de son manteau se soul èvent un peu comme portés par le vent qui justement toujours fait défaut dans ce lieu, entre les croix sur lesquelles ne passe jamais aucun vent quoiqu ’il se passe par ailleurs. Ainsi il reconnaît dans un premier temps, après sa période de première immobilité, son territoire, et de cette façon aussi le conquiert, et cette tâche effectuée se consacre, après une pause d’une durée de nouveau convenable pieds joints sur le mitan de la croix, à celle qui la suit inévitablement, de se porter vers le bout d’une branche de la croix (cette décision relevant d’une mathématique assez complexe, la décision de choisir un bout de branche plutôt qu’un autre si on en exclut celui qui justement se trouve exclus), et de se tenir alors pieds joints sur cette extr émité un assez long moment, une main placée en protection des yeux à l’horizontale des sourcils pour observer attentivement autour de lui et que voit-il alors sinon un grand nombre d ’autres croix ? desquelles distantes de quelques dizaines de centimètres parfois de celle sur laquelle il se tient en l’état depuis que nous l’accompagnons, certaines parfois proches à les toucher seulement en se couchant, et d’autres fois aussi séparées par ce qui semble une distance plus vaste mais jamais de nature telle qu’elle risque de s’avérer infranchissable. Ainsi dans la noble position du guetteur indien, restant un bon moment encore immobile, il scrute, et seul le mouvement de ses yeux laisse croire qu ’il n’est pas tombé en transe du fait de cette contemplation et que donc encore un certain espoir persiste quant à la reprise le moment venu de ses activités dans cet espace monotone que sa seule présence, et encore pas toujours, contribue à animer. Il étudie ainsi le terrain puis se tourne sur lui-même et s’enrobe dans les pans de son long manteau et d’un geste d’une infinie douceur et très ferme, d’un geste presque inexistant au regard de toute cette préparation qui l’a précédé et rendu possible, d’un seul geste tout doux, il passe sur une autre croix, jamais celle de laquelle il vient, jamais une, sauf cas tr ès exceptionnel, où il se serait déjà arrêté, une toute nouvelle, il la gagne, s’il lui faut pour cela bondir il bondit et c’est tout aérien dans le ciel qu’on croirait bien le voir s’élever, et puis retombe, sur la plus proche branche, et d’un seul mouvement que continue l’énergie qu’il a mise dans le saut, il vient se réfugier comme il faut, les deux pieds joints sur le mitan de cette nouvelle croix, et l à se tient, et là se pose, et là sur son visage passe comme le signe d’un apaisement après la plus grande angoisse, et il se pourrait qu’alors il sourie et que ses yeux enfin mais de façon très brève prennent un peu de couleur, cela ne dure jamais, pas. Il aimerait, s’il l’osait, alors dire quelque chose, dire une chose comme je te salue vieil océan, mais n’ose pas. Mais ce qu’il ne dit pas ses pieds peut-être le font aussi bien, et on comprend alors qu’il se pose ainsi, mais que dans ses pieds c’est une sorte de caresse qu’il prodigue, à la fois au mitan de la croix, et à la plante de ses pieds à lui à travers le presque tout-trou de ses chaussures dépareillées. Peut-être n’a-t-il pas non plus toujours vécu ici et dans un autre temps il savait danser. Le savait-il ? On serait prêt à le croire. Seulement ensuite c’est lourdeur, ensuite c’est rien qui bouge, ensuite c’est retrait, comme si derrière cet effort c’était rien qu’il y avait et non pas quelque chose. Rien. Il se tient, on voudrait croire à un repos, l’hypothèse ne tient pas, quelque chose de trop contenu pèse sur son attitude, sur ses épaules, cela n’est pas qu’il ne bouge pas les pieds pas seulement mais qu’il ne bouge rien du tout qu’il n’a plus loisir de bouger, le mouvement a été éteint et lui doit apprendre de nouveau qu’il existe, que le mouvement existe, même pas apprendre à bouger, apprendre que quelque chose comme du mouvement serait possible et que lui pourrait s ’y précipiter, il aimerait bien, mais il ne voit pas au juste ce que c’est mouvement. Alors très lentement seulement il recommence la série des plus petits gestes, d’abord les chaussures dans les poches, certains dandinements, s’asseoir, lire, etc. Cela lui prend parfois peu de temps pourtant toujours très long du dedans de lui, ce ré-apprendre, et même ré-ré-ré-(n)-apprendre. ((n) très grand sans fin). Pas d’autre raison de se tenir là, non pas de filer d’une croix à l’autre que cette amnésie qui le fige, ne le secoue pas, mais le fige, l’englue. Amnésie d’avoir jamais bougé et que ses pieds puissent ailleurs que sur le mitan de la croix, autrement que peser sur l ’intersection des deux branches. Il a mal. Quand il réacquiert le mouvement, au fil des moments sur chaque croix à chaque fois sur chaque croix, de nouveau il pense, cette fois plus à son passé, le sien propre, mais peut-être que si, mais seulement un passé plus immédiat et qui dans sa monotonie structurée inclut aussi le futur plus ou moins immédiat. Quelle est la meilleure croix ? se demande-t-il. La question dure. Elle se prolonge comme répétition des points d’interrogation et il se voûte en conséquence un peu plus encore tout en se tenant droit. Cela doit lui faire encore plus mal. Celle sur laquelle je me tiens, ou bien celle sur laquelle j’arrive, ou encore celle que je ne connais pas encore, ou la dernière, il doit y avoir une dernière, la dernière de toutes les croix ? Jamais la croix que j’ai quittée, celle là pas la meilleure, je le sais, puisque l’ayant occupé j’ai encore pu me poser la question et répondre, pas celle que j’ai quitté, chaque fois. Alors pas celle là une quelconque des autres. Il ne veut il le sait bien avec toutes ces questions et le retour de certaines choses de son enfance (l ’image d’un éléphant mis à mort par électrocution, celle d’un autre pendu à une grue, une de ces lourdes grues qu’on utilise d’ordinaire pour dépanner les locomotives, une très robuste grue, et chacun de ces éléphants avec non seulement un nom (ne nommez jamais ce que vous allez tuer, le nom donn é à toute chose, une salade même, rend plus violente toute violence qui lui sera appliquée), un nom parfois sympathique et qui fait penser à ce qu’évoquent d’ordinaire les éléphants (Topsy meurt électrocutée, Mary pendue, à chaque fois ces images atroces et ridicules, comme si les monceaux de chair et de vie à trompe en question ne devaient pas donner le spectacle d’une mort si contraire à la placidité du gros animal gris), mais aussi une histoire qui explique que la mort soit arriv ée de cette façon à l’animal, d’une façon pas très, pas tellement, pas du tout, d’une façon dégueulasse en vrai, il a un peu honte), il ne veut rien d’autre que se donner mauvaise conscience. Et prendre par conséquent toute précaution légitime dans le parcours sur à travers et avec les croix que ses pieds ne quittent jamais tout à fait et si ce ne sont pas ses pieds son fondement ou encore toute autre partie de sa personne qu ’il peut y appliquer mais pas tellement les mains, solution écartée depuis longtemps pour sa trop évidente simplicité, qu’il suffirait d’y tenir les mains, et pourquoi pas seulement les doigts, il ne tolère cela, ne se permet cela, ce serait tricher. Il pense pour la mauvaise conscience, pour le go ût de la mauvaise conscience et de la honte dans le champs de croix, sans non plus faire semblant qu ’il n’y aurait pas eu d‘avant, et sans en faire non plus tout un plat : l’avant va avec les croix, et les croix ne sont l’après de rien. Nous avons dit qu’il songe mais pas encore jamais à quoi il songe cela pourtant importe que cette songerie ne soit pas vide de contenu mais au contraire remplie. Il songe en particulier assez souvent au temps lointain de sa petite jeunesse pass ée entre un père hagard, insuffisant et usuellement gorgé de boisson et une mère acariâtre quoique jolie et souvent gaie en apparence, et au temps passé à masturber avec beaucoup de mélancolie un chien, le grand chien noir de la maison, qui lui en savait quelque attachement. À masturber jusqu’à le faire jouir le grand animal noir qui lui montrait si facilement le ventre et dont celui qui jusqu ’ici se promène semble être une émanation, ou au moins un mauvais souvenir, puisque l’autre non plus, ratant en cela sa vocation de chien, n’aboyait jamais qu’à contre temps. Ensuite se laver les mains, faire disparaître les taches, changer de pièce, recommencer un autre jour. Jamais fait rien d’autre que d’aller de croix en croix, même lorsque pas encore de croix. Se tient là, pieds joints sur une croix, sur le mitan de la croix, saute de temps en temps, au bout d ’un temps toujours convenable, d’une croix l’autre, mais son parcours de saut en saut, de croix en croix n’a rien d’erratique, il ne le cède jamais au hasard car le hasard ne mérite rien de lui qui ne se trouve pas là par hasard quand bien même il ne sait pas bien quoi d’autre serait la cause ; il croit à une cause, fermement, un fatum au moins. Il veut sa cause, celle de sa présence en ce lieu, il y atteint par le jeu minutieux de ses déplacement, jeu qui oriente et donne un sens, il le croit, il veut le croire. Il reproduit le poids de ce fatum, ou bien il en recherche le sens et la v érité dans le reste de vie mentale qui l’anime, une pensée qui lorsqu’elle ne se tourne pas vers l’histoire de soi pèse toute entière sur les croix, sur la succession des croix. Que cela ne se fasse pas au hasard, il l ’a toujours su, il n’exista pas d’avant cette connaissance de la nécessité d’injecter du sens dans son parcours, autant qu’il le puisse car le sens ne lui fut pas révélé, il advint de par sa volonté, de par ces lambeaux de capacité à discriminer qui lui font comme un esprit, comme un esprit seul qui ne parle jamais mais se sait encore esprit planant au-dessus et avec la monotonie des croix jamais exactement pareilles. Aussi une autre de ses activit és, la huitième, puisque nous y voilà, consiste, quoique cela paraisse en premier lieu impossible, à marquer chaque croix, la marquer mentalement de telle façon qu’il lui soit possible de se souvenir y avoir résidé. Il y consacre ce qui de ses capacités, affaiblies par la vie qu’il mène ici, lui reste, soit pas grand chose. Il doit, de chaque croix nouvelle, déceler la particularité, s’aidant pour ce faire d’un système qu’il parvint à mettre au point depuis que dure sa longue si longue fréquentation des croix. (plus une, toujours plus une, si pas la dernière, la prochaine, ou encore rien que celle sur laquelle il se tient, plus une). Dispose pour ce faire d’une intime connaissance des croix, pas pour rien qu’il se couche dessus, les embrasse de son corps ou encore s’y tient assis, pour aussi, du même mouvement, et même en dormant dessus, mieux les connaître et par ensuite les reconnaître. Sait comment jamais deux croix si semblables en apparence de fait ne se ressemblent pas du tout mais au contraire diff èrent par bien des aspects, des détails certes peu évidents au commun des mortels qui ne fait pas des croix son affaire, mais qui pour lui, devenu une esp èce de spécialiste des croix, possède une forme d’indéniable évidence dans laquelle il puise, et puise encore. Associant dans sa tête les particularités les plus infimes qui donnent sa spécificité à chaque croix, avec certains de ses souvenirs et des particularités physiques de son manteau, il parvient à en tenir un catalogue plus que précis. Pas chose facile, et des fois s’en arracherait s’il le faut le très peu de cheveux qu’il lui reste. Ou encore les poils de cette barbe qu’il ne parvient pas à faire pousser, c’est à dire qu’elle ne pousse pas et qu’il n’y est pour rien, n’y peut rien, comme tant d’autres choses. Son effort mental ne mérite-t-il pas toute notre admiration (non, sans doute pas) ? Il crée et maintient dedans sa tête le catalogue le plus étroitement exhaustif qui se puisse de l’ensemble des croix sur lesquelles il a posé les pieds. Il conserve présent à l’esprit les particularités de chacune, et en fait, en plus, il triche. C’est à dire comme pas de règle, pas moyen de savoir si véritablement il triche, mais cela y ressemble, qu’il triche, puisse tricher. Nous ne saurons jamais. Qui saurait nous le dire. Il sait que d ’un rapide mouvement du pied, il lui est possible au moment de se détacher d’une croix pour se diriger vers une autre, de faire une marque, une faible mais perceptible marque dans cette mati ère demi-poudreuse de laquelle sont faites les croix, une marque ensuite qu’il sera tout à fait en mesure de reconnaître le moment venu, de telle façon qu’il existe, de telle façon qu’il a créé un monde où se différencient, d’une part des croix marquées, de l’autre des croix encore vierges du signe que son pied y a porté. Les croix d’un côté passées, déjà usées, connues, explorées, et comme devenues interdites, les croix de l’autre encore vierges, neuves, à découvrir, promises, vers lesquelles tout son mouvement l’attire. Et toujours aussi, oscillant entre ces deux statuts, pointe du présent qui sans cesse s’abolit, la croix sur laquelle, la croix avec laquelle, la croix dessous ses pieds, ses deux pieds joints. Croix par lui, sur lesquelles pieds joints il se tint et les autres, dans un rapport qu ‘il ne s’imagine pas, mais qu’il présuppose possible à son projet, pour son projet. Il existe donc au moins deux sortes de croix, celles sur lesquelles et les autres. Et aussi une troisi ème dont nous parlerons ensuite. Dans le même temps qu’il les marque et se les remémore, en va de même de tenter, et cela lui est beaucoup plus difficile et à vrai dire presque impossible, de se souvenir de la figure et de l’ensemble du chemin parcouru de croix en croix. Il lui semble qu’il y parvient pourtant. Élabore dedans lui-même une cartographie à toutes fins utiles, une cartographie d’ensemble qui se soutient de ses souvenirs et de ce que des vérifications visuelles lui permettent de confirmer, lorsqu’il y parvient. Tout ceci reste bien désordonné, imparfait, d’une modeste exactitude. Mais tout de même il se tient à la poursuite de cette idée. Qu’il doive se propulser de croix en croix, sans doute ; mais aussi, mais surtout, dans le fil de ce parcours, et c ’est là sa neuvième activité, conserver du chemin parcouru une image aussi nette que possible. Et pour la même raison il s’attache à ne jamais deux fois poser les pieds sur la même croix (qu’une ou deux fois cela lui soit arrivé parce qu’il se trouvait pris dans un cul de sac, voilà ce dont nous ne saurions lui tenir grief, il n’existait guère d’autre issue, ou bien sauter par-dessus une croix pour en atteindre une autre, ce en quoi ses faibles qualit és athlétiques lui auraient interdit de réussir). Sur cette cartographie, chaque croix se trouve figurée par une croix. Il lui arrive de fournir immobile bras pendants ou pendus dans ses poches un effort de rem émoration, d’anamnèse, à faire pâlir tous les Platon de ce monde et des autres. Il lisse alors d’un doigt mental la géographie tout autant mentale de l’espace des croix, de leur disposition relative, il veut y découvrir des motifs et y parvient parfois, comme il lui arrivait de découvrir des motifs dans le dessin des feuillages des arbres lorsqu’il lui prenait adolescent de se coucher sous les frondaisons et de tenter de rendre bidimensionnel le toit de feuilles qui le surplombait, de ne voir que pleins et vides, et non plus l ’étagement naturel des branches, leur mol étalage dans l’espace. Il s’est inventé au fil du temps une grammaire de signes grâce auquel il se facilite cet effort, croix organisées en croix - ou méta-croix, en spirales, en têtes de mort, en salamandres, en fourmis étroitement imbriquées, en pièces de puzzle, en caractères grecs, en ustensiles de cordonnerie (très rarement). Il y met de la couleur même, définissant ainsi des zones dans la masse compacte des croix déjà parcourues. Ce qu’on pourrait prendre pour une vie mutilée au milieu d’un rien vaguement organisé par des dessins toujours semblables sur le sol lui devient au fil du temps une fresque dont il se sent parfois sur le point de se figurer la signification d ’ensemble, la grande figure. Il n’abandonne pas l’espoir de s’y orienter. Rien que le désordre mais pas pour lui. Se tient les pieds joints sur le mitan d’une croix, puis d’une autre encore, de mille autres. Il attend que vienne la dernière activité, celle qui n’aura lieu qu’une fois. Le moment de la dernière croix. Il se le dit ainsi. Qu’il existera pour lui le moment, le dernier moment de ce cycle de sa vie qui sera se tenir sur la derni ère croix, un long, un très long instant. Il aura alors avec certitude épuisé l’ensemble des croix puisqu’il suppose qu’une telle chose est possible et que l’infini ne saurait être la mesure de sa peine, mais qu’il existe une fin, et qu’il l’aura atteinte. Une seule fois il se tiendra sur la dernière, et cela lui prendra plus de temps que sur toute autre, même les plus récalcitrantes, même celles sur lesquelles il se tient longtemps dans l’épuisement de les intégrer à la fois comme objets singuliers dans leurs singularités, et comme ensemble dans le déroulé insupportable de la masse des croix. Arrivé là, il se récitera une nouvelle fois les passages les plus beaux de l’Odyssée et se saura parvenu à Ithaque ou quelque chose qui y ressemble, enfin détaché de la malédiction qui l’encombre, mais pas encore tout à fait. Il s’offrira le luxe de sortir de sa poche le livre et d’en jeter au vent absent les pages déchirées qui retomberont au plus près de ses pieds. Il se les récitera peut-être même à l’envers. Il se rappellera le chemin parcouru, et les plus remarquables des croix, les moments de sommeil, les songes, les pliages du corps, la copulation sur la forme des croix, les sauts, tout ce qui a scand é son parcours. Il se mettra nu, jettera loin de lui aussi son manteau, ses chaussures, passera sa main sur sa barbe et dans sa broussaille de cheveux, il comprendra combien est vrai ce qu ’il avait pressenti, que cela ne peut avoir lieu qu’une fois, sur cette croix-là, la dernière, il le savourera à plein, le savoir de ce moment, comme la réalisation et la justification enfin de tout son effort absurde, et d’un pas léger, il avancera et laissera derrière lui le champ de croix. Et advienne ensuite que pourra. À moins que ce moment ne se produise jamais. Bien entendu. Croix : Du latin crux, crucis, désignant plusieurs sortes d’instruments de supplice : le pal, la potence, la croix. L’usage de cette dernière apparaît à l’époque des guerres puniques (264-141 av. J.-C.). Le supplice de la croix était réservé aux esclaves, puis à ceux, malfaiteurs et voleurs, qui n’avaient pas le titre de citoyens romains. Dès Plaute (254-184 av. J.-C.), crux est courant en latin et entre dans des locutions proverbiales ; il prend le sens de “torture morale” et, par métonymie, désigne le tourmenteur. 30 juin-14 juillet 2009. |