Raphaël EDELMAN
Le comique et son rapport à la liberté d'expression

La présente étude invite à réfléchir, comme son nom l’indique, sur l’émotion et l’expression. L’émotion en question est celle du rire et l’expression, celle de l’expression libre. Pour déterminer brièvement le sens de cette étude, dont l’objet principal est en somme le comique, il serait instructif de préciser quelle fut pour moi la réflexion qui la précédait, de déterminer succinctement le sens de cette étude et d’indiquer la direction dans laquelle ce travail pourra être poursuivi. Je voudrais d’abord montrer que, à partir d’une préoccupation extra philosophique, je me suis peu à peu orienté vers un problème philosophique particulier.
Avant de m’intéresser à la philosophie, mon intérêt se portait sur la littérature. La question qui se posait à moi était celle, assez baroque, du rapport entre l’essai et la fiction. La conjugaison de ces deux activités chez un grand nombre d’écrivains (Voltaire, Diderot, Sartre, Bataille) laissait supposer un lien précieux entre invention et découverte que la philosophie traditionnelle tend malheureusement à négliger. Soit dit en passant, d’un point de vue pratique, je jugeais plus difficile, paradoxalement, d’écrire de la fiction que de l’essai. C’est sans doute ce constat qui m’amena à m’intéresser à cette question. Mais quel rapport y a-t-il, me dira-t-on, entre cette question de l’essai et de la fiction et l’étude philosophique du comique ? C’est qu’il faut considérer d’abord que le comique dépend du simulacre, du faire semblant et donc de la fiction. Il y a bien un lien étroit entre le comique et la fiction. Ce lien tient à la pratique commune au deux de la simulation.
Or, le philosophe se fait généralement une vertu d’aborder avec sérieux la question de l’illusion. A cette attitude correspond le style de l’essai, dont le sérieux consiste, par principe, à repousser au plus loin la fiction en lui refusant une valeur philosophique. Il y a donc une analogie entre le rapport de l’essai à la fiction et celui de la philosophie au comique. Ce rapport est-il nécessairement un rapport d’opposition ? Le philosophe ne pourrait-il pas également dénoncer les limites du sérieux et la vertu cognitive du comique ? Ne pourrait-il pas souligner la complémentarité entre le sérieux et le comique ?
Le but recherché alors ne sera pas tant de remplacer la philosophie par la comédie, mais de souligner le rôle du comique, ou d’un de ses aspects, dans la recherche philosophique. On trouve en philosophie, sous la forme de l’ironie, une version du comique (il faut distinguer cette ironie philosophique, qui consiste à interroger, de l’ironie ordinaire, qui consiste simplement à dire le contraire de ce que l’on pense). Le sourire philosophique, peut-on dire, tempère dans ce cas le sérieux du dogmatisme.
Quant au fait d’être rationnel, le comique ne l’est pas moins que le sérieux. La fausseté comique n’est pas mensongère ni erronée. Elle est heuristique. Lorsqu’une chose est faite pour rire, il est entendu de tous que cette chose a lieu pour de faux. C’est la confusion du comique avec le ridicule, lequel peut être effectivement aveugle ou sectaire, qui a suscité le rejet philosophique du comique. Car, on peut légitimement condamner le rire dans les cas de la raillerie et de la moquerie, lorsqu’elles vise à humilier au fond avec sérieux. On a peut être vu ces photographies de bourreaux riant des sévices qu’ils infligeaient à leur victime. Nous ne devons donc pas confondre le comique avec le ridicule qui, effectivement, peut être aveugle et sectaire, vil et calomnieux. Il importe de bien distinguer en outre la comédie (Bergson), l'humour (Breton), l'ironie (Kierkegaard) et l'esprit (Freud) de la dérision, de la raillerie, du grotesque et de la moquerie. C’est ce que je tente de faire dans la présente étude.

Pour ce faire, il fallait rappeler que, dès l’antiquité, les Sophistes et les Poètes furent considérés comme des illusionnistes manquants de sérieux par les philosophes Platoniques. Pour pouvoir contempler les idées, nous devrions nous abstraire des apparences auxquelles la sophistique, la tragédie et la comédie ont affaire. Platon a sans doute raison de prôner une certaine distance lucide, mais il a tort de nier au comique, sous une certaine forme, la capacité de l’acquérir.
Plus précisément, au lieu de polariser les contradictions, le comique est l’art de concilier les oppositions, comme l’abstrait et le concret, le général et le particulier, la tradition et l’innovation etc. Le comique est une façon artificielle et artistique de traiter la contradiction sans réellement la résoudre pour autant. Nous pourrons voir que cet aspect, déplaisant pour Hegel, suscite un vif intérêt chez Kierkegaard.
De plus, le rire est une réaction qui signale un intérêt naissant - plutôt qu’un rejet inconditionnel comme la colère. De Bussy et Manet ont provoqué les deux réactions du rire et de la colère. Mais le rieur semble se tenir au seuil du compréhensible et de l’incompréhension alors que l’indigné en reste à ce dernier stade. Un peintre me dit un jour qu’il préférait voir les gens rire de son travail que de les voir outrés ou même encore indifférents. Comparé au rejet inconditionnel de l'objet dans la colère, le rire témoigne d'un intérêt naissant. La première refuse l'altérité sous le moindre de ses aspects ; tandis que le second présente une dimension d'ouverture, de propédeutique à la compréhension. Le comique est l'amorce d'un véritable désintéressement, d'une prise de distance vis-à-vis de l'objet. Il est par conséquent l'antidote contre la fermeture unilatérale de notre opinion. Cela ne signifie pas que le comique soit la philosophie ultime mais qu’un aspect du comique sert à l’esprit pour s’élever.
Il faut considérer que la colère habite la théorie, lorsque nous nous maintenons dans l'ignorance avec nos croyances ; elle habite également la pratique, lorsque nous devenons des criminels aveuglés par la foi. C'est donc au comique de relayer, sous une forme évoluée, la colère ; de transposer les conflits réels dans un mode virtuel pour les rendre féconds. Il y a un lien entre essai et colère qui pourrait être étudié (voir Le Rire et la colère, à paraître ultérieurement). Car si l’on assimile simplement l’essai au sérieux, cela implique que l’apathie est à l’origine de l’essai, ce qui paraît contradictoire si l’on considère que l’apathie n’est à l’origine de rien. En vertu de la thèse selon laquelle nous accédons d'autant mieux à la vérité que nous supprimons les affections sensibles, la contemplation philosophique fut parfois envisagée comme séparée de l'affectivité. Mais ne sommes-nous pas davantage motivés que désintéressés lorsque nous défendons nos croyances et nos actions ? Derrière le sérieux de la science et la foi aveugle peut même agir une colère haineuse et mal intentionnée. Il ne saurait, en vérité, y avoir d'expression sans émotion. L'histoire de la philosophie, par exemple, peut être envisagée comme l'expression de l'indignation polie et argumentée de philosophes contre d'autres, plutôt que comme la somme des produits des méditations isolées de chacun. Cette conception dialectique, qui suppose l'affectivité, s'oppose à la conception solipsiste de la philosophie selon laquelle le sage, en se coupant de la vie pratique, élèverait seul son âme vers les idées intelligibles à la manière de Descartes dans son poêle. La sagesse, pour le coup, devient le fruit d’un dialogue rendu possible par des modifications émotives.

Ce sont donc des émotions qui sont à l’origine de notre expression et il n’y aurait aucun sens à faire découler une expression d’une absence d’émotion. Derrière le sérieux de la science et la foi aveugle peut agir également une colère haineuse et mal intentionnée. C’est pourquoi la philosophie doit savoir conserver, face aux abus de la science et de la religion, le goût du jeu et le sens de l’insoumission. C’est par une sorte d’effet comique que la philosophie parvient à mettre en cause des certitudes qui resteraient autrement dogmatiques.
Le rire peut reprendre la colère sous une forme pacifique et féconde, une fois transposée sur le mode virtuel. Il y a des essais nés de la contestation et qui utilisent le rire et l’ironie comme procédés argumentatifs. Ce rire, qui n’est pas nécessairement manifeste sous sa forme la plus apparente, consiste en un dépassement de la réaction basique et en une amorce de réflexion. Contrairement à une idée reçue, le comique a des vertus et le sérieux, des vices. Grâce à sa portée critique, le comique est capable de lutter contre son contraire : le trop sérieux de l'assurance aveugle. Souvenons-nous de l'ironie de Socrate face au sérieux des Sophistes et des Physiciens. La réhabilitation du comique et de l'émotion en philosophie s'oppose donc moins à la philosophie elle-même, qu'elle ne dément une lecture caricaturale de la philosophie. Face aux erreurs ou aux mensonges du savant, le comique maintient le goût du jeu et le sens de l'insoumission. De plus, la simulation comique reste consciente et volontaire. Elle se présente comme factice, sans tromper, sans se faire passer pour vraie. Il faut distinguer le fait de rire au dépend de quelqu’un, en lui cachant la vérité, de celui de rire avec quelqu’un, en s’amusant de ce que l’on imagine.
Quant à la fiction (le pour de faux ou le pour rire), il est injustifié de la qualifier de non philosophique. Pourtant, la philosophie, en revendiquant un genre de discours propre, a parfois refusé de considérer son propre manque de sérieux et a nié la part d'invention attachée à ses découvertes. N’est-il pas troublant de voir Platon critiquer poètes et comiques alors même que ses dialogues sont clairsemés de mythes et d’ironie ?

(voir aussi la préparation du texte :« L'impertience », et sa suite, « Le rire et la colère »)

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"Rien n'est plus sot que de traiter avec sérieux de choses frivoles ; mais rien n'est plus spirituel que de faire servir les frivolités à des choses sérieuses" (Erasme, Eloge de la folie).

INTRODUCTION


D'Aristophane à Woody Allen, en passant par l'humour quotidien, le comique conserve son aspect ludique et distrayant. Spontané chez l'enfant en âge de faire de l'esprit, il peut être contrôlé et devenir un art. Cela réclame un certain talent : celui de contenir l'indignation qu'appelle le mauvais goût chez l'adulte. Car le rire dénude et découvre la crudité des choses qui sont d'habitude respectées. Le comique maladroit risque de scandaliser. La maîtrise technique du comique attire au contraire l'admiration. Or, si le comique peut être adroit, c'est qu'il vise une fin à atteindre. Il faut donc déterminer quel est ce but pour que soit garantie la validité du comique.
Le comique s'oppose au sérieux dans le jugement qu'il porte sur l'objet. A quoi ressemble la mise en scène comique ? Pourquoi est-elle drôle ? Pourquoi fait-elle rire? Le point de vue sérieux, plus neutre, est capital. Il s'impose en interdisant de rire. Il est possible de rire de tout, mais pas tout le temps ni n'importe comment. La connaissance médiate des causes du rire annule la manifestation comique immédiate. Pour autant le comique n'est pas inconscient. C'est seulement un mode de conscience ordinairement incompatible avec l'activité spéculative. La conscience est donc soit sérieuse, soit comique, cette dernière étant plus exceptionnelle que la première.
Lorsqu'une intention implicite, une feinte apparente, un sens figuré, derrière une conduite en apparence maladroite est décelée, cette conduite peut être jugée comique ou au contraire scandaleuse selon le contexte. En outre, une situation malheureuse peut devenir comique lorsque, après coup, l'impression d'un jeu cohérent est donnée. Le comique spiritualisant ainsi les faits s'expose au jugement moral. L'évaluation de la portée morale d'une attitude comique dépend du rapport de l'intention au contexte. Une conduite comique peut être accidentelle, feinte, mal intentionnée, ironique, cynique etc.… L'intention sérieuse est respectueuse du contexte originel ou commun. L'intention comique consiste au contraire à s'écarter de ce contexte.
Il existe plusieurs types d'interprétation du comique. Deux tendances sont couramment discernées : l'une sensualiste ou phénoméniste et l'autre intellectualiste ou cognitiviste. Dans chacun des cas, le comique est envisagé en terme de structure ou de mécanisme et comme l'effet d'une détermination. L'objectif consiste à dégager quelques lois physiologiques ou psychologiques. Cependant, le comique doit également être perçu comme échappant à une détermination absolue en tant qu'il manifeste une part de liberté individuelle. Le fondement de la liberté est l'opposition de l'exception à la loi.
Les histoires drôles et les gags circulent et se transmettent. Elles forment un sédiment culturel commun. Mais leur réactualisation réclame de chacun une compétence particulière et circonstanciée. Ce défaut de détermination inhérent à la singularité fait du comique un objet problématique pour la science. L'analyse du comique dépasse donc le cadre d'un déterminisme psychophysique strict parce qu'il exprime la liberté individuelle. L'interprétation individualiste doit s'accorder une marge d'indétermination pour élucider le phénomène comique.
L'évaluation du phénomène comique singulier est controversée. C'est pourquoi il faudra s'interroger, en deçà des préjugés théoriques de la philosophie (I), sur le sujet comique (II). Les approches philosophiques véhiculent des préjugés que l'analyse psychologique du sujet peut dissiper. Le thème de la spontanéité comique (III) sera ensuite développé au niveau propre (IV) et collectif (V) de façon plus objective. Il s'agira de comprendre le rapport de la conscience propre et de la conscience commune à l'exception. Enfin, seront considérés les effets de l'action volontaire et réfléchie du comique dans la société (VI). Il importe d'indiquer la responsabilité qui est celle du comique. En ce qui concerne plus généralement le rapport du comique à la liberté d'expression, l'expression normale et commune sera démontrée compatible avec l'existence libre et spontanée des individus. L'expression commune et l'existence singulière sont complémentaires. Et le comique, au même titre que les attitudes sérieuse ou tragique, exprime d'abord cette complémentarité.

I. PHILOSOPHIE.


Une philosophie dionysiaque, héritière d'Aristophane, permettra de critiquer la philosophie apollinienne héritée de Socrate. Les différentes acceptions du concept de catharsis traduisent cette tension. Le dilemme entre philosophies dionysiaque et apollinienne se retrouve dans l'interprétation de ce concept entendu soit comme purgation soit comme purification. Sur le plan éthique, la complémentarité entre ces deux interprétations équivaut celle entre la liberté et la justice. Pour le philosophe apollinien, le comique exprime une liberté contraire à la justice, tandis qu'il peut être juste pour le philosophe dionysiaque. Pour ce dernier, la liberté d'expression symbolise la complémentarité de la liberté et de la justice. Pour lui, le bien n'est pas inconditionné, la liberté n'est pas indéterminée, et la loi ne doit pas régner sans accomplir la liberté et le bien.


1. Le sérieux.

Le sérieux philosophique exige de la volonté le détachement de l'esprit par rapport à l'indétermination des sensations. Cet ascétisme intellectuel est souvent réfractaire à l'expérience qualitative de l'être. Il en cherche une vision a priori et universelle. Par conséquent, le sérieux implacable, la gravité, est aveugle au déploiement du réel délaissé pour l'infaillibilité de l'idée. Il saisit l'essence et l'ordre des choses à travers leur apparence chaotique. A l'indétermination universelle répond donc l'idée, comme une grâce accordée, par Dieu ou la Nature, à l'homme. Cette distinction opérée par les philosophes entre le monde des idées et celui des choses à comme défaut d'exclure a priori du domaine de l'analyse l'instantanéité et l'immédiateté caractéristique du comique. En somme, la philosophie tente d'étudier la nature de façon universelle et nécessaire. Elle écarte le contingent et le singulier. Elle recherche l'ordre et l'harmonie. Le comique lui paraît alors insignifiant.
"Le comble du sérieux, écrit Jankélévitch, ce serait de vivre purement et simplement sans poser aucune question et d'adhérer intimement à l'évidence de ses propres organes" (L'Ironie). Le sérieux est plus exactement une manière de se comporter exclusivement fonctionnelle par rapport à la nature du corps et de l'esprit. La notion de sérieux philosophique est d'ailleurs quelque peut contradictoire : une philosophie digne d'intérêt incorpore le tragique et le comique. Le comportement humain n'est pas uniquement fonctionnel et sérieux. L'homme a conscience du tragique de l'existence. Il est également libre d'y réagir de façon comique.
Puisque la clé du phénomène serait celée dans le noumène et que celui-ci, qui contiendrait l'explication dernière des choses, résisterait à l'entendement, alors la possibilité permanente de l'erreur autoriserait le mauvais usage de la liberté, l'abus de pouvoir et la volonté du mal. Platon prétend que le mal n'est commis que par ignorance. Et Kant doute à son tour que le savoir puisse même écarter le mal. Il affirme l'irréductibilité de la contingence et l'idéalité du bien. La contradiction entre une exigence de vérité absolue et une conception du monde comme source permanente d'erreur interdit la communication des essences de la justice et de la liberté. Les catastrophes entraînées par les tentatives modernes d'harmonisation forcée de la société ont d'ailleurs contribuées à éteindre l'espoir adamique de la disparition du mal. Le totalitarisme procède du désir d'abolir les libertés. Il revendique une justice universelle en menant en réalité une politique partisane et fanatique. Il brandit constamment la menace d'une contamination anarchique, alors que la société à moins à craindre un retour à l'état sauvage que l'oppression de la liberté par la justice.
Il n'y a de science, pour Aristote et les platoniciens, que de l'universel. Reine des sciences, la philosophie s'occupe d'objets intelligibles et du général. La justice, qui est donc l'éthique selon la science, ne peut être dégagée du comique tant que celui-ci est considéré comme contingent. Aucun progrès politique ne pourrait s'appuyer sur ce prétendu dérèglement des sens. En outre, le comique, amalgamé au ridicule, paraît dominé par l'iniquité. La pratique comique serait instable et corrosive. Elle menacerait les sages. Les rationalistes stricts appréhendent ainsi le comique comme un phénomène négatif parce qu'individuel et réfractaire au traitement scientifique. Le comique n'a pour eux aucun intérêt philosophique ou cognitif. Il s'agit bien évidemment là d'un portrait radical du rationalisme, davantage destiné à illustrer une hypothèse philosophique simple qu'à traduire une vérité historique et philologique complexe. Le rire étant, pour le rationaliste caricatural, le seul critère décisif du comique, il prend l'effet pour la cause en dénonçant la sensualité du comique. Le rire devient, pour ce sage, une passion répréhensible. La pratique comique ne pouvant, selon lui, pas être consciemment dirigée, elle conserve un caractère maléfique. Elle est assimilée à une perte de moyen. Ce rationaliste, comme s'il n'avait pas songé aux malheurs du monde industriel, ne doute pas des vertus de sa raison, ne redoute pas que ses lumières puissent brûler ni que son ordre puisse étouffer la liberté. En dépit de la fécondité théorique du modèle mathématique en science, son usage systématique peut avoir des conséquences pratiques néfastes. Il suffit de songer aux dérives de la physiognomonie, de l'eugénisme, du taylorisme, du collectivisme etc... Une science du particulier est nécessaire pour limiter les dommages de la raison et pour réviser ses lacunes. Qu'est-ce qui garantit d'ailleurs que ce qui n'est pas objet d'une science universelle doit être négligé ? Ce qui n'apparaît pas obéir à une loi définie est-il systématiquement funeste aux hommes ? En outre, une science de l'individuel est-elle vraiment impossible ? L'histoire n'en est-elle pas une ? Ces questions invitent à enrichir d'exemples le savoir théorique et encouragent la transformation minutieuse, prudente et impartiale des modèles scientifiques et éthiques dans l'intérêt de la nature et de l'homme.

Pour les anciens, la liberté devait être universalisable, tandis que pour les modernes elle reste individuée. Socrate représente la philosophie traditionnelle et Aristophane, rétrospectivement, la philosophie moderne. Cette distinction entre tradition et modernité est aussi artificielle que la figure du rationalisme proposée précédemment. Seul compte le fait que cette conception moderne de la liberté recoupe ce que les anciens pensent de l'injustice. Les anciens se figurent que la liberté humaine engendre le mal et que celui-ci n'est que le fils de l'ignorance, qu'il est le fruit de la méconnaissance du Vrai et du Bien. Les philosophes modernes, quant à eux, reconnaissent la valeur éthique du comique. Les anciens soulignaient l'origine affective du comique. Sa spontanéité relevait de notre finitude. L'esthétique de la spontanéité moderne sert au contraire l'éthique. Elle dégage de la structure sensible le singulier du général. Percevoir et penser sont devenus mettre en rapport le libre et le contingent avec le nécessaire et l'universel. En retour, l'idée d'une justice universelle n'a plus de sens qu'appliquée à la réalité concrète. La liberté comique peut s'accorder avec la justice. Les modernes s'opposent ici aux anciens comme l'empirisme au rationalisme. L'éthique abstraite d'inspiration kantienne, par exemple, appartient encore, selon cette définition, à l'ancien modèle.
Les Platoniciens, songeant à la raillerie ou à la satire, remarquent que le rire divise et avilit. Le rire témoigne de l'irrespect. Sa nature principalement corporelle est incompatible avec une exigence rationnelle de justice. Il est maudit au même titre que de nombreuses passions. Le rire constitue une menace pour la cohésion sociale et religieuse. Les vertus du comique ne peuvent être reconnues par les régimes austères. En effet, le comique est perçu comme une manifestation spontanée liée à l'intérêt égoïste du railleur. Le caractère subversif du comique n'est donc pas sous-estimé. Le comique est critiqué avec l'égoïsme et l'individualisme. La seule ironie tolérée à l'encontre des idées reçues est celle d'une élite philosophique qui ne reconnaît pas l'ironie comique. Le comique représente un défit pour ceux qui ont pour idéal une communauté homogène. La concorde semble réclamer une attitude politique respectueuse et sérieuse, apparentée davantage au détachement contemplatif religieux qu'à la farce, la bouffonnerie ou la mascarade. L'austérité de la foi et de la vertu paraît inconciliable avec la trivialité du rire. Le bouffon du roi, en même temps que la charge de distraire ce dernier, avait celle de domestiquer le comique et d'en réduire la portée subversive. Cet hommage à la distraction visait en fait à protéger l'élite du ridicule. Les régimes autoritaires ont comme alternative d'interdire ou de domestiquer le comique.
Le fidèle doit renoncer à l'immédiateté des penchants charnels. Le rire, à ce titre, est plus que profane, il est diabolique. Si l'on considère le rire comme déraisonnable, passionnel et Dieu comme source de sagesse, alors le comique semblera blasphématoire. "Le sage (philosophe ou dévot) ne rit qu'en tremblant" écrit Baudelaire ("De l'essence du rire", Ecrits sur l'art). Le sage, précise-t-il, craint le rire comme il craint les spectacles mondains et la concupiscence. Est diabolique le désordre engendré par la sensualité. Le sain est débarrassé de la concupiscence du mondain. Comme Bossuet et De Maistre, Baudelaire souligne le caractère diabolique du comique en dénonçant l'orgueil du rieur par rapport à son objet. Déjà Hobbes a décrit le rire comme une subite poussée d'orgueil, un triomphe de l'amour propre, et Descartes l'a défini comme une joie médiocre mêlée d'admiration ou de haine (Les Passions de l'âme, III, 124). De nombreux philosophes suivirent ainsi ce conseil d'Epictète : "Garde-toi d'exciter le rire. On est conduit ainsi à agir en non philosophe". Au plan politique, la manifestation individuelle du comique diviserait au lieu de fédérer les citoyens et les fidèles. Alors que la puissance politique conduit à l'unification, le rire conduit à la dispersion. La critique et la subversion comique rivalise avec l'ironie et le doute philosophique.
Pourtant, comme le cynique, le comique est paradoxal. "Le Tartufe, Le Misanthrope, Les Femmes savantes, nous obligent à réfléchir à cette question : quelle est dans la vie de société la place que peuvent occuper la dévotion, la franchise, la science (…). Rousseau, ajoute J. Calvet, voulant se reconnaître en lui (l'Alceste du Misanthrope), en fait un héros de vertu et reproche à Molière d'avoir ridiculisé la vertu en le ridiculisant ; il ne remarque pas que le même homme peut être vertueux sur certains points et ridicule sur d'autres et même ridicule en donnant à la vertu des outrances déplacées" ("Molière", Dictionnaire des lettres françaises). Rousseau est un moraliste inflexible, tandis que Molière médite sur la vertu librement et avec légèreté.
La perfection de la vie politique et religieuse réclame l'abolition des pratiques individualiste. Le rire est une manifestation égoïste du corps. Il s'oppose au sérieux d'une collectivité ordonnée selon le Vrai. Le rire est imprévisible et ne peut être programmé. L'humour d'un intervenant n'est qu'un artifice rhétorique trompeur. Si l'unique destination des individus est d'unir leurs pratiques dans un corps politique, alors l'activité du comique apparaît dans ce cadre celle d'un fourbe ou d'un fou. Ce platonisme extrême conserve la sagesse en abandonnant le cynisme qui fut celui de Socrate. Sa dénégation du comique efface la valeur dynamique et interindividuelle décelable dans l'ironie socratique. Platon maîtrise pourtant l'oralité dans ses dialogues et conserve le sens de la réparti. La vie commune suppose en fait une cohérence des multiples traits individuels entre eux. L'humour d'une personne traduit sa personnalité propre. Le comique naît de la dialectique du général et du particulier constitutive d'une communauté vivante. S'il y a de bonnes raisons de condamner le comique irréfléchi et récréatif, il y en aura également de bonnes de défendre le comique poétique et créatif.


2. L'imitation.

Dans le cadre de la théorie platonicienne des idées, l'activité poétique est à la contemplation ce que l'imitation est au modèle : elle accomplit une image dégradée de l'idée. Eléate et héraclitéenne, la dialectique platonicienne exige de la pensée dialoguée son élévation vers l'inconditionné. La manœuvre comique et poétique, au contraire, est jugée aveugle par Platon. Il ne distingue pas nettement le comique poétique et élaboré du comique spontané, ni non plus Aristophane du moqueur. Le comique ne répond qu'incidemment au exigences de la science. L'œuvre des hommes, généralement conduite par la passion, leur masque la vérité. L'allégorie de la caverne est l'illustration de cette thèse (République, VII). Alors que le poète comique s'épargne l'ascèse du philosophe contemplatif, ce dernier adopte le point de vue indifférent de la raison pour mieux saisir l'idée. Mais le poète travaillant à son œuvre est-il réellement esclave de ses passions ? Pas davantage en réalité que le philosophe ne le serait de la raison.
Le philosophe ne tolérerait le poète que lorsque son sujet serait noble et qu'il n'abaisserait pas l'homme à des passions triviales. Le poète ne répond qu'incidemment à cette exigence. Cette analyse de la poésie répond à un enjeu moral. Platon, tout en initiant l'attitude scientifique, a conservé de Socrate les préoccupations morales. L'imitation, art du vraisemblable, n'est tolérable qu'à condition d'exercer une influence bénéfique. Elle ne doit traiter que de sujets nobles, et ceci de façon châtiée. Le discours philosophique équilibre la forme et le fond. Le comique, en raison de sa trivialité potentielle, serait donc d'une espèce poétique inférieure.
Mais l'ironie socratique ne revêt elle pas elle-même un aspect paradoxal ? L'esprit de contradiction est le moteur des dialogues de Platon. Ses conclusions s'opposent à l'opinion commune. Elles sont difficiles à faire reconnaître. Il est tentant de ne pas les prendre au sérieux. Le Socrate historique fut un cynique décrié. Il n'est pas utile d'évoquer sa fin tragique pour le faire reconnaître. Par ailleurs, Platon a peut-être discrédité le comique dans La République pour prémunir contre le rire l'ironie socratique. Le rigorisme moral de Platon viserait alors à protéger le sage des pressions démagogiques. Platon serait devenu plus dogmatique que son maître afin d'épargner aux philosophes un destin identique à celui de Socrate.
La poésie, pour le philosophe soucieux d'établir une république juste et harmonieuse, ne propose que du vraisemblable tandis que la raison atteint le vrai. La poésie est manipulatrice et polémique ; la philosophie, émancipatrice et irénique. Or, ce qui vaut pour la poésie vaut nécessairement pour le comique. Le platonisme réclame cette assimilation. L'imitation de l'idée engendre le multiple. Platon tient le comique pour vraisemblable, c'est une espèce d'imitation. Restreindre ainsi le comique à la satire ou à la raillerie conduit à ne plus le concevoir que comme une sorte d'imitation destinée à humilier. Le comique a pu être identifié de la sorte à la raillerie pour des motifs théoriques. L'imitation n'a pas pour Platon, comme elle aura pour Aristote, de valeur artistique ou cathartique. Plutôt que de condamner seulement le comique, Platon argumente contre l'imitation. Il écrit : "Le même homme peut-il imiter plusieurs choses aussi bien qu'une seule ? (…) La bassesse, (les gardiens de la cité) ne doivent ni la pratiquer ni savoir habituellement l'imiter, non plus qu'aucun des autres vices, de peur que de l'imitation ils ne recueillent le fruit de la réalité" (République, III, 395). L'imitation suppose que l'on feigne d'avoir diverses compétences. Or, on ne peut avoir, selon Platon, de réel talent que pour une spécialité à la fois. Il n'est d'ailleurs jamais question pour lui, semble-t-il, du talent du comédien ou de celui de faire rire. Chacun est destiné à occuper une fonction donnée. Tout simulateur est par conséquent dépravé.
L'éducation requiert l'imitation. L'élève simule le geste du maître avant de le maîtriser à son tour. De sorte qu'un mauvais modèle risquerait de diffuser de mauvaises habitudes. Les dommages qu'occasionnerait l'enseignement controuvé d'un précepteur facétieux sont faciles à concevoir. Pour qu'aucun vice ne se diffuse de proche en proche, un modèle se doit d'être exemplaire. Platon méprisait la poésie homérique et s'insurgeait contre son panthéon déréglé. L'imitation comique ne fera en fin de compte que creuser l'écart entre le modèle et la copie, entre le vrai et le vraisemblable. Falsifier les faits et travestir la vérité afin de railler quelqu'un, c'est commettre un double sacrilège : une énormité logique pour une finalité malveillante. Le comique apparaît alors être le pire des poètes à plus d'un titre. Mais à travers son hostilité et son mépris, Platon est sensible au rôle morale des poètes et au lien qui unit l'éthique à l'esthétique.

Il est nécessaire de considérer le comique comme un art de l'imitation. Car le comique n'est pas le ridicule. Il suppose une maladresse simulée plutôt que réelle. Le comique est un acteur et non un étourdi. Jouer la comédie n'est pas non plus simuler pour tromper, ce n'est pas un leurre performatif. La feinte comique est apparente et non pas dissimulée. Le comique suggère qu'il fait semblant. Ses manières sont poétiques.
Si la poésie et la philosophie étaient naturellement inconciliables, celle-ci devrait s'ériger sur les ruines de celle-là. Platon admet difficilement qu'il soit possible d'appréhender la réalité à travers la poésie. Le cheminement dialectique de la science évolue en sens inverse de celui de l'imitation poétique. L'imitation est donc contraire à la science pour Platon. Mais elle ne l'est pas pour Aristote. Pour celui-ci, l'imitation n'est pas un voile mais un filtre. L'imagination stimule la pensée plus qu'elle ne l'obscurcit. La fiction importe en philosophie. En témoignent les nombreux mythes auxquels recours Platon pour illustrer son propos. Le scientifique, s'il convoque le mythe, doit reconnaître son recours à la fiction. Le mythe apparaît chaque fois qu'une réponse convaincante comble coûte que coûte une absence d'explication pour un phénomène. Le savant ne peut décemment pas se contenter de poser des questions. Platon est forcé pour fournir certaines réponses de faire de son Socrate un poète. Le mythe de l'immortalité de l'âme, de sa localisation au-delà du monde sensible, dépend, comme l'affirme Bréhier, de la théorie de la réminiscence qui est une condition de la science (Histoire de la philosophie).
Le comique oppose aux mythes son scepticisme. Il tourne en dérision les artifices de la science. Le philosophe doit également douter s'il veut critiquer le mythe. Socrate exerce son ironie contre le sens commun. Il peut donc être aussi bien comique que poète. Ne peut-il pas être philosophe, poète et comique à la fois ? Dans cette étude, la philosophie succède au comique puisqu'elle prend le comique pour objet. La philosophie est d'abord une méthode et ne peut se passer d'objets. L'analyse du comique présente un intérêt philosophique. Ce qui ne signifie pas que le comique en acte ait toujours une portée philosophique. Un ouvrage philosophique peut traiter de la violence sans que la violence ait elle-même de vertu philosophique. En l'occurrence ici, la matière est comique et la forme philosophique. Il se peut toutefois que des problèmes philosophiques soit ailleurs abordés de manière comique. Il suffit de songer aux exercices ludiques de Lewis Carroll, à sa Logique sans peine, ou encore à l'enseignement suggestif des cyniques ou des bouddhistes qui répondent aux questions abstraites par des actions concrètes. Elias rapporte que "pour défendre le maître qui avait posé l'être comme immobile quelqu'un avançait cinq arguments en faveur de cette immobilité de l'être. Incapable de contredire ces gens, Antisthène le cynique se leva et se mit à marcher, convaincu qu'une démonstration par les faits était bien plus puissante que toute autre contrepartie verbale" (Sur Les Catégories).
Forme et contenu sont solidaires lors de la satisfaction intellectuelle. Freud remarque, à ce propos, qu'on ne peut pas distinguer clairement quelle partie du plaisir vient de la forme spirituelle et quelle partie vient du contenu de pensée dans la satisfaction procurée par le mot d'esprit. Le comique serait un gai savoir, une façon agréable de connaître. Freud présente l'intérêt ici de réduire la distinction entre la forme et le contenu utilisée par Platon pour condamner le comique. La forme comique n'est pas dénuée de contenu. Il rapporte cet exemple : "où vas-tu ?", dit l'un. "A Cracovie", répond l'autre. "Vois quel menteur tu fais", s'exclame le premier. "Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas vraiment à Cracovie. Pourquoi alors mentir ?"(Le mot d'esprit et son rapport à l'inconscient). Les artifices de la narration sont évidemment indispensables à l'effet comique. Mais derrière se profile cette leçon de morale : la réelle sincérité consiste à tenir compte de la personne de l'auditeur. Autrement dit, la sincérité dépend de la pratique et non de la théorie. Mais le dire aussi sérieusement peut sembler paradoxale. Cette formulation littérale et générale est moins vivante que le dialogue qu'elle explique. En somme, Freud laisse penser que le plaisir esthétique procuré par la poésie pourrait avoir une portée philosophique.


3. Aristophane.

Aristophane représente la contre figure de Platon. Cette perspective illustre ici rétrospectivement une conception positive du comique, à tendance épicurienne, qui voit dans le rire un moyen d'émancipation spirituelle et lui reconnaît une dimension philosophique. La poésie comique a chez Aristophane une portée philosophique.
Dans Les Nuées, Aristophane présente Socrate comme un sophiste. Et même parmi les sophistes, que celui-ci combat pourtant dans toute l'œuvre de Platon, comme le pire parce que le plus éloigné de la réalité. Le sophiste participe à la vie civique avec le commerce de son savoir. Le caractère apollinien de Socrate, sa vantardise philosophique, le désigne d'emblée comme une figure comique moins sympathique encore qu'un Thalès tombant dans un puis à force de contempler les étoiles. Autrement dit, dans le cadre dionysiaque du comique, Socrate paraît ridicule et son détachement des choses temporelles vain. Par contre, Aristophane représente dans ses pièces, même si le texte est fabuleux, la vie courante. La présence sur la scène politique exige une immersion active dans le monde actuel, c'est-à-dire un dialogue parfois moqueur avec les figures contemporaines.
Aristophane était un poète engagé. Il participa à sa façon aux débats houleux de son époque. Son Socrate doit ressembler à l'homme tel qu'il apparut aux athéniens, c'est-à-dire une figure excentrique. Aristophane reproche implicitement à Socrate son manque d'engagement. Platon loue par contre l'implication indirecte et originale de son maître. Le Socrate de platon est une figure littéraire dont la volonté commande aux actes. La volonté du Socrate de Platon est pour ainsi dire davantage rationnelle que passionnelle. Cependant, Platon a bien veillé à atténuer la vanité de son maître. Il attribue à Socrate, dans le Théétète, le rôle de sage-femme et non de devin. La métaphore de la sage-femme est destinée à distinguer Socrate des sophistes. Car lui n'est pas un marchand d'artifices rhétoriques. C'est un sage et un fidèle serviteur de la vérité. La façon dont Platon réunit à cette occasion la sainteté et l'humilité est admirable. Elle protège Socrate du ridicule en faisant de sa naïveté son mérite. A l'inverse des sophistes, Socrate n'ignore pas son ignorance. Enfin, quant à Socrate lui-même, nul doute qu'Aristophane dut lui paraître tel que Platon le montra : un poète comique davantage sophiste que philosophe.
Aristophane doute, pour sa part, du mérite de Socrate. Il défend la pratique contre la théorie. Sa défiance à l'égard du philosophe autoproclamé est toute philosophique. Certes, comme le précise B. Didier, le comique des pièces d'Aristophane procède d'un rire peu littéraire, celui des bacchanales, celui des bouffonneries et des farces érotiques (Dictionnaire universel des littératures). Mais ce rire populaire atteint aux préoccupations sociales et politiques temporelles. La remarque de Tertullien rapportée par Pascal définit assez justement le point de vue qui dut être celui d'Aristophane et celui de nombreux comiques engagés après lui : "Il y a beaucoup de choses qui méritent d'être moquées (…) de peur de leur donner trop de poids en les combattant sérieusement" (Provinciales, XI). L'engagement comique d'Aristophane suppose une attaque légère et poétique de ses contemporains contre laquelle aucun argument ne peut rien.
Les conséquences mondaines du comique d'Aristophane sont cependant aussi néfastes que bénéfiques et en somme difficilement contrôlables. Car s'il caricature la vanité des hommes et dénonce par ce biais la cause de la guerre, il contribue également à faire accuser et à condamner Socrate à boire la ciguë. Pour Aristophane, la justice ne peut qu'être liée à la pratique, car ce sont les actions avec leurs conséquences qui sont justes ou injustes. Le pragmatisme et le perspectivisme d'Aristophane visent à dénoncer l'idolâtrie des idées. La critique ne porte plus, comme chez Platon, sur l'aspect démagogique de l'action politique, mais au contraire sur la foi en l'existence d'un arrière-monde des idées surnommé "coucouville-les-nuées". Léo Strauss a proposé une lecture assez nietzschéenne d'Aristophane (Socrate et Aristophane). La poésie d'Aristophane constitue un moyen politique de contrer le dogmatisme et d'inviter à la prudence ou au scepticisme. A sa façon, Aristophane propose une alternative à l'ironie socratique. Celle-ci, présentée comme le moyen de l'élévation dialectique de la pensée discursive vers l'essence, ne mène, aux yeux d'Aristophane et sous la lentille de Léo Strauss, qu'au néant d'un arrière monde mythique. Au contraire, Aristophane, consentant à la polémique mondaine, valorise la portée pragmatique du comique.

L'action engage l'individu comme être libre. Elle est locale et singulière. A chaque problème particulier correspond une solution particulière. La justice suppose la liberté davantage qu'elle ne s'y oppose. Il n'y a pas de justice a priori, de règle adaptée à toutes les circonstances. La sincérité, par exemple, est une vertu parfois néfaste. Il arrive que le mensonge, sans devenir pour autant vertueux, soit préférable à la sincérité. Dire systématiquement la vérité au cœur d'un conflit revient parfois à le favoriser. Il est évident que l'homme qui se cache d'un criminel ne doit pas être trahi et livré à son bourreau.
La justice s'établit en conséquence d'initiatives et d'actes. Ses décrets sont destinés à être appliqués. Les lois ont l'action particulière pour origine et finalité. Aristophane se moque d'une justice fondée sur l'inaction et critique la contemplation socratique. La justice ne peut être établie en marge de l'action et encore moins contre elle. Aristophane est démocrate et anti-élitiste. Son éthique repose sur le débat à chaud, sur la participation de chacun. Il ne croit pas que l'au-delà puisse assumer la totalité de l'homme. Il revient aux hommes de légiférer et non à Dieu d'instituer la vie bonne. Le qualifier rétrospectivement d'athée et de libertin serait à cet égard tentant. Il semble croire, comme eux plus tard, en l'autonomie de l'homme et ne veut faire exception d'aucun de ses attributs. Le rire semble être pour lui le fils de l'étonnement, un gai savoir positif et sans tabou. Aristophane et Platon défendent donc des conceptions de l'homme à peu près antagonistes. Pour le premier, l'homme est souverain ; pour le second, il est sujet. De plus, l'un est démocrate, tandis que l'autre est aristocrate.
Aristophane oppose à la dialectique platonicienne le dialogue démocratique. Il est cependant incapable de fournir un principe de l'action juste en général, ce qui était vraisemblablement le problème de Socrate. Aristophane ne se demande pas ce qu'est l'essence de la justice. Comme les sophistes, il cultive plutôt les équivoques et sème la discorde. Le comique paraît en effet irréfléchi. Il permet le pire comme le meilleur. Comme l'écrit La Bruyère : "Il semble que l'on ne puisse rire que de choses ridicules : l'on voit néanmoins de certains gens qui rient également de choses ridicules et de celles qui ne le sont pas. Si vous êtes sot et inconsidéré et qu'il vous échappe quelque impertinence, ils rient de vous ; si vous êtes sages, et que vous disiez que des choses raisonnables et du ton qu'il faut, ils rient de même" (Caractères). Si le comique peut ridiculiser indifféremment ce qui est ou n'est pas ridicule, il est incapable d'enseigner quoique ce soit.
Le comique avoue implicitement son incompétence à fournir la raison dernière des phénomènes. Le comique n'est pas un bon modèle pour le sage. Platon revendique une solution ultime. Pour l'idéaliste, tout est déductible et cohérent. Platon conserve la foi en une justice divine qui gouvernerait les phénomènes, tandis qu'Aristophane défend avant tout la liberté des hommes. Deux conceptions de l'homme séparent le savant méditatif et le poète engagé. Socrate et Aristophane figurent en fin de compte l'alternative sur le comique opposant la condition transcendante de l'homme à sa condition immanente. La retraite du philosophe réfléchissant aux conséquences d'une action, et surtout à la cause d'une action juste en général, le retranche de l'action même. Son indifférence à l'action contingente le soustrait à l'élan particulier qui initierait cette action. L'action possible est de la sorte élaborée en marge de l'action réelle et de ses conséquences. L'activité philosophique de Socrate ne guide aucune action concrète. Or, le philosophe ne doit pas se satisfaire de définitions générales mais s'intéresser également aux actions réelles. L'activité théorique est donc pragmatiquement aveugle. Elle ne fait qu'élaborer, à partir du concept de cause suprême, celui de toute action possible qui subsumerait une quantité innombrable d'occurrences. Tenir compte au contraire des facteurs contingents, sans lesquels rien ne pourrait être interprété en propre, c'est atteindre l'action réelle. Le philosophe ne doit pas trop s'écarter de l'action individuelle et relative. Néanmoins, le comique spontané et hasardeux lui parut longtemps accessoire. Et le comique volontaire fut également dévalué avec la poésie. La philosophie s'opposa de la sorte à la liberté d'expression.

4. La catharsis.

En pratique, selon les termes de P. Ricoeur, une argumentation en faveur du juste n'est jamais développée purement en marge d'un contexte interprétatif (Le Juste). Les lois sont à la fois éternelles et temporelles. Les principes juridiques établis dans La République s'entendent par rapport à la crise politique athénienne. La position implicite d'Aristophane dégagée par Léo Strauss répond à une double influence politique et philosophique. Il ridiculise les seigneurs et les savants. Le comique d'Aristophane n'est pas dénué de réflexion ; pas plus que Socrate ou l'écriture de Platon ne manquent d'ironie. Le premier n'agit pas sans raison ; pas plus que le second n'agit sans passion.
La compatibilité au niveau pratique de l'argumentation et de l'interprétation s'explique par l'émergence de principes au moment même de la compréhension d'un contexte. Celui-ci engage les faits ainsi que leur abrégé sous forme de considérations générales. C'est en fonction d'un contexte que l'ironie ou que la réflexion interprètent et argumentent. Ils sont des moyens de mieux le comprendre. Toute implication pratique appelle l'interprétation, laquelle cherche à se stabiliser au niveau réflexif dans l'argumentation. L'exemple et la loi sont par conséquent inséparables. L'interprétation concerne l'analyse des finalités particulières et des facteurs de réussite du comique ; tandis que l'argumentation repose sur une approche plus générale du comique entendu comme une modification du sérieux. La diversité de ce qui est comique possède des propriétés communes. Aussi, il n'est pas vain d'analyser le comique plutôt que de l'écarter hâtivement. La théorie vise à comprendre plutôt qu'à interdire. L'argumentation est utile à mieux diriger l'action. Un bon comique est un comique expérimenté mais également conscient des qualités de son art. La pratique enveloppe la théorie. Et la théorie est construite comme abrégé des faits pour diriger la pratique.

L'argumentation nécessite le retrait ; l'interprétation, l'implication. L'argumentation est la forme de la justice. Elle réclame une catharsis différente de celle, plus libre, de l'interprétation. Deux interprétations du terme aristotélicien "catharsis" sont possibles. Les réconcilier revient à ne privilégier ni le corps ni l'esprit afin de rendre compatible la liberté et la justice. Ce qui est envisageable avec le comique.
Aristote et Platon abordent différemment le thème de l'imitation. Platon met en évidence l'influence du modèle sur le spectateur. Il insiste sur les risques de détérioration par rapport au modèle, sur la nécessité de parfaire la copie. L'imitation doit s'écarter le moins possible de l'idée ou la forme parfaite. Les œuvres humaines doivent rester fidèle à la nature. L'art est par essence inférieur à la science. Aristote au contraire valorise l'imitation en tant qu'entreprise de modélisation. L'imitation à des vertus heuristiques et cathartiques. Platon prescrit d'expliquer les choses sur le modèle mathématique. Aristote recommande la compréhension des multiples sens de l'être pour ne pas en effacer le mouvement effectif.
Aristote écrit : "(…)le comique consiste en un défaut ou une laideur qui ne causent ni douleur ni destruction" (Poétique, V). La thèse de la purification des passions par la catharsis développée à propos de la tragédie rend-elle bien compte de la nature dialectique du comique ? La thèse de la catharsis traduit le passage du temporel à l'éternel qui a lieu lorsque le contenu concret est écarté pour la forme poétique de la fiction. Cette élévation distrayante de l'esprit soulage. La disposition à la catharsis se retrouve dans la vie comme dans l'art. Les peines légères sont réduites par des artifices ludiques. Comme le formule G. M. Guyau, "toute résistance facilement vaincue cause le plaisir d'un déploiement de puissance" (L'Art au point de vue sociologique). Seulement, le comique n'atteint pas la pure joie. Il reste sensuel et tragique, c'est-à-dire immanent. L'activité comique consiste en un jeu libérant la forme du contenu, lequel n'est pas tant annulé que momentanément neutralisé et implicitement persistant.
L'article de D. Deleule sur la catharsis repose sur l'ambiguïté des traductions de ce terme. "A l'origine de la catharsis-purification, il y aurait toujours la crainte de la mort (…) ; la catharsis est alors renonciatrice, elle est mort du désir, affirmation du moi sur le mode apollinien. La catharsis-purgation serait quant à elle une façon de communiquer dans l'exaltation comme l'enseignent les rites bachiques de la Grèce archaïque : elle est libératrice du désir, affirmation des puissances de la vie et de l'ego sur le mode dionysiaque" (Encyclopédia universalis, "La contemplation esthétique").
"Le rire, écrit Joubert un millénaire après Aristote, naît de la contrariété entre deux affections, tenant le milieu entre joie et tristesse"(Traité du ris). La joie est probablement celle du plaisir du à la forme comique. La tristesse viendrait de la gravité implicite de son contenu. Le comique suscite le détachement en même temps que l'implication. Le détachement a lieu en vertu de l'attention portée à la forme. L'implication se manifeste par le ridicule, la trivialité, l'échec patent. Le comique est d'ailleurs supérieur au ridicule. Le rire associé au ridicule est aveugle ; celui associé au comique est clairvoyant, il est joyeux et pas uniquement exaltant. Le comique invente des formes plaisantes et réconfortantes alors que, sans son secours, le ridicule reste désagréable et blessant.
Le comique n'est envisageable qu'à condition que l'attention soit portée au monde temporel et immanent. C'est à peu près la position Spinoza : "Le rire est une pure joie, c'est-à-dire une augmentation de la perfection" (Ethique, VI, 43). La joie est selon lui une amélioration à la fois de la puissance et de la sagesse. C'est une élévation psychophysique et non pas, comme pour Descartes, uniquement l'effet de la considération du Bien (Les Passions de l'âme). Pour ce dernier en effet, le comique étant une joie médiocre mêlée d'admiration et de haine, chacune de ces passions trouble la raison.
La joie, en tant que passion rationnelle, témoigne du statut équivoque du plaisir humain. "Le mot joie, lit-on chez Thomas, ne s'emploie que pour des plaisirs consécutifs à la raison. Aussi n'attribuons nous pas aux bêtes la joie mais seulement le plaisir" (Somme théologique, 31, 4). Or, la joie, faut-il ajouter, si humaine soit elle, n'est pas vide de plaisir. La réflexion peut être menée avec enthousiasme. Une prière peut être sonore et agitée. Si la catharsis élevait l'âme et écartait seulement la douleur, elle serait alors moins plaisir qu'absence de déplaisir et joie contemplative. En revanche si, comme pour Spinoza, le plaisir et la joie sont mêlés, raison et passion sont compatibles. Dans ce cas le comique n'est pas seulement, comme l'affirme Joubert, un mélange de joie et de tristesse, mais aussi un composé de joie et de plaisir.
Le comique n'est pas exclusivement temporel. Il naît du mélange du temporel et de l'éternel. L'homme est à la fois singulier et universel, terrestre et céleste. Dans le comique, pourrait-on dire avec Kiekegaard, "L'exception pense le général en même temps qu'elle se pense elle-même pour s'examiner à fond"(Post-sciptum…). Le comique n'est donc pas exclusivement sensible ou intelligible. L'immanence de l'homme au monde n'est pas celle de l'animal. A la fois ange et bête, l'homme est suspendu à l'éternel et au temporel en même temps. Par conséquent, l'analyse du comique ne peut faire l'économie d'aucune des deux acceptions du terme "catharsis".


5. La liberté.

Le Talmud, né de l'amour des hommes pour la création dans son actualité et pour la Loi dans son existence, s'accommode des univers oniriques et comiques. Il cherche l'équilibre entre justice et liberté. Les discussions talmudiques sont pour cela réputées paradoxales et tout remettre en question. Les talmudistes ne manquent ni d'humour ni d'ironie. Tout ce qui émane de la puissance divine, le noble comme le trivial, mérite d'être considéré. Et la licence logique des talmudistes confirme cette thèse. La bonté de Dieu s'est manifestée lorsqu'il a donné la Loi aux hommes. A l'homme revient la liberté d'appliquer la Loi au mieux dans le monde. Le Talmud témoigne de cette tension, avec le travail de l'interprétation incessante de la Loi, entre l'éternité de la Loi mosaïque et le foisonnement des contradictions temporelles. "Les Maîtres du Talmud, explique M. A. Ouaknin, développent une philosophie du sujet, où la personnalité de chaque homme est le centre de la réflexion. Chaque homme doit essayer de faire émerger ce qu'il y a d'unique en lui, ce en quoi il est le possesseur d'une question, la sienne" (Le Livre brûlé). Les talmudiste ne sont pas pour autant des sophistes pour qui l'homme serait, comme pour Protagoras, la mesure de toutes choses. Ils tentent seulement de conserver les reliefs individuels de la création. Il y a chez eux toute la dynamique poétique par laquelle les hommes s'efforcent d'être justes. Les hommes n'étant pas Dieu, leur liberté est difficile à concilier avec la justice. Les écrits talmudiques expriment ce rapport de l'homme au transcendant. Ils insistent sur la puissance de Dieu et le rôle du fidèle interprète de la loi. La perfection de la justice reste directrice et inaccessible. L'homme n'est pas davantage maître du noble et du trivial que du juste et de l'injuste. Il est résolument plongé dans l'actualité du monde. Il accueil de Dieu autant le sérieux et le comique que le réel et le fictif. Le talmudiste entretient donc une relation exemplaire avec la loi. Il est motivé par son respect. Il conserve en même temps une grande liberté d'expression. Respecter la loi ne consiste pas tant à adhérer à une opinion unique qu'à rassembler des avis différents.
Que la liberté puisse, en se conservant, atteindre la justice peut sembler paradoxal. Ca ne l'est que si la justice est conçue sur le modèle d'une nécessité mécanique à laquelle s'opposerait la liberté comme contingence. Or, il est possible que la justice et la liberté se complètent sans se nuire. Justice et liberté se rejoignent lorsqu'un modèle de justice trouve à s'appliquer. Ceci n'a lieu seulement que si la loi prévue est applicable. Les modèles traduisent la logique du réel et permettent de prédire les phénomènes probables dans la mesure où ils restent conditionnels et malléables. La liberté ne peut être considérée comme absolument indéterminée ni catégoriquement anarchique. L'individu est libre, non parce qu'il agit sans contrainte, mais parce qu'il n'obéit pas inconditionnellement aux lois. Celles-ci sont tout simplement destinée à fixer les conditions nécessaire à un nombre indéfini de faits, comme par exemple la gravitation pour le mouvement des corps. Mais l'individu peut être à la fois libre et respectueux de la loi, tout comme le philosophe peut aimer la sagesse sans vouloir la posséder.
Le tragique est l'expression de la finitude humaine. Le comique, pour sa part, est libérateur. Il n'est ni sérieux ni tragique. Il permet à l'homme d'agir même si son action apparaît vaine ou gratuite. Comique et tragique sont contingents et particuliers. Le tragique exprime l'action des choses ; le comique, l'activité de l'homme en tant qu'il s'émancipe de la fatalité. Le sérieux réclame l'émancipation ascétique du désordre et le dévouement envers l'ordre des choses. Le comique est lui détaché et de l'ordre et de l'entropie. Il est libre d'aller de l'un à l'autre. Plus que le savant, le comique jouit de cette liberté. Il est, en résumé, entre le sérieux et le tragique, entre l'ordre et l'entropie. Si grande soit elle, sa liberté n'est cependant pas absolue. Car le comique n'est pas un insensé, il reste intelligible.
Avec le comique, la norme et l'exception se croisent. Le sujet fait l'expérience du temporel et de l'éternel à travers sa confrontation obéissante ou transgressive au général. Le comique connaît la norme qu'il enfreint et jouit de la transgresser. Les lois auxquelles se réfère la liberté la renforcent, de même que le comique apparaît en référence aux règles qu'il viole. La liberté suppose la conscience de quitter l'aliénation. L'effet de cette transgression notamment sur le plan sémantique, selon J. Bouveresse, est remarquable dans la pratique philosophique autant que dans celle du comique. "La proposition philosophique et le witz grammatical ont tous les deux un rapport direct avec la question des limites du sens et semblent s'opposer l'un à l'autre un peu comme le plaisir du non-sens à ce qu'on pourrait appeler par contraste la douleur, l'impuissance et la frustration du non-sens" (Dire et ne rien dire). Le philosophe et le comique sont tout deux conscients des limites de leur entendement, mais ils le vivent différemment : le premier en pâtit tandis que le second en joue. Le philosophe n'est satisfait qu'une fois atteint un sens qui obéit à des règles convenues. L'exception provoque chez lui la frustration du non-sens. Mais le goût de l'ordre ne doit pas épuiser celui de l'énigme. Avide de nouveauté et de surprise, le comique est pour sa part déçu par l'évidence de ce qui apparaît trop immédiatement significatif. Il aime s'attarder aux énigmes. Bien qu'il ne fasse parfois que résoudre superficiellement des questions mal posées, cette opération le réconcilie avec l'exception. Le comique associe ainsi de manière ludique et sensée justice et liberté. L'absence de sens serait impropre à témoigner sa liberté. Il lui faut seulement reconquérir sa liberté contre la gravité. Le comique simule plus souvent l'ordre qu'il ne le dévoile et lui préfère manifestement l'énigme. Mais il n'est pas pour autant l'ennemi de l'ordre puisque c'est par rapport et grâce à lui que l'énigme apparaît. Celle-ci est simplement privation de l'ordre désiré par l'esprit.
Le comique réussit là où il est valorisé par le sens commun. Une fois tolérée, la liberté acquiert d'autant plus de dignité qu'elle est justifiée. Une norme qui ne serait pas directrice pour la liberté et n'en serait que la négation serait moins juste que tyrannique. La philosophie classique loue la théorie au dépend de la pratique. L'expérience esthétique se voit attribuer un rôle perturbateur et trivial. La philosophie moderne parvient à réhabiliter les phénomènes et à valoriser l'activité interprétative. La transgression de la norme apparaît alors comme un moyen d'affirmer sa liberté. En somme, la licence poétique et la liberté d'expression réclament cette transgression. L'amoureux de la sagesse possède lui aussi cette exigence. Il oppose la docte ignorance à l'ignorance savante. Il doit défendre cette liberté non pas en s'opposant à la raison ou à la science mais en les relativisant.

II. PSYCHOLOGIE


Le comique fut déconsidéré en vertu de son caractère contingent. La tragédie de la science consiste à ne pas pouvoir réduire la contingence. Il faut, pour réhabiliter le comique, en considérer la nécessité. Les comiques supportent également difficilement que leur art, tout en contingence, s'échoue ainsi dans des théories rigides. Cependant, considérer la nécessité du comique ne signifie pas fournir une méthode préalable mais dégager le caractère commun de ce qui est comique.


1. La structure.

Comment déceler la nécessité derrière la contingence ? La science aspire à dresser le patron du plus grand nombre possible de phénomènes. Elle cherche les lois communes à une pluralité d'expériences. La science est d'abord le mouvement spontané par lequel la pensée se dégage du sensible. Il n'y a de sensation qu'en tant qu'on y pense et il n'y a de pensée qu'en tant qu'il y a eu des sensations : tel pourrait être l'axiome de la psychologie. La conscience consiste à accorder spontanément du sens à l'expérience.
Conscience et sensation sont distincts. Les sensations sont chronologiquement premières et contingentes. Et les pensées sont logiquement parallèles aux sensations. Il n'y a rien dans l'esprit qui n'est d'abord été dans les sensations. Tel était la thèse d'Aristote contre la multiplication platonicienne des idées abstraites. Les sensations sont premières et les idées dérivées. Une fois acquises, les idées précèdent et peuvent s'appliquer à de nouvelles impressions. Les idées sont acquises et consistent en des épures du sensible. Les phénomènes sensibles singuliers sont connaissables par les idées. L'esprit est caractérisé par sa disposition à ordonner les faits. Chaque événement acquiert une signification en fonction des autres faits auxquels l'esprit le rapporte. Les phénomènes constituent pour l'esprit des indices. Il dégage d'eux la trame objective du monde. Comment est-ce possible?
Une part naturelle de l'esprit, structurée par essence, a été découverte. Les idées sont acquises mais la structure du psychisme est innée. La psychologie s'efforce de démontrer que d'une certaine façon l'esprit procède de la même manière en toutes circonstances. Or, l'esprit est avant tout l'instrument de la connaissance. Le maniement de l'instrument est associé à son objectif. Il est donc à peu près aussi difficile de retrouver l'instrument à partir de son produit que de reconstituer avec l'analyse d'un édifice une pratique architecturale tombée dans l'oubli. Et s'il est indubitable que les plans et les pioches furent nécessaire, ils ne reste parfois que de maigres indices de leur forme.
Le psychisme est structuré, conformément à la nature rationnelle du sujet, sans pour autant que la structure en question soit donnée comme telle à la conscience. Les inconscients théoriques sont structurés : celui des phénoménologues sert l'ontologie formelle ; celui des psychanalystes, la métapsychologie. La philosophie moderne aurait donc pénétré plus à fond dans le domaine propre à l'esprit pour en dégager la structure naturelle.
Le monde objectif est clairement donné. Mais la constitution de ce donné reste, elle, opaque. Pour autant, ce mécanisme aveugle de la pensée, plus général que les affects contingents, est distinct d'eux. S'il est possible de décrire un objet de l'expérience, il est par contre impossible de décrire rigoureusement la sensation ou le concept indépendamment de l'objet qui en résulte.
Le sujet est originairement aveugle au travail de sa propre pensée. L'observation n'est pas observable ; de même, la vision n'est pas visible. L'organe ne devient objet qu'en ne fonctionnant plus. Il ne devient clairement identifiable qu'une fois extrait du dispositif dans lequel il est naturellement intégré. Le vivant dynamique reste en quelque sorte secret. L'analyse physico-chimique du vivant peut provoquer sa mort. Il faut parfois se contenter d'observer les comportements vitaux indépendamment des processus qui les sous-tendent.
Les anciens définirent la vérité en méditant sur l'erreur ; les modernes comprirent l'esprit en s'attardant sur ses dysfonctionnements. Pour les anciens, ce qui était inconscient était contingent et négatif. Les modernes sauront réfléchir sur l'inconscient pour en dégager la logique. Ils aborderont alors le comique à partir d'éléments psychologiques et psychopathologiques. Le dysfonctionnement d'un organe révèle sa complexité. Observer les dérèglements de l'esprit sans les subir permet d'augmenter sa compréhension.
Les modernes ont contribué à réhabiliter l'individualité singulière jusqu'alors dénigrée pour son attachement au sensible. Au lieu de constituer pour la science la part négative de l'homme, la singularité est devenue la source de la créativité. La liberté individuelle est décrite en terme de transformation, modification des déterminations données par une cause librement déterminée dans l'acte créateur. Au contraire, l'adhérence aux déterminations données est signe d'une adhésion aveugle de l'individu à la totalité dont il est partie. Le sujet est en réalité une synthèse d'activité et de passivité, d'émancipation et d'aliénation, parce que l'autonomie humaine n'est pas détachée du monde et des autres. En réfléchissant sur le sens des attributs comiques, il faut donc considérer la réalisation de l'individu selon les différents moments de la libération de son individualité. Cette individualité est reconnue comme telle grâce à ses actes mais surtout au sens qu'ils prennent. L'action est compréhensible une fois rapportée à d'autres dont les implications sont déjà connues.

D'une part, l'environnement et la disposition des individus fournissent l'explication de leurs gestes, de leur comportement normal ou inédit. D'autre part, les actions involontairement commises peuvent être rapportées à des événements antérieurs. La compréhension du comportement individuel requiert la connaissance d'éléments objectifs extérieurs au sujet. L'enchevêtrement des événements objectifs et des dispositions subjectives détermine la structure de la personnalité dans le temps. Comprendre une personne, c'est donc déterminer son caractère propre en fonction d'un contexte général. Il faut connaître son passé, ses intentions, sa nature etc…
Soumis à la contingence, chacun fait l'expérience de l'absurde. Aussi réglé et régulier soit-il, le quotidien est riche d'une multitude d'accidents. Y réagir consiste à transposer cette expérience en termes objectifs partagés. L'expérience s'en trouve généralement réduite à ce qu'il y a de plus ordinaire. Par contre, le comique permet de communiquer quelque chose de subjectif qui déborde l'expérience commune. Le problème consiste à dégager la nature du rapport établi ou décelé entre les manifestations du corps subjectif et des conceptions matérielles ou morales, entre l'inédit et l'habituel. Il faudrait pour cela pouvoir décrire précisément la régularité et la légalité du rapport entre les impressions et le jugement. Une règle de correspondance entre les deux devrait pouvoir être découverte. L'expression d'une personne est chargée d'un vécu qui échappe à son interlocuteur. Ce vécu est communicable car il peut être comparé à celui d'un autre grâce aux symboles partagés. Les symboles assurent, non l'identité des expériences, mais leur équivalence.
La possibilité est offerte d'exprimer en termes objectifs quelque chose de l'expérience singulière. Ce monde en question est d'autant plus familier qu'il est d'une certaine façon immédiatement intelligible. Le phénomène comique ne peut être abordé autrement qu'à travers le sens que l'expérience comique à pour chacun. Bien que subjectif, le phénomène comique n'est qu'objectivement descriptible. La même blague racontée de nombreuses fois suscite des réactions chaque fois différentes chez le narrateur et l'auditeur. Mais elle reste identifiable comme blague indépendamment de ce qu'elle provoque ponctuellement.
Il n'y a pas d'expression comique qui ne soit l'effet d'un système latent susceptible d'en éclairer le sens. Sur cette structure repose l'explication sérieuse du comique. L'approche doit tenir compte des données positives et pragmatiques. Le contexte et l'histoire de l'agent aident à comprendre son attitude. Ils doivent permettre d'éclairer le problème de la spontanéité propre à un individu singulier. Les données objectives servent en ce sens à exprimer la singularité. Pour cela, ces données doivent pouvoir s'inscrire dans une structure. L'agent et son environnement sont rationnellement liés. Cette structure doit entre autre permettre de dégager le sens de ce qui n'est pas conscient pour un agent. Pour un tiers sérieux, l'agent comique obéit à des règles qui lui échappent. Dès lors que quelqu'un rit de quelque chose (Bergson) ou fait quelque chose de drôle (Freud), cela suppose de toute façon un processus présidant au rire. L'analyse de cet acte spontané permet de dégager, en même temps que sa structure, le sens latent et véritable du comique. Le comique est un phénomène précis quelle que soit la variété de ses aspects. Mais c'est une chose de comprendre le comique en général et c'est une autre de saisir un phénomène comique particulier. Il est possible de dégager la forme générale du comique et il est nécessaire que son contenu soit toujours compréhensible par un tiers.
Il n'est bien sûr pas utile de saisir le processus d'élaboration du comique pour commencer à rire. Pour dissiper toute équivoque, il est incontestable qu'aucune étude préalable du comique n'est requise pour y être sensible. Faits et recherche sont évidemment distincts et indépendants sans cesser d'appartenir à la même réalité. La recherche est impossible sans les faits sur lesquels elle porte. Le problème est de comprendre ce qui fait rire en amont du fait même de rire. Le problème du comique déborde largement celui du rire. Le rire reste une manifestation spontanée possible du comique. Il n'a de sens qu'en fonction du comique, du risible, de ce qui fait rire. Le rire suppose la compréhension du comique et non son explication qui revient à décrire comment il peut être compris par n'importe qui. En outre, l'explication du comique est différente de celle du rire qui n'accompagne pas le comique en toutes circonstances.
Le rire dépend du comique qui est communicable. L'interprétation du mot d'esprit nécessite, pour atteindre son but, la prise en compte de critères sémantiques sous-jacents. L'analyse du comique déborde donc le cadre du rieur lui-même. Des éléments communs, objectifs, subjectifs et antérieurs à l'événement comique, permettent d'en dégager le sens. Le comique est en quelque sorte une cause possible du rire. Il peut avoir pour autre effet de scandaliser ou d'apprendre. Et le comique a lui-même de multiples raisons qui en offre les explications sérieuses. L'étude du comique porte donc sur les conditions sémantiques de ce qui est comique. L'étude du rire réclamerait une analyse phénoménologique ou physiologique qui, bien que différente, pourrait être complémentaire.

La méthode générale de la science consiste à chercher le principe derrière l'apparence ou bien la cause derrière l'effet. Cette démarche, dans les sciences de la nature, est étayée par la vérification expérimentale. Seulement, lorsqu'il s'agit d'enquêter à propos de l'homme et du sens de l'expérience pour lui, il n'est plus toujours possible de bénéficier de cet appui. En quoi l'impossibilité de vérifier empiriquement des hypothèses entraîne-t-elle une inflation sémantique ? Parce qu'en l'absence d'une telle vérification les hypothèses ne sont pas réfutées mais confirmées. Seul un principe d'économie évite la prolifération du sens.
La culture opère la transmutation de la matière en traces symboliques composables. La découverte des lois dépend de cet appareillage symbolique. Peu à peu, l'avènement d'un univers mental éloigne des objets des sens. L'objet mental oubli l'expérience des qualités. Les univers fictifs se déploient dans la pratique symbolique commune. Puis, la réalisation des intentions corrompt les faits donnés en vue de bâtir l'occurrence du modèle qui a été fixé. L'humanité survit à la mort en opposant la culture à la corruption. C'est ainsi qu'est repoussée la limite de sa finitude, en créant le complément imaginaire et désincarné de l'expérience immédiate et consistante du monde. Certaines théories sont comme des cathédrales, chargées d'ornements exprimant l'humanité plutôt que la nature. Connaître les choses telles qu'elles sont suppose que les choses telles qu'elles se donnent soient modifiées. Cette manœuvre permet d'écarter bien des désagréments. Connaître, c'est déjà moins pâtir ; imaginer, moins subir.
Le dualisme épistémologique consiste à séparer la méthode explicative et nomothétique des sciences naturelles et celle compréhensive et idiographique des sciences humaines. La première, bénéficiant de la vérification expérimentale, fournit des lois. La seconde consiste à élaborer des hypothèses sur les motifs de l'action humaine. Les lois de la physique expliquent de façon univoque la chute des corps, la gravitation des astres. En revanche aucune loi psychologique ne saurait prévoir infailliblement les manifestations de la colère, de la joie, de la jalousie ni trouver une régularité aux symptômes de la vie intentionnelle. Les raisons de l'action pratique sont cohérentes mais polysémiques. Parallèlement, l'activité physique indépendante des motifs conscients donne l'occasion de vérifier les interprétations et de réduire leur équivocité. Les hypothèses psychologiques, ne pouvant être infirmées, ne peuvent qu'être confirmées. Lourdes d'idéologies, ces hypothèses sont néanmoins indispensables pour comprendre le sens des actions. C'est le propre des théories morales de n'avoir aucun moyen d'endiguer la discussion. L'interprétation des actions humaines reste hautement plurivoque. La supériorité d'une théorie sur une autre relèvera alors de sa capacité à réduire cette plurivocité pour expliciter le plus grand nombre de cas. Le phénomène général de l'activité libre n'est qu'approximativement connaissable. L'homme est connaissable parce qu'il est déterminé. Mais ne connaître que cette détermination revient à ignorer sa liberté. Celle-ci est considérée comme indéterminée. La liberté ne serait-elle que la négation de la réalité ? Bien qu'elle apparaisse manquer de sens, elle existe en proposant un excès de sens.
Une théorie strictement physicaliste du comique ne saurait en restituer le sens. Les lois de la physique, en dépit de leur rigueur, sont sémantiquement neutres. Seules les hypothèses concernant les intentions sont significatives. Celles-ci restent contingentes parce que le rapport entre les moyens et les fins est vague et inconsciemment déterminé. Les lois de la nature, quant à elles, sont neutres et ne signifient rien moralement. Déterminer les causes physiologiques du rire ne suffit pas à comprendre ce qui le motive. Le sens requiert la liberté et reste plurivoque.
La conscience est naturellement portée à qualifier l'affect ainsi qu'à en déterminer l'objet et le sens. A la dynamique de l'affect succède sa compréhension arrêtée. Il est important de ne pas oublier, en passant de l'un à l'autre, que l'affect est initialement particulier à chacun avant de représenter un quelconque agrément ou une certaine peine. Seulement, cette diversité des affects individuels n'est clairement intelligible qu'une fois ramenée à une chose uniforme et stable, un concept servant de critère de reconnaissance et grâce auquel la découverte émerge de la confusion des sens dans laquelle serait plongé un corps sans esprit.


2. L'esprit.

Avec le concept d'inconscient, il s'agit de penser ce qui n'est proprement ni détermination physique ni intention délibérée. Une théorie de l'inconscient ne peut prendre la forme d'un discours définitif réduisant les phénomènes interprétés à des explications figées. Elle produit une structure permettant de comprendre des schèmes comportementaux. Il faut se résoudre à ce que la théorie ne puisse servir seulement qu'à diriger l'interprétation du phénomène comique sans en établir la loi générale. Les théories de l'inconscient usent de modèles déterministes pour interpréter l'individualité anomale de la personne. La notion d'inconscient présente l'intérêt de valoriser la personne singulière. Celle-ci s'affirme comme telle en exploitant créativement son caractère personnel. Ce travail consiste à rendre intelligible ce qui est obscur, à savoir les déterminations inconscientes qui l'habitent. L'exposition du point de vue individuel repose sur un certain travail d'objectivation. Dans l'acte créateur la conscience propre se réalise dans sa cohérence. Si comprendre le singulier, c'est le ramener au général, alors il ne peut être connu absolument. En postulant la motivation du désir d'affirmer sa liberté propre en terme d'exception, de présenter la forme d'une identité extérieure au tout dont elle est partie, l'œuvre d'art prend le caractère de la sublimation, du passage de l'inconscient au conscient. Le sujet comique se réalise objectivement. L'analyse du phénomène général de la liberté d'expression comique va au contraire de l'objet au sujet, de l'œuvre à l'artiste, de l'acte à l'agent. La psychanalyse postule l'autodétermination du sujet à travers ses actes pour pouvoir accorder un sens à ce qui semble ne pas en avoir.
La théorie freudienne explique l'actuel par le passé. L'étrangeté du mot d'esprit provient d'une sorte d'omission et d'oubli. Dés lors qu'un énoncé revêt un caractère surprenant, la signification désagréable d'une pensée est supposée être passée sous silence. Seulement, cette idée refoulée en vertu du désagrément que causerait son énonciation parvient à s'exprimer de façon partielle et suggestive. Ce passage à l'acte verbal tronqué présente l'intérêt d'épargner au psychisme la dépense qu'aurait nécessité le refoulement intégral d'une idée embarrassante. Le comique serait donc du sérieux tronqué. Habituellement, une situation appelle un souvenir ou un sens courant. Si cette évocation provoque un désagrément, la fuite de ce désagrément entraîne la bizarrerie comique. L'effort du refoulement est préférable à la peine du traumatisme. Le sens complet d'un acte comique comprend l'événement passé refoulé.
Toutefois, la disparition du traumatisme, avec la levée du refoulement, reste l'objectif épistémique et thérapeutique. Freud limite la portée du comique à l'une de ses fonctions. L'esthétique freudienne est gouvernée par l'enjeu psychologique. Le comique est dès lors moins motivé par la recherche du plaisir que par la fuite du déplaisir. En somme, un énoncé devient drôle dès lors qu'il ne traduit plus que partiellement une idée désagréable. L'énoncé est au contraire sérieux lorsque l'idée qu'il exprime n'est pas du tout refoulée. Le refoulement est nécessaire à l'énonciation. Il est la condition sine qua non du langage émancipé des affects. Mais lorsque le refoulement est partiel, le dire est mutilé et contient un non-dit lié à l'affect.
Le comique est annulé par son commentaire. Mais une conversion de la manière laisse intacte la matière de l'expression. Le sens d'un énoncé drôle dépend ainsi du rapport de cet énoncé à la forme entière d'un énoncé sérieux. La tendance à l'épargne qui domine la technique de l'esprit, selon Freud, contribue à la genèse de notre plaisir. L'anomalie comique est motivée par la fuite du désagrément qu'entraînerait l'énonciation normale. Cette stratégie de l'évitement épargne au sujet une conscience trop tragique de son existence. Le tragique de la vie consiste aussi bien à en pâtir qu'à s'efforcer de ne pas en pâtir. La légèreté apparaît alors comme un moyen de ne pas basculer d'un côté ou de l'autre dans la tragédie. Le comique suspend les passions sans peine et sans effort. Comme le remarquait G. Bataille dans son article "Attraction et répulsion", "c'est toujours une détresse, c'est toujours quelque chose de déprimant qui provoque le rire évolué. Tout au moins est-il nécessaire qu'une grande différence de tension soit introduite entre le rieur et son objet. La seule condition générale requise est que la détresse soit assez faible ou assez éloignée pour ne pas inhiber un mouvement de joie". Le comique répond à une stratégie de l'évitement. Il se substitue fréquemment à la peine, sans cesser pour autant d'être touchant. Le rieur est joyeux et sa joie est augmentée par le contraste entre le tragique ou le sérieux et le comique.

Plus généralement le phénomène comique acquière tout son sens lorsque sont décrites les dispositions fonctionnelles de l'esprit. La valeur de l'expérience en général dépend de la nature propre de la pensée. En réfléchissant sur la façon dont les événements se donnent à chacun, le monde devient davantage intelligible. Le sens du comique est donné avec l'attitude du sujet.
C'est, pour Bergson, en vertu même du caractère mécanique des productions de l'intellect que l'homme est susceptible de trouver la vie comique. Bergson définit le comique ainsi : "du mécanique sur du vivant". La vie est ontologiquement singulière. C'est l'esprit qui rapproche, souligne les ressemblances, au point de réduire l'être à des entités universelles, tout comme les mots rassemblent sous une même étiquette de phénomènes hétéronomes. Cette disposition oppose l'artifice au déroulement naturel des choses, au point parfois de nier la souplesse de la vie pour une certaine rigidité. C'est ainsi que le caractère mécanique de certaines manies apparaît comique. Le mot comique dénature la chose et l'usage. L'esprit, en réduisant l'aspect dynamique et contingent de l'existence et en grossissant les traits systématiques, produit le comique. Le comique est rationnel et réfléchi. Il est conscient de l'écart entre la réalité et son propos.
E. Aubouin renverse cette conception. Il tourne en dérision la thèse de Bergson, "du mécanique sur du vivant", de la façon suivante : "Qui est ridicule, le soldat qui marche au pas, le danseur qui suit le rythme de la musique et les évolutions des autres danseurs, les musiciens qui jouent en mesure (…)?" (Technique et psychologie du comique). La position d'Aubouin pourrait se résumer ainsi : "du vivant sur du mécanique", pour souligner l'élément de surprise apporté par le comique. Plier la chose au mot apparaît comique à Bergson. Mais c'est l'imperfection de cette opération qui est comique. Le vivant reste unique et singulier. Le mécanique est formel. L'un et l'autre ne sont pas en eux-mêmes comiques. Ils le deviennent quand apparaît l'impossibilité de les fondre ensemble. En réalité, ce qui peut être comique c'est, par exemple, de voir les gestes répétitifs et variés d'un chef d'orchestre à la télévision en ayant coupé le son. L'activité du guide a d'ordinaire pour fin le jeu de l'orchestre. Elle est en elle-même absurde. Les mimes et les dessinateurs n'ont pas manqué de caricaturer son aspect simultanément mécanique et vivant.
Il ne s'agit pas, chez Bergson, d'analyses pied-à-pied de phénomènes isolés comme il y en a souvent chez Freud. Ce dernier garde pour objectif clinique de comprendre les différentes pathologies mentales. L'objectif philosophique de Bergson est plutôt de dégager différentes fonctions générales de l'esprit. Néanmoins, tous deux s'efforcent de fournir une description psychologique féconde. Hors du champ empirique, le domaine psychique concerné reste celui de la spontanéité de l'esprit et non son usage réfléchi. La métapsychologie freudienne est elle aussi une théorie de la spontanéité. Mais tandis que pour Bergson le comique traduit l'aspect mécanique de la pensée, Freud explique le comique comme l'effet indirect de l'affect sur l'intellect à travers la poésie inconsciente de chacun. Le modèle bergsonnien, mécanique et rationnel, sert à décrire le comique comme l'effet de l'intellect ; celui freudien, dynamique et pulsionnel, comme l'effet de l'affect.
Le comique est communément perçu comme une perturbation de l'idée par rapport à l'affect (absent chez Bergson, refoulé chez Freud). Par rapport à l'affect, l'idée est mécanique pour Bergson, économique pour Freud. La production poétique spontanée du comique s'explique par la nature de l'activité spirituelle. Le comique traduit donc un écart spirituel radical (le ridicule chez Bergson) ou partiel (le witz chez Freud) par rapport aux affects. L'affect génère spontanément l'idée. En retour l'expression de l'idée suppose l'abolition de l'affect par sa représentation. Cette abolition, radicale en ce qui concerne le comique chez Bergson, renvoie directement au sens de l'expérience. Selon Freud, une idée comique est une idée qui se rapporte implicitement à un affect.


3. L'imagination.

Une théorie du sujet, avec l'analyse de la production de son imagination, est utile à l'interprétation du comique. Le comique, en tant que poésie, produit une image de la réalité. L'image dépend de la réalité dont elle est l'image et ne saurait provenir de rien. "Pour grande artiste et magicienne que soit l'imagination, elle n'est pas créatrice ; elle doit tirer des sens la matière de ses images"(kant, Anthropologie d'un point de vue pragmatique, I.1, §28). Voici, pour compléter, à peu près la même idée exprimée par Wittgenstein : "Il est évident que si différent que puisse être du monde réel un monde imaginé - il doit encore avoir quelque chose de commun - une forme - avec le monde réel" (Tractatus logico-philosophicus, 2.022).
Quel est le statut de l'objet comique ? Il est davantage que l'esquisse passive des choses perçues. Cet objet résulte de l'opération de l'esprit. Il consiste en une représentation qui diffère du donné brut. L'image comique de la réalité est une représentation chargée d'un sens spécial. Le comique joue avec les règles, il invente à partir de la réalité. L'objet comique est réel avant d'être comique. Il ne devient comique qu'en tant qu'il perd de sa réalité. L'image est différente de la réalité et de ses aspects perceptibles. Si l'image est perçue, alors elle est réelle. Ce n'est pas dans ce cas l'image fonctionnant comme image qui est perçue mais les qualités réelles de celle-ci. L'image ne fonctionne que si la pensée accorde ce qu'elle perçoit de l'image avec ce dont l'image est l'image.
Une théorie de la représentation doit permettre de souligner la production de l'esprit : une certaine poésie de la perception subjective liée à la création artistique. Un acte est subjectif en tant qu'il propose des images qui sont à interpréter. L'œuvre d'art réintroduit la conscience subjective des objets dans le domaine du savoir partagé. L'art récupère du réel plus que n'en évoque l'objet et lui confère un sens autre qu'objectif. Il jette une lumière nouvelle sur l'objet et ajoute à sa conception ordinaire de la complexité. L'art n'éclaircit pas son objet, comme la logique clarifie la pensée, mais donne de la clairvoyance. L'image artistique n'efface pas l'expressivité derrière le concept. En temps normal, l'image reste subordonnée au sensible qu'elle reconstitue. L'image figurée de l'art offre l'avantage de restituer les aspects qu'une image littérale aurait ignorés en généralisant tous les aspects possibles de l'objet. Une image devient métaphorique lorsqu'elle est employée en des circonstances inhabituelles. Ce qui a pour effet de solliciter l'imagination souvent au dépend de l'unité du concept. L'image figurée est construite indépendamment de la réalité. Son sens dépend alors des motifs subjectifs de sa construction.
Le sujet sera toujours capable de distinguer le réel du fictif. Les récits de fiction et les essais sont en quelque sorte des images de la réalité. Comment la fiction s'avoue-t-elle implicitement comme une feinte et comment le sérieux atteste-t-il de sa sincérité ? L'implicite est délivré par signes imperceptibles. Le comique s'insère sur ce point dans le cadre plus général d'une réflexion sur la production textuelle et sur la différence entre la fiction littéraire et l'essai théorique. Soit le récit attire le lecteur dans un univers imaginaire et donne le change en produisant un effet de réel ; soit l'exposé cherche à convaincre de sa vérité. Qu'est-ce qui signale dans un texte la nature de l'engagement de son auteur ? Comment savoir qu'un auteur utilise le langage pour inventer ou qu'il s'en sert pour restituer des faits authentiques ? Est-il toujours possible de bien distinguer le réel du fictif ? Le comique est fictif. Il soulage du réel auquel il se réfère et sur lequel il renseigne quoique indirectement. Pour cette raison la fiction diffère de l'essai. La forme du récit signale que son objectif n'est pas tant de décrire que d'inventer. Si ce signal n'apparaît pas, il ne s'agit plus de fiction mais de faux.

Les psychologues distinguent imagination et mémoire. La mémoire capitalise les impressions. L'imagination, spontanément ou volontairement, schématise ; elle synthétise le divers pour former des entités pensables. L'image est plus nettement séparée de la réalité avec l'étude de la mémoire et de l'imagination. Pour fonctionner, l'image trouve dans la mémoire ce dont elle est l'image.
La séquence objective image-réalité est donc relayée par la séquence subjective imagination-mémoire. L'imagination se distingue des impressions et des pensées sauvées dans la mémoire. L'imagination recycle le contenu de la mémoire et des sens. Plus précisément, elle réorganise la séquence mnésique et unifie le divers des sens. Par rapport à la mémoire, qui peut être qualifiée de passive, l'activité de l'imagination produit l'image de la réalité. En quoi cette activité diffère-t-elle selon que son produit est comique ou sérieux ? La synthèse et l'organisation du comique apparaît moins harmonique que celle opérée par le sérieux. Cette dysharmonie est le produit de l'activité du sujet dans le domaine de la fiction. La mémoire présente le contenu recueilli de l'expérience sur lequel s'exerce l'imagination. Mais cette activité devient ludique lorsqu'elle bouscule l'ordre offert par la mémoire.
La mémoire se trouve enrichie d'images et d'impressions dont le rapport originel est modifié par l'activité de l'imagination. Sans l'activité symbolique imaginaire, il serait impossible de prévoir des faits, d'imaginer des mondes fictifs, de reconstruire l'histoire, etc… L'imagination s'appuie donc sur la mémoire et la renforce. "La mémoire, affirme Condillac, est le commencement d'une imagination qui n'a encore que peut de force ; l'imagination est la mémoire même, parvenue à toute la vivacité dont elle est susceptible" (Traité des sensations, II, 29). L'imagination jalonne automatiquement le déroulement des choses de repères heuristiques et mnémotechniques. Elle permet la maîtrise symbolique et virtuelle du monde. Elle réorganise la mémoire. Sans elle, la mémoire resterait un amas d'impressions et de pensées confuses. Les sillages broussailleux de la mémoire ne seraient pas balisés. Et sans la mémoire, l'imagination n'aurait aucun contenu, elle ne serait qu'une disposition vide ou une faculté chimérique. L'imagination, l'entendement, la raison sont des facultés nécessaires les unes aux autres qui ne sont qu'abstraitement séparées. Elles symbolisent différents aspects généraux de l'activité mentale, certaines de ses tendances fondamentales plutôt que des entités autonomes.
Par rapport au flux et à la durée de la mémoire, l'imagination produit des entités statiques. Sans l'imagination les souvenirs se limiteraient à la résonance voilée d'impressions antérieures. Les échos proustiens sont autant d'interfaces figuratives entre une foule d'empreintes mnésiques. Ils s'ordonnent dans l'imaginaire de l'auteur à mesure que son écriture ressuscite des faits. L'imagination parvient à communiquer la singularité d'une impression.
Le jeu de l'imagination et de la mémoire permet d'abstraire de la durée des images claires et distinctes. L'imagination filtre la masse et le mélange des impressions afin d'en dégager des schèmes opérationnels pour la raison. L'imagination est nécessaire à la fabrique des symboles. Les calligrammes, les hiéroglyphes, les signes iconiques, les alphabets, empruntent leurs formes à l'activité figurative de l'imagination. Les symboles sont indispensables à la formalisation des raisonnements intuitifs pour en redresser les travers. L'imagination est le principe statique de la pensée sans lequel aucun élément simple ne pourrait être dégagé du devenir composé. L'expérience n'est connue que simplifiée par l'imagination qui permet, en plus de connaître, d'inventer.
La réalité ne devient connue que si elle est traitée autant qu'elle agit lorsque l'attention se porte sur tel ou tel de ses aspects. La conscience résulte de l'activité par laquelle un sujet appréhende les choses. Cette activité de l'esprit est facilitée par l'usage. Celui-ci privilégie l'attention à tel ou tel aspect du réel et dispense d'en considérer d'autres. D'après Bergson, "notre représentation de la matière est la mesure de notre action possible sur les corps ; elle résulte de l'élimination de ce qui n'intéresse pas nos besoins et plus généralement nos fonctions" (Matière et mémoire). Sont reconnus comme objets de conscience les phénomènes sensés, ceux qui sont intéressants. Les autres échappent à l'attention jusqu'à ce que l'artiste relègue le savant. L'usage perfectionne l'entendement mais réduit la réalité à sa fonctionnalité. L'inventeur, en science comme en art, s'émancipe partiellement de l'usage. "Le créateur d'une œuvre, écrit G. G. Granger, se voit contraint, pour continuer son travail, d'effectuer des opérations impossibles, c'est-à-dire interdites par les règles antérieurement applicables et appliquées, ou qui heurtent des croyances ou des savoirs qu'il admet par ailleurs. De telle sorte que si l'œuvre se produit, c'est sans que soit compris le succès de sa réalisation" (L'Irrationnel).
L'activité comique est cognitive. Le rire augment la conscience et invente la réponse. Le comique est un mode de conscience. Il a comme affinité avec la philosophie d'exprimer l'étonnement. La philosophie réclame une attitude sérieuse. Mais il ne suffit pas d'être sérieux pour être philosophe. Car il faut savoir également se départir avec légèreté des doctrines. Le philosophe pose parfois des questions paradoxales et déconcertantes. Le comique diffère de la philosophie par ses réponses spécieuses et impertinentes. Mais l'invention d'une justification de la maladresse est ce qui distingue le comique du ridicule. La portée cognitive du comique lui confère une valeur philosophique. Son propos est seulement moins abstrait que le discours philosophique.

L'imagination détache des éléments de la réalité et figure schématiquement leur relation. L'imagination accuse les traits décisifs, rend perceptibles les calculs, retrace la composition d'un tableau et concourt largement à la formation des modèles scientifiques. Ces schèmes peuvent être traités librement et rationnellement dans le sens de l'ordre réel des choses ou dans un ordre virtuel. L'imagination n'adhère pas strictement aux faits ni à la logique. L'image renvoie à ce dont elle est l'image lorsqu'elle est vraie et s'efface ainsi pour son objet. Mais lorsqu'elle est fictive, elle indique un objet qui n'existerait pas comme tel sans elle.
A ce qui est donné ou souvenu, s'ajoutent les relations et les termes élaborés par l'imagination. La fiction requiert l'imagination qui, à partir des éléments qu'elle a abstrait du réel, les réorganise à sa guise. Une logique objective est par conséquent construite conformément au donné, tandis que subjectivement la construction est plus libre. Il est difficile d'atteindre la raison sans imagination, de même que les mathématiques élémentaires peuvent être difficiles à pratiquer sans figures. L'imagination peut cependant être qualifiée de libre par rapport à la raison.
Dans un cas, imagination et mémoire sont déterminés par les faits. L'imagination sert à dégager des ressemblances, des répétitions et permet la stabilité de l'idée. Son rôle est intimement lié à celui de la mémoire. Dans un autre cas, l'imagination s'émancipe de la mémoire et du sensible. Les défaillances de la mémoire et la confusion des sens tendraient même à stimuler l'imagination et à encourager la fiction. Le jeu de l'imagination par rapport à la mémoire permet l'expression de la liberté.
L'imagination est davantage éloignée des impressions que ne l'est la mémoire. La mémoire est avant tout l'empreinte de l'impression et lui reste attachée. L'imagination repose, elle, sur la mémoire et ne dépend plus nécessairement des impressions. Elle ne subit plus le particulier dans son actualité évoquée mais en détache une idée simple et générale. Par elle, le repris de la mémoire, le répété par ressemblance, devient unité conçue. Cette unité de l'image réintègre ensuite la mémoire pour la clarifier et la renforcer contre l'usure. L'imagination est inductive, elle transforme les répétitions et ressemblances en images. La réflexion spontanée réinvestit les produits imaginaires dans l'expérience vécue. L'activité de l'esprit permet de détacher des entités stables du flux des vécus de pensée à travers le temps. La concaténation de différences et de ressemblances perçues forme dans le jugement un ensemble cohérent de notions. L'imagination, abolissant les différences perçues, est à rapprocher de la raison.
L'individu se conduit rationnellement. Il anime la matière dont il relève en y formant des symboles. Cette activité le soustrait au silence et au bruit en introduisant la distinction. L'unité particulière matérielle de l'individu se trouve relayée par une unité symbolique dans la communication avec autrui. L'activité imaginaire renvoie en même temps à elle-même, à son point d'énonciation à la fois public et individuel ainsi qu'à l'esprit qui se donne de façon continue sous de multiples aspects. Elle renvoie au savoir et à la connaissance, à la capacité transformatrice de chacun, à sa perfectibilité. Elle se détache de la nécessité matérielle pour affirmer les principes propres à l'individu qui lui permettent de s'affirmer et qui autorisent la reconnaissance d'une conscience autonome. Grâce à son imagination, l'individu se rend communément intelligible.
La simultanéité de la mémoire et de l'imagination en rend l'analyse difficile. Comment penser l'adéquation effective de la durée et de la stabilité ? Le lien entre l'enchaînement des impressions, leur répétition mentale et la conscience d'une cohérence des faits doit cependant être admis. Les séries sont perçues parce qu'elles apparaissent spontanément composées. Cette unité abstraite de la diversité est proche de l'essence séparée de l'existence. Bien qu'elles ne soient pas proprement des représentations, les essences détachées de l'existence le sont grâce à l'imagination. Elle assure la stabilité des objets malgré leur changement. Même un objet immobile, s'il n'était pas en même temps imaginé, ne serait peut être pas perçu de la même façon à chaque fois.
Sans la réflexivité de l'imagination, les temps et les univers seraient indistincts. L'usage conscient de l'imagination est en somme ce qui donne à la mémoire le critère du passé et de l'avenir ainsi que celui du réel et du fictif. Son produit garantit l'identité des objets remémorés. L'imagination a donc pour fonction d'assurer l'identité des objets dans le temps et, de manière spéculaire, de fournir un critère modal et temporel du jugement. La mémoire ne contiendrait rien d'imaginaire sans l'imagination. Elle se confondrait avec les sensation et mélangerait le passé au présent. Or, même si ce qui est passé s'est réellement produit, il est imaginé par rapport au présent.

L'image étant commune à une multitude d'impressions captées par la mémoire, elle n'en subit aucune en particulier. Et puisque le comique lui aussi libère du joug des émotions, il semble possible de faire découler le comique de l'activité de l'imagination. Ici, contrairement au poétique qui rapproche le sujet sentant et l'objet senti, le comique rend momentanément indifférent au monde. C'est cette indifférence qui, selon J. Cohen, suscite l'euphorie. L'imagination est subjective en poésie et objective en science. Elle n'est ni l'un ni l'autre ou l'un et l'autre avec le comique. L'imagination peut devenir relativement autonome par rapport au sensible et à la raison. Dans ce cas son produit peut paraître impossible, incongru ou comique. Le comique est figuré dans le rapport que ses images entretiennent avec la réalité. Le comique naît d'une conduite incongrue, d'un détachement inaccoutumé. Il s'oppose sur ce point à la poésie plutôt portée à réagir métaphoriquement aux affects. L'aspect comique est celui du jeu entre l'usage littéral et figuré du signe. La poésie vise à faire oublier ses procédés métaphoriques pour rester fidèle aux choses. Le comique, au contraire, appuie les effets de la forme sur le contenu. Le comique déréalise tandis que la poésie surréalise.
La figure comique est littéralement et primitivement sensible. La définition du terme "botanique" par A. Bierce est comique : "la science des légumes comestibles et non. Se préoccupe largement des fleurs, communément mal construites, de couleur inartistique et qui sentent mauvais" (Le Dictionnaire du diable). Normalement, l'imagination schématise le donné sensible capté par la mémoire. Dans la fiction comique, ce donné mémorisé est partiellement refoulé. L'opinion ordinaire sur un objet est retranchée. La liberté n'est pas coupée de la réalité des sensations. Le comique ne restitue pas le souvenir du rapport réel des choses entre elles mais fabrique un rapport apparemment original. Néanmoins, l'image comique est composée d'éléments souvenus. C'est donc le rapport entre les éléments qui est nouveau et non les éléments eux-mêmes. Avec le comique, l'imagination devient plus libre et créatrice. Le savoir, même comique, écarte le sensible mais reste expressif par sa démesure par rapport à la réalité. Il simule sans pâtir. Le sujet reste maître du ton de son discours qui se substitue par son énormité aux impressions. Le sujet joue avec les expressions possibles de ses impressions. L'élaboration comique profite de cet écart. Le comique serait impossible sans le jeu des symboles entre eux. Il s'agit d'un jeu dans la mesure où le rapport entre les symboles importe plus que leur adéquation aux choses. Ceci est manifeste dans ce dialogue de shakespeare : "Hamlet. - Apercevez-vous, là-bas, ce nuage qui usurpe presque la forme d'un chameau ? Polonius. - J'en distingue les contours, et il ressemble bien à un chameau, vraiment. H. - Je crois plutôt qu'il ressemble à une belette. P. - Il a le dos d'une belette. H. Ou à une baleine ? P. - Il ressemble beaucoup à une baleine". Le conflit des interprétations s'oppose à l'autorité du dogme. Le comique rappelle le contexte et l'usage ainsi que l'abus possible du langage par rapport à eux. Il n'y aurait pas d'abus sans usage. Le comique ne rivalise pas avec le sérieux mais s'en libère. Comme le rappelle A. Breton, La pataphysique, discipline pour le moins comique, se définit comme la "science des solutions imaginaires" parce qu'elle "accorde symboliquement aux linéaments les propriétés des objets décrits par leur virtualité" (Anthologie de l'humour noir). Le comique est l'œuvre de l'imagination délestée de toute gravité et sans peine. L'imaginaire comique est libre mais attentif aux impressions. Il s'appuie même sur elles pour repousser les notions préconçues et réviser les définitions.

Alors que la mémoire reste plus ou moins attachée aux affects des sens, l'imagination s'en éloigne avant que la raison s'en sépare définitivement. Le deuil afflige la mémoire irrémédiablement ; mais le mélancolique est inventif, il apaisera son âme par les cérémonies et les cultes, et jamais mieux qu'avec sa raison, ne surmontera sa peine. Cependant, la mémoire ressaisie, au-delà des affects, au gré de ce parcours purificateur, les symboles et les significations qui s'y rattachent. La fiction se mêle souvent à la réalité dans la mémoire. La mémoire est affectée par les opérations de la pensée autant que par les sensations. C'est pourquoi la mémoire peut être considérée davantage comme le support de l'imagination que comme le témoin fidèle du passé.
La raison renforce l'imagination qui, elle, renforce la mémoire. Tous ces acquis enrichissent cette mémoire, laquelle devient plus élaborée et plus fidèle. Elle devient puissance évocatrice spontanée du passé, par rapport au présent, au bénéfice de la conscience immédiate ; mais aussi capacité pour la réflexion de rappeler le passé comme passé à titre de souvenir. L'habitude se distingue du souvenir. Le jeu et l'invention de l'imagination sont vivaces et féconds. Initialement support des habitudes, la mémoire devient souvenir grâce à l'imagination.
L'imagination détache de la durée les schèmes rationnels en présence. Elle mobilise la mémoire pour diriger son action. Les progrès de la mémoire, sa disponibilité et sa mobilité sous l'impulsion de l'imagination, sont à l'origine de la conscience. Le potentiel mnésique fournit l'arrière fond symbolique de la compréhension. Cet arrière fond survient dans le présent des impressions sensibles. Les acquis sommeillent en chacun tant que rien n'arrive qui les réveille, jusqu'à ce que l'occasion se présente de les employer. Ce qui était enfoui au plus profond de la mémoire peut réapparaître à l'occasion de certaines expériences. Les images sensibles peuvent être ensuite localisées dans le temps et identifiées comme souvenirs par rapport à l'imagination présente. La plasticité de la pensée procède du jeu de la mémoire et de l'imagination. Ces deux facultés concourent à étendre l'horizon de la conscience. Elles permettent de discerner les objets des sens, les émotions qu'ils éveillent, le souvenir des événements et des traumatismes, les choses réelles et les choses fictives. Toute une gamme de fictions s'offre au jeu continu de l'imagination d'où elles proviennent.


4. La distance.

L'imagination procède par sélection et oubli. Elle préfigure les aspects du réel qui importe dans la perception. La conscience commune procède de l'omission d'une multitude d'aspects perceptibles qui n'intéressent pas les fonctions usuelles. Dans le cadre ludique de son activité, l'artiste restaure artificiellement les qualités oubliées des choses. L'œuvre restitue à l'objet ses traits particuliers. La pratique artistique est moins économe que prodigue.
La mémoire habitude est latente et reste attachée aux affects. La mémoire souvenir est propositionnelle et indépendante d'eux. Il est possible de différencier, d'un côté, les schèmes perçus de la représentation sensible et, de l'autre, ce qui du être nié ou refoulé sélectivement pour autoriser une représentation précise. L'esthétique et la logique se distinguent en ce que la logique est l'oubli de l'affect.
Freud a supposé l'acte involontaire motivé par le refoulement inconscient des émotions encore effectives dans la mémoire. L'étrangeté du symbole comique provient du maintient partiel et inconscient de l'affect qui l'a motivé. Dans l'expression, l'affect est écarté et remplacé par une représentation. L'imperfection de cette opération, lorsque l'affect reste partiellement effectif, entraîne des expressions étranges. Ainsi, l'expression comique contient une part d'affect personnel, bien que le processus par lequel elle est produite reste le même pour tous. La force de beaucoup d'expressions comiques vient de ce qu'elles traduisent des affects communément partagés. Par exemple, une métonymie comme "le sabre et le goupillon" pour l'armée et l'église ridiculise des notions dont l'abstraction connote l'autorité. "La méthode de l'humour, remarque Stapffer, consiste à rapetisser tout ce qu'il exprime, en affectant de choisir tous les vocables les plus individuels, les plus techniques, les plus concrets. Car les termes généraux ennoblissent, mais le mot propre ridiculise" (Humour et humoristes). Les termes généraux s'opposent aux propres et traduisent l'écart entre la représentation et l'affect. A travers la métonymie, l'expérience commune et concrète que les termes généraux avaient idéalisée réapparaît.
L'épargne constitutive du comique est produite par refoulement. En l'absence d'un tel refoulement, la dépense occasionnée n'a rien de comique : elle est prosaïque. Le rire est parfois prosaïque, mais le comique est généralement métaphorique. L'expression comique n'est pas simplement triviale, elle conserve un contenu refoulé et implicite. Elle est concrète sans être nécessairement grossière. L'exposé cru des choses devrait adhérer au présent sans rien convoquer d'extérieur et de sensé. Un exposé absolument cru est d'ailleurs impossible puisque l'expression suppose un détachement de la réalité dont elle est l'image. Cette image survient sur le concret comme son négatif. Le vécu sensible est inhibé au bénéfice de l'abstraction. Dans le cas contraire, la désinhibition rapproche du concret. L'évocation concrète directe et sans périphrase suppose la diminution de l'inhibition originelle grâce à laquelle le langage se substitue au réel. Le rire est proche de la sensation, tandis que le sérieux est la négation de la sensation. Le comique est lui davantage un refoulement qu'une négation. C'est pourquoi son expression est métaphorique, figurée et implicite. Le comique n'est donc pas littéral. Il est métonymique avec la concrétisation humoristique et métaphorique avec l'idéalisation poétique. Le comique repose sur le sérieux et non sur le sensible. Il s'exerce sur le langage et les concepts et ne se rapporte au concret qu'à travers l'abstrait.

L'imagination creuse la distance qui éloigne le comique de ce donné cru. Images, métaphores, fantasmes seraient élaborés à partir de cette négation du sensible. Le romantisme a de la sorte accordé à la subjectivité une valeur émancipatrice et créatrice. "La subjectivité comique, écrit Hegel, se comporte en souveraine à l'égard des apparences du réel" (Esthétique, III, 3c). Mais le comique est fictif et non illusoire ; le sujet n'est pas dupe mais conscient de l'artifice. Il ne subit pas le comique mais y participe activement.
La recherche relève de la lutte contre l'oubli et du rappel de l'oublié. De sorte que, connaître le comique en deçà de son effet, c'est aussi se souvenir de ce dont l'oubli a favorisé le comique. Le sérieux et le comique supposent une certaine amnésie. Le comique omet ce qui est sérieux. Le sérieux, à propos du comique, souligne cette omission en faisant disparaître l'effet comique. L'activité comique repose sur l'expression sérieuse. Elle s'ajoute à l'activité sérieuse et éloigne davantage de l'affect. Traiter sérieusement du comique revient à réduire la distance qui sépare l'expression de l'affect.
L'oubli est la condition de l'expression comique. De quoi le comique fait-il l'économie pour être comique ? Le concept d'oubli permet de mieux comprendre la spontanéité comique. L'imagination produit le comique lorsqu'elle s'émancipe de sa relation normale au donné sensible. Elle crée spontanément un sens inédit à travers une représentation atypique. L'étrangeté du comique vient alors du détachement par rapport à des émotions encore plus ou moins effectives ou conscientes dans la mémoire. Interpréter le comique à fond consisterait alors à retrouver le contenu omis pour former la fiction comique. L'énoncé sérieux est neutre par rapport au contenu qu'il décrit, tandis que l'énoncé comique est moins objectif. Le comique, au détriment du contenu réel, propose un jeu des formes.
Faut-il dire qu'une chose est drôle ou bien qu'elle est décrite avec humour ? Le sens comique est-il traduit ou bien est-il attribué ? Le comique est virtuel, il dépend de la façon dont les choses sont comprises et non principalement des faits eux-mêmes. C'est souvent le contraste entre la forme et le contenu qui est amusant. Dans l'ensemble, le comique privilégie la forme, le tragique le contenu et le sérieux équilibre les deux. Le comique est volontairement artificiel. Le sérieux et le tragique semblent, quant à eux, suivre la logique des choses.
Ce qui a été oublié et qui est rappelé n'est dès lors plus retranché pour créer l'effet comique. Un énoncé modifié dans un but comique, comme avec le calembour ou le contrepet, n'est plus comique s'il retrouve sa forme originale. Cette situation vaut celle où un fait comique est absolument interprété. Le comique, en revanche, bénéficie de la présence-absence d'une cause à découvrir. L'énoncé sérieux est la matière du comique et non la cause. Les causes du comique restent problématiques, excepté sa finalité qui est de faire rire. Chercher un principe moteur amène à postuler les motivations cachées de l'agent comique. Le charme du comique tient sans doute à cette irréductible opacité.
Le sujet pâtit de l'effet comique dans la mesure où il tend en même temps à s'en dégager. Il rit jusqu'à ce qu'il comprenne la cause au-delà des raisons ponctuelles. Il s'agit d'une sorte de refroidissement par lequel, dans une attitude active de compréhension, le sujet cesse peu à peu de réagir au comique. Les bons mots usés sont également pris au sérieux progressivement et ne redeviennent comiques qu'une fois travestis. Le sujet reçoit le comique et subit son effet. Spontanément, l'intellect interprète le comique jusqu'à ce que son effet soit annulé par son explication.
Bergson soutient que le comique naît de l'image d'une domination cachée fictive négatrice de la liberté du sujet. Mais le comique cesse de produire son effet dès lors que son mécanisme est entièrement rendu explicite. La figure comique du sujet dupé et passif, du pantin animé par des ficelles ou victime d'une machination n'est comique qu'en tant qu'elle reste fictive. La métonymie comique exprime une aliénation aux déterminations. Elle le fait métaphoriquement en tant qu'elle la simule. Mais le désenchantement peut être tragique lorsque la domination fictive illustre en fait une domination réelle. L'aliénation aux déterminations n'est donc comique que lorsqu'elle est simulée. La simulation tragique n'apparaît pas comme telle. Le comique exprime un jeu de domination irréel, possible ou impossible. Parce qu'elle suspend dans le jeu le déterminisme de la réalité, la liberté comique doit être passagère.

Un système est reconnaissable à la constance des relations qui lient ses éléments. En outre, un système exerce une force coercitive sur les parties qu'il englobe (éloge ou blâme, sympathie ou antipathie). La nature exerce une contrainte physique nécessaire. Les systèmes permettent d'articuler des significations, d'informer la matière, d'engendrer la nouveauté à partir de l'acquis comme dans l'élaboration des métaphores. Les systèmes préexistants de la nature et de la culture fondent l'objectivité de façon cohérente et fournissent les conditions de la communication intersubjective. A partir d'eux, les mouvements corporels deviennent comportements et actes, les faits et les gestes deviennent communément intelligibles. Le monde est à la fois systématique et mobile, c'est pourquoi il peut être découvert dans la durée. Le mouvement devient sens grâce aux systèmes préexistants matériels et symboliques. Des motivations sont lisibles, articulées les attitudes, selon des lois différentes de celles qui régissent les organismes. Ces lois tendent à diminuer les écarts de conduite par rapport à la norme, parfois artificiellement, jusqu'à stigmatiser des pathologies sociales. La société est exigeante, la nature inéluctable. Mais l'obéissance à la règle reste une condition nécessaire de la communication. Non pas une règle parfaitement formulée, mais des évidences liées entre elles, sans lesquelles il n'y aurait ni thème ni version. Les systèmes inventés des hommes et découverts de la nature sont contraignants mais primordiaux. L'hétérogénéité des systèmes autorise la liberté ; leur hétéronomie permet leur réunion. L'activité singulière est possible grâce aux règles auxquelles elle obéit. Ces règles sont connaissables mais pas nécessairement connues. Les règles postulées peuvent ne pas correspondre aux règles existantes.
Il n'y a pas de relativité absolue puisque les systèmes de la logique et de la physique sont invariants. Ces systèmes sont difficilement définissables mais néanmoins existants. La structure fixe et fidèle du réel est moins familière que celle des systèmes arbitraires de la culture, bien que ceux-ci reposent sur une structure naturelle commune. Des éléments en sont réactualisés, régénérés dans les productions humaines. La nouveauté suppose que quelque chose se répète pour fournir le critère d'une modification : un état antérieur transfigurable. La liberté est ce qui ajouté aux matériaux nécessaires à sa manifestation. La liberté succède au déterminisme. Elle renouvelle les formes d'une matière préexistante. L'individu singulier se détache sur fond de contraintes lorsqu'il s'exprime. Sa prise de conscience, durant cette opération, des entraves desquelles il lui faut se dégager, lui sert à se rendre intelligible aux autres. La figure comique se réfère à l'usage des expressions littérales. La liberté d'expression suppose la transgression individuelle des règles communes de l'expression.

Le comique accuse la distance qui sépare l'image générique d'un désagrément particulier en faisant de cette distance le point névralgique d'une satisfaction. Le comique se nourrit du sentiment de l'écart possible entre l'affect et la représentation. Le comique n'est pas tant l'expression d'un plaisir qu'une façon de surmonter le déplaisir. Cette joie est accrue par le plaisir d'agir sur la forme de l'expression. La joie comique provient de l'acte par lequel l'affect est nié. Le plaisir des formes expressives supplante le contenu.
Le sens de l'expérience vient de sa généralisation. Il menace constamment d'occulter sa spécificité et de la réduire à sa répétition. L'image générique est évocable à volonté et recoupe une variété de sensations. L'affection particulière, au contraire, est l'expérience qualitative renouvelée des choses dont l'image générique n'est que l'abstraction. L'image des choses se transmet culturellement avant même parfois que l'expérience correspondante en soit faite. Les noms ne dérivent pas des sensations. La richesse de celles-ci est épuisée par le nom. La description des sensations implique un lexique limité qu'il faut recomposer sans cesse.
Au départ l'affect n'a ni nom ni signification. Il ne peut être encore qualifié de comique. La seule source identifiable de l'affect comme tel est sensuelle. La sensualité peut être assimilée à une propriété physique. Le comique peut être également réduit à un phénomène physiologique dès lors que l'émotion et la pensée sont théoriquement écartés. Un mouvement, une modification, à lieu, abstraction faite de son devenir joie ou tristesse. A ce stade, l'affect n'est qu'un changement sans autre unité que celle du corps où il se produit. A ce niveau, à vrai dire, cette manifestation n'est pas encore réellement vécue comme un affect : ce n'est qu'une sorte de phénomène clinique, une affection du corps sans signification, sans objet et purement contingente, un affect hyperbolique. La signification comique d'un événement requiert le rappel d'expériences inactuelles réunies dans un concept. C'est l'évocation atypique d'un concept par rapport à l'expérience qui permet l'apparition inédite du sens comique. La compréhension du comique provoque des émotions que la biologie peut difficilement expliquer. Ces émotions produites par l'usage des signes n'ont pas d'origine proprement physiologique.
L'image générique signale l'absence tandis que la sensation particulière est présente en ceci qu'elle est différente de toute autre expérience supposée par l'image. Cette affection, par essence, ne se laisse pas réduire à l'image. L'image ne comprend aucune affection particulière. Une même image peut être convoquée en de multiples circonstances. Cette identité de l'image, au-delà des affects particuliers, en fait un substitut d'expérience qui a rapport à l'absence. En revanche, les affections multiples sont uniques. L'objet comique n'est pas nécessairement actuel. Le symbole est plus important.
La singularité traduit la présence. Or, l'affect présent n'est connu qu'une fois limité à ceux qu'il rappelle. Ces linéaments d'affects sont rassemblés sous une image générique. L'inconnu ne peut être connu autrement qu'à travers le connu. Le savoir acquis, les croyances rationnellement liées, s'affinent et se modifient au fur et à mesure. Avoir conscience qu'une chose est comique réclame l'antériorité du comique en général par rapport à elle. Un phénomène est qualifié de comique au même titre que d'autres phénomènes possibles qui lui ressemblent.
L'acte d'être affecté dépend d'une disposition à l'être. Mais le savoir de cette disposition, le qualificatif de l'affect, précède l'affect compris comme tel. Par conséquent, un affect "inédit" devient instantanément l'occurrence particulière d'un type d'affect possédé. Les affects, toujours inédits, restent plausibles par rapport aux catégories auxquelles ils appartiennent. Un affect est agréable ou désagréable, clair ou confus, émotif ou sensible etc… La démarche consistant à concevoir la contingence absolue du comique permet de valoriser en négatif les a priori qui accompagnent l'affection comique, les prolepses sans lesquels il n'y aurait aucune expression à proprement parler comique. Le comique n'est pas absolument surprenant. Il ne semble jamais avoir été éprouvé pour la première fois. Le rire est familier. Seul l'objet du comique est nouveau.
Bien qu'il soit fréquent que l'image générique soit simultanée aux affections particulières, elle peut parfaitement en être distinguée. Elle est simultanée lorsqu'un objet est perçu, elle ne l'est pas lorsqu'il est conçu. L'image n'a pas besoin de correspondre en toute circonstance directement à une expérience perceptive. L'expression ou la pensée utilisent l'image plus librement que dans la perception. Elles forgent une dimension virtuelle à partir de la libre composition des images entre elles. La pensée virtuelle est émancipée de la perception. Elle construit de nouveaux sens dérivés, à titre d'hypothèses, à partir du sens courant. L'imagination est plus libre que la perception. Elle peut la favoriser, la compléter ou la remplacer.
Une expression figurée prise au sens propre devient absurde mais compréhensible. Le comique restaure le sens propre d'expressions figurées et primitivement poétiques. Cette formule de R. Queneau en témoigne : "C'est un pas en avant de l'esprit humain, a supposé que l'esprit soit bipède"(St Glinglin). Le comique joue sur le lien de la fiction avec la réalité. La poésie élabore un sens figuré à partir du sens propre. Le comique mélange le propre et le figuré. Pour cette raison, il peut dénoncer la poésie dissimulée dans le discours sérieux.
Sans la possibilité de l'expérience particulière, une image générique ne serait l'image de rien. Autant dire qu'elle ne serait pas. L'image indique toujours l'absence de ce qui devrait être présent. De même, toute présence est appelée à devenir absence. L'expérience réelle est vouée à une réorganisation symbolique. L'image adhère plus ou moins rigoureusement au sensible.
Pour Tzevan Todorov, le travail symbolique du comique s'effectue en deux phases : l'une perceptive et l'autre interprétative. La première, dans l'instant, est superficielle, incohérente, décevante ou sidérante ; la seconde plus satisfaisante, plus lumineuse (Les Genres du discours). La perception immédiate est sidération. Puis l'image survient pour l'interprétation indépendamment de la présence réelle. La sidération vient du sentiment de l'incompatibilité entre le perçu et l'acquis. La lumière apparaît après révision de l'acquis au bénéfice du perçu. Le sérieux succède alors à l'étrange au cœur même du comique.
La présence des choses est niée pour engendrer le comique. L'imitation comique souligne par exemple la raideur et le mécanisme. Une essence extérieure à l'expérience est engagée et s'exprime. L'impression n'est pas la source principale du comique. Le comique naît d'une médiatisation de l'immédiat. La médiatisation est redoublée. L'expérience est d'abord niée par le concept adéquat. Puis ce concept est remplacé par un autre inhabituel. Dans le sérieux, la pensée s'efface derrière son résultat. Dans le comique, le rapport problématique entre le sensible et l'intelligible est justifié de manière sophistiquée. L'absurde fonctionne par permutation ou inversion (chiasme, paradoxes, paralogismes) ; le burlesque recours à l'hyperbole et fonctionne par adjonction (répétition, redondance, exagération) ; l'humour use de la litote et fonctionne par suppression (ellipse, condensation) ou remplacement métaphorique ; l'ironie se sert d'antiphrases, d'euphémismes, de simulations.
L'immédiateté est-elle partiellement conservée dans l'effet comique ? La forme originelle des événements transparaît-elle derrière celle surprenante et atopique du comique ? L'élaboration abstraite du comique est destinée à pointer un état de fait. Elle se superpose à l'expérience qu'elle est sensée décrire. Le comique introduit un sens inhabituel dans une situation donnée. Dans la mesure où ce qui est comique peut être pris au sérieux, il est possible de qualifier un sens d'inhabituel sans que son objet le soit. Le comique dérègle le sens mais n'atteint pas la référence. Le comique ne fait pas mentir son objet. Il interroge plutôt le concept en fonction de lui. Le comique suscite la conscience d'un écart par rapport à l'interprétation usuelle des choses. Il parvient à combiner des champs lexicaux hétérogènes. Souvent, il aborde des thèmes triviaux de manière affectée et réunit des sujets et des styles incompatibles. Le comique exprime en fin de compte un rapport originel de façon originale. Il ajoute de manière visible ses artifices aux faits. Il accorde librement de nouveaux concepts aux objets. Cependant, il n'efface pas le sens sérieux mais le rend implicite.

La spontanéité comique n'est pas inconditionnée. Elle ne crée pas à partir de rien. La signification que le comique attribut à un événement sort seulement de l'ordinaire. Pendant la lecture, lorsque les mots subitement font référence à eux même au lieu de désigner quelque chose, ils peuvent devenir comiques. Le langage réfère à lui-même lorsqu'il dépeint des univers absurdes. Le langage est naturellement destiné à indiquer la réalité et s'en sépare en se référant à lui-même. Il faut que le mode d'interprétation courant soit modifié par quelqu'un pour que le comique apparaisse. Le comique est le propre de l'homme et le résultat de son action. Au lieu de subir sa mémoire, il agit. Le jeu des formes accuse la distance d'avec le contenu.
Le comique peut naître de l'emploi au sens propre d'un terme normalement utilisé au sens figuré. Il crée des mondes possibles en inversant l'ordre usuel. La symétrie de sa fantaisie lui confère une certaine familiarité. Lorsque le réel commence à se plier aux mots, le contraste comique naît. Il faut être capable pour cela de distinguer le réel de son image, le vrai et le vraisemblable, l'expression littérale et l'expression figurée (allégorie, catachrèse, cliché, comparaison, figure, métaphore, métonymie, parabole, symbole, synecdoque). La trivialité du propos comique vient de son caractère absurde bien que plausible. L'absurdité voulu possède du sens et de la pertinence. Le comique offre ainsi l'occasion de s'exprimer librement par rapport à la réalité. L'expression devient jeu et apport libre de sens figuré.
Est-ce le résultat d'une transposition ou la transposition elle-même qui fait le comique ? "Dès que l'ironie se rapporte au résultat, observe Kierkegaard, elle apparaît sous un jour comique" (Le Concept d'ironie). L'ironie est subjective et fidèle au produit de sa dialectique qu'elle élève vers l'abstrait, tandis que le comique ne perd pas de vue le rapport au concret. L'ironiste n'invente pas, il interroge pour découvrir l'ignorance et révéler un principe. L'humoriste oppose à l'ironiste des réponses spécieuse qui entravent sa démarche.
Une personne est prise d'un fou rire mais son entourage pense qu'elle fond en larme. Bien que cette personne soit manifestement en train de rire, son comportement pourrait ressembler à celui de quelqu'un qui pleure. La scène sera plus drôle encore si ceux qui croient qu'elle pleure ne rient pas. Ce n'est pas tant la ressemblance entre les pleurs et le rire qui est comique que le fait de confondre l'un et l'autre. La confusion du rire et des larmes a lieu en vertu d'une analogie de comportement réelle. Cette analogie entre le rire et les pleurs conduit à commettre des erreurs d'appréciation. Mais l'erreur apparaît comique pour celui qui est conscient de la confusion entre la réalité et l'apparence et non pour celui qui est dupe des apparences. L'ambiguïté d'un comportement peut être drôle. Le comique disparaît si l'ambiguïté est effacée par l'erreur.

III. EXCEPTION


Les appareils théoriques précédents sont approximatifs. Ils ne peuvent rendre compte entièrement des faits individuels. Le comportement spontané des individus invite à une interprétation ouverte de leur manifestation. Nécessaires à la compréhension des cas isolés, les théories d'accueil doivent pouvoir être révisées au lieu de les réduire.


1. Les théories.

La méthode structuraliste, bien qu'objective et déterministe, s'applique à l'analyse des phénomènes émotifs singuliers. La sémiotique structurale de Barthes et Greimas est suffisamment abstraite pour s'appliquer à de nombreux cas. Toutefois, les termes servant à interpréter l'effet produit par la forme des réseaux de signification : "tension" ou "décharge", restent approximatifs. La théorie n'atteint que la forme des cas particuliers, c'est-à-dire la manière dont la particularité agit sur une structure générale. Le structuralisme dégage les rapports formels exprimant ou provoquant des émotions : les réseaux, au lieu d'entrer en composition, entrent en conflit ou parfois convergent vers une chute. La tension psychique accumulée pendant le texte se décharge avec le rire. Le lecteur éprouve aussi une attraction jouissive due au suspense. Des manœuvres de diversion peuvent tendre à ajourner la fin d'un récit, voire même à l'empêcher. Un plaisir fétichiste des mots et de leur composition est alors éprouvé. La forme du texte engage des réactions émotives qui modifient son sens.
Les désirs trouvent dans la matérialité des mots une satisfaction qu'aucun plaisir ne pourrait réellement atteindre. Les mots, en vertu de leur double nature rationnelle et matérielle, constituent l'extension adéquate du désir. Le désir, qui motive l'expression, excède le réel, au point que le réel paraît ne jamais lui suffire. L'identité des mots n'atteint jamais l'unité du désir. Les désirs dépassent la réalité. Ils sont multiples et particuliers à chacun. Les désirs peuvent être nommés et ne jamais être réalisés. Le plaisir du verbe, à la différence des plaisirs du corps, est intimement lié au désir.
La volonté générale n'est qu'une abstraction du désir qui est en réalité singulier et fait, pour ainsi dire, corps avec chacun. Le désir s'apaise lorsque l'interprétation est libre et le sens démultiplié, alors que l'idée fixe du maniaque lui est un refuge onéreux. La pureté suppose l'extinction a priori du désir. Or, le désir, qui est dynamique, n'est au fond supportable que dans le mouvement. Le désir est premier et moteur pour le sujet. La volonté, rationnelle et impersonnelle, est un moyen de sa réalisation.
La vigilance à l'égard de l'expérience permet de ne pas en effacer le sens toujours inédit. Comme l'écrivait J.L. Vives en 1538, "les choses inattendues et subites touchent davantage et provoquent un rire immédiat et plus grand" (De Anima…). Le sens primordial de l'acte individuel ne doit pas disparaître derrière la vision théorique. Il importe de savoir faire rire la vérité. Un sens inattendu et surprenant peut être soudainement saisi sans que cela réclame d'effort. Le plaisir d'une telle intuition tient à l'aisance de son appréhension. La vigilance ne réclame par l'effort que requiert l'attention. La vigilance est la sensibilité à l'instant, une façon de se laisser surprendre. Vivre exclusivement dans l'effort de l'attention, c'est effacer le mouvement des choses derrière la théorie.
"La diversité sur terre des idiomes, écrit Mallarmé, empêche de proférer les mots qui, sinon, se trouveraient, par une frappe unique, elle-même matériellement la vérité. Cette prohibition sévit expresse dans la nature (on s'y bute avec un sourire qui ne vaille de raison de se considérer Dieu)". La polysémie autorise le jeu, à l'inverse du langage univoque de Dieu. L'expérience laisse envisager des zones de non-sens qui peuvent être perçues comme un néantir. P. Sollers illustre la formule heideggerienne "La richesse abyssale de l'Être s'abrite dans le Néant essentiel" par cette anecdote : "Quand les Allemands demandent à Picasso à propos de Guernica : C'est vous qui avez fait ça ?, ce dernier leur répond avec ironie : Non, c'est vous" (La Divine Comédie).
Le non-sens comique écarte artificiellement le bon sens pour évaluer les conséquences de son opération. Le comique est intentionnel. Les rapports spécieux et inattendus qu'il présente ne sont pas maladroits mais habiles. Le comique possède un fort potentiel heuristique. Ses exagérations indiquent parfois des états de fait jusque là inaperçus ou inavoués. L'habileté du comique ne repose pas tant sur l'absence de maladresse que sur l'imitation d'une maladresse féconde.

Le comique, s'il écarte l'émotion ou les sentiments, préserve néanmoins la raison qui le réclame. Il semblerait même parfois que, monstrueusement, ses non-sens rattachent la raison directement au sensations. La raison conserve alors le pli de son activité coutumière : une forme rigoureuse. Mais émancipée de la vie propre au moi, elle hallucine sans s'identifier à rien. Elle est alors rivée aux sensations, sans émotions ni conscience de soi. L'identification à autrui abolie, le sens moral disparaît. Le plaisir attaché au non-sens comique correspond à une apathie face au tragique, à une suspension de la faculté d'angoisser. Cependant, l'énigme que représente le non-sens appelle comme une réminiscence de la conscience morale transgressée. Le comique adopte un comportement impossible, insensible, indifférent ou borné qui néanmoins obéit à une logique propre et paradoxale. Contre le bon sens, le comique justifie l'impossible ; ce qui devrait scandaliser si le comique n'était pas en quelque sorte un acteur.
L'effet ironique ou cocasse d'une rupture de gradation provient d'une discontinuité, assimilable à une dégradation, dans une série ascendante : "Dans ses bras parfumés, le diable m'emporte. Il me soulève, je décolle, je pars… (elle frappe le sol au talon)… et je reste" (Les Bonnes). Dans ce passage emprunté à J. Genet, la prise en compte du contexte réel contraste avec l'élévation spirituelle suggérée par les mots. Le comique souligne l'écart entre le sens et le contexte. Ce qui est réel, bien qu'ineffable, ne doit pas échapper à l'attention. Le comique obéit à une logique propre et n'a de sens que par rapport à lui-même. Ses objectifs, à défaut de se contredire, sont souvent sans rapport avec le contexte.
J. F. Lyotard attribut à l'humour la vertu d'indiquer des vérités trop souvent négligées. L'ironie vise un sens idéal opposé au point de vue contextuel. Elle indique la limite du sens. L'humour exprime ce qui fait obstacle au jugement. L'ironie aspire à l'évidence tandis que l'humour rend manifeste l'absurdité. L'ironiste, insatisfait par les réponses qu'il reçoit, continue d'interroger l'opinion dans l'espoir de parvenir à une réponse définitive. L'humoriste oppose à l'ironiste l'exception qui, bien que triviale ou incongrue, tient lieu d'argument décisif. "Tandis que l'ironie est un nihilisme des significations, l'humour se tient dans l'affirmation des tensions. (…) L'humour n'invoque pas une vérité plus universelle que celle des maîtres, il ne lutte pas au nom de la majorité, en incriminant les maîtres d'être minoritaires, il veut plutôt faire reconnaître ceci : qu'il n'y a que des minorités" (Rudiments païens). La majorité figure l'unité du sens universel ; la minorité, la diversité des perspectives. Lyotard est manifestement du côté d'Aristophane. L'humour agit au dépend du savoir absolu. Il est vif, fin, ingénieux, léger, piquant et non spirituel, mystique, immatériel et abstrait. Les séries harmonieuses et la perfection sont suspectes pour l'humoriste. Il leur préfère les jeux de forces et les nœuds de contradictions.

"L'humour, pour J. Vaché, dérive trop d'une sensation pour ne pas être difficilement exprimable. Je crois, ajoutait-il, que c'est une sensation". Il est difficile de définir l'humour. C'est une sorte d'attitude. Il est qualifié de sensible parce qu'il est déraisonnable. Cependant, ce qui est spontané et inconscient n'est pas nécessairement affectif. L'imprévisibilité de l'humour témoigne de rapports hasardeux et spontanés. La spontanéité désigne l'ordre engendré sans intention délibérée. Elle pâtit du hasard et de la contingence. Or, le comique exprime une spontanéité en désaccord avec le sensible. Il peut être vif et sans émotion.

2. L'observation.

Un modèle explicatif est requis pour interpréter les phénomènes. Freud à construit sa métapsychologie à partir des modèles économiques, thermodynamiques et biologiques de son temps. La théorie lacanienne s'est ensuite inspirée du modèle linguistique structuraliste. La pensée doit se constituer des catégories qui soient conformes à un type de problèmes. Il existe toutes sortes de modèles selon les domaines d'investigation. La portée particulière des phénomènes ne peut être atteinte en produisant un discours automatique simultané aux événements. L'observation des faits est guidée par un certain nombre d'hypothèses. A. Breton admet que l'automatisme psychique pur ne prétend désigner qu'un état limite qui exigerait de l'homme la perte intégrale du contrôle logique et moral de ses actes (Anthologie de l'humour noir). La conscience supposant un arrière fond théorique, l'observation du comique doit s'appuyer sur la distinction des thèses philosophiques. Personne ne contestera l'emploi du terme "comique". Il est par contre difficile d'expliquer ce qu'est le comique. Il fallait pour cela comparer les thèses défendues à son propos.
Il serait exagéré de n'attribuer qu'au sujet la paternité de l'effet comique. La fugacité du comique, qui permet de bousculer l'ordre objectif et d'engendrer des monstres logiques, provient en grande partie de la situation qui le fait naître. Le comique réclame le sens de la réparti. L'agent rationnel n'est pas la condition suffisante du comique. C'est le rapport que l'agent, absorbé par sa logique propre, entretient avec différents contextes qui est comique. Le sujet permet généralement aux faits de constituer des événements. En valorisant certaines relations, il rend l'expérience sérieuse ou comique. Les événements ne sont pas en eux-mêmes comiques. C'est la façon d'y réagir qui l'est, la façon dont ils sont récupérés.
L'intention que le sujet a de faire rire n'est que partiellement à l'origine de l'effet comique. Certes, l'échec et la déception de celui qui n'est pas parvenu à faire rire témoigne de sa volonté ou de son désir initial de faire rire. Le comique révèle dans ce cas sa dimension médiate, théorique, stratégique et non délirante. Le comique semble souvent volontaire après coup. Il ne l'est franchement que dans la comédie. Les comiques sont généralement de fins observateurs et imitateurs de la spontanéité d'autrui. L'acteur comique simule la spontanéité du personnage qu'il interprète.

Il y a un rapport de ressemblance entre deux choses lorsque quelque chose rappelle une autre chose qui la précède. Une occurrence connote un type d'expérience déjà établi. La fleur vue rappelle d'autres fleurs. L'unité dans la conscience du donné avec ce qui le précède dans la mémoire introduit l'objet. Celui-ci est caractérisé par son atemporalité. Il s'applique à la fois au présent, au futur et au passé. L'odeur et la couleur de la rose perçue se rapportent à la rose en général. La conscience est issue de la superposition au présent de ce qui a été acquis spontanément. Les impressions sont ordonnées par rapport à un complexe d'impressions antérieures évoqué par l'expérience. L'objet est la synthèse spirituelle de certaines expériences en général.
L'évocation de l'objet peut également avoir lieu sans impressions, selon la seule exigence de la pensée. L'objet évocable, même lorsque aucun état de fait est donné, est absent. Quelqu'un peut penser à Liège ou à l'Atlantide. Le quotidien est lourd d'objets virtuels qui ne font pas l'objet d'une expérience directe. Mais dès lors que quelque chose arrive et qu'il est donné, ce qui précède ne peut pas ne pas s'y adjoindre pour former l'objet. Ainsi, tout ce qui arrive renvoie normalement à quelque chose qui le précède. L'objet de la conscience est en parti inactuel et peut donc ne pas se trouver présent. Cet objet stable n'est pas réel. Mais il peut envelopper des sensations actuelles pour rendre l'objet présent. La conscience naît d'un élargissement du temps. L'arrachement au présent le rend conscient. Le simple devenir d'une chose pour le sujet n'en fait pas un objet. L'humour est objectif car c'est un type de perception partagé et communicable à autrui.
Lorsqu'une chose ne rappelle rien, ce qui arrive alors est indéterminé. L'agent peut ne posséder aucun souvenir ou aucun universel qui puisse s'appliquer à ce qui arrive. L'homme confronté à une situation insolite peut être embarrassé, effrayé, stupéfait. Son attitude, pour un spectateur impassible, pourra sembler comique. L'objet comique n'est pas indéterminé mais original par rapport à l'appréhension normale d'un phénomène. L'échec du sérieux est tragique pour celui qui le subit, il est comique pour celui qui l'observe.
Aucun état de fait ne peut être donné sans que cela n'évoque quelque chose d'autre. Une illusion est une réponse psychique à une stimulation indistincte. Une ombre mobile, un phosphène, peuvent occasionner de fausses convictions, voire des hallucinations. La mise en rapport de ce qui arrive avec ce que cela rappelle est dans ce cas incorrecte. Le comique, lui, produit une illusion intentionnellement et rompt volontairement avec l'interprétation courante.


3. L'effet.

Le mot d'esprit est, selon Freud, une sorte d'impertinence émancipatrice. Le grossissement des traits naturels permet de transgresser la correction réclamée par la culture, c'est-à-dire de contourner le refoulement. Ce qui arrive ne rappelle pas nécessairement ce qu'il devrait. Un rapport poétique, grâce à un rapprochement inhabituel, laisse envisager un aspect inédit des choses. L'interprétation s'écarte alors du bon sens pour tenter d'en élargir les limites. Le comique n'est pas dénué de sens mais en possède trop. Le mot d'esprit est hybride, ses rapprochements rompent avec le sérieux des usages. Le comique nie l'unité du sérieux.
L'impertinence comique est la violation d'une règle, un faux pas, un détraquement de l'ordre attendu des choses. L'effet de surprise recommencé et inusable, l'hapax comique, trahit la structure la plus habituelle qui soit connue. L'événement comique constitue un fait individuel vivant. Il porte la marque de l'imprévisible, d'une rupture avec la règle qu'il ponctue par du vivant. L'organisation comique, bien qu'inattendue, est pertinente. Le comique propose une exception sémantique construite à partir du sens courant.
Celui qui introduit un effet comique exerce une influence dérégulante pour se faire connaître. Au lieu d'en rester au bon sens d'une activité anonyme, il oppose sa fantaisie au sens commun, comme Don Quichotte, inébranlable devant l'inaltérabilité de l'évidence. Le personnage comique s'oppose à la masse des anonymes sans susciter d'antipathie. Contrairement au personnage tragique, il est aisément compréhensible.
Joubert remarque que les passions ne sont pas propriétaires de leurs signes. Ce qui est évoqué se distingue de ce qui est donné, il est déplacé par rapport à lui. Un effet parodique, caricatural ou ironique est obtenu grâce à une évocation défavorable ou exagérée par rapport à un donné réel, comme par exemple avec l'emploi de la formule : "un bruit à réveiller un mort". Au lieu d'associer des concepts selon l'ordre courant, le comique effectue des rapprochements inaccoutumés. Ce qui est rappelé l'est métaphoriquement. En fin de compte, un donné évoque toujours quelque chose et, à défaut, quelque chose de faux ou de vraisemblable. Cette distorsion n'est pas spontanée mais occasionnée par quelque chose. Les mots et les concepts correspondent aux faits en vertu de certaines règles préétablies. L'expression évidente et littérale des choses nécessite d'abord la cohérence des choses entre elles.
Il faudrait pouvoir mener une méditation absolument immotivée pour atteindre l'évidence. Mais cette hypothèse est fausse. L'évocation est nécessairement plus où moins motivée et susceptible de distorsion. Le donné suscite un mouvement que Kant appelle sidération-lumière. Le comique souligne la présence d'éléments hétérogènes concomitants. Mais il justifie ensuite de façon artificielle la distorsion et le contraste. La contingence de l'évocation par rapport au donné justifie l'erreur et permet la recherche. Lorsque cette dernière aboutit à une évocation stable mais arbitraire par rapport au donné, elle est mythique et éventuellement tragique si elle conduit à modifier le donné lui-même. Mais lorsque cette évocation arbitraire s'avoue virtuelle, elle est plus aisément comique.
Le réel conditionne l'intellect et les images qu'il produit de la réalité. La tragédie illustre le caractère sidérant du réel. Le sérieux favorise une justification éclairée des phénomènes. Le comique traduit l'incompatibilité du tragique et du sérieux ; il souligne le rapport problématique du réel à son image et dément la croyance en une vérité absolue. La contingence de l'image par rapport à la réalité est tragique si elle en interdit l'accès ou entraîne une domination injustifiée. L'image est en revanche comique si elle offre une description atypique des choses.
L'impertinence comique vient de l'anormalité de l'évocation par rapport au donné. Celle-ci est engendrée de façon individuelle et contient un sens qui déborde celui du sens commun tout en lui restant attaché. L'absurde, le non-sens, l'abus d'usage, l'impertinence ou l'inconvenance peuvent être comiques. Le comique n'agit pas sur la réalité mais sur le sens qu'elle prend. Le sens comique, qui est particulier, se distingue du sens commun, qui est sérieux. Une rupture de modèle systématique ouvre une fenêtre dans la norme sur l'acte qui la pose sans cesse. La constatation de cette rupture, de cet obstacle, engendre à son tour une nouvelle norme qui est comme une figure de rhétorique par rapport à la grammaire. Un comportement comique sort initialement de l'ordinaire. Il peut cependant devenir moins extraordinaire, plus convenu, et constituer un classique. Le comique devient tout au plus distrayant une fois qu'il ne signifie plus rien de surprenant. A mesure que l'acte comique appartient au passé, disparaît derrière son produit et que le contexte est remplacé par le texte, l'œuvre comique intègre la norme commune. Le comique ne redevient vivant que réactivé par la modification de sa forme, c'est-à-dire à nouveau modifié.

Le nom propre d'une personne peut être remplacé par un nom commun. Les pièces de Molière s'attardent sur les traits de caractère des personnages. Elles s'intitulent Tartuffe, Le Mysanthrope, Le Bourgeois gentilhomme, etc.… Le théâtre de Molière, d'après R. Escarpit, reste dans la lignée des comédies de B. Johnson, elles-mêmes conforment à la tradition classique du théâtre antique et médiéval "qui enseigne à n'utiliser comme personnage qu'un nombre limité de caractères-types (le fanfaron, l'avare, le menteur, le jaloux)" (L'Humour). Réduire la personne à un caractère n'est pas en soi comique. Le comique naît de la disproportion implicite entre le singulier et l'universel. La forme altérée de la personnalité réduite à un caractère dominant devient comique dans des situations qui réclameraient au contraire un caractère mobile et adaptable.
R. Escarpit oppose le théâtre de shakespeare "tout en individualité, en contingence", au théâtre de caractères ou d'humeurs tel que le conçoit B. Johnson. Ce dernier utilise la théorie de Théophraste (Caractères) pour la détermination et la définition des caractères types (le coléreux, l'atrabilaire, l'emporté, le flegmatique). Le fait qu'un individu incarne exagérément un caractère particulier paraît insensé. Le tragi-comique shakespearien, plutôt que d'insister sur la rigidité d'un caractère par rapport à la complexité des situations, présente des personnages et des intrigues dont l'exceptionalité contraste avec les conventions.

Les écoliers excellent dans cette pratique quand il s'agit de caricaturer les adultes qui sont sensés de leur servir de modèle. Les enfants rivalisent avec l'idéal que les adultes leur imposent. Leurs caricatures contestent le mépris des grands en les humiliant légèrement. Les noms communs qui leur servent de pseudonymes désignent des caractères impersonnels. "La sorcière", "le bouillon", "brioche", sont des personnages imaginaires qu'incarnent les membres du personnel scolaire. Le modèle et la caricature sont tous deux démesurés par rapport à la personne. Le modèle est conventionnel et idéal ; la caricature, virtuelle et frivole. Le nom propre s'accorde à la fonction officielle. Le prénom dénote la personne singulière. C'est la personne qui, dans le cadre public, n'est pas, comme dans le cadre privé, invitée à révéler sa personnalité propre, son opinion, sa sensibilité. L'impénétrabilité de la personne tient son homologue en alerte. La personne existe derrière la modèle qu'elle incarne. Ce modèle, une fois supplanté par la caricature, révèle son caractère lacunaire. Les actes individuels ne cessent plus d'être polysémiques.
Le comique des noms communs infantiles et le sérieux du nom propre de l'adulte sont également publics, tandis que le tragique des prénoms de personnes est privé. La société recommande l'usage du nom et du vouvoiement ; la communauté celui du prénom et du tutoiement. Or, le surnom agit par rapport au nom comme le nom par rapport au prénom. Si bien que le surnom se rapproche du prénom en tant que négation de sa négation. L'élève se trouve confronté à des individus adultes occupés à incarner une fonction. L'incapacité pour lui d'atteindre les personnes derrière la fonction le conduit à leur attribuer un nouveau titre souvent ridicule. Les noms suscitent des jeux de mots. Les enfants délimitent un périmètre propre à travers l'établissement de pseudonymes. L'adulte, dont le titre officiel est remplacé par un pseudonyme, est alors contraint, pour se faire respecter, de se montrer tel qu'il est. Il n'y a pas de réaction idéale aux brimades. Selon leur tempérament, les adultes réagissent différemment et trahissent leur véritable personnalité. Le pseudonyme n'est pas en lui-même comique. Mais il invite à ne pas confondre le nom avec ce qu'il désigne. Le nom propre attaché à la fonction officielle ne doit pas faire oublier le prénom et l'être fondamentalement anonyme qu'il permet d'identifier. Remplacer le nom propre par un nom commun souligne l'effet réifiant de la nomination. Les titres officiels évacuent la personnalité. Les personnes ont, dans la vie active, des attitudes parfois très différentes de celles qu'ils ont dans la vie privée. Cependant, pour peu que les choses deviennent comique, la personne commence à réagir de façon individuelle.

L'effet comique vient, non pas uniquement de la substitution du nom propre par le nom commun, mais de la coïncidence impossible d'un caractère archétypal subsistant et d'un individu existant. Une figure autoritaire se transforme soudainement en personnage plaisant. Le comique peut ainsi naître lorsqu'une situation apparaît subitement dans un contexte différent et qu'elle est déconcertante. Cette impossibilité se traduit, pour G. Bataille, en terme de "rupture" et de "dépression". "Le rire est l'effet d'une rupture dans l'enchaînement des liens transcendants, liens sans cesse rompus et renoués avec nos semblables. Le rire naît de dénivellation, de dépression donnée brusquement contre la prétention injustifiée à la suffisance" (L'Expérience intérieure). Réduire l'individu à une chose rappelle qu'il fut déjà réduit à une fonction. L'imagination, dans le comique, déborde en quelque sorte le cadre préétabli. Sa virtualité soulage de la rigueur de la réalité. Si le comique avait une réalité, il susciterait l'inquiétude plutôt que le rire. Car malgré tout, l'ordre du réel est sécurisant et ne peut être écarté sans inquiétude.
Contre l'impossibilité catégorielle pour l'individu de se conformer une fois pour toutes à un type, l'impulsion exercée par le comique adopte la forme du pour rire et constitue la matière du rire. La raison d'être de l'impertinence est de permettre à l'individualité de s'exprimer pour elle-même et non comme fonction d'un tout. Le pseudonyme révèle l'artificialité du titre, sa relativité par rapport au potentiel d'une personne. L'impertinence a certes des limites qu'elle ne peut ou ne doit pas franchir. Mais elle est justifiée lorsque les sujets ne supportent plus de réprimer une part d'eux-mêmes. Que cette région veuille être découverte, voilà un impératif bien légitime pour qui veut connaître la cause de ce qui l'oppresse parfois obscurément. Les penchants individuels sont inhibés à des fins collectives. L'impertinence est un moyen de préserver, pour employer la terminologie freudienne, quelque chose du "principe de plaisir" dans le "principe de réalité". Le comique est l'occasion d'un déchaînement précieux. Mais cette émancipation, parce qu'elle est virtuelle et subjectivement bénéfique, est rarement objectivement utile.
Par rapport à une expression neutre, sérieuse et objective, le comique est d'aspect accidentel. Il est expressif dans sa forme, celle du pour rire, du comme si, tout en exprimant une impulsion concrète et subjective. "Ma foi, écrit P. Valéry, la lecture, après tout, ce n'est qu'un va et vient de gauche à droite et qui vole de droite à gauche" (OC, t2, 355). Le comique libère de l'autorité du sérieux. Il n'a pas originairement de fonction ni de finalité abstraite. Le sérieux oppresse le sujet qu'il asservit à un contexte rigide. Le comique dénoue les liens qui limitent le déploiement de la spontanéité. Il développe le jeu des formes indépendamment de la fonction et permet de saisir des qualités habituellement négligées.

A quoi sert-il à l'enfant de créer des pseudonymes ? La caricature spontanée tend à forcer l'identité propre des personnes. Ou, plus précisément, elle questionne le rapport entre un individu et le grade ou le caractère qu'il a ou reçoit. L'enfant, avide d'atteindre la personnalité de ceux qui l'encadrent et de remettre en cause leur autorité, leur invente une identité nouvelle. En renversant un modèle autoritaire en une figure ridicule, l'enfant contraint sa victime à oublier son rôle officiel pour défendre son intégrité personnelle. L'existence propre d'une personne précède tout titre officiel ou arbitraire. Lorsqu'un titre est violemment attribué à quelqu'un, le sujet singulier acquiert la raideur d'un objet. Le sujet se voit attribuer de multiples titres ou pseudonymes possibles. D'une certaine façon, l'enfant rappelle que plusieurs sens sont toujours possibles et laisse intacte l'ouverture personnelle à autrui. "Le rire, selon la formule d'H. Michaux rapportée par Breton, fait abandonner les conditions de trop de contrainte" (Anthologie de l'humour noir). Le goût de l'absurde et de la caricature témoigne d'un esprit curieux et interrogateur, d'une défiance à l'égard des explications toutes faites.
L'inflation sémantique humoristique invite à interpréter indéfiniment les actes individuels. Le phénomène individuant est décrit en terme d'anomalie. Il s'agit d'une rupture, d'un dérèglement, tant dans l'ordre des faits que dans celui des raisons, par rapport à un modèle normatif. L'anomalie a pour effet sur l'observateur de lui faire reconnaître l'individu comme surgissant sur l'arrière fond d'un monde prédéfini et monotone. L'impertinence est cette anomalie agissante initiée par l'individu en personne. La singularité contraste avec une version du monde homogène. L'interprétation de l'individualité est inépuisable. L'anomalie est à l'impertinence ce que l'œuvre est à l'acte qui l'a produit. Ils convergent vers une source commune : l'individu. La liberté n'est pas seulement limitée par une totalité, par une structure coercitive conventionnelle ou naturelle, mais elle est également conditionnée par la valeur insubstituable de chaque individu. La liberté n'est pas la négation de l'harmonie mais la richesse de la vie humaine. La singularité déroge au principe d'ordre. L'expression individuelle appelle de multiples interprétations. Elle est sensée et son sens déborde les limites du sens commun. Celui-ci réclame au contraire une certaine économie de sens qui le rend monotone. Le sens commun tend vers un même but collectif. L'enseignement du sens commun est premier car chacun reçoit sa langue et sa place. L'individu a besoin de temps pour communiquer un sens qui lui soit propre à partir du sens commun et pour faire apparaître sa liberté singulière.


4. L'impossible.

Dans ce qui est donné, tout n'est pas rappelé, sans quoi ce qui arrive ne serait pas distinct de ce qu'il évoque. Ce qui ne se laisse pas réduire à tout ce qu'il rappelle et reste insignifiant est le particulier pur de l'instant vécu. Il y a toujours plus dans une impression que dans l'idée qui s'y adjoint. L'attention n'embrasse jamais la totalité des déterminations. La conscience est fermée à l'apparition toute entière des choses. L'attention s'en éloigne pour en détacher des aspects. La chose présente une pluralité de sens. L'habitude conduit à n'en considérer qu'un minimum. Elle désensibilise au bénéfice d'impératifs abstraits. Les hommes, dans le cadre de leur activité quotidienne, doivent rester aveugles et indifférents à de nombreuses choses pour atteindre leurs objectifs.
La conscience adjoint des éléments atemporels à ceux qu'elle a sélectionnés dans le présent pour les comprendre. La conscience est sélective. En dehors d'elle, il n'y a que des impressions dénuées de sens. Ceci explique qu'il faille toujours faire un détour par des sens possibles avant d'accorder un sens particulier. L'intellect anticipe l'expérience possible. Les jeux reposent fréquemment sur la capacité de prévoir les actes du partenaire. L'impossible ne peut être prévu. Mais lorsqu'une chose arrive qui semblait ne pas pouvoir arriver, elle est qualifiée de réelle. La réalité de l'impossible désigne une réalité qui ne possède pas, ou possède peu, de sens. Une réalité impossible n'est pas fausse mais insensée. Il est difficile de qualifier d'impossible des réalités autres qu'humaines. Les miracles et les catastrophes seraient qualifiés d'impossibles s'ils résultaient d'intentions incompréhensibles.
Qu'est-ce alors que l'impossible ? C'est ce qui ne peut pas être. Il n'y a pas d'image de l'impossible. Ce qui est impossible n'est pas réellement perçu. Car l'impossible n'est pas représentable. Il est figurable. De l'impossible, il n'y a aucune connaissance. L'impossible est seulement construit. L'image de l'impossible est donnée par celle de l'image de la limite du possible. Ainsi Dieu est-il suggéré par l'image du Christ, la mort par le cri du martyr du Très de mayo de Goya. Les choses fabuleuses sont des montages extraordinaires de choses ordinaires. Les figures éclairent les aspects des choses omis par le sens commun. "L'impossible, écrit G. Bataille, a besoin d'un possible à partir duquel il se dégage" ("Le rire de Nietzsche").
Il y a des choses ineffables qui ne peuvent être objectivement connues. La face cachée de la lune fut longtemps un bon sujet de fables. L'impression subjective sur ces choses peut être figurativement exprimée. L'impossible peut être rendu vraisemblable. Il y a des aspects de la vie qui ne se rapportent qu'à ce qu'éprouve un sujet et qui ne sont pas assez substantiels pour être facilement exprimés. Seules des images permettent de décrire des expériences comme la mort, l'amour, la peur etc… De même, certaines plaisanteries sont de véritables allégories qui rendent compte du vécu des hommes. La figure impossible résulte de la composition artificielle d'éléments réels. Elle n'acquiert de sens qu'en vertu des conventions métaphoriques. De sorte que l'impossible devient parfois vraisemblable. Le tragique exprime au contraire des choses qui, bien qu'invraisemblables, sont possibles. Mais sont qualifiées de drôles les choses impossibles rendues vraisemblables, les choses ridicules ou fantastiques lorsqu'elles sont spirituelles. Le comique justifie de manière sophistiquée des images en apparence insensée. C'est qu'il parvient à présenter quelque chose de réel à travers une proposition apparemment absurde. Cette liberté d'expression indique l'indépendance de l'action subjective par rapport aux choses. La démarche inverse consiste à exprimer le plus exactement possible la réalité.
La poésie apporte une expression que la rigueur scientifique interdirait. Il n'y a pas d'expression ni de noms pour des objets nouveaux. Il faut en inventer. Il faut pour cela se rapporter aux expressions courantes et les détourner de leur sens habituel. L'objet nouvellement nommé l'est par rapport à une analogie d'impression avec un autre objet et exprime quelque chose du sujet. Bien que l'imagination puisse effectuer la synthèse consciente de l'expérience, sa capacité à composer des idées dépasse ce que la nature et les conventions permettent d'exprimer. L'homme est capable de créer et pas uniquement, en s'effaçant derrière un processus naturel, d'engendrer.

Du possible, il y a toujours une image potentielle. Et l'image de l'impossible ne peut être que celle du moment où le possible est sur le point de s'éteindre. "Le rire, écrit P. Piobb, en tant que l'une des plus fastueuses prodigalités de l'homme et jusque dans la débauche, est au bord du néant, nous donne le néant en néantissement" (Le mystère des âmes). Le comique grossit les traits de la réalité à la limite du possible. L'image de l'impossible exprime davantage que ce qui est concevable. Elle atteint la limite de l'intelligibilité en devenant polysémique. Cette image n'est pas dénuée de sens, au contraire elle permet plusieurs interprétations possibles. Or, tous les êtres ne peuvent pas être déterminés par une seule définition. Donc, nier une définition revient à suggérer que d'autres définitions sont possibles.
L'image de l'impossible est rendue possible par celle de l'exception. Il y a une image de l'impossible au même titre que celle de l'exception est possible. S'il n'était pas possible d'avoir une image de l'exception, il le serait encore moins d'en avoir une de l'impossible. Le possible et l'impossible sont des images de l'exception. La négation de l'exception par son image possible est à son tour niée par une image impossible, ce qui a pour effet de restaurer la présence de l'exception derrière l'image.
Voici le seul moyen d'atteindre la limite du possible. Cette limite et celle où la possibilité n'est plus vraie. Cet état est atteint dans l'existence et non dans l'impossible qui n'est aucun état. Soit l'impossible n'est rien et il est vain d'essayer d'en parler, soit il n'est pas hors du temps et existe. Le possible hors du temps est l'absence d'exception. Mais il est vérifiable dans le temps. Le fait d'exprimer le possible est lui-même chaque fois exceptionnel. L'exception est donc la condition nécessaire du possible qui la nie. Exprimer l'impossible lui-même reviendrait à n'être ni dans le temps, ni hors du temps. Ce qui est déjà impossible en soi. L'impossible et le non-sens peuvent exister dès lors qu'ils n'ont pas de sens. L'exception en cause n'est pas un néant. Son immanence s'exprime par le jeu contre le sérieux qui est nominal et transcendant (les joueurs trop sérieux sont de mauvais joueurs). Le possible et l'impossible dépendent de l'existence. L'impossible souligne cette dépendance estompée par le possible. La légèreté reconduit semblablement à la vie que le sérieux a figée.
Si le possible est la négation de l'exception subsumée sous un terme général, l'impossible n'est pas pour autant l'exception elle-même. L'image de l'impossible se rapporte seulement à la possibilité pour l'exception de disparaître et d'interdire même le possible. L'image de l'impossible est celle de la négation du possible consistant en la disparition du fait qui rend vrai le possible. C'est l'équivalent concret du processus déréalisant par lequel un possible est évocable en l'absence d'un existant. Le possible nie la présence réelle de la chose pour lui attribuer une pérennité virtuelle. La fragilité de l'existence est restituée par l'impossible en tant qu'il nie le possible.
Les images du possible et de l'impossible sont virtuelles. Le possible remplace imperceptiblement l'exception. L'impossible rend visible le travail du possible et évoque l'exception retranchée. Cette image de l'impossible est plus rare que celle du possible qui est celle des représentations communes les plus stables. L'image possible est stable et commune. Une image plus rare atteint l'impossible. La différence entre les deux est graduelle : derrière le dit correct, logique et convenable se profile un non-dit, un sens second absurde, affectif et tabou. Toutefois, la norme change dès lors que la loi du genre peut être modifiée. Le non-dit est tout ce que ne dit pas l'expression usuelle. Mais un non-dit répété et repérable devient un dit à mesure que son emploi et son sens se précisent. L'impossible répété devient possible.
Le possible est donc la négation de l'exception en ce qu'il annule sa polysémie. L'impossible nie cette négation ; il nie l'univocité pour l'équivocité, laquelle illustre artificiellement la polysémie de l'exception.


5. L'originalité.

L'originalité consiste à introduire l'exceptionalité en altérant un modèle. L'individu apparaît comme un dérèglement. Mais celui-ci se justifie implicitement pour devenir acceptable. C'est ainsi que s'autodétermine la personne. Les signes matériels de son message s'inscrivent dans la culture. La liberté se donne comme œuvre et communique son originalité. Celle-ci doit pour cela être déchiffrable selon des règles. Sa composition doit être intelligible et reconnaissable. Une anomalie radicale n'atteindrait pas même l'absurde. Il faut une dérégulation explicite, une exécution clairement déviante de la règle pour que la liberté soit reconnue. Elle invoque la raison et toutes les raisons pour être partagée. L'échange est le terrain réel de la raison, son universalité s'y applique à fédérer l'infinité des cas. La cohérence des interventions publiques nécessite un engagement, une participation, une soumission. L'incohérence passe autrement pour un suicide social, une profanation égoïste. La liberté n'est pas l'abandon des règles ni même de la communication. Elle dépend d'une émancipation partielle, choisie et féconde. Elle n'est pas hors-jeu mais convainc de modifier les règles afin que l'inédit ne reste pas ignoré.
L'image de l'impossible jouit d'une exceptionalité en ce qu'elle laisse deviner un au-delà du possible. Et cette exceptionalité repose sur la personne qui est l'auteur de cette image. Selon P. Sollers, c'est une connaissance singulière que celle apportée par le rire. Il signale l'effet produit par l'image que propose un rieur dans le cadre d'un rituel horrible (funèbre ou sexuel). Le comportement exceptionnel du rieur amène à une prise de conscience inédite pour lui-même et pour autrui (Vision à New-York). L'image comique est impossible car son sens est indéfini et offert à plusieurs interprétations possibles. Le non-sens stimule l'imagination que le sens avait éteinte. Le rituel a pour fonction d'atténuer l'angoisse grâce au sens. Le rire tournant le rituel en dérision suscite le scandale en tant qu'il annule le sens proposé par le rituel. Le scandale est la forme que prend l'angoisse lorsqu'elle n'est plus annulée par le sens.
L'œuvre au sens large est l'individualité réalisée et dont l'impertinence se dégage sur fond de possibilité. L'individu puise dans l'expérience ordinaire les moyens de sa présentation à autrui. L'individu est pertinent dans son anormalité. Il a pour principe l'irrégularité, le renouvellement. L'effet qu'ont l'œuvre ou l'individu est spontanément analysable par un tiers comme occurrence d'art ou bien d'action. Il est appréhendé d'une manière qui peut être reconnue par tous. L'œuvre n'est pas davantage privée que l'objet. Seulement, elle reste sémantiquement insaturée et permet à l'individualité de se communiquer. L'œuvre est un moment de l'individualité. Elle est davantage un objet car elle n'est pas absolument individuelle, elle est stable et partagée. L'œuvre n'est cependant pas absolument un objet. Les individus qui l'abordent en sont pour ainsi dire les auteurs dérivés sans lesquels l'auteur original ne saurait exister comme tel.
L'ordinarité, sous sa forme logique ou conventionnelle, paraît préexister et subsister a priori. Le sens dépend de dispositions rationnelles et de conventions langagières. Bien que l'emploi des symboles puisse être source de jouissance, il est peu probable que l'art n'offre de plaisir que pour lui-même. La transcendance artistique, à travers autrui, réclame le respect des usages, la pertinence logique, et ce même lors des pires écarts de conduite. L'impertinence comique, son exceptionalité, se rapporte au régime ordinaire des actions et relève de la pertinence qui la fait découvrir. Sans logique, comment parler de monstres logiques ? Sans rationalité, comment évoquer la folie des hommes ? Sans la convenance verbale, comment faire le récit extraordinaire d'un rêve ? La reconnaissance d'un individu par la société est problématique. Il s'oppose au sens commun ; il est impossible et surchargé de sens jusqu'à ce que l'humour apparaisse lorsque l'exception se fait pertinente et appropriée. Il n'y a pas d'individus sans qu'une part de non-sens apparaisse par rapport au sens univoque et commun. Le comique, entre sens et non-sens, rend l'individu communicable.


IV. PROPRIETE


La synthèse intentionnelle subjective par laquelle des éléments préformés interviennent dans l'acte cognitif ne peut être elle-même saisie. L'intériorité se connaît de l'extérieur. Il est impossible de décrire une émotion en propre comme un objet observable. Néanmoins, la mémoire permet au vécu de se rapporter à lui-même à travers le temps. Si le comique est un phénomène subjectif et si cette subjectivité peut être connue pour mieux comprendre le comique, cette connaissance doit néanmoins reposer sur des données objectives et communes.


La personne.

Un prédicat s'ajoute au sujet et non l'inverse. Il est correct de dire : "cette musique est forte" et non "ce fort est musique". La musique (objet) est identifiée comme telle avant d'être caractérisée en fonction de l'impression acoustique qu'elle produit sur celui qui juge (concept). Le bruit, bien qu'exprimant une impression, peut être qualifié d'assourdissant. Les adjectifs peuvent être substantivés et recevoir un nouvel adjectif. La distance entre le sujet et l'objet n'est pas effacée tant qu'un prédicat se distingue de son sujet. Lorsque le sujet attribut à l'objet une propriété, il lui adjoint un concept objectif réel ou fictif par un acte subjectif et particulier dont les motivations peuvent être innombrables. La musique est du bruit ordonné, perceptible et reconnaissable par tous bien qu'elle puisse être jugée assourdissante par certains ou entraînante par d'autres. Un prédicat est attribué au sujet dans le jugement et un rapport est supposé entre différents objets auxquels s'appliquerait le même prédicat.
Si quelque chose est amusant, alors il n'y aurait pas d'amusement sans cette chose. Le rire est généralement une impression provoquée par un objet : le risible. Personne ne commence par s'amuser de son propre amusement. Cependant, quelqu'un peut rire de quelque chose puis s'amuser d'autant plus qu'il se voit rire. La propagation du plaisir ludique, lorsque le comique ne scandalise pas, est rendue manifeste par le ton détendu qui suit un bon mot. Mais le sentiment comique est second par rapport à l'objet. L'émotion peut effectivement être distinguée de la conception à condition que cette émotion se rapporte à un objet intelligible.
Le rire peut lui-même devenir drôle. Dans ce cas, le sujet atteint au sublime. Il triomphe des passions qui affectent le moi. Ce sentiment comique est principalement endogène. Il ne dépend pas rigoureusement des sensations qu'impose l'objet. La sensibilité n'est plus ainsi l'unique source de satisfaction. Le plaisir comique ne consiste pas simplement en une jouissance sensuelle de l'objet. Il irradie le sujet indépendamment de son objet. Breton insiste de la sorte après Freud, à propos du comique, sur le noyau narcissique du sublime. Les sentiments subjectifs peuvent se maintenir indépendamment de l'objet. Le comique s'adresse au vécu non empirique et autonome. Certains souvenirs sont comiques et font même rire. Cependant, pour posséder du sens, une émotion doit pouvoir être rapportée, au moins indirectement, aux objets. De même, un prédicat n'a de sens qu'accordé à un sujet.
Le rire ne commence pas par le rire mais parce que quelque chose est drôle. Aussi, lorsque le même aborde l'autre, il ne saisit ni lui-même en train de saisir, parce que l'image qui accompagne l'affection n'est pas elle-même sensible ; ni non plus l'autre en tant qu'autre, parce que l'autre est pour le même sensation ou pensée et non l'autre en lui-même. Les sujets ne se connaissent donc eux-mêmes et entre eux que par rapport aux objets qui leur sont communs.
Même au sortir euphorique d'un songe ou avec le rire nerveux, une chose extérieure suscite le rire. L'émotion comique est causée par un objet. Comprendre cette émotion suppose l'analyse d'un objet commun aux rieurs. Cet objet intentionnel n'est pas privé, il n'est pas exclusivement enfermé dans un esprit. Néanmoins, à des stimuli et à des causes externes s'ajoutent des facteurs subjectifs qui accentuent ou diminuent la réceptivité comique. Ceux-ci ne peuvent être dégagés que négativement, comme étant ce qui échappe à la réification usuelle du donné. Pour autant, ils restent communs à toute subjectivité. Il faut déterminer pourquoi une personne rit pour que son rire ait un sens. L'émotion subjective et individuelle se définit négativement par rapport aux objets. Elle conduit à des jugements qui débordent la définition de l'objet. Un rire sensé peut être partagé par plusieurs rieurs possibles et possède donc une certaine objectivité. Cependant, le rire ne saurait exister indépendamment de réactions proprement subjectives. Le rire étant le mélange incongru de facteurs personnels et communs, il rend possible la liberté de s'exprimer.

L'expérience intersubjective opère une mise en abîme des médiations de l'expérience objective. L'expérience intersubjective conditionne la conscience objective mais n'est pas elle-même objective. L'être de l'autre, de manière apparemment paradoxale, est identique par essence à l'être du même en ceci que les deux ne peuvent jamais s'atteindre de façon purement objective. Le face-à-face abolit largement le mode d'approche objectif des choses. Les sujets révèlent à ce moment, avec leur autonomie, d'irréductibles différences. La distinction entre toi et moi n'est pas seulement une donnée des sens. L'expérience intersubjective rend compte de la façon dont la subjectivité échappe à l'objectivité sensible. Ce qui fait l'identité propre d'un sujet n'est pas perçu mais produit par une opération continue de la pensée. Il en va de même pour l'identité reproduite d'autrui. L'expérience intersubjective est naturellement problématique. L'objectivité consiste à ignorer et contourner délibérément cet obstacle en réduisant les différences. Les sujets s'entendent sur des conceptions communes avant de se communiquer leur point de vue. La connaissance que les sujets ont d'eux-mêmes ou des autres repose sur la façon dont chacun parvient à exprimer son point de vue sur l'objet.
L'homme ne se limite pas à son humanité abstraite. Il faut lui reconnaître le désir de s'exprimer, d'exister comme personne intelligible. Sa propre mise en valeur avec ce qui est signifié excède l'information dans la communication. La marque d'une ipséité survient dans l'échange. La personne apparaît. La communication n'est pas l'échange d'informations. Les informations sont des opinons figées. Or, le discours traduit l'exceptionalité de l'événement et le mutisme de la personne n'efface pas sa présence. Il faut pouvoir pointer la personne et l'activité conscient au-delà du modèle émission-réception. Un homme qui ne communique pas n'est pas personne mais bien un homme. Son hermétisme laisse toujours présager une conscience propre, une volonté qui laisse prévoir une foule d'actes possibles. Son désir fondamental est de sortir de soi, de s'objectiver pour et par l'autre. A moins d'un isolement accidentel, le silence dans la relation n'est pas nécessairement un échec dans l'extériorisation. Le silencieux est bien présent. Le rôle du partenaire passif dans le couple comique n'est pas négligeable. L'activité est le propre de l'homme indépendamment de son action. Etre présent pour une personne, c'est déjà agir. La communication entre les sujets excède la parole en acte et repose sur le potentiel rationnel de chacun lié au langage.
Il y a également une phénoménologie de la passivité dans le rapport à l'autre dont il est possible de rendre compte avec l'hypothèse d'un monologue intérieur, d'un semblant de dialogue internalisé. Dans ce cas, le corps propre est l'antidote de la schizophrénie et le cerveau le substrat de l'unité des réminiscences entre elles. Le sujet peut considérer des propositions contradictoires. Face au possible, sa liberté est intacte. Dans la liberté créatrice le semblant de dialogue avec soi-même à lieu sans dissociation. Dans la réflexion pratique qui l'accompagne, le sujet dialogue avec sa propre archéologie mnésique. Il ne suffit de supposer la disposition rationnelle d'un sujet. Il faut en outre concevoir le dialogue avec soi-même qui fait toute la consistance du vécu de la conscience personnelle.
Les stoïciens diront que le sujet se croit libre parce qu'il ignore comment il est déterminé. Mais de telles déterminations ne suffisent pas à rendre compte ne serait-ce que du fait même d'une telle affirmation. La conquête scientifique, la maîtrise de l'univers, sont optionnels. En plus de surmonter son ignorance chacun veut témoigner de son individualité, de ses sentiments propres, et se faire comprendre. En cas de réussite, il se connaît mieux lui-même, il acquiert la conscience diffuse de l'identité reconnue par les autres. Son autonomie est relative à ce savoir de soi. L'animal politique attire l'attention sur lui, renouvelle ses apparitions publiques, informe les autres de ce qui le distingue. La tâche d'enquêter sur des vérités singulières n'est pas moins noble que celle de la recherche d'une vérité universelle. Car connaître autrui, c'est être attentif à la singularité d'une conscience réfléchie et insubstituable ainsi que savoir l'inviter à se manifester. L'accomplissement du sujet dépend de la possibilité pour lui de se rendre cohérent pour lui-même, ce qui réclame la confrontation à autrui et, sur le même modèle, à soi-même.
Ce qui différencie chacun des autres n'est pas uniquement son aspect extérieur ou son action. Dans le face-à-face, un contenu est donné : la personne. Pour cela, l'identité propre sert à élaborer l'identité d'autrui, tout comme le même s'identifie à autrui. Dans le face à face, il n'est plus question seulement de se confronter aux propriétés physiques des choses. Ce n'est pas uniquement le souvenir de faits matériels qui restent en quittant ses proches. Les uns et les autres ont fait de l'esprit. Les esprits furent stimulés, les pensées exposées avec souvent un refus, une critique du monde habituel ou souhaité. Chacun fut amené à reconnaître, au moins implicitement, le point de vue de l'autre. Chacun a cherché à s'imposer à l'autre et à se distinguer de lui. Les sujets y sont parvenu en se positionnant par rapport à un monde commun. En fin de compte, les membres d'une assemblée existent comme individus par rapport à ce qui est commun à l'assemblé.
L'individualité est le fruit d'une contrariété. Le comique permet l'usage légitime de l'esprit de contradiction. Le sujet qui se voit imposer des choses répond. Il existe lorsqu'il affirme sa différence, par esprit de contradiction. Il s'impose à l'autre en lui arrachant un rire, en lui opposant son propre rire. Les enfants savent ainsi éviter la brimade en faisant rire leurs parents. Ils apprivoisent ceux qui participent à l'empathie du rire. Le meilleur moyen, c'est de les prendre par surprise, de s'improviser soudainement comique. L'humour n'est pas insensé mais partagé. Particulièrement expressif, il stimule l'imagination de chacun. Il est en cela une activité proprement humaine. Le point de vue des membres d'une assemblée détermine le point de vue de l'assemblée en général. Ce point de vue n'est pas neutre mais incline dans le sens de certains membres plutôt que d'autres. Dans ces conditions, le point de vue de l'assemblée peut être subitement modifié lorsqu'une personne parvient à la faire rire.

Dès lors qu'une régularité apparaît dans la relation de l'homme au monde, cette structure sous-jacente du rapport général du même à l'existence délivre le sens fondamental de la vie. C'est la façon dont la vie est vécue par l'homme qui confère son sens tragique au comique et comique au tragique. Les faits objectifs sont subjectivement vécus de différentes façons. Le vécu comique est facilement partagé ; celui tragique atteint chacun plus intimement. Le comique libère du tragique en le réconciliant avec l'expérience commune. L'absurdité apparente des choses ne fait plus l'objet d'une expérience solitaire. Le comique rétablit la vraisemblance des faits pour autrui. Ce qui rend à chacun la vie moins inquiétante.
Ce qui est susceptible d'être drôle est connu. Il y a un sens de la vie qui précède l'humour et qui peut être reconnu. De nombreux obstacles jalonnent le rapport au monde et aux autres. Les contradictions sont vécues comme de plus ou moins grandes tragédies et, en second lieu, comme plus ou moins comiques par rapport au tragique et au sérieux. La nécessité du comique repose sur le tragique. Si le sérieux est le moyen du comique, la fuite du tragique est sa fin.
L'humour, dit Breton, à la lecture d'Ubu, permet d'écarter la réalité en ce qu'elle a de trop affligeant. L'homme, dans la tragédie, est aliéné au monde ; tandis que dans le comique il transfert son esprit au monde, il habille le monde de son esprit. Le comique n'a de fonction que par rapport au tragique.
Le comique se distingue des formes d'humour passives et contingentes. G. Apollinaire distingue deux approches du comique. La première consiste à faire de l'humour, à avoir du goût pour cela, tout en restant aliéné au tragique. Faire de l'humour dans l'intention précise de divertir son auditoire revient à agir sérieusement. La seconde, qui consiste à mettre son humour dans la vie, accomplit un véritable transfert de l'esprit vers la matière. Il y a donc deux sortes d'humoristes : certains cherchent manifestement à faire de l'esprit et jouent avec les mots sans grand effet ; d'autres ont une personnalité insolite et des manières plaisantes. Le même homme peu d'ailleurs parfois pratiquer un humour artificiel et parfois faire preuve d'un humour naturel. L'humour ne doit pas sembler laborieux mais spontané même s'il est réfléchi. Le comique simule le plus souvent une certaine spontanéité ; il en joue au lieu de la subir. Mais lorsqu'il reste trop visiblement aliéné au tragique, il ne parvient pas à communiquer la légèreté comme il conviendrait.
Les consciences tragique et comique s'excluent-elles mutuellement ? L'échec du comique artificiel est tragique, il rend ridicule son émetteur et n'attire l'attention que sur lui. Le comique réussi parvient à faire oublier le sujet de l'énonciation, ainsi que l'énoncé lui-même, pour son objet. Tragique et comique ne sont que des équilibres différents d'une même relation au monde. La positivité du comique réside dans l'activité créatrice du sujet. Le comique inclut le tragique et le dépasse.
Freud parle de déplacement dans l'humour de l'accent psychique du moi souffrant, infantile, risible, au surmoi grandiose, protecteur, condescendant. L'humour transmet le sentiment d'une délivrance extraordinaire et souvent absurde. Le dépassement du moi par le Surmoi délivre un aspect différent de la personnalité du sujet.
En ce qui concerne l'ironie, elle semble davantage proche du tragique. L'ironie conserve une part d'inquiétude, d'attachement au monde. Cette idée fut également celle de Kierkegaard. L'ironie est un moyen de pratiquer le comique. Le comique est dans ce cas une manière d'utiliser l'ironie différente de celle des philosophes. L'humour et l'ironie témoignent de l'action consciente contre le déterminisme. L'ironie réclame l'effort volontaire d'échapper à l'affect concret. L'humour, plus spontané sans être absolument involontaire, juxtapose artificiellement l'affect et l'intellect abstrait. Il est davantage l'œuvre de l'imagination que de la raison. L'humour et l'ironie sont deux modes d'activité intellectuelle. Tandis que l'ironie reste proche du sérieux, l'humour et, plus globalement, le comique ne se laissent pas entraver par le sérieux.


2. L'observateur.

L'agent comique est passif en ce sens qu'il est soumis à des déterminations contextuelles et que ces déterminations ont en partie la propriété d'être perçues. L'agent agit, non pas uniquement parce que ce qu'il fait répond à sa volonté, mais aussi parce qu'il est l'élément principal d'un état de fait et que sa présence agit sur l'environnement autant que celui-ci agit sur lui. L'enfant n'a pas toujours la volonté que lui prête l'adulte d'éviter la brimade. Sa défense comique est spontanée. Cette volonté lui est attribuée à tort parce qu'il s'affirme comme être singulier contre la volonté de l'adulte. Un agent est pour lui-même actif en fonction de sa volonté. Mais, pour un autre, il est actif dans la mesure où il constitue le noyau d'un état de fait.
L'activité volontaire n'est qu'un mode particulier d'activité. L'agent est simplement le centre d'un événement. L'agent est celui à qui une action peut être attribuée sans que cette action soit obligatoirement voulue. Il est donc positivement déterminé par la synthèse des déterminations qu'il opère. Cette synthèse de l'agent a lieu qu'un observateur reconnaisse ou non ses actes comme volontaires. Il est parfois difficile de déterminer si un agent est pleinement volontaire. C'est pourquoi la notion d'agent est préférable pour désigner un être sans avoir besoin de préciser si son action est spontanée ou volontaire.
La volonté est dévaluée par rapport à la passivité initiale du sujet soumis à ce qui l'environne. Etre comique signifie soit que quelqu'un se trouve soi-même comique soit qu'il est perçu par quelqu'un d'autre comme comique. La maladresse peut ne pas paraître comique au maladroit et lui être désagréable, tandis qu'elle fera rire quelqu'un d'autre. La colère ou la crainte peut apparaître après coup comique au contact de ceux qui rient. Le comique est volontairement maladroit. Mais il arrive que le ridicule soit rendu comique lorsqu'il semble avoir été voulu. Le comique apparaît lorsque l'activité d'un agent est ou paraît volontaire.
Comment distinguer la volonté d'un sujet de l'ensemble de ce qui le détermine ? Cette question épineuse invite à considérer la possibilité pour un agent libre de médiatiser les déterminations causales du monde. Breton, parlant de Picasso, affirme que le cubisme exprime la volonté de faire passer l'objet du particulier au général, de supprimer le détail anecdotique. A ce titre, le cubisme s'apparente à l'humour envisagé comme un moyen de surmonter les accidents du moi. L'œuvre de la volonté est abstraite. Or, l'abstrait n'est pas proprement comique. Il ne l'est que mélangé au concret. Le comique mêle le sacré et le profane, le savant et le populaire. La volonté est déterminée en tant qu'elle adhère au déterminisme empirique et respecte les conditions logiques. Elle est libre lorsqu'elle joue avec ces déterminations et non lorsqu'elle annule l'une ou l'autre.

L'observateur est dans l'environnement proche de l'agent. Mais seules sont considérées par l'observateur les déterminations ou impressions potentielles qui se rapportent à l'observé, c'est-à-dire à l'agent. Le sujet comique est reconnu comme tel au terme d'un jugement. Ses traits comiques sont autant d'aspects saisissables par un observateur. Sans quoi il ne pourrait attribuer de propriété au sujet sans se méprendre. Le comique naît de la situation où un agent est en rapport avec un observateur. La valeur de l'un et de l'autre dépend, dans la situation comique, de leur relation. C'est grâce à l'observation qu'un agent est jugé comique ou sérieux.
L'observateur agit en attribuant à l'agent le prédicat qui lui convient. L'observateur est donc défini comme une personne observant l'agent et capable de porter un jugement à son propos. Pour cela, l'observateur doit être en présence de l'agent et attentif à celui-ci. Les erreurs d'interprétation invitent à distinguer l'agent de l'observateur. Connaître cette distinction conduit à simuler ou à jouer. Il suffit pour cela d'agir volontairement sur le contexte réel des actes observables. Le comique est relatif à l'interprétation par un observateur des actes d'un agent. L'acte apparaît comme une combinaison symbolique intelligible pour un tiers. Son interprétation consiste à déterminer le sens des actes de l'agent.
Comment l'observateur a-t-il le pouvoir de juger l'agent correctement ? Une personne juge une autre qui attire son attention. Il arrive qu'en l'absence d'une expérience directe, celle-ci se rapporte à des témoignages. Le dispositif d'observation type requiert un agent remarquable par son apparence ou par le jugement qui est porté sur lui. Tout jugement le concernant concerne des actes ou des aspects significatifs pour l'observateur. L'observateur commet une erreur de jugement lorsque ses observations ou ses conclusions sont fausses. En revanche, les erreurs comiques sont volontaires ; elles ne sont pas vraies ou fausses mais sont fictives et imagées. Le comique ne livre pas la vérité mais présente le vraisemblable. Le jugement par lequel l'observateur analyse les actes de l'agent est faux s'il ne reconnaît pas que le comique feint d'être ridicule ou scandaleux. Le comique n'a lieu que si l'observateur reconnaît avec certitude le jeu auquel se livre le comique.
L'improvisation libre doit se détacher d'un fond d'où l'on puisse juger de l'improvisation suivant les modèles qu'elle emprunte. Le comique relève de procédures répertoriées, il respecte des figures dont il conserve et actualise les propriétés amusantes. Il perpétue les plaisanteries réussies, les renouvelle jusqu'à parfois renouveler le genre et prêter son nom à de nouvelles formes d'humour. Le comique, en tant qu'acte volontairement étrange, répond à des règles grâce auxquelles cette étrangeté est jugée comique. Le comique possède une structure stable qui rend compte du sens général de cette notion. Toutefois, le modèle du comique est susceptible d'être modifié pour ne pas limiter la possibilité des occurrences comiques. Quelque soient ces modifications, le potentiel surprenant du comique ne saurait disparaître sans que disparaisse le comique.
L'innovation est jalonnée d'embûches, l'originalité ne va pas sans une certaine arrogance et sème plus souvent le scandale qu'elle ne récolte l'éloge. Le comique originairement se détache de la norme, de la nécessité des choses ou des conventions linguistiques et comportementales, sans pour autant quitter leur perspective. Le comique ne reste pas sans effet et garde suffisamment de lien avec le sérieux pour entrer en conflit avec lui. L'acte par lequel le comique s'impose est parfois réprimé. Le comique ne fait alors pas rire, il échoue, tout comme le sérieux peut manquer d'instruire correctement.
L'individu actualise diverses figures conventionnellement instituées. Mais, en dépit de son éducation, il reste naturellement original, insubstituable, indocile ou arrogant ; il conserve normalement son esprit de contradiction. L'individu se distingue par son originalité et reste identifiable par son intelligibilité. Il n'acquiert son autonomie qu'à partir d'une hétéronomie fondamentale et grâce à son appartenance à plusieurs familles. Il s'affirme contre la loi, en vertu de la loi, sous peine autrement de ne pas être entendu. Le comique est donc l'occasion de faire connaître l'originalité. Il est suffisamment fidèle aux interprétations courantes pour être partagé mais dégage un parfum de scandale paradoxalement respectable en raison de l'autonomie qu'il manifeste.

La notion de propriété psychique dénote moins une activité réflexive qu'une relation intersubjective. Une éducation identique pour tous n'implique pas un discours commun à tous. Auquel cas l'enseignement serait le même depuis toujours, il n'y en aurait pas. Le savoir procède de la recherche et de la participation de membres distincts. La traversée du temps par les civilisations a bénéficié du relais des meneurs et des suiveurs. Elle combine les inégalités, les nivelle dans le savoir, sans jamais se figer dans l'homogénéité. La propriété psychique découle de l'activité symbolique singulière qui suppose des croyances et des dispositions générales culturellement acquises. La propriété personnelle est mixte car elle consiste en un entrelacs de propriétés communes. Mais le sujet peut s'autodéterminer comme n'étant pas identique à un autre et trouver dans cette différence la condition de sa liberté.
Un sujet, pour devenir l'objet de sa propre pensée, doit pouvoir considérer sa personne de l'extérieur, comme un autre à la troisième personne. Devenir conscient de son propre comique, c'est vivre une expérience, éprouver quelque chose au fait d'être comique. C'est une conscience vécue qui n'est pas celle sérieuse de la fonction du comique ou de la catégorie à laquelle il appartient. L'émotion qui s'attache à cette conscience esthétique provoque un sentiment de plaisir. Elle peut se substituer à une émotion préalablement désagréable et, par conséquent, opposée pour permettre de rétablir un équilibre fonctionnel des sentiments et mettre du baume au cœur. Celui qui se trouve comique se perçoit lui-même de façon comique, comme s'il adoptait après coup le regard d'un autre. Le sérieux est lié à la contrainte fonctionnelle de l'individu. Le comique encourage plutôt la générosité du rapport interindividuel. Le sujet, pouvant admettre qu'il est en général comparable à autrui, intègre les points de vue possibles d'autrui pour s'autodéterminer. Il se détermine objectivement comme comique dans la mesure où il est possible pour lui de se considérer soi-même comme un autre.
Ce qui vaut pour un autre peut valoir pour soi-même. Ce principe de charité joue également pour l'observateur, lorsqu'il perçoit l'expérience d'autrui comme pouvant être la sienne propre. Le comique propre, en fin de compte, est le résultat d'une identification réciproque de l'agent et de l'observateur : l'agent intègre le point de vue de l'observateur, de façon fictive, pour former les données objectives correspondant à ses propres impressions ; l'observateur tient compte potentiellement dans son jugement de l'impression ressentie par l'agent sans l'éprouver lui-même. Il partage en imagination ses émotions. Les impressions réellement ressenties par l'agent sont décelables par un observateur. Il dispose du répertoire commun d'émotions possibles. Ce travail interprétatif engage l'imagination de l'observateur. La propriété d'un agent n'est donc compréhensible qu'en tant qu'elle peut être observée.
L'art s'adresse à l'imagination davantage qu'aux sens. Il simule sur le mode virtuel différentes impressions. Se mettre à la place d'autrui demande de l'imagination. Chacun peut grâce à elle considérer ses actes propres indépendamment de ce qu'il éprouve ou au contraire imaginer des émotions qu'il n'éprouve pas. L'art sollicite l'imagination. Les réactions émotives aux fictions sont courantes. Toute émotion née de l'imagination pourrait presque être qualifiée d'artistique.
L'observé peut se représenter sa propre attitude au point d'imaginer comment l'interpréter. Le comédien suit et imite un modèle. Ce modèle subsiste entre lui et le spectateur. Un modèle s'impose pareillement entre agent et observateur, qu'il s'agisse ou non de la même personne. L'imagination permet de compatir aux émotions d'autrui sans les éprouver ou permet au contraire d'atténuer ses propres émotions. Elle se réfère, comme l'art, à des modèles communs. En art, comme ailleurs, les erreurs d'interprétation, c'est-à-dire la confusion des modèles de référence, est désastreuse. De même, le comique échoue lorsqu'il est pris au sérieux, lorsque son comportement semble ne pas avoir été simulé. Une figure comique indique préalablement sa virtualité et ne doit pas être pris pour un modèle sérieux, à peu près au même titre que le mythe ne doit pas être confondu avec la science.


3. Le spectateur.

Le comique dissocie la forme et le fond en vertu d'une transgression des usages. Il met fréquemment en scène le mensonge et la machination. Seulement, le comique ne cherche à tromper personne. Il rompt avec l'usage uniquement à des fins expressives. Par rapport au sérieux, le menteur dissimule tandis que le comique simule pour montrer davantage. Le comique ne dissimule rien par le moyen de son expression. Il ne fait que simuler en exprimant plus qu'il ne faudrait.
Une scène du film La Gueule de l'autre interprétée par M. Sérault pourra servir d'exemple. Le spectateur perçoit un événement dont les éléments lui sont connus : un agent et un magnétophone placés devant un auditoire. L'auditoire ignore la présence du magnétophone. Le spectateur, comme l'auditoire, observe un homme sur la scène en train de discourir devant un microphone. Seulement, des deux seul le spectateur sait que la voix de l'orateur est présonorisée et que la micro ne fonctionne pas. L'auteur et le spectateur, à la différence de l'auditoire, sont omniscients. Le plaisir comique tient à ce privilège par rapport à l'acteur. L'auditoire est un ensemble de témoins fictifs qui feignent d'être leurrés par l'agent comique. Les témoins réels sont des spectateurs conscients que l'auditoire fait semblant d'être leurré.
Comment ces éléments fonctionnent-ils pour créer un effet comique ? Les accidents particuliers de l'agent sont visibles, ceux du magnétophone sont audibles. La différence entre les deux, connue du spectateur, n'est pas perçue par l'auditoire. Mais les phénomènes sont suffisamment clairs pour être distingués par le spectateur. De plus, le spectateur a été préalablement informé du trucage. La simulation est suffisamment grossière pour être devinée. Cependant, les comédiens figurant l'auditoire doivent faire semblant de ne s'apercevoir de rien pour appuyer l'effet comique. Le spectateur est conscient du rapport véritable unissant l'audition et la vision ; tandis que l'auditoire reste victime le plus longtemps possible du subterfuge. Le phénomène comique est interprété comme tel dès lors qu'il ne peut être pris au sérieux comme le dupé prendrait le menteur au sérieux.
Les accidents particuliers de la scène exemplifient des accidents universels distincts : ceux particulier de l'agent exemplifient celui universel d'un politicien et ceux du magnétophone, celui de la voix du politicien (ce qui est saisissable par tout observateur à l'occasion du même phénomène). La mise en scène comique enrichit l'expérience ordinaire de manœuvres spécieuses. Le comique agence les signes concrets de façon à les rendre équivoques et encourage les solutions imaginaires. La fiction comique consiste ici à jouer à être un faux politicien en adoptant son comportement à la voix du vrai politicien du film.
La caricature, comme le note Bergson, grossit le trait jusqu'à effacer la particularité d'une personne. Celle-ci devient une chose sans âme, sans vie, sans grâce. Le politicien se révèle être un imposteur tant son imitation adhère avec raideur à son modèle. La caricature fait d'un être singulier et problématique un objet immédiat de l'intuition. L'activité comique consiste à grossir les traits réels de façon visible de sorte que l'identité caricaturée devient fausse par rapport à l'identité réelle de l'être caricaturé.
Le quotidien se nourrit d'évidences. Le connu se superpose spontanément à l'inconnu. Cet assemblage vole en éclat quelquefois lorsque le comique trahit un désaccord entre les croyances et les faits. La caricature fige son modèle. L'être devient anormalement qualifié. Son caractère problématique disparaît derrière un savoir inconditionnel et virtuel. La démesure de ce savoir l'annule comme tel. La démesure consiste à traduire la disproportion visible entre l'attribution d'un caractère à quelque chose et le caractère réel de cette chose.
Survient enfin, non pour l'auditoire mais pour le spectateur, le comique de situation. Car le spectateur connaît le subterfuge : le politicien n'en est pas un et la voix que lui prête le magnétophone est celle du vrai politicien absent pour l'occasion. Si bien que le spectateur rit de la grossièreté du doublage du faux politicien. Il rit surtout lorsque le magnétophone commence à se détraquer. Pour le spectateur conscient de tous les éléments, le comique est évident. Il perçoit la feinte de l'orateur et la crédulité de l'auditoire. Le premier s'efforce d'effectuer un play-back sans qu'on s'en aperçoive ; le second, ignorant la feinte, identifie l'homme et la voix, persuadé d'avoir affaire au vrai politicien. L'état de fait comique, pour le spectateur, est l'orateur simulateur et son auditoire comique, c'est-à-dire la scène interprétée par les acteurs.
L'imposteur essaie de dissimuler son doublage malgré les ratés du magnétophone. Tant que l'auditoire ignore la supercherie, le comique dure pour le spectateur omniscient qui, lui, n'ignore rien. Le faux politicien, s'il s'était mis à la place de l'observateur, aurait très certainement ri de lui-même. Toutefois, ne pouvant pas le faire devant son auditoire, le spectateur rit de plus belle. L'agent étant embarrassé sans pouvoir le montrer ni même en rire, le spectateur a songé (sans l'éprouver lui-même) qu'il eut été tout autant embarrassé s'il avait été à la place de l'agent. Le spectateur, n'étant pas directement impliqué, rit. La position de l'orateur est au contraire oppressante. Or, l'irréalité de la scène n'a rien de tragique. Le spectateur partage à peine l'embarras de l'orateur. Le comique est conditionné par la conscience d'échapper à quelque chose de désagréable. Le spectateur est d'autant plus libre de rire que celui qui le fait rire, à savoir l'acteur qui simule le faux politicien, ne pâtit pas non plus réellement de la situation.

Le comique se dégage d'une culture partagée. La pratique d'un agent est perçue comme théoriquement comique par un observateur. Soit l'observateur trouve l'agent comique sans que celui-ci ait la même opinion, comme dans le cas ci-dessus ou dans celui d'un mauvais tour ; soit l'agent se trouve lui-même comique sans que l'observateur soit de cet avis. Les problèmes descriptifs et prescriptifs du comique naissent des rapports d'opposition ou de congruence entre la pratique d'un agent et la conscience théorique du comique pour l'observateur ou l'agent lui-même. L'agent comique l'est volontairement, tandis que l'agent ridicule n'est comique que pour l'observateur. C'est pourquoi la raillerie est inique. La valeur du comique est moindre lorsque seul l'observateur trouve l'agent comique. Le comique acquiert sa valeur lorsqu'il est partagé par l'agent, même si celui-ci est contraint, pour tenir son rôle, à ne pas laisser paraître sa gaieté.
Ces indications doivent permettre de déterminer en quel sens une personne est comique ou exprime quelque chose de comique. Lorsqu'un acte est qualifié de comique, il se peut que l'agent l'ait vécu comme tel immédiatement ou non. Si la conscience de son propre comique est antérieure à l'acte, il est délibéré ; s'il est postérieur, il est involontaire. La conscience ou non de soi permet de distinguer la volonté de la spontanéité. Les actes sont conscients avec la première, inconscients avec la seconde. Or, le comique aime à simuler sciemment des actes inconscients. Le comique est meilleur lorsque l'agent comique est conscient de son propre comique même si son comportement n'est pas entièrement délibéré.
Lorsqu'une personne est comique, elle exprime le comique pour un observateur. Sans observation, il est impossible d'être comique. Car le comique naît du jeu des apparences et de distorsions entre le fond et la forme. Le mot d'esprit, par exemple, efface le locuteur pour l'épaisseur des mots qui deviennent autonomes par rapport aux choses. Le mot d'esprit laisse donc envisager comme une seconde personne, un autre aspect implicite de la volonté. L'artifice ludique du comique, comme celui de la prestidigitation, s'adresse à l'observateur. Il apparaît, par exemple, avec le contraste entre un comportement et une parole. Plus généralement, il naît, avec le second degré ou l'ironie, de l'opposition entre la performance et le sens. Pour que le jeu comique fonctionne, il faut donc que les apparences comiques soient perceptibles par un observateur. L'apparence comique conserve implicitement l'identité réelle dans l'identité virtuelle de façon à communiquer le sentiment de l'écart entre la réalité et les apparences.
La façon dont soi-même ou un autre est reconnu comique dépend de l'interprétation courante de ses propres attitudes ou de celles d'autrui. L'observation d'autrui stimule l'esprit critique, tout comme l'observation de soi permet l'autocritique. L'hyperchleuasme, qui parie sur l'énormité de la vérité, établit un rapport complexe entre soi et autrui. "Je suis Méphisto, annonce Méphisto, et tous de pouffer et lui, sous cape, de pouffer encore plus" (D. Noguez). Le comique joue, comme le simulateur, avec les apparences, mais sans intention de tromper autrui. Le comique est trop franc, il exagère ou ironise au lieu de rapporter simplement les faits. S'il déforme la réalité, c'est de manière visible, par souci d'expressivité. Le comique ne réside pas uniquement dans l'attitude de l'agent mais également dans l'interprétation possible de ses actes.
L'attitude d'une personne ne suffit pas à exprimer toute son essence. La somme de ses actes rend incomplètement son être. Une œuvre d'art manifeste ainsi imparfaitement son auteur. Il semble toutefois préférable d'aborder en priorité l'individu à travers ses actes que de statuer sur l'élaboration intime de sa pensée. Les artifices comiques offrent un accès correct à la personne. L'activité comique est artistique lorsqu'elle nourrit la formation volontaire d'une œuvre destinée à être présentée. Elle ne l'est pas quand elle répond à une pratique spontanée et sporadique qui souvent d'ailleurs traduit les dispositions de son émetteur. Mais le comique, comme l'artiste, communique toujours sa singularité par le biais d'images. Une personne n'est pas comique en elle-même, ce sont ses actes qui le deviennent.

V. COMMUNAUTE


Bien que le comique soit subjectif et singulier, il relève de pratiques partagées. J. Bouveresse insiste sur le caractère social du rire chez Freud : "Le rêve est une production psychique typiquement asociale et qui ne vise en aucune façon à l'intelligibilité. Il est normalement incompréhensible pour celui qui l'a et sans intérêt pour les autres. Or, il est au contraire essentiel pour le mot d'esprit de pouvoir être partagé et de ne comporter que des obstacles à la compréhension qui sont supposés pouvoir être surmontés aisément par ceux auxquels il s'adresse" (Dire et ne rien dire). Le comique rend l'inédit compréhensible et permet la reconnaissance de l'inconnu. Que le comique doive être compréhensible justifie le rôle de l'observateur dans l'attribution de la propriété comique. Que le comique puisse faire allusion à des choses incompréhensibles n'est pas exclus si la portée implicite du comique est prise en compte.


Les conventions.

Au problème de la relation entre la forme et la matière s'ajoute celui de la conscience individuelle à la conscience commune pour former le savoir objectif. Une expression correcte évoque une forme commune. Toutefois, son référent matériel et son locuteur restent individuels. Le point de vue monadique de chacun s'appuie sur un consensus, une définition commune des choses, une norme pour expliquer et comprendre. Une activité artistique communicable réinvestit la synthèse de l'expérience personnelle et du savoir commun. Le comique reste fidèle aux symboles établis. Il propose un excès de sens plutôt qu'une lacune. La singularité ne peut s'exprimer qu'à l'intérieur de l'expression commune.
La séparation entre le privé et le public se retrouve dans le domaine communautaire. Une pratique est commune à plusieurs personnes. Des pratiques communes différentes sont assumées par la personne. La société est le théâtre des conflits entre communautés. La personnalité assume des héritages problématiques. Le point de vue du comique commun peut donc être compris de deux façons : soit de façon interne, lorsque plusieurs types comiques coexistent dans l'individu, si par exemple celui-ci mêle comique de mot et comique de situation ; soit de façon externe, au sens où différents types comiques cohabitent dans la société. Le sujet intègre des pratiques typiques communes et objectives. Cet héritage est renouvelé par chacun à l'occasion de son actualisation. La communication des points de vue externe et interne permet le jeu entre la tradition et l'invention. Le comique reste lié à quelques formes instituées de comique pour pouvoir être partagé. Mais la prise en charge singulière des modèles communs implique un travail inédit de recomposition qui, s'il est reconnu, peut apporter un nouveau modèle.

Une situation comique ne peut être analysée et comprise qu'en tant qu'elle constitue un exemple plus ou moins éloigné d'une forme comique instituée, d'une forme d'humour particulière. Il se peut que des aspects méconnus des formes comiques reconnues apparaissent. Mais quiconque fait preuve d'une forme d'humour personnelle peut néanmoins perpétuer, qu'il le sache ou non, un héritage humoristique donné. Ce problème de la filiation de l'inédit, de la convenance de l'impertinence, est un des problèmes centraux soulevés par la question du comique et de son rapport à la liberté d'expression. L'individu intègre des types comportementaux comiques variés et relatifs à certains milieux. Les types comiques subjectifs deviennent logiquement variés plutôt que culturellement concurrents. Le comique n'est pas destiné à exprimer les particularismes, il n'est pas ésotérique. Les types de comique expriment des ressemblances de famille suffisamment relatives pour accueillir de nouvelles formes. L'action comique s'appuie donc sur des catégories comiques distinctes et culturellement variables. Cependant, l'investissement singulier dans cette action permet la recomposition libre et volontaire de ces catégories.
Le point de vue interne tend à dégager un sens universel du comique en s'intéressant au sujet. Ainsi, l'anticonformisme ou la provocation, la satire, l'absurde, évoquent la contrariété. L'approche externe, quoique liée à celle interne, pose des problèmes de traduction et de transposition : la manifestation comique reste fortement subordonnée à son support symbolique. Il y a des plaisanteries faisant allusion à des programmes télévisés qui peuvent être incompréhensibles à qui ne possède pas de télévision. Même après s'être fait expliquer l'allusion, il manque des éléments d'expérience personnelle nécessaires à l'effet comique. Les problèmes de la communauté sont ceux du relativisme culturel et de la marginalité. L'approche philosophique de la variété comique doit permettre de réduire leur différence, non pour en atténuer la diversité, mais pour en dégager la commune nécessité.

Le modèle général permettant d'aborder le rire comme phénomène collectif consiste à l'analyser comme un phénomène partagé de neutralisation de l'affect. Plus généralement, selon R. Escarpit, une suspension d'évidence affective, morale ou philosophique motive le comique (L'Humour). Freud aborde cette émancipation en terme de transgression de convention. C'est donc la diversité des conventions qui explique la relativité des causes du rire. La transgression en général relève d'homologies repérables. Le processus reste toujours à peu près le même. Dans l'ensemble, l'humour procède d'une transgression du bon sens et du sens commun. L'imagination comique modifie les conceptions communes. Avec un peu d'attention, il apparaît que le comique suspend artificiellement certains jugements qui d'habitude sont attachés à certaines expériences.
Les hommes et les sociétés forment des ensembles complexes irréductibles à des êtres unicellulaires ou à des masses homogènes. Ce n'est qu'en vertu de distinctions épistémiques que le même homme est considéré comme unique, balinais ou humain. Bien qu'ontologiquement aucune société ne soit simple, épistémologiquement, comme le font les anthropologues, deux types de société peuvent être distingués. Les sociétés simples sont les communautés qui tolèrent la singularité et la différence. Les sociétés complexes sont des ensembles de collectivités rigides et instrumentales. Les sociétés simples sont proches de l'allégresse joyeuse qui accompagne les gestes fonctionnels de la vie. Mais là où s'impose une stratification plus complexe, à une grande échelle, avec une dimension réglée des tâches et des castes, le comique paraît codé. Les sociétés complexes sont divisées en classes séparées par les jargons et les pratiques. Les comiques restent spécifiques aux groupes, alors que dans les sociétés simples le même comique est largement partagé et le rire facilement contagieux. Les sociétés complexes présentent l'inconvénient, lorsque la communication est coupée entre certains de ses membres, de cultiver des formes d'humour ésotériques. Dans une société simple, chacun peut profiter de l'humour d'autrui.
Le seuil de tolérance du comique est conventionnellement fixé. Au-delà d'une certaine limite, le comique suscite l'indignation ; en deçà, l'indifférence. Le comique, qui résulte souvent d'un décalage entre manière et matière, réussit lorsque ce décalage reste acceptable. Les sociétés joyeuses restent attentives à l'entropie apparente de la vie. Les sociétés austères imposent une structure contraignante, fonctionnelle et abstraite dont la rigidité s'oppose à l'exaltation comique. Une société sérieuse impose un type de comportement auquel il est difficile de ne pas obéir. Mais si les différences surprennent sans scandaliser et ne provoque rien de plus que des sourires, alors la société n'est plus ni intolérante ni indifférente.
Le fait de ne pas être de simples automates dépend et de la diversité du tissu social et de celle du caractère. La société forme un ensemble composite d'opinions et d'émotions divergentes. La présence propre à chacun se décèle dans l'expérience et dans la façon que chacun à de s'affirmer. Elle suffit à indiquer l'humanité réfractaire à son instrumentalisation par les autres. La manifestation de la conscience singulière amène à distinguer entre éducation et manipulation. Une conscience parvient à maturité par un dressage destiné à réguler sans la censurer la personnalité, à lui donner les moyens de son autonomie. La pédagogie fournit le moyen de mener une vie juste et libre. La démagogie est prohibitive et aliénée à une conception homogène de la justice. Les influences sont multiples et parfois contradictoires. Les plus convaincantes ne sont pas nécessairement les plus justes ; ni les plus justes, les plus convaincantes. Les meilleurs influences sont celles qui, au lieu de s'imposer, s'offrent au choix de chacun.
Si la loi d'un strict déterminisme social ne peut être établie, il est cependant possible de noter la façon dont les individus communient. "Le rire commun, avance G. Bataille, suppose l'absence d'une véritable angoisse, et pourtant il n'a pas d'autre source que l'angoisse". Les institutions imposent une censure sévère autour de sujets délicats dans la culture (mort, sexualité). Elles doivent parfois relâcher leur étau pour permettre aux sujets de sublimer leurs angoisses. C'est en insistant sur le caractère fictif des œuvres que certaines d'entre elles, bien que manifestement immorales, finissent par être tolérées. De telle sorte que les ouvrages licencieux ou subversifs, et néanmoins reconnus pour leur qualité artistique, se trouvent assimilés par la culture officielle. La philosophie dans le boudoir a pénétré dans les bibliothèques où Sade dialogue avec les conventions. La fiction nous délivrerait-elle des entraves de la morale ? Ne délivre-t-elle pas un sens qu'un propos plus raisonnable interdirait ? Le comique est un remède contre l'angoisse. Il permet d'exprimer, sans trop choquer, ce qui est communément réprimé. La fiction et le jeu autorisent donc l'expression de ce qui autrement devrait rester inexprimé. C'est donc un grand pouvoir vis-à-vis des conventions que détient le comique ou l'artiste, car il lui est permis de les éprouver, non pour les détruire, mais pour qu'elles soient justifiées.


2. L'intersubjectivité.

Dans le domaine intrasubjectif, par types comiques il faut entendre les différentes formes comiques qui relèvent de coutumes et de pratiques particulières, comme les pratiques du calembour, du mot d'esprit ou de l'ironie. Les types intrasubjectifs subsistent en chacun et ne sont pas rigoureusement spécifiques à une communauté. Ce sont les traits communs à toutes les formes contingentes de comique sans lesquels elles n'existeraient pas.
Les différents types comiques se trouvent exemplifiés par les diverses occurrences comiques, de même que les inventions grammaticales illustrent imperceptiblement des figures de la rhétorique. Ces types comiques existent potentiellement sous différents rapports chez chacun, de la même façon que chacun est potentiellement capable d'alterner l'usage des idiomes populaires et savants. Chacun peut actualiser des types différents de comique. Cette actualisation est singulière proportionnellement aux types de dispositions plus ou moins possédées par chacun. L'expression comique n'est envisageable que si l'individu exploite les conditions du comique d'une façon qui lui est propre.
Le problème de la liberté d'expression comique recoupe celui du rapport de la production littéraire aux normes du discours et aux conventions. La question de la liberté de s'exprimer a une portée aussi bien cognitive que politique et éthique. Peut-on parler comme on veut de n'importe quoi ? Peut-on se jouer de tout ? Peut-on rire de tout ? Ces questions où le verbe "pouvoir" exprime à la fois une capacité et une permission conduisent à réfléchir plus spécifiquement à la notion de comique. Le comique libère sans marginaliser. Il reste tolérable. Il s'agit donc de déterminer les conditions de possibilité symboliques du comique et sa finalité avec ses conséquences sur la société.
Lorsque quelque chose de comique à lieu, il n'est pas nécessaire ou aisément possible de définir de quel comique il s'agit. Toutefois, c'est plutôt le tragique qui est le plus réfractaire à la taxinomie, puisqu'il est l'expression inconsciente et asociale de l'individu. Il ne peut d'ailleurs être décomposé en espèce autant que le comique. En effet, ce dernier reste catégorisable du fait de présenter une ouverture vers autrui, du fait de tendre à produire un effet comme celui de ridiculiser les vaniteux. Mais le comique, bien qu'intelligible et partagé, garde du tragique l'aspect original et novateur. Il faut un certain temps et sans doute exercer une certaine violence avant de pouvoir établir à quelle catégorie appartient un phénomène comique. Car le comique introduit la surprise dans le sérieux de la vie et distrait de sa monotonie. L'insolite est également la substance du tragique. Seulement, il est caractéristique de la forme et du sujet dans le comique et caractéristique du contenu et de l'objet dans le tragique. Dans le comique, cette distraction est obtenue par l'interférence exceptionnelle d'une série d'événement ou de schèmes interprétatifs. Le plaisir comique vient d'une surprise artificiellement provoquée et non uniquement d'un événement hasardeux. Le tragique est singulier et naturel ; le sérieux, général et conventionnel ; le jeu comique, intermédiaire. La conscience tragique subit son incapacité à conceptualiser catégoriquement un événement. La conscience comique réagit à cela en conceptualisant à outrance sans souci de réalisme.
Les types comiques se différencient par rapport au sérieux. La caractérisation des types de comique réclame l'adoption d'un point de vue sérieux et imperméable à la contagion comique. La loufoquerie est un comique prenant l'apparence du sérieux. La dérision, à l'inverse, donne une apparence comique au sérieux. Une occurrence comique propose un rapport inaccoutumé au sérieux. C'est une modification du sérieux. Il faut noter qu'un événement comique peut convoquer plusieurs types de comique soit compatibles soit concurrents. Comiques de situation et de mot, ironie et humour noir, peuvent être tout à fait complémentaires, mais le clownesque et le pince sans rire s'opposent. Du reste, du contraste entre deux personnages antinomiques peut naître le comique. Le comique se nourrit de contrastes. Les mariages de l'humour et du ridicule ou de l'austérité et de la maladresse sont du meilleur effet. Le comique figure les oppositions et les contrastes qui n'apparaissent comme tels qu'au point de vue sérieux en perdant de leur vigueur. Rendre la contradiction explicite en atténue le comique. L'ouverture logique du comique est telle que les contradictions n'apparaissent pas, comme pour le sérieux, impossibles.
La transposition linguistique permet des effets parodiques. Le comique valorise aussi bien les contrastes entre personnages qu'entre plusieurs interprétations possibles d'un même phénomène ou qu'entre la forme et le contenu d'une expression. Le burlesque traite de sujets graves en adoptant une forme triviale. L'héroï-comique attribut un comportement précieux à des personnages de basse condition. L'anomalie du comique est supérieure à celle du tragique. Elle s'apparente à l'étonnement philosophique, lequel naît du contraste entre le sujet et l'objet ou l'apparence et l'être. Le tragique reste objectif et tient plutôt du dérèglement ontologique (catastrophes, conflits). Le contraste comique est un contraste entre concepts et non entre le réel et le concept.

Dans le champ intersubjectif, dans la société, les différents groupes coexistent et s'opposent semblablement. Les contradictions internes sont abolies par l'adhésion à une famille de pensée. Au contraire, assumer des avis divergents permet d'embrasser plusieurs courants de pensée, plusieurs perspectives. L'acclimatation, l'intégration dans une communauté, suppose l'abolition des contradictions internes propres à l'individu. Mais la disparition de ces contradictions, le manque d'avoir à résoudre des problèmes, rend inapte à côtoyer les communautés incompatibles. Les individus aveugles quant à leur propres contradictions sont bien souvent fanatiques et réagissent sans humour à ce qui s'écarte de leur modèle. Le sens de l'humour permet aux autres d'accepter les différences.
Bien que les mœurs diffèrent et s'opposent par endroit, chacun se laisse facilement convaincre d'obéir aux lois élémentaires d'une société commune, tout comme les langues, malgré leurs particularités irréductibles, sont traduisibles les unes dans les autres. Par conséquent, puisque la langue en général peut être étudiée sans en trahir aucune, l'essence du comique, à savoir sa forme générale ou ses conditions de possibilité, doit pouvoir être saisie au-delà de la diversité des phénomènes comiques. L'analyse du comique doit joindre son essence à son exceptionalité. La démarche est la même en esthétique qu'en éthique, lorsque l'unité républicaine accueille la diversité des mœurs ; ou qu'en logique, lorsque la cohérence grammaticale est commune aux diverses langues. La recherche de principes généraux ne doit pas interdire la diversité mais au contraire l'autoriser. Une juste détermination des principes du comique doit conduire à en tolérer toutes les manifestations sans craindre de se laisser abuser par des idéologues déguisés en animateur.
Il semblerait que l'essence du rire soit en parti d'exprimer justement une contrariété entre des essences. Le grotesque se situe entre le beau et le laid, l'humour noir entre le bien et le mal, l'ironie entre le vrai et le faux. Or, ce qui ne se laisse aucunement réduire à la totalité est l'individualité. Le comique se rapporte à l'individuel. Est drôle ce qui revêt un caractère surprenant. Certes, le comique consacré ne semble plus avoir grand chose d'extraordinaire. Il est tout au plus divertissant. Néanmoins, le comique reste principalement plus approprié que le sérieux pour exprimer l'individuel. Bien qu'abstrait, le comique indique la limite de l'abstraction, la contradiction des essences par rapport au concret singulier réfractaire au jeu abstrait des opposés et antérieur au principe de contradiction. Le comique n'est pas uniquement issu de la conscience d'une chose singulière et surprenante. C'est également le résultat du partage d'une exception construite, maîtrisée et animée par une intention tacite.
L'individu tient sa puissance de la totalité à laquelle il s'affronte plutôt que de s'y unir. De cette façon apparaît sa vitalité propre. Mais l'affirmation de soi dans l'acte créateur ne peut, sans risquer la folie, quitter le domaine de l'intelligible. Souvent, le scandale provoqué par l'impertinent apparaît rétrospectivement bienvenu ; il gagne au fil du temps en pertinence. Le comique autorise un renouvellement immédiat. L'originalité sans comique est lente à s'imposer. Le comique a pour effet de faire comprendre des choses inhabituelles qui autrement seraient longues à transmettre sans ellipses.
L'unité de la science est souhaitable mais non celle de l'homme, bien que ce soit en droit parfois bénéfique pour dénoncer l'inégalité. Plus précisément, il n'est pas désirable que les communautés et les personnes antagonistes s'entre-déchirent ou que chacun soit membre impersonnel d'une communauté uniforme. Le moment sidérant et énigmatique du comique dépend de l'incommunicabilité entre chacun. Le moment lumineux et transparent repose sur le partage des croyances. Le mot d'esprit ne propose pas une énigme opaque qui réclamerait un effort de pensée énorme de la part d'une élite. Il est d'une transparence relative. Il n'est ni secret ni trop évident. Le sujet ne dit rien qui n'ait de sens uniquement que pour lui. N'est connu d'une personne que sa façon d'employer un langage commun et non les mots qu'elle seule connaît. Même inédite, une signification requiert une base. L'exception qu'une personne représente doit toujours pouvoir être identifiée. L'unité de la science offre une norme à l'expression individuelle et évite que chacun ne mène une existence ésotérique. Si le comique est le propre de l'homme, c'est parce que le propre de l'homme est, entre autre, d'agir de manière intelligible et de rendre compréhensibles les faits isolés comme les faits habituels. Le comique traduit cette inclination rationnelle par delà les limites prescrites par le sérieux.
Pour remédier à l'atomisation anarchique d'une société et aux tyrannies qui s'en suivent, l'unité requise est celle d'une société protéiforme capable d'unifier le divers sans le réduire. Etre libre n'est pas seulement s'opposer à autrui mais également pactiser avec lui. Lorsque la liberté ne s'arrête plus qu'à la seule conscience de sa liberté, elle devient angoisse et perte de la générosité. L'acte libre est sensé ; il s'illustre aux yeux de quiconque y reconnaît l'aspect de la liberté. De même que les inventions progressent en s'incluant les unes les autres et fusionnent pour former de nouvelles inventions, la particularité de chacun emprunte aux autres dans l'intérêt de tous. Un tel principe est nécessaire au renouvellement interne de toute communauté. Il évite que les sociétés deviennent des machines au mouvement répétitif et permet qu'elles restent des sommes animées. La tolérance du comique par une société est la marque de son ouverture à la diversité qui la compose.
Cette unité se retrouve dans le phénomène du rire tel qu'il est décrit par G. Bataille : "les rieurs deviennent ensemble comme les vagues de la mer, il n'existe plus entre eux de cloison tant que dure le rire, ils ne sont pas plus séparés que deux vagues, mais leur unité est aussi indéfinie, aussi précaire que celle de l'agitation des eaux". La personne se réalise publiquement avec le comique. Elle échappe à l'indifférence et au mépris. Elle séduit sans chercher à tirer profit et valorise la fantaisie. Le comique est une arme contre le collectivisme et l'individualisme abusifs. Car le comique est l'art de mettre en commun la diversité sans l'annuler.


VI. RESPONSABILITÉ.


Le sens des phénomènes individuels apparaît dès lors que leur conséquence est envisagée comme l'effet plus ou moins bien abouti d'une intention volontaire. La volonté est consciente, rationnelle, délibérée. Au contraire, le désir est pulsionnel et inconscient ; il se mesure aux tabous, à la censure, à l'interdit, au refoulé. Bien que mue par une finalité consciente, la volonté est aussi motivée par des désirs inconscients. Pour les psychanalystes et les philosophes du soupçon, une tendance interne conduit chacun à plaisanter ou à rire, parfois nerveusement, dans certaines situations. La fonction de cette réaction spontanée à l'angoisse est de la supporter. "Le rire, affirme Gripari, c'est l'horreur surmontée". "Le rire commun, remarquait G. Bataille, suppose l'absence d'une véritable angoisse, et pourtant il n'a pas d'autre source que l'angoisse" (L'Expérience intérieure). La fuite du déplaisir est la finalité inconsciente du comique ; la recherche du plaisir, sa finalité consciente. Le désir est inclus dans la volonté, sans quoi elle n'aurait aucun principe actif. Il est lié à la nécessité à laquelle chacun obéit et de laquelle chacun cherche à se libérer. La forme de cette libération, tout en respectant les règles de sa formation, reste contingente. La liberté d'expression individuelle engage donc une volonté propre à travers des moyens et des désirs communs.


1. La volonté.

La possibilité pour un sujet de se déterminer lui-même est au fondement de sa liberté. Le moyen est offert par le langage de dépasser les déterminations habituelles. Les mots peuvent donner l'impression d'oublier leur destination véritable et de faire comme si les choses devaient se régler sur eux au lieu de se régler sur elles comme ils devraient. Le comique fait obéir les idées aux mots, comme parfois le philosophe plie les faits aux idées. Dans l'approche des choses, la rhétorique est subjective et la logique est objective. Le comique est une façon de réduire la nécessité des choses et des idées grâce aux symboles.
Aucune délibération n'a lieu sans reposer sur les déterminations qu'exprime l'opinion. La volonté particulière se détermine en fonction des opinions communes. La parodie est une pratique précaire, en équilibre instable entre l'imitation et la transformation du modèle. Par elle, néanmoins, l'individu s'affirme contre l'assujettissement. L'engagement moral de la personne nécessite qu'elle puisse juger librement et rationnellement ses croyances propres. La volonté en soi est inconditionnée et ne dépend d'aucune condition extérieure. La liberté n'est pas inconditionnée, elle reste déterminée par les opinions et croyances. Un modèle est distinctement transformé s'il est partiellement imité. La causalité libre du moi est plongée dans la solitude de l'indétermination, dans une délibération sans fin sur les possibles. Le désir apparaît avec la sollicitation d'autrui. L'indifférence devient différence dans le rapport à autrui. L'autre invite le même à livrer son identité, à se montrer responsable et à exister comme personne. La volonté d'un individu est singulière. Mais elle lui est consciente en vertu de modèles de référence préexistant. L'imitation entame la scission entre désirs commun et individuel. L'homme possède la liberté comme disposition. Mais cette faculté ne serait rien sans la force venue du monde et des autres. La conscience de sa propre liberté dépend de tout ce à quoi l'individu se confronte et non du seul sentiment de pouvoir conjecturer et délibérer indéfiniment.
La personne est responsable en tant qu'elle est sensée assumer les conséquences de la force qu'elle emploi à défendre un avis. P. Desproges est impitoyable envers les savants lorsqu'il raille leur prétendue naïveté : les premiers physiciens qui travaillèrent sur l'énergie atomique n'auraient-ils pas imaginé que le nucléaire puisse servir à autre chose qu'à éclairer les salles de bain ? Intellectuel engagé, il conteste ironiquement l'idée de la neutralité axiologique des scientifiques. Le comique conteste la division du monde en classes et disciplines. L'idée du savant impartial, dont l'affairement théorique serait sans conséquences pratiques, fut pareillement combattue par Aristophane avec le père de la philosophie.

L'homme est déterminé par ses croyances. Et néanmoins celles-ci sont nécessaires à sa liberté. Philosophes et humoristes savent que l'innovation n'est possible qu'en renversant d'anciens concepts. Il est sage de rester méfiant vis-à-vis de la façon dont les événements sont rapportés par les actualités. Les billets, très courts éditoriaux paradoxaux ou humoristiques, invitent à rompre avec les réactions attendues. Les croyances sont l'instrument de la liberté dans le monde. Il est profitable de s'y fier, mais plus épanouissant encore de se mesurer à elles. L'innovation peut venir renforcer la tradition. Alors que la presse devrait interroger les doctrines contemporaines, les journalistes se contentent bien souvent d'illustrer les opinions communes. Quant au journalistes soit disant subversifs, ils ne font souvent guère plus qu'alimenter la presse à scandale. Le comique, comme tout personnage public, ne doit pas non plus être transparent et servir uniquement de transmetteur d'idées reçues. Il doit exercer son influence sur les croyances qui le conditionnent et mettre à profit sa singularité pour peser le pour et le contre de ce qu'il véhicule.
Un strict déterminisme consisterait à affirmer qu'il est impossible d'être libre et que les hommes ne sont que des fétus de paille dans la tourmente des idéologies. Mais chacun n'est réellement libres que lorsque son esprit trouve à se réaliser. Il faut naviguer à sa guise sans s'échouer. Le sceptique n'est pas libre mais contraint d'obéir à sa morale provisoire, alors que pour le rationaliste, le doute n'est qu'un instrument parmi d'autre de sa liberté. L'expression "faire rire la vérité" au lieu de "rire de la vérité" traduit une manière de juger plutôt qu'un refus cynique de tout examen. Les croyances sont d'essentielles interfaces entre le monde et l'esprit. Un humour pénétrant s'épargne la suppression dérisoire de son objet. La pratique comique rend sa fraîcheur et son utilité au désaffecté figé dans des normes obsolètes. Le comique ne consiste donc pas seulement à tourner les choses en dérision. Il est négatif dans un but expressif et pour montrer l'essentiel dissimulé par l'usage.
Le comique ironise sur les opinions. Il s'en sert dans d'autres conditions et à d'autres fins, quitte à décomposer ou dénaturer le modèle originel. Le comique dénature le lexique usuel et en modifie le sens. L'expression libre, en général, se pose soit en s'opposant à l'opinion, soit en la renforçant. La liberté d'esprit consiste à défendre ou critiquer plus ou moins consciemment telle ou telle opinion. Par exemple, pour G. Bataille, "quand nous rions de l'absurdité enfantine, le rire déguise la honte que nous avons voyant à quoi nous réduisons la vie au sortir du néant" (O.C., V). Les cyniques nihilistes tournent tout en dérision, ils se suicident intellectuellement et militent souvent malgré eux pour la résignation et pour un fatalisme aveugle. La critique comique, elle, au contraire, ne redoutant au fond ni le ridicule ni le paradoxe ni l'arrogance, introduit la surprise et stimule les réactions. Le comique ne consiste donc pas a simplement rendre son objet dérisoire. Il tend à faire apparaître, derrière les apparences et plus ou moins consciemment, quelques vérités.
La liberté d'expression est la possibilité d'exprimer librement sa pensée. A l'envie de s'exprimer doit répondre la liberté de le faire. Ce désir, en dépit de l'effort nécessaire à sa réalisation, naît d'un sentiment : celui de devoir faire quelque chose, ou d'une impression : celle de pouvoir faire quelque chose. Affecté par la conviction de vouloir s'exprimer, le sens presse de faire ce qui permet de l'exprimer, comme par exemple plaisanter. Paradoxalement, dans la censure naturelle, avec la limite du langage, ou dans celle instituée par un pouvoir politique, apparaît également le souhait de s'exprimer, c'est-à-dire d'accomplir les pensées des plus spontanées au plus réfléchies. Les désirs rationnels conduisent à agir librement. Ils équilibrent l'impulsion et le contrôle pour que l'action se maintienne. Un rapport complexe unit la volonté et la possibilité de s'exprimer, car la volonté peut être d'autant plus forte qu'elle est bridée par la possibilité.
Certaines pensées viennent à l'esprit qui ne doivent pas être exprimées. Ce sont des choses qui pourraient mais qui, volontairement, ne sont pas exprimées. Il est donc possible de réprouver sa propre spontanéité ou de la regretter. Kant fait allusion à de semblables conflits : "On ressent manifestement que faire disparaître et détruire une pensée pleine d'amertume exige une activité véritable, et souvent considérable. Qui veut reprendre son sérieux n'effacera que laborieusement la représentation qui excite au rire" (Le Concept de grandeur négative). Le rire est équivoque ; le sérieux, univoque. Le comique se complaît dans l'échec du discours univoque. La correction réclame l'utilisation univoque des expressions. Et malgré la tentation de faire dire plus qu'elles ne devraient aux expressions courantes, il faut généralement s'abstenir de le faire.
Certaines motivations réclament une correction. Certaines inclinations méritent d'être réprimées dans certaines circonstances. Ce sont des épreuves d'adaptation, d'initiation à la décence. Le respect de chacun par tous suppose qu'un seuil d'inconvenance ne soit pas franchi au-delà duquel une attitude devient scandaleuse. Par conséquent, s'il est un désir inavouable parce qu'obscur ou inconvenant, irrationnel et déraisonnable, il ne peut être proprement exprimé mais tout au mieux sublimé. Les préoccupations personnelles et tabou percent alors à travers le comique. Il contourne l'interdit en appelant la complicité, le partage d'aspects intimes de la vie. La réussite de la relation comique requiert une certaine vivacité d'esprit, un sens de la réparti, une attention au contexte. C'est pourquoi la volonté comique est toute proche de la spontanéité. L'artifice apparent du comique consiste à faire en sorte que l'expression n'ait pas été délibérée, comme si, d'eux-mêmes, les mots s'étaient mis à parler à la place de leur locuteur.
La révolte et l'acquiescement permettent à l'individu de se situer par rapport aux autres. La liberté d'expression, non plus spontanée mais volontaire, suppose sa reconnaissance. L'injure s'adresse directement à l'interlocuteur, tandis que le persiflage ou le sarcasme s'applique à un tiers. La caricature également vise une tierce personne mais avec l'intention délibérée de transmettre un message. Le comique n'est pas mensonger et recourt à des artifices apparents. Il se distingue du complot réel. Il s'adresse directement à sa victime.
La contestation sépare les groupes et les individus, la conservation les rassemble. La volonté de conservation permet à une opinion de résister aux attaques de ses adversaires. C'est une activité créatrice, car elle consiste à renouveler et renforcer l'argumentaire en faveur de l'opinion défendue. Les sketches des comiques qui ont pastiché le cubisme à ses débuts militaient en faveur d'une certaine idée de la peinture et des valeurs attachées au style figuratif (cf. également G. Bataille, Manet). La volonté de contestation, quant à elle, cherche à convaincre que ce qui est peut ou doit être autrement qu'il est. Le rire a le pouvoir idéologique de renforcer le groupe. La réaction exclut d'une société hétérogène existante des membres en vue de former de petites communautés homogènes. La contestation, comme celle du rire carnavalesque, au contraire abolit les distances, les règles et les conventions qu'impose la vie en société. L'artiste est comique parce qu'il est original et son public ordinaire. La société vit du mouvement par lequel certains la critiquent en proposant ou pas de nouvelles voies et par lequel d'autres répondent en argumentant en faveur de ce qui existe déjà. Le comique est un outil important de cet équilibrage social.


2. La Critique.

L'activité critique du comique dépend donc de ce qu'elle critique et l'inclus. L'absurde a pour objet le réel mais auquel s'applique un raisonnement faux faisant intervenir des éléments virtuels. Par conséquent, l'absurde à un sens, même si celui-ci est faux. L'objet critiqué est perpétué et enrichit sémantiquement. L'écart creusé par rapport à la norme peut paraître gratuit et ne manifester que la virtuosité de son auteur. Or, un dispositif de dissimulation-élucidation comique peut autoriser l'apparition d'un sens caché concernant l'objet initial. Cet objet enrichi par la contestation conserve un lien fort avec l'objet dont il est la critique. Au point qu'il est possible pour une nouvelle critique conservatrice d'annuler la critique précédente afin de restituer l'objet dans son sens initial. Pour qui confond les conventions et la réalité, le critique apparaît utopique. Cependant, une interprétation inédite peut devenir à long terme un nouveau credo. Les coperniciens furent minoritaires au temps de copernic et sont majoritaires aujourd'hui. Le comique, derrière des impossibilité apparentes, énonce quelques points de vue possibles sur l'objet de sa critique. Le sérieux ne saisira que l'absurdité de cette critique et n'en verra pas la pertinence. Néanmoins, il peut renforcer le point de vue comique et souligner l'élément de vérité contenu dans son expression.
L'activité critique inclusive du comique compréhensif est toujours positive. Elle ridiculise les vaniteux et les dogmatiques. Les cyniques qui la pratiquent sont officiellement jugés comme des troubles fêtes parce qu'ils bousculent un certain consensus. Ils attirent contre eux les défenseurs de ce consensus qui sont appelés à justifier leur opinion. Certains d'entre eux céderont pour rejoindre les boutefeux. Cette image polémique est préférable, dans l'espace communicationnel, à celle d'une collectivité accoutumée à soulever de faux problèmes pour apporter des solutions futiles afin que le consensus reste entier. Le comique possède un contenu sérieux mais la forme plus libre de son expression le dispense de véritablement prendre parti.

L'activité critique, au lieu d'être inclusive, est exclusive lorsque la critique vise autre chose que l'objet qu'elle prétend critiquer en lui attribuant de fausses propriétés ou en lui en ôtant. Ce problème absurde de J. Tardieu est éloquent : "Etant donné deux points A et B situés à égale distance l'un de l'autre, comment faire pour déplacer B sans que A s'en aperçoive ?". La question concerne la perception de B par A, alors que les données du problème sont objectives et concernent la position de A et de B dans l'espace. En outre, l'exposition des données est redondante, car deux points sont nécessairement à égale distance l'un de l'autre. L'égale distance ne devrait être précisée uniquement que par rapport à un troisième point. Le problème de J. Tardieu est donc à la fois tautologique et catégoriellement contradictoire. L'usage qu'il fait ici du langage est pour ainsi dire vide et inefficace. Il n'a plus pour fonction d'informer et n'est destiné qu'à jouer avec un lecteur.
Il est possible de feindre également d'ignorer le point central d'un débat et de déplacer la question. Un exemple de ce procédé est ici emprunté à B. Vian : "Messieurs les jurés, nous laisserons de côté le motif du meurtre, les circonstances dans lesquelles il a été accompli, et aussi le meurtre lui-même. Dans ces conditions, que reprochez-vous à mon client ?" (Les Fourmis). Ici, l'activité n'entame pas à proprement parler l'objet lui-même. Le produit de ce genre d'impertinence est le "second degré". La question porte sur un ensemble vide qui n'est pas celui qui devrait être. Une fois de plus, l'effet comique vient de l'inefficacité d'une procédure langagière, d'un dispositif faussé dont l'effet est comparable au mirage.
J.B. Sarrazin et D. Grojnowski constatent que l'humour moderne, qui tourne tout en dérision, est souvent plus distrayant que subversif. Il échoue à atteindre l'objectif de la parodie telle qu'elle est apparue à l'aube du vingtième siècle en réaction au positivisme. (L'Esprit fumiste et le rire fin de siècle). Les humoristes sans audace dont il est question sont qualifiés d'idiots modernes par L. De Mars : "L'idiot moderne doit être victorieux en décelant une bêtise tendue par des producteurs déguisés en consommateurs, ou en critiques dont l'acide ne brûle que les narines bienveillamment ouvertes à la satisfaction soft, ce qui leur permet d'être tout à leur affaire" (De L'humour libéral). La subversion comique, en interdisant les idées fixes, doit au contraire favoriser la réflexion. Le comique n'agit pas pour répéter sous une autre forme ce que le sérieux avance. Son activité suppose une stimulation, un étonnement opposé à l'aplomb du sérieux.
La critique exclusive côtoie son objet. Elle entretient avec lui une relation arbitraire. Elle y parvient en écartant certains de ses aspects. La critique exclusive est à ce titre le modèle primitif et imparfait de toute critique. Si la disparition de ce genre de critique ne constitue pas une perte pour cet objet, comme ce serait le cas pour la disparition de la critique inclusive, sa persistance peut au contraire ne pas rester sans effet. Il suffit de songer à la batterie d'arguments déplorables maquillés en calembours que les propagandistes de tout bord déversent dans les conversations courantes. La mauvaise critique exclusive, sans rien gagner en compréhension, ne perd rien en force. Elle produit des pseudo-réflexions, des prothèses mentales contagieuses, faciles à l'oreille et commodes à l'esprit. La critique exclusive n'a que la forme de l'argumentation. Plutôt qu'un rapport logique, elle n'a en réalité qu'un rapport analogique avec son contenu. Le comique n'est pas spontané dans la mesure où il n'ignore pas les effets possibles de ses actes. Celui dont la naïveté voile les conséquences de son humour n'est qu'accidentellement comique.
A la limite de l'incompréhensible, de l'illisible, le rire carnavalesque, profond, universel et déchaîné, est celui qui à la fois ébranle le plus et se partage le mieux. Il n'y a de commun au comique carnavalesque et au comique exclusif que l'exploitation de la vigueur de l'oralité populaire. Le rire carnavalesque se situe à mi-chemin entre un rire élaboré savouré par une élite et l'euphorie superficielle et agressive. Rabelais sut tirer un bon parti du mélange des jargons savants et populaires. Le comique est populaire car il est vif et immédiat. Il vise l'authenticité davantage que la vérité et n'emploie jamais de jargon sans l'accompagner de formules triviales. Ce que réussissent les écrivains comiques, c'est le mélange savoureux et pertinent des jargons affadis.
Dans la critique exclusive la volonté l'emporte sur la compréhension. La communication de l'euphorie aveugle est convoitée par les propagandistes. Ils entretiennent les sentiments partagés d'admiration ou de haine utiles au pouvoir. Mieux comprendre entraînerait un affadissement des passions. Si bien que, sans volonté de connaître initiale, la volonté est aveugle. Ainsi l'humour raciste parvient à fédérer les esprits hostiles en leur économisant l'effort de s'ouvrir. La volonté dépasse donc l'entendement dans la critique exclusive. L'objet initial est déformé par son traitement formel, lequel peut néanmoins exercer une influence sur lui. Le comique ne sert pas à informer de façon amusante sans que le contenu de cette information soit interrogé. Au contraire, l'information importe moins dans le comique que l'effet stimulant de sa forme sur l'intellect.

3. L'éthique.

S'il est impossible de fournir une règle a priori pour la constitution canonique du comique, il est néanmoins possible de tenter de dégager un critère distinctif du bon et du mauvais usage comique. Comme le révèle l'analyse du potentiel comique, l'étalon de son meilleur usage est la volonté spirituelle qui l'anime ainsi que sa sincérité. Un comique dont la pratique n'est pas d'une certaine façon destinée à solliciter l'intellect risque d'être de mauvais goût. Cette règle ne doit d'ailleurs pas laisser supposer que seul vaille un comique difficile. La vertu du comique consiste au contraire à pouvoir en dire long de façon courte. La spontanéité du comique n'est pas dénuée de volonté, elle dépend de sa bienveillance, de sa négligence ou de sa malveillance. Elle est plus ou moins réussie. La liberté d'expression comique n'est pas contingente et irréfléchie mais rationnelle et responsable.
Le comique est certes familier de l'accidentel. Il est d'autant plus instructif qu'il est ludique et surprenant. L'esprit transite grâce à lui au-delà des évidences acquises en les écorchant au passage. Il ne s'agit pas de rire de tout n'importe comment ni n'importe quand. L'individu reste attaché à des normes, à des consensus, à des institutions. La possibilité qu'il a de communiquer dépend des systèmes préexistants qu'il exploite. La totalité n'est pas un frein à la créativité mais sa norme. Le particulier original se détache de la totalité, de même que l'être singulier se distingue de sa famille et ses ancêtres.
L'art a une valeur éthique. Tout comme les médias assument un contre pouvoir social, le comique et l'artiste garantissent l'intégrité des individus contre la collectivité. Néanmoins, toute impertinence dressée contre la norme découvre sa dimension normative. L'ignorer favorise l'homogénéisation dont il a été question à propos de l'idiot moderne. Le comique est attentif au contexte et indifférent aux définitions platoniques. Il invente plus qu'il ne découvre et propose des alternatives aux idées préétablies. Mais plus la reconnaissance d'une nouvelle forme artistique est étendue, plus elle se généralise et s'institutionnalise.

Il existe un bon usage du comique exclusif, celui du "non-sens". Celui-ci suscite le sentiment d'incapacité à dégager un sens. Un non-sens pur, imbécile, nigaud, peut avoir implicitement pour but de calomnier. Mais l'art du "non-sens", et à proprement parler de l'absurde, comme celui de L. Caroll ou de Benchley, réclame du talent et la capacité d'éveiller l'esprit d'autrui plutôt que de le fermer. Le non-sens artistique est relatif au sens. Il est polysémique et discordant. Le non-sens imbécile est à l'inverse sémantiquement nul. Pour autant, l'art du non-sens ne permet pas directement un renouvellement de sens puisque la critique exclusive s'exerce sur un objet absurde. Cependant, s'il arrive que l'objet absurde entretienne une relation métaphorique avec un objet réel, le comique exclusif contiendra une part implicite de critique inclusive. L'absurdité, au milieu d'une formule consacrée, révèle l'absurdité originelle de cette formule. Un nouveau sens comique apparaît lorsque des métaphores lexicalisées perdent leur usage figuré habituel. Les poèmes non-sensiques renvoient au sens réel derrière l'artifice. Le non-sens renvoie, derrière le nom, à la variété du réel et aux cas particuliers.
Bien que le lien métaphorique du non-sens à ce qu'il critique soit apparemment vague ou inexistant, une certaine nécessité subsiste. Celle en vertu de laquelle il est possible de statuer pertinemment sur la valeur métaphorique d'un non-sens apparent. Le witz, non-sens apparent, renvoie à un sens réel. Or, J. Bouveresse indique qu'il s'agit du mouvement inverse de celui du problème philosophique où un sens apparent renvoie à un non-sens réel. Ainsi, le non-sens apparaît-il au premier abord arbitraire puis, latéralement, spirituel. Ce chassé-croisé de Jarry : "j'ai des oreilles pour parler et une bouche pour m'entendre" (Ubu roi) en apparence absurde, connote en second lieu l'enfermement sur soi. Les contradictions comiques n'ont en fin de compte de sens que métaphoriquement. Elles stimulent le questionnement. Plus généralement, le non-sens encourage l'interprétation. Une fois le non-sens dégagé par le philosophe ou posé par le comique, la question se pose de ce que veut dire ce non-sens.
Le comique, comme le jeu, distrait, semble-t-il, automatiquement, sans égard à la portée morale et réfléchie de son effet. Le rire est spontané et, pour employer l'image de Bergson, en lutte à la surface de la vie sociale, il est porté à se stabiliser en profondeur, comme l'écume dans les fonds marins. L'activité superficielle du comique acquiert spontanément un sens collectif. Le non-sens appelle donc la tentative spontanée de réduire à l'univocité objective et partagée la polysémie attachée à l'acte individuel.
La fonction cognitive du comique est de donner à voir au-delà des idées préétablies. Mauss attribut, comme Bergson, une fonction sociale au comique : "Moquerie et raillerie servent à maintenir l'homogénéité du petit groupe, et l'on se moque de celui qui, par son comportement, se démarque de la norme. On fait ressortir son comportement en l'imitant". Cependant, cette imitation, pour atteindre son but comique, ne doit pas être trop étrangère à son modèle, lequel reconnaîtrait autrement en elle la calomnie plutôt que la critique.
Ce qui distingue le bon du mauvais usage du comique exclusif, c'est que le premier à une fonction cognitive, tandis que le second exerce une action sans conscience. Un comique éclairé présente un objet sous un jour nouveau, un comique aveugle l'occulte. Les solutions comiques synthétisent le divers de manière inédite. Elles échappent au conventionnalisme de la raillerie qui ne supporte aucune familiarité entre le normal et le pathologique. Par conséquent, le bon comique doit pouvoir être partagé par celui qui en est la cible et qui, au lieu de se sentir exclus par une communauté de rieurs, se sent reconnu et sollicité.
Un contrepet comme "trompez sonnette, sonnez trompette", bien que volontaire, rejoint la nigauderie. Un comique aveugle peut aussi être accidentellement éclairé. L'aspect contingent du comique critiqué par Platon se retrouve ici. Les conséquences de la caricature sont difficiles à apprécier. Le comique est primitivement indifférent à la morale. Chez Platon l'amour de la sagesse côtoie parfois la haine de la liberté. Au philosophe roi revient le pénible privilège d'établir le modèle de la cité parfaite. Mais le philosophe plus libéral, plutôt que d'interdire le comique, tentera d'en chercher le nécessité afin d'en conseiller le meilleur usage.
Une action peut être volontairement mauvaise. La spontanéité comique lui est encore préférable. D'ailleurs, sa spontanéité est en général simulée. La liberté comique est plus souvent pertinente que débridée. Il serait donc stérile de s'attarder sur le caractère problématique du comique sans enquêter sur ses possibilités.
Selon Leenhard : "Ce n'est pas la crainte du gendarme qui est le commencement de la sagesse, mais l'appréhension de cet élément de liberté laissé au sein d'une société qui n'a pas encore poussé les contraintes rituelles au-delà de ce qu'exigerait une sage ordonnance de la vie organique". Les êtres humains n'obéissent pas exactement aux même lois que les choses. Ils disposent de facultés uniques. Une éthique simplement prohibitive leur est inadéquate. Elle risquerait de réprimer une portion précieuse de leurs aptitudes. Traiter du rapport du comique à la liberté d'expression revient à étudier la possibilité pour chacun de dépasser le cadre fonctionnel de l'activité humaine et sociale et, en quelque sorte, à évaluer le rapport entre totalité et infini.

CONCLUSION


Cette étude a traité d'abord de la controverse qui oppose Socrate à Aristophane ("I. Philosophie"). Cette entrée en matière a permis de camper le thème du comique dans un contexte philosophique et historique. Aristophane caricature Socrate ; tandis que celui-ci, sous la plume de Platon, répudie le comique. Il a été montré que l'une des thèses ne peut exister sans l'autre et que le rapport des deux est interne à la dynamique du comique. Les deux partis méritent d'être examinés pour leur intérêt esthétique et éthique. Approximativement, les orientations apolinienne et dionysiaque s'affrontent. Deux approches fondatrices antagonistes furent dégagées, l'une en faveur du comique et l'autre contre lui. Les positions d'Aristophane et de Socrate sont motivées par la forme de leur engagement politique, soit comme poète soit comme philosophe. La thèse platonicienne s'avère philocratique et celle d'Aristophane démocratique. L'esprit de controverse est commun au philosophe et au comique, bien que ce dernier favorise le dialogue réel avec autrui et que son éthique soit dominée par l'esthétique. Cette étude n'est pas tant destinée à trancher en défaveur de la critique rationaliste du comique qu'à accommoder cette critique avec une défense partielle du comique.
Une attitude plus neutre a consisté à s'extraire du domaine public et à quitter la problématique de la contagion du comique momentanément pour tenter de comprendre au niveau subjectif le rapport entre le réel sensible et son image intelligible ("II. Psychologie"). En dehors de toute considération morale, la question principale est celle du mécanisme du comique. Cette démarche permet de décrire le rapport qu'entretiennent les œuvres spontanées de fiction avec la réalité, et donc d'analyser la pensée déréalisante nécessaire au comique. La virtualité et la gratuité du comique légitiment ce parti pris. Le rapport entre le concret et l'abstrait est pensé sur le mode réaliste par les anciens et sur le mode psychologique par les modernes. Pour ces derniers, l'abstraction est une image dégagée du réel par l'esprit. Ce que désigne ici "philosophie moderne", c'est la démarche philosophique qui présuppose que la modélisation du réel est nécessaire à sa compréhension et qu'elle n'est pas un simple jeu des formes déréalisant.
La spontanéité comique, quant à elle, témoigne de la liberté humaine par rapport à la contingence ("III. Exception"). Cette partie de l'exposé introduit la question de la liberté d'expression. L'élément de surprise véhiculé par le comique montre quelle est la possibilité pour l'homme de simuler dans le jeu l'interaction profonde de l'ordre et de l'entropie. Le comique autorise la cohabitation des contraires et rend l'impossible vraisemblable. La spontanéité dérive de la contingence et prépare la liberté. Il serait autrement fataliste de ne croire qu'au hasard ou à la nécessité. L'importance éthique du comique repose sur la latitude offerte par sa pratique à la fois singulière et sensée. L'exception comique diffère de la singularité ontologique. Elle simule la contingence sur le mode virtuel. Elle offre un excès sémantique plutôt qu'un vide. Son indétermination ne relève pas du hasard. L'exception comique n'est donc pas le double passif de la contingence des choses mais la réaction active à cette contingence par laquelle elle est interprétée.
Ont été délivré ensuite les conditions d'observation de la propriété comique ("IV. Propriété"). Le comique est un mode de perception dont il faut comprendre la spécificité. Le rire est le propre de l'homme, avançait Rabelais. Mais comment un sujet peut-il avoir cette propriété d'être comique et comment cette propriété peut-elle être pertinemment attribuée ? L'interrogation a porté sur les conditions d'observation du comique et sur son identification. La tension subsiste entre des propriétés communes observables et l'activité singulière de chacun. Le comique étant un acte de la pensée destiné à valoriser les aspects singulier négligés par la conscience commune, son exercice suppose la comparaison de l'individuel à cette conscience.
Fut donc établi ensuite le lien entre la diversité de la communauté et la richesse de l'individu ("V. Communauté"). Cet individu a plusieurs communautés de référence et la communauté jouit de la diversité de ses membres. La structure du comportement dépend de la possibilité pour un agent de se référer et d'appartenir à diverses communautés. Son immersion dans un ensemble associatif complexe sous-tend la compréhension rigoureuse des faits et des enjeux qui le touchent. L'éthique du comique est une éthique de la diversité. Elle oppose la conversation à l'individualisme et au totalitarisme. Elle s'appuie sur une pratique sociale cohérente et libre. Le comique tel qu'il a été ici défini doit pouvoir servir de critère pour évaluer la permissivité d'une société.
Enfin, fut caractérisé un usage critique contre une version ségrégationniste du comique. La pratique volontaire du comique suppose que son usage réponde à des objectifs conscients ("VI. Responsabilité"). Au-delà du simple divertissement, le comique, allié à la curiosité naturelle à chacun, peut favoriser la compréhension interindividuelle. En revanche, il peut être mal intentionné, idiot et sectaire. La raillerie passive et stérile ne témoigne d'aucune curiosité. La liberté d'expression comique est davantage spirituelle qu'automatique, même si d'une certaine façon elle est irrationnelle. Qualifier le comique d'irrationnel serait même abusif selon cette étude. Il est préférable de dire qu'il n'est pas sérieux au sens où il est imprévisible, virtuel, excentrique, expressif etc…

L'ensemble de cette étude a permis de dégager la forme, la fonction et la valeur éthique du comique. Les objectifs librement déterminés du comique sont ceux qui peuvent être fixés en connaissance de cause, après analyse du comique. Il fallut donc une méthode permettant de modéliser une typologie esthétique des formes comiques en tenant compte de la part d'indétermination et de liberté qui entrent dans sa composition. Outre la gratuité esthétique du comique, peut lui être accordé, sur les plans psychologique et social, une fonction cognitive. Ce qui autorise à orienter les recherches sur la composante intersubjective du comique. Cela doit permettre de déterminer en quoi l'expression comique est une communication au sens où elle agit en société et sur elle. Le comique exprime une liberté, celle du jeu des interprétations opposé à l'aliénation du sujet à l'objet. L'éthique du comique est une éthique de la reconnaissance et de l'autodétermination et non une éthique de l'obéissance inconditionnelle.