L’affectivité peut être élevée au rang des
éléments nécessaires à la compréhension des
choses et des hommes. Les petites perceptions participent de l’ensemble
de la connaissance et ne sont pas des résidus parasites. Les émotions
peuvent être employées à bon escient, une fois établies
leurs qualités et leurs défauts. Elles permettent de juger de
la valeur des faits. On ne peut effectivement pas, sans préalable
esthétique, attribuer aux choses les prédicats de vérité
ou de bonté. Il importe donc de valoriser le rôle joué
par l’esthétique dans la connaissance et l’action, ainsi
que dans tous les domaines de la vie. Car la séparation abstraite, à
des fins d’analyse, de l’esthétique d’avec le reste
ne doit pas masquer son implication concrète dans le champ général
de notre activité.
Plus généralement, je m’interroge sur ce que le laid nous
enseigne et sur ce qu’il nous permet de faire - je préfère
reposer ainsi inversée l’antique question de l’intérêt
du beau. Si l’on se fie aux définitions proposées par Aristote,
le rire vient de la reconnaissance d’une laideur qui ne fait pas souffrir
; et la colère, de la reconnaissance de la laideur morale de celui qui
réussit sans mérite. Par conséquent, le rire et la colère
peuvent être étudiés comme des émotions qui accompagnent
la conscience de la laideur et motivent des actions. Tout l’intérêt
de l’analyse porte alors sur le caractère affectif, cognitif et
éthique de l’émotion. C’est donc là une façon
de reposer la question classique du rapport du Beau au Vrai ou au Bien, en des
termes plus actuels tels que le rapport entre émotion et cognition, d’un
côté, et émotion et éthique, de l’autre.
Voici maintenant comment je résumerais sommairement ma réflexion
sur le rire et la colère. La tristesse - de laquelle relève la
colère - précède la joie - à laquelle participe
le rire -, pour cette raison que l’âme sent l’opposition des
corps et sa dépendance avant de pouvoir s’en libérer. Saisissant
l’idéal grâce à son esprit, l’homme vit dans
l’inquiétude où le plonge sa conscience des dangers de la
vie terrestre. En raison de cette irritabilité constitutive, nos colères
dépendent fréquemment d’une imagination prompte à
exagérer les dangers. L’inconvénient de la colère
est qu’elle nous empêche alors de prendre en considération
de nouveaux objets ou de nouveaux aspects des objets. Elle tend vers la passion
en ne s’attachant qu’à une partie des choses de façon
à méditer sa vengeance. Pour mieux séduire et mieux nuire,
nous pouvons aliéner le rire à notre colère. Ainsi, dans
la moquerie, c’est la finalité de la colère qui prévaut
sur celle du rire. Car, on ne peut mal agir avec le rire que si la colère,
quelque part, s’y mêle. Si le comique est critiquable, ce n’est
qu’en tant qu’il est instrumentalisé par la colère.
En effet, le rire, lorsqu’il est dénaturé par la colère,
nous fait perdre conscience de sa virtualité, nous fait prendre les apparences
pour la réalité et, par suite, il peut devenir grave et néfaste.
Cette inconscience est bien la marque de la colère et ce qui l’oppose
au rire véritable.
Le comique est une activité créatrice qui, dans sa forme, s’éloigne
de la matérialité immédiate de l’objet. Puisque le
rire est actif et la colère passive, exprimer sa colère sous une
forme humoristique, c’est passer de la passion à l’action
et se dominer. Le rire est donc meilleur que la colère en tant qu’action
émancipée des passions. Le bénéfice du rire est
de nous aider a nous libérer de la dépendance des objets. Pour
cela, il nous détourne d’abord des idées fixes. Il permet,
comme l’on dit communément, de relativiser les choses. Ce qui induit
chez nous un comportement moins automatique et plus pacifique. Le rire n’est
pas seulement réactif mais également actif. Il nous libère,
en ce sens, du besoin d’agir directement sur l’objet dans la vengeance.
Il nous invite, au contraire, à considérer une diversité
d’aspects et d’objets. En nous faisans passer ainsi a autre chose,
au lieu que nous nous en tenions au déjà vu, il permet le progrès
du savoir. Dans le passage par le laid, il représente une étape
supérieure, par rapport à la colère, vers le vrai et le
bien. La légèreté est créatrice, au lieu que la
gravité est servile. Comme le rire naturel consiste en une simulation
exagérée avec légèreté, il permet l’invention.
Le comique traite de son modèle réel indirectement en simulant
sans feinte. Le rire propose un moment de détachement de l’objet.
L’expression comique permet à la fois de mieux comprendre et supporter
les choses. II représente une médiation importante dans l’apprentissage
et l’acquisition du bonheur. Mon travail débouche donc sur une
apologie du rire dans le sens qui est dégagé par l’analyse.
Avant de vous soumettre mon texte je voudrais encore vous présenter en
complément l’essentiel de la préface écrite par mon
ami Jérôme Vasseur :
Sans doute l’une des qualités de base
de l’interrogation philosophique consiste en l’art de la distinction.
Des que nous nous interrogeons sur la nature d’une chose, nous sommes
amenés aussitôt a poser en face de cette chose un élément
qui va nous aider a mieux cerner sa nature. Ce procédé ne conduit
pas à aautre chose qu’à ce que l’on nomme traditionnellement
l’analyse. A la manière d’Aristote, le philosophe part de
« ce qui se dit », il dégage des sens généraux
et ensuite il rentre dans certaines analyses plus poussées qui ont un
caractère plus décisif car elles font intervenir la pratique après
l’usage. C’est à ce niveau d’analyse que s’impose
la nécessité d’établir des distinctions. Elles interviennent
à un niveau de réflexion p1us élaboré que ce celui
de la différenciation des sens d’un même mot. On distingue
non seulement pour expliquer, pour faire apparaître de nouveaux sens «
a l’intérieur de », mais surtout on distingue des choses
qui au départ sont opposées entre elles : la philosophie trouve
son utilité dans la tentative de penser ensemble ce qui aux yeux du sens
commun semble inconciliable. L’analyse a donc pour but de creuser vers
ce qui résiste, de mettre en avant des contradictions, sur toute l’étendue
de leurs enjeux dans l’expérience. Ce travail se fait au fil des
distinctions, le tout étant d’établir les bonnes distinctions,
celles qui donnent naissance a de nouveaux problèmes, même si la
réalité qu’elles séparent est a première vue
insécable. Par exemple, les distinctions âme-corps, forme-matière,
opèrent sans doute un découpage brut dans les choses, mais elles
jouent encore aujourd’hui un rôle par rapport à nos croyances
et permettent encore mieux de montrer, par contraste, que la réalité
est mélangée. Même un philosophe davantage influencé
par une philosophie du langage naturel peut (et doit quelque fois) orienter
son travail en direction de ces grandes distinctions classiques, ce qui n’empêche
pas l’originalité de la pensée. L’art de la distinction
philosophique consiste donc a éviter la confusion, à comprendre
davantage ce qui nous entoure et, en retour, à se mettre d’accord
sur ce que l’on dit, pour que nos définitions se rapprochent le
plus de nos émotions et de nos expériences.
Pour que ce rapprochement soit faisable, il est toujours possible de reprendre
les distinctions classiques et de les orienter dans de nouvelles directions
mais on peut, aussi, et cela est déjà plus rare, en inventer de
nouvelles. C’est, a mon sens, tout le mérite du travail de Raphaë1
Edelman qui place sur un nouveau terrain d’analyse l’émotif
et le cognitif tout en s’inspirant des doctrines classiques. Simplement,
il inscrit sa réflexion à l’intérieur de nouvelles
catégories, en changeant les termes des distinctions de base (…).
Le but de cette préface est de reprendre la démarche de l’auteur,
sensibiliser le lecteur à la pertinence des analyses et à la nouveauté
des distinctions.
On peut, dans un premier temps, se représenter une distinction qui fait
autorité de la façon suivante. Tout ce qui peut être dit
au sujet de chaque terme est place sur une ligne, la ligne se prolongeant indéfiniment
au fil de toutes les acceptions, analyses et problèmes de nature relatifs
au terme apparus au cours de l’histoire de la pensée. On pourrait
par exemple tracer la ligne spéculative du terme « corps ».
Strictement parallèle à cette ligne est tracée une autre
ligne qui correspond au deuxième terme de la distinction, ici «
esprit » et qui à son tour correspond a tout ce qui a pu se dire
et être découvert au sujet de ce que l’on entend par «
esprit ». Naturellement, ces lignes sont amenées à se courber,
à s’entrecroiser constamment du point de vue du réalisme
de la nature humaine. Mais d’un point de vue conventionnel aussi bien
que d’un point de vue dialectique, les mots des grandes distinctions sont
tels que les lignes resteront toujours parallèles, car notre expérience
réclame constamment un rappel à l’ordre sous ce type de
partage, même s’il apparaît artificiel. Ces lignes de points
sémantiques, toujours parallèles, peuvent être en quelque
sorte surlignées, pour laisser apparaître sous un trait plus fin
des petits segments qui assurent la communication entre les deux niveaux de
réalité. Ces segments figurent l’armada d’objections,
d’arguments, d’expériences cruciales qui s’imposent
constamment pour justifier, en réalité, l’interdépendance
du corps et de l’esprit. On peut avoir alors une circulation permanente
des arguments d’une ligne à l’autre. Or, cette animation
constante n’efface en rien la séparation de départ, au contraire,
elle l’alimente. Que nous les jugions lourdes, insuffisantes ou passées
de mode, les distinctions classiques réapparaissent constamment. La tradition
ne refusera donc jamais le va-et-vient entre les deux puisqu’il s’agira
toujours, à terme, de prolonger les lignes et ainsi la suprématie
de leur points de vue.
Le travail de Raphaël Edelman ne s’inscrit
pas de manière aussi confortable dans ce prolongement. A travers les
notions de rire et de colère, son but est au contraire de tracer une
nouvelle ligne de démarcation, aussi fructueuse que celles tracées
auparavant, afin d’apporter un nouvel éclairage sur les questions
classiques. Il trace de nouveaux sillons dans le champ philosophique des notions
en plaçant, en parallèle aux notions classiques, deux mots, rire
et colère qui, par l’étendue des questions qu’ils
posent, peuvent prétendre aussi au titre de notion. Or, on pourra se
demander quel intérêt il petit y avoir à remarquer qu’une
étude philosophique réussit à établir de nouveaux
partages, si l’on n’a pas compris, indépendamment des moyens,
ce que nous apprend réellement cette étude. Raphaël se donne
pour tâche de reprendre l’opposition classique entre raison et passion,
d’appliquer cette distinction aux domaines scientifique, moral et artistique
et de la développer sous d’autres distinctions intermédiaires
comme émotion-représentation-volonté, joie- tristesse.
La distinction reine reste celle du rire et de la colère et la question
majeure qu’il se pose est la suivante. Comment certaines de nos émotions
qui, vues de l’extérieur, manifestent une certaine violence, participent
autant à une régulation de notre rapport a autrui que la loi morale
? Trouver les réponses à cette question demande à faire
plus qu’une simple phénoménologie de la scène de
ménage qui déboucherait sur une morale de type: « il est
meilleur d’éclater que de rester dans le silence ». Même
si ce conseil particulier peut ressortir de cette étude, le but est de
faire du rire et de la colère des éléments de compréhension
et d’action sur les êtres aussi déterminants et plus mélangés
que, par exemple, la raison et la passion, et de tracer, ainsi, de nouvelles
parallèles dans l’ordre philosophique des notions humaines : «
il y a, dans le rire et la colère, des constantes qui transcendent les
cultures et sont compréhensibles et traduisibles ».
Les analyses du rire et de la colère s’articulent autour
d’une thèse centrale : les émotions jouent un rôle
aussi déterminant que la raison dans notre compréhension des choses.
Formulée ainsi, cette thèse n’a rien de neuf, mais il ne
s’agit pas non plus, à mon sens, pour l’auteur, de dépasser
nécessairement le modèle kantien du jugement esthétique
sans concept comme certains ont cherché à le faire. La thèse
ici soutenue a connu le plus de défenseurs dans la philosophie universitaire
anglo-saxonne. Elle consiste à hisser la diversité des émotions
et les exercices de la raison au même niveau cognitif et axiologique.
Mais elle fut et continue d’être appliquée spécialement
au domaine de l’art, surtout pour dénoncer des erreurs de critiques
quant à la nature de celui-ci. Même si cette application particulière
a quelque chose de légitime pour la compréhension des arts, elle
persiste à leur apposer une science exagérément conçue
comme sérieuse et ordonnée. Or, le rapprochement ne va pas toujours
dans le même sens, la science, comme l’art, a aussi quelque chose
de confus et de défait. D’autres, beaucoup moins nombreux, ont
cherché une rencontre entre raison et émotion dans beaucoup d’autres
domaines (comme le fit Hume) et pas seulement en art. Même si l’art
y joue un rôle important, la thèse est ici posée à
la jonction de l’esthétique et de l’éthique. Elle
est ainsi porteuse d’enjeux plus importants par rapport à une forme
de cognitivisme désintéressé qui dirait uniquement : comprendre
pour mieux sentir. Ici, l’enjeu pratique fait que la pensée affleure
a l’action, c’est-à-dire à l’impossibilité
de revenir en arrière, lorsqu’il s’agit de comprendre le
sens profond de nos passions et comment celles-ci peuvent aussi guider cette
action. L’approche de Raphaël n’est pas sans lien avec la théorie
de l’expression du Professeur Edmond Ortigues. J’ai remarqué,
en effet, pour les avoir travaillé ensemble, certains points communs
entre Le Rire et la Colère et ce que l’on peut lire dans les Entretiens
de Courances (PUR, 2004) au sujet de la nature duelle de la personne. Cette
nature est représentée chez Ortigues par « l’expression
» et constamment mise en avant par Raphaël par le jeu des distinctions.
« Dans la mesure où, rappelle Ortigues, la conscience n’est
pas simplement une fonction de connaissance mais aussi une fonction vitale,
elle implique les mouvements affectifs, impulsifs, et par conséquent
les contraires - ces contraires qu’il lui faut harmoniser. Tout cela,
c’est une invention à faire ; ce n’est pas donné d’avance
(Entretiens p.13) ». Raphaël dit de Kant qu’en voulant détacher
le sujet de ses passions, ce défi intellectuel l’a amené,
finalement, à devoir traiter encore davantage de ce phénomène
et, souvent, avec autant de précision et d’intérêt
que ne l’aurait fait un philosophe sensualiste. En envisageant maintenant,
de front, le fait que la raison doit examiner d’abord l’incontournable
question de son intégration dans un corps, un examen du rire et de la
colère devient possible tant au niveau du fait que du droit. Cet examen
est mené tout en tenant compte des séparations classiques qui,
dans la vie de tous les jours, alimentent les croyances du sens commun. Ces
croyances jouant un rôle déterminant dans la formation des passions
et de cette « harmonisation » que le sujet tente de mettre en place.
Pour le dire autrement, toutes les facettes de la vie sont abordées.
Ce qui nous amène à un autre aspect de ce travail, que l’on
pourrait appeler ici « l’exemplarité de l’exemple ».
L’exemple est l’une des pierres de touche de la philosophie, là
où le philosophe est le plus attendu, il est ce qui permet de sortir
du brouillard herméneutique. On peut même choisir nos philosophes
grâce à leur art de l’exemple. Frédéric Nef
dit de Kant qu’il était mauvais pour les exemples. Dans Le Rire
et la Colère, les exemples, omniprésents, jouent pleinement le
rôle de chair pour l’armature conceptuelle (que nous avons résumée
à l’aide des lignes). Il n’y a pas une phrase qui ne soit
enracinée dans ce que nous vivons chaque jour. Non seulement l’auteur
suit cet impératif qu’à chaque proposition générale
doit correspondre un exemple, mais de plus, l’exemple est toujours parlant:
‘ « on trouve un usage de la rhétorique moins trompeur que
consolant, prévenant, encourageant et cathartique au chevet d’un
malade, par exemple ». Ces exemples n’ont pas seulement quelque
chose de convaincant, ils sont séducteurs, ce qui atteste leur qualité
philosophique.
Pour finir, je mettrai en avant le phénomène de lecture suivant
qui se produit (…). Vous ouvrez ce (traité) à n’importe
quelle page et le même effet de plénitude se produit à chaque
fois: « La volonté a pour but d’établir la proportion
entre les différentes tendances. Celles-ci sont complexes et fluctuantes
au contact du monde extérieur. grâce à ses tendances propres,
l’individu possède une singularité discernable » ;
« l’objet abstrait s’interpose entre le sujet matériel
passif et l’objet matériel actif» ; « quant à
la déraison qui mine la vie des hommes entre eux, quant à l’inhumanité,
elle provient moins de notre activité corporelle que de la façon
pervertie dont la raison croit se séparer d’elle » ; «
on remarque chez les amis de longue date cette façon évoluée
de se disputer tout en plaisantant qui est à mi chemin entre la franchise
et la bienveillance », etc. J’ai extrait parmi d’autres ces
quelques propositions pour montrer qu’en tout endroit de l’oeuvre,
l’attention vous prend tout de suite, vous pouvez cheminer ainsi et retenir
rapidement quelque chose sans avoir à partir nécessairement du
début. Raphaël a banni le procédé de l’écriture
linéaire. Il préfère, m’a t-il dit, préparer
a part sa petite « tambouille logique », pour ensuite écrire
« de l’intérieur », ce qui explique certainement l’accessibilité
de la réflexion à n’importe quel endroit de l’oeuvre.
Chaque phrase est le recommencement de quelque chose, la prise en considération
de nouvelles contradictions qui s’adressent directement au lecteur. Plus
les distinctions s’aiguisent au fil des pages, plus l’envie de poursuivre
ces décompositions prend le lecteur attentif, sans se laisser uniquement
emporté par la qualité du style. L’écriture possède
en effet quelque chose de saillant et en même temps quelque chose d’énigmatique.
Le lecteur est, lui aussi, amené à retourner au point de départ
de cette structure dite « de l’intérieur » que l’intuition
seule ne peut saisir. Le Rire et la Colère est donc la vérification
directe par la pensée de nos passions et attitudes quotidiennes (ce qui
explique la possibilité de partir pratiquement de n’importe quel
endroit) mais c’est aussi une organisation logique sous jacente que l’on
ressent avec autant d’intensité que la référence
à nos propres expériences.
(…) Un autre (auteur) sage et sérieux qui aurait fait une étude dans le même domaine en ne plaçant surtout pas en avant les notions de rire et de colère mais qui, comme ses pairs, aurait participé au prolongement des lignes traditionnelles, aurait beaucoup moins impressionné (…). Dire les choses très simplement et apercevoir toujours à travers cette simplicité une source de réflexions, voilà ce qui peut déstabiliser des « spécialistes » qui ont passé leur carrière à monter à la cime de quelques penseurs sans voir qu’à côté se courbait leur existence intellectuelle. Lorsqu’on est renversé par un travail comme Le Rire et la Colère et que seul reste le pouvoir de juger un travail qui, soi disant, accorde trop de crédit à la tradition, on décide alors d’éteindre la flamme (et de rendre) difficile la suite du travail (…). Cette suite, à laquelle pense Raphaël, serait un travail sur le laid. Il constituerait un nouveau tracé dans l’ordre des notions et dans l’approche des problèmes philosophiques. S’il peut permettre de comprendre encore plus de choses, de correspondre à encore plus d’expériences que celles rassemblées dans le présent (travail), ce projet doit voir le jour.
voir aussi le texte antérieur, « Le comique et son rapport à la liberté d'expression »
INTRODUCTION
I. EMOTION
1. L'objet de la passion
2. L'objectivité des émotions
3. La différence entre l'émotion
et la passion
4. La médiation de l'émotion
5. L'imperfection de la colère
6. La spontanéité de l'émotion
7. Les degrés de la volonté
8. La force de la volonté
II. ACTION
1. L'expression de l'âme
2. Le désordre du corps
3. La limite de l'action
4. La vertu de l'émotion
III. PASSION
1. La conservation de la passion
2. La démesure de la passion
3. La contingence de l'âme
IV. RAISON
1. L'effet de la représentation
2. La nécessité de la tristesse
3. La possibilité de la joie
4. Le moment de la raison
5. L'autonomie du sujet
V. ART
1. Le jeu des émotions
2. La distance de l'émotion
3. La fluctuation de l'âme
4. La couleur des faits
5. L'usage de la dispersion
6. Eloge de la diversité
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION - (retour sommaire)
Socrate est d'avis, dans l'apologie qu'a écrite Platon, que le progrès
de la morale ne dépend pas tant de la vigueur de la répression
que de l'autodiscipline de chacun ; "si vous croyez, s'exclame-t-il, qu'en
tuant les gens, vous empêcherez qu'on vous reproche de vivre mal, vous
êtes dans l'erreur. Cette façon de se débarrasser des censeurs
n'est ni très efficace ni très honorable ; la plus belle et la
plus facile, c'est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de travailler à
se rendre aussi parfait que possible" (Apologie de Socrate). Les philosophes
véhiculent depuis cette idée que la tempérance est le meilleur
moyen de prévenir les maux de la société et que tenter
de les guérir uniquement par des procès est insuffisant. L'idée
qu'une action coercitive sur soi est préférable à la violence
de l'Etat a reparu à la renaissance. Nous reconnaissons aujourd'hui que
l'éducation est également ou plus importante que la répression
pour lutter contre le vice. Mais quels sont les moyens de parvenir à
une telle tempérance ? Les philosophes conseillent de rester cohérent
avec soi-même et de juger par les causes plutôt que par les effets.
Ils recommandent de ne pas se fier aux apparences et de ne considérer
que les principes. Ces principes ont en effet permis le développement
de la logique et de la physique. Mais pourquoi ne relève-t-on pas un
pareil progrès en moral ? Ne voit-on pas plutôt la science offrir
ses services aux intentions les plus agressives et permettre, avec les armes
nucléaires ou bactériologiques, l'usage d'un armement redoutable
? En même temps qu'ils pensaient pouvoir associer le progrès de
la morale à celui de la science, les philosophes ont en outre minimisé
ou nié parfois l'importance que l'art peut avoir pour la morale. Ceux-ci
ont malheureusement permis aux idéologues, aux sophistes et aux propagandistes
de s'emparer de cette question que Socrate et Platon avaient pourtant soulevée.
La tension entre technique et éthique est aujourd'hui flagrante. L'éthique
se trouve au même niveau que l'esthétique parmi les disciplines
problématiques pour la science. Dans ces deux domaines les disputes ne
cessent guère et s'échouent bien souvent dans les dogmatismes.
Pour les plus sceptiques, la morale relève de l'apparent et du vraisemblable.
La philosophie ne peut-elle pas dans ce cas contribuer à mieux comprendre
les enjeux de l'art et indiquer comment l'art contribue à l'éveil
moral et même scientifique ? L'art ne peut-il pas éclairer les
hommes au point de les rendre un jour aussi justes que savants ?
Pour Socrate, l'éthique diffère du politique. L'éthique
est le modèle du politique et non l'inverse. La vertu morale dépend
de la tempérance de chacun et non de la coercition du groupe. L'idée
d'une autonomie morale est fondée sur la faculté rationnelle commune
à tous. La responsabilité de chacun dépend de sa faculté
de raisonner correctement et de voir le juste et l'injuste grâce à
l'effort de la volonté exercée sur soi. Mais cette rationalité
n'exerce-t-elle pas une contrainte encore plus implacable que celle du politique
? Une morale fondée sur l'émotion est-elle au contraire totalement
arbitraire ? En pratique, nos actes répondent rarement au modèle
offert par la théorie et il y a souvent lieu d'éprouver un malaise
moral. Cette émotion du remords appartient à notre expérience
morale et demeure nécessaire pour notre épanouissement. Les émotions,
nous le verrons, ne sont pas irrationnelles comme peuvent l'être les passions.
Elles obéissent seulement à une logique de la vraisemblance. La
philosophie peut, à partir du modèle objectif de la science, traiter
de ces phénomènes subjectifs. Pour comprendre la logique des émotions,
il faut réfléchir sur les contradictions qui y apparaissent et
les analyser. Cette entreprise fut celle d'Aristote dans la Rhétorique.
L'ordre des émotions dépend de celui des faits. Qu'il soit complexe
et lié aux occasions ne doit pas nous dissuader de tenter de le comprendre.
Car les émotions sont des guides de l'action, elles entrent dans toute
compréhension, apparaissent à chaque expérience et demeurent
le plus souvent cohérentes d'un individu à l'autre. Prenons par
exemple la colère qui naît lorsque vous remarquez qu'une personne
ment ou est de mauvaise foi et se ment à elle-même. Cette émotion
témoigne de la valeur que prend pour la personne en colère cet
événement et contribue à sa compréhension.
Dans cette étude intitulée Le Rire et la colère nous montrerons
en quoi les émotions sont différentes des passions ; que les émotions
ne sont pas des déchets subjectifs dont il faudrait se débarrasser
et qu'elles dépendent de notre action, principalement de notre activité
intellectuelle. La colère passagère contre le mensonge ou la mauvaise
foi, par exemple, diffère de la passion de haine que l'on éprouve
de manière irrationnelle contre une ou plusieurs personnes. La colère
participe du jugement tandis que la haine s'impose à nous parfois sans
aucune raison solide. Il arrive qu'on déteste des personnes qu'on ne
connaît même pas. L'émotion est constante en nous. Elle est
commune à tous, malgré les passions de chacun, et constitue, en
quelque sorte, la matière première de notre être au monde.
Dès lors qu'il sent ou ressent quelque chose, l'homme en a conscience.
La pensée intervient dans toute expérience. Lorsque j'éprouve
une émotion, j'en suis conscient. Il y a, dans le rire ou dans la colère,
des constantes qui transcendent les cultures et sont compréhensibles
et traduisibles.
L'erreur peut apparaître dans l'acte de juger d'un objet. Cet acte, la
plupart du temps spontané, est en fait une réaction. Mais, même
si son résultat est une idée fausse, l'émotion ressentie
en la pensant est, quant à elle, réelle. La différence
entre raison et passion ou entre vérité et fausseté concerne
l'acte cognitif de juger. Cet acte spontané, quelque soit la valeur de
vérité de son résultat, entraîne une émotion
qui elle n'est jamais fausse. Si je me fâche injustement, je n'en suis
pas moins fâché. Nous pouvons, par ailleurs, évoquer volontairement
des choses vraisemblables pour entraîner des émotions. Cette opération
est importante pour l'invention et la pratique. On peut chercher à provoquer
des émotions sans se soucier du vrai et du faux par simple intérêt
pratique. On trouve un usage de la rhétorique moins trompeur que consolant,
prévenant, encourageant et cathartique au chevet d'un malade, par exemple.
L'art et le jeu, en représentant les passions, stimulent les émotions
et nous en donnent une connaissance sans laquelle il serait difficile de corriger
leur excès et leur défaut. Ils nous apprennent, grâce aux
modèles qu'ils nous fournissent, à mieux interpréter nos
émotions, à être moins passifs, à comparer entre
eux nos élans.
Les émotions naissent de l'équilibre entre l'action et la passion
du sujet. Elles fournissent des indications sur la potentialité des objets
par rapport à nous. Elles sont rationnelles en tant qu'elles permettent
d'articuler et de moduler les idées venues des passions. Les idées
qui suivent nos impressions ne sont pas toujours exactement les mêmes.
Tout ce qui est mortel, comme l'écrit Platon, se conserve, "non
point en restant toujours le même, comme ce qui est divin, mais en laissant
toujours à la place de l'individu qui s'en va et vieillit un jeune qui
lui ressemble" (Le Banquet). Nos réponses à un type de situations
peuvent ainsi se corriger. Si l'on admet que notre insensibilité est
responsable de la faiblesse de notre moralité, on acceptera que l'art
puisse corriger cette imperfection en favorisant la connaissance des phénomènes
subjectifs. Nous avons choisi le rire et la colère comme exemples d'émotions
que l'on peut cultiver à cette fin. Certaines œuvres illustrent
jusqu'à la caricature les passions, parfois avec dérision, parfois
avec ironie. Il existe un art, fécond pour la pensée et plus ou
moins spontané, de stimuler les émotions d'autrui ainsi que nos
propres émotions et de les partager. Les idées reçues peuvent
se composer entre elles et s'organiser selon le vrai ou le vraisemblable. Nous
verrons le rôle joué par les émotions dans cette activité
rationnelle et montrerons comment elles permettent de cultiver notre sensibilité
et d'éduquer notre esprit. Brièvement, cela consiste à
développer les conséquences d'une idée, à prendre
conscience de ce qu'elle implique lorsqu'on se laisse persuader par elle ou
lorsqu'on s'en méfie.
Nous exposerons d'abord comment les émotions peuvent devenir passions
ou au contraire servir contre elles : les émotions peuvent se fossiliser
et devenir passions ; mais nous sommes aussi capables de relativiser ces passions
en convoquant à leur sujet des émotions différentes entre
elles (I). Nous verrons ensuite comment l'émotion naît de l'action
de l'âme : car lorsqu'on pense quelque chose, on ressent aussi quelque
chose qui peut déterminer la suite de nos pensées (II). Puis nous
présenteront la passion comme ce qui dégrade ou supprime l'émotion
: la passion nuit à l'émotion en tant qu'elle supprime sa diversité
(III). Nous comparerons également la passion à la raison et la
raison à l'émotion : La passion et la raison s'opposent tandis
que la raison et l'émotion se complètent (IV). Enfin, nous souligneront
l'importance du savoir subjectif développé par l'art par rapport
au savoir objectif : le savoir dépend du rapport entre le sujet et l'objet
et non unilatéralement de l'objet (V). Nous souhaitons, à travers
cette étude, valoriser le rôle des émotions en esthétique
et en éthique. La thèse que nous défendons et que nous
tâcherons de démontrer est que les émotions dépendent
de l'équilibre entre l'âme et le corps, entre l'action et la passion.
Grâce à l'émotion, nous pourrons valoriser l'action qui
a lieu en esthétique et la passion qui intervient en éthique,
ce qui permettra d'éviter qu'on réduise l'esthétique à
l'agréable et l'éthique à la domination. Nous voulons montrer
comment, en esthétique, on produit des effets avec la pensée et
comment, en éthique, on peut suggérer des comportement sans pour
autant les imposer
I. EMOTION- (retour sommaire)
Le sujet pâtit en tant qu'il subit l'action de l'objet. Il pâtit
également si son activité intellectuelle est entravée.
Or, elle est parfois entravée par le sujet lui-même en l'absence
d'objet réel. Cette passion, nous le verrons, peut être partiellement
maîtrisée à l'aide des émotions. Le sujet pâtit
de lui même lorsqu'il est affecté par un objet de son imagination.
Mais il peut parfois se donner volontairement de nouveaux objets imaginaires
et faire évoluer son émotion.
On distinguera parmi les passions, d'une part, celles qui sont temporelles et
viennent d'un excès d'émotion et, d'autre part, celles qui sont
relationnelles ou logiques. Le poète produit volontairement l'imitation
de ces passions relationnelles sur le mode virtuel afin de communiquer des émotions
au public. La passion atemporelle ou déraison possède la forme
d'un sophisme ou d'un paralogisme né d'une généralisation
abusive. La passion temporelle se rencontre plutôt dans la vie quotidienne
selon l'excès ou le défaut d'émotion de chacun.
Par rapport à l'aspect colérique de la critique ordinaire, nous
devons reconnaître la vertu cathartique de l'art. L'art est quelque fois
capable d'éviter que, par excès ou défaut, des émotions
tendent à la passion. En communiquant sans violence à la conscience
le sens du tragique, l'art stimule le sens moral. On trouve dans les arts d'agrément,
et parfois dans les beaux-arts, des indications précieuses sur la façon
dont le sujet peut agir sur lui-même dans la pratique. C'est par une action
en partie réfléchie que l'art se réalise et non dans un
élan totalement arbitraire de la spontanéité. Il y a art
lorsqu'une certaine prudence et une certaine habileté préside
à l'action concrète.
1. L'objet de la passion.- (retour
sommaire)
L'action du sujet consiste en partie à connaître l'objet. Dans
la passion, le sujet n'est plus en rapport qu'avec une partie de l'objet, ou
bien n'est en rapport avec aucun objet réel. La passion consiste donc
soit à prendre la partie pour le tout, soit à prendre le virtuel
pour le réel.
La passion du sujet est principalement l'effet de l'action de l'objet. L'action
du sujet, par contre, consiste en partie à déterminer l'objet
qui est cause de sa passion. Seulement, cette cause peut être probable,
tandis que l'effet perçu reste indubitable. Le savoir ne consiste pas
à nier totalement l'objet tel qu'il nous est donné dans l'expérience
pour lui substituer l'idée de sa nature, mais il consiste à mettre
en rapport l'effet perçu et la cause connue le mieux possible ; de la
même façon, nous savons objectivement que la terre tourne autour
du soleil et subjectivement que le soleil se lève et se couche.
En outre, l'objet de la passion peut suffire à provoquer sur celui qui
le pense un effet certain. Dans ce cas, le sujet pâtit de lui-même
et non plus de l'objet réel. La persistance de l'effet ressenti peut
même parfois constituer un obstacle dans la maîtrise de soi. Nous
nous indignons à la nouvelle des maux qui affligent le monde, mais nous
ne saurions décemment nous mettre en colère et oublier le fait
de n'en être actuellement que le spectateur pour sombrer dans un vain
désespoir.
"La nature de chaque passion, écrit Spinoza, doit être nécessairement
expliquée de façon que s'exprime la nature de l'objet par où
nous sommes affectés" (Éthique). La passion n'a donc virtuellement
de sens que par rapport à la conception objective de sa cause. Cependant,
"une affection qui est une passion, objecte Kant, cesse d'être une
passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte"
(Œ7). Par conséquent, la passion en acte est confuse et exclut toute
conception objective de sa cause. L'objet de la passion ne pouvant être
distinctement conçu, elle reste complexe. On ne peut donc pas en parier
simplement. Cependant, à mesure que l'objet de la passion devient plus
distinct et que l'on différencie cet objet de l'effet qu'il produit sur
l'imagination, on saisit l'écart entre le sentiment ressenti et la connaissance
abstraite de la nature de l'objet.
Ainsi, selon Spinoza, l'affectant explique l'affecté. Mais, selon Kant,
l'explication annule l'affection. Donc le connaître efface le sentir et
le sentir interdit le connaître. Par exemple, je ne suis pas sous l'effet
du rire et de la colère lorsque je traite de ces affections et, par ailleurs,
je ne pense pas nécessairement à ce qui les cause lorsque je les
éprouve.
Ne peut-on pas cependant ressentir les effets d'une émotion tout en en
connaissant la cause ? Si l'on se fâche contre une injustice, on connaît
la cause de sa colère sans cesser de l'éprouver. De plus, nos
sentiments peuvent être faux. On est certain d'en ressentir l'effet, mais
on se trompe en considérant ce qui en est la cause. On peut tenir une
personne pour responsable de ce qui nous arrive alors qu'elle est innocente.
Le sentiment n'exclut donc pas la pensée. Certaines pensées génèrent
des sentiments, d'autres les atténuent. Ainsi, si la colère vient
d'une fausse opinion, une opinion vraie pourra l'apaiser. Celui qui voulait
se enger d'un innocent se ravise s'il reconnaît son erreur.
Les passions sont propres à chacun, aux âmes individuelles, et
aucun objet externe ne peut en fournir le critère ; "les perceptions
qu'on rapporte seulement à l'âme, remarque Descartes, sont celles
dont on sent les effets comme en l'âme même et desquelles on ne
connaît communément aucune cause prochaine à laquelle on
les puisse rapporter" (Passions...). Les passions de l'âme relèvent
donc du sentiment que Kant définit comme "ce qui doit nécessairement
rester toujours subjectif et ne peut absolument pas constituer la représentation
d'un objet" (CFJ). Ainsi, lorsque l'individu pâtit de sa propre âme,
comme dans le rêve ou la folie, aucun objet extérieur n'est susceptible
de justifier le sentiment qu'il éprouve, lequel demeure alors absolument
privé.
L'âme serait donc la cause de ses propres passions. Mais n'est il pas
contradictoire de dire qu'une chose pâtit d'elle-même ? Il faut
pour cela que l'âme soit séparée et qu'une partie agisse
sur l'autre. L'hallucination illustre ceci de façon spectaculaire. Le
sujet se comporte comme s'il réagissait à des stimuli externes
alors qu'il n'en est rien. Le cas de l'angoisse est plus courant. Elle provoque
une inquiétude sans cause et sans objet précis. L'hallucination
suit quelquefois l'angoisse lorsque le sentiment s'attache à un objet
fictif que l'on croit réel. Dans le cas banal des sentiments, le contexte
extérieur immédiat ne suffit pas à l'expliquer. C'est donc
qu'une partie de l'âme agit sur l'autre comme, par exemple, la mémoire
agit sur la conscience dans la nostalgie.
"Comment pouvons nous connaître les passions? Descartes indique
une connaissance relative des Passions : "les objets qui meuvent les sens
n'excitent pas en nous diverses passions a raison de toutes les diversités
qui sont en eux, mais seulement à raison des diverses façons qu'ils
nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général être
importants" (Les Passions...). Les passions ont donc une valeur déterminable
en fonction de leur conformité à la sensibilité des hommes
par rapports aux êtres. Les passions du corps (qui sont antérieures
à celles de l'âme) viennent de l'interaction possible entre des
parties du sujet et des parties de l'objet. C'est ainsi, par exemple, que les
yeux du sujet et la surface de l'objet interagissent dans la vision.
La cause réelle de la passion n'est donc pas tant un objet qu'une propriété
d'un objet qui nous affecte. Nous ne sommes pas exactement en colère
contre tel homme mais surtout contre une action dont cet homme est responsable.
Cette propriété n'est pas aperçue en elle-même. Elle
n'est remarquable que relativement à notre sensibilité. Cette
sensibilité, d'un côté, est innée si elle relève
de la constitution naturelle du genre humain et, d'un autre côté,
elle est acquise si elle est développée par des habitudes particulières.
Le sujet est naturellement sensible à certaines propriétés
des objets et cette sensibilité peut être accrue par l'éducation.
L'œnologue affine son palais, le musicien son oreille, le parfumeur son
nez, etc.
La passion s'oppose à l'action qui consiste à former une idée
claire et distincte. Il ne peut y avoir une telle idée qu'en acte. Lorsque
la passion n'est pas effective, l'âme active peut dégager des idées
simples. Ces idées de l'âme volontairement active sont des formes
potentielles. Les formes réelles viennent de l'âme spontanément
réactive. Lorsqu'il s'isole dans son poêle pour méditer.
Descartes contemple librement des formes potentielles. En revanche, dans le
feu de l'action, l'âme pâtit des choses et réagit en saisissant
leur forme réelle.
L'âme qui se trompe dans sa colère et attribue la propriété
qui l'affecte à un objet qui ne le mérite pas est trop déterminée
par son sentiment pour pouvoir réviser son jugement. Seule une âme
tranquille et apaisée a la possibilité de douter que la cause
de son mal est bien la bonne. Des amis se réconcilient entre eux en reconnaissant
leurs erreurs et leurs excès et en les justifiant par des raisons qu'ils
méconnaissaient avant. A ce titre, l'erreur propre à la passion
est souvent de ne considérer qu'une seule cause de l'émotion alors
que plusieurs agissent.
Primitivement, dans la passion, l'étant agit et l'homme pâtit. Mais si l'homme agit en quelque façon aussi sur lui-même en ajoutant à l'objet des déterminations, cet objet provoque une émotion. Descartes indique que "lorsqu'on dit, dans une ville, que les ennemis la viennent assiéger, le premier jugement que font les habitants, du mal qui leur peut arriver, est une action de leur âme, et non une passion" (Elisabeth, 1645). L'émotion se déclenche donc en nous après une évaluation mentale de l'événement. L'émotion sera moins forte, en reprenant l'exemple de Descartes, chez certains citoyens si ceux-ci connaissent un souterrain pour s'échapper de la ville assiégée. Elle sera nulle chez ceux qui savent qu'il s'agit en fait d'une mauvaise blague destinée à semer la panique. L'émotion, en tout cas, n'est pas attachée à l'objet présent comme l'est la sensation. Elle porte aussi sur l'avenir ou le passé. L'émotion est donc davantage propre à l'âme qu'elle déborde le présent.
La passion disparaît-elle à mesure qu'elle devient consciente,
c'est à dire à mesure que le subjectif devient objectif? Ce serait
le cas si, par exemple, pour le patient d'une analyse, un souvenir traumatique
refaisait surface et expliquait un certain rapport aux objets des sens. L'acte
rationnel consistant à trouver la cause d'une passion dans le passé
pourrait modifier l'effet de cette passion. Si cette cause reste fictive, cela
peut avoir une influence bénéfique immédiate pour le sujet,
mais cela risque aussi d'augmenter la durée de la passion du sujet à
cause des mauvais alibis qu'il se donne.
Ne peut-on pas cependant éprouver de violentes passions en connaissance
de cause sans pouvoir s'en détacher et, de ce fait, vivre une contradiction
entre son appétit et sa volonté ? Il ne suffit pas toujours de
connaître les raisons d'une passion pour la réfréner. On
peut se connaître bien soi-même, bien connaître les hommes
et leur délivrer de précieux conseils sans pour autant parvenir
dans la vie à une parfaite tempérance. En vivant au quotidien
avec quelqu'un, on se rend compte que cette personne et nous-mêmes sommes
en désaccord entre ce que nous disons, ce que nous pensons et ce que
nous faisons, et ceci souvent en dépit des meilleurs volontés.
Inversement, il se trouve des personnes sans fine culture à propos des
passions qui néanmoins jouissent d'une grande maîtrise de soi.
Nous disions qu'il ne suffit pas de connaître la cause exacte d'une passion
pour ne plus en subir l'effet. Le processus virtuel allant de l'effet à
la cause est sans conséquence réelle et n'efface pas l'effet.
Un malade qui connaît parfaitement la cause de sa maladie ne cesse pas
pour autant d'en souffrir. Inversement, on ne subit pas un effet simplement
parce qu'on en ignore la cause. Le lien entre la connaissance de la cause et
la diminution de l'effet n'est pas évident et nous embarrasse. Certains,
dont les psychanalystes, considèrent pourtant que certaines maladies
mentales sont guérissables par une meilleure connaissance de soi. Si
tel est le cas, cette guérison ne peut être de toute façon
instantanée étant donné la force des habitudes acquises
en étant souffrant.
A la question de savoir comment connaître les passions s'ajoute maintenant
cette autre, non moins difficile, de savoir comment les dominer. Est-il vrai,
comme l'affirme Leibniz, que "en considérant le procédé
de notre âme, on (voit) la source de nos faiblesses dont la connaissance
donne en même temps celle des remèdes" (Nouveaux Essais) ?
En étudiant l'âme humaine en général, on reconnaît
que sa logique peut être connue et établie de façon à
fournir un critère à la connaissance, une méthode qui lui
permette de s'économiser et une connaissance a priori de ses erreurs
possibles. Seulement, pour les âmes particulières unies au corps,
une telle science est impossible. C'est pourquoi la psychologie reste très
approximative comparée à la logique.
Connaître la cause d'une passion ne suffit pas à la dominer instantanément.
Il faut mettre au point des remèdes qui guérissent lentement ou
violemment. On ne peut perdre tout espoir de se défaire d'une passion
et de n'en plus souffrir. Les passions douées appellent des réactions
individuelles, les dures mobilisent contre elles l'institution. Nous reconnaissons
aisément notre imperfection et celle de nos sociétés mais
nous nous réformons difficilement. Il est très difficile de nous
élever en pratique à la hauteur du bien que nous envisageons.
2. L'objectivité de l'émotion.-
(retour sommaire)
Comparée à l'émotion, la passion a le défaut d'agir indépendamment du contexte réel, d'être égoïste et de s'opposer par sa raideur à la liberté du sujet. La passion suit sa propre logique, sans égard pour la cohérence de l'ensemble. Le passionné glisse dans la fiction à mesure qu'il creuse son idée sans jamais la mettre radicalement en cause comme il devrait le faire. Mais, de même que l'imagination complète la mémoire lorsqu'elle fait défaut ou la distrait quand elle domine trop, de même l'émotion amorce de nouvelles passions et atténue les plus durables. Ainsi, l'émotion peut être un remède aux passions. Celui qui n'est pas trop fortement déterminé par sa passion continue d'espérer et de désirer ; il reste sensible aux efforts que font les autres pour le divertir et reste capable de s'adapter aux situations.
Nous rions de ou sommes en colère contre des êtres ou des événements.
Nos émotions apparaissent comme des réactions aux choses. Les
émotions sont des affections du sujet liées aux événements
actuels. Le sujet peut aisément justifier ce qu'il éprouve par
rapport à une situation manifeste. A la question "pourquoi ris-tu
?" ou "pourquoi es-tu en colère ?", l'agent peut fournir
une réponse convaincante. Par contre, nous nommons passion un état
difficilement explicable par le sujet et apparemment détaché du
contexte. Une passion est décelable si rien ne la justifie. Elle suit
un chemin propre qui croise accidentellement le cours réel des choses.
Lorsqu'un accusé ou un témoin ment durant toute l'instruction
d'un procès, le juste dénouement de ce procès est la mise
en lumière d'une passion par le tribunal.
L'objet de l'émotion est plus complexe qu'il ne paraît dans la
mesure où il entre des déterminations internes et propres à
chacun dans les réactions émotives. Nous ne rions pas tous également
du même objet. Notre sensibilité à l'humour, par exemple,
varie d'un individu à l'autre selon l'humeur, le moment et nos dispositions
habituelles. L'émotion n'est pas moins subjective que la passion. Elle
est seulement plus commune que celle-ci, car elle est généralement
partagée tandis que la passion reste propre à celui qui la possède.
On peut parler d'une certaine objectivité des émotions même
s'il entre en elles des éléments subjectifs. Dans les tribunes,
les sujets partagent des émotions semblables vis-à-vis d'un même
objet. La subjectivité de la passion apparaît au contraire lorsque
l'émotion n'est pas partagée. L'émotion est certes moins
générale que la sensation car les réactions émotives
varient fortement selon les individus. La sensation, dans l'ensemble, est moins
relative que l'émotion. La sensation de chaleur, par exemple, est moins
discutable que la drôlerie d'une situation. Le passionné, lui,
fait exception ; il trouve chaud ou drôle ce que la majorité trouve
froid et triste. Les émotions, par définition, restent courantes
tandis que la passion est exclusive. La passion est égocentrique. Elle
devient néanmoins collective dans les sectes et les factions. Si l'on
se souvient des accusateurs de Socrate, on comprendra que le critère
de la passion est en vérité moins quantitatif que qualitatif.
Il ne suffit pas qu'une opinion ou un sentiment soit partagé par un grand
nombre pour qu'elle ne soit pas une passion. Socrate fut seul contre tous ses
contemporains, à peu près comme le christ l'a été,
et aujourd'hui l'histoire leur donne raison contre la majorité de leur
époque.
L'émotion est une affection momentanée et immédiate traduisant
une sensibilité universelle tandis que la passion est au contraire durable
et médiate, ancrée dans la mémoire individuelle. Le sentiment
de joie ou de tristesse nous submerge à l'occasion d'événements
donnés. Toutefois, ces événements entrent dans la catégorie
des événements préalablement réjouissants ou attristants
pour le sujet. Par contre, l'état lié à la passion est
sans rapport apparent avec les événements ; il persiste quelques
soient les circonstances et reste propre à un individu. Ainsi le lunatique,
en raison de la persistance de son état, doit être distingué
du comique qui est occasionnellement distrait. Nous qualifions également
de passionnés les flegmatiques, les atrabilaires, les irascibles, les
apathiques, les furieux, les neurasthéniques, etc. "Les affects,
écrit Kant, sont spécifiquement différents des passions.
Ceux-ci réfèrent uniquement au sentiment ; celles-là ressortissent
à la faculté de désirer et sont des penchants (...). Ceux-ci
sont tumultueux et sans préméditation, celles-là durables
et réfléchies ; c'est ainsi que l'agacement lorsqu'il devient
colère est un affect, mais s'il devient haine (désir de vengeance),
c'est une passion. Celle-ci ne peut jamais ni d'aucune manière être
appelée sublime, car dans l'affect la liberté de l'esprit est
certes entravée, mais elle est supprimée dans la passion"
(CFJ). L'entrave à la liberté de l'esprit engendrée par
l'affect repose sur le rapport du sujet au monde objectif, sur son irritabilité,
et est nécessaire à son développement. Car cet obstacle,
cette séparation originelle, motive l'évolution du sujet. En revanche,
l'inclination à la haine supprime la liberté du sujet dans la
mesure où, au lieu d'évoluer naturellement en fonction de son
milieu, il pâtit de lui-même. La passion se distingue donc de l'émotion
selon la catégorie du temps. L'émotion est commune parce qu'elle
suit le mouvement des choses alors que la passion, par sa durée, entre
en contradiction avec le cours des événements. La passion est
souvent un état inadapté aux circonstances, tandis que l'émotion
témoigne au contraire d'une facilité d'adaptation et d'improvisation
conforme à la nature humaine laquelle est prête à inventer
n'importe quelle solution pour chaque obstacle. Le rapport émotif aux
choses est conforme au cours objectif des choses qui est normalement changeant
à moins qu'un sentiment d'isolement domine. Dans ce cas, le rapport du
passionné aux choses est moins un rapport qu'un manque de rapport. Le
sujet, alors, malgré le mouvement objectif, persiste dans son état.
Les émotions principales sont la joie et la tristesse. Elles deviennent passions d'amour ou de haine quand elles s'attachent durablement à un objet. Celui qui est amoureux continue d'éprouver de la joie pour un objet qui lui a procuré du plaisir mais qui ne lui en procure plus nécessairement ou bien même qui devrait lui procurer de la tristesse. Par ailleurs, si vous éprouvez encore de la tristesse au contact d'une personne qui s'efforce pourtant de vous redonner de la joie, c'est peut être que la haine s'est installée dans votre cœur. Descartes a remarquablement bien décrite l'évolution des sentiments : "l'âme n'est immédiatement avertie des choses qui nuisent au corps que par le sentiment qu'elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la passion de la tristesse, puis ensuite de la haine de ce qui cause cette douleur, et en troisième lieu le désir de s'en délivrer. Comme aussi l'âme n'est immédiatement avertie des choses utiles au corps que par quelque sorte de chatouillement qui, excitant en elle de la joie fait naître ensuite l'amour de ce qu'on croit en être la cause, et enfin le désir d'acquérir ce qui peut faire qu'on continue en cette joie ou bien qu'on jouisse après d'une semblable" (Les Passions...). Selon Descartes, les passions, autant que les émotions de l'âme, viennent du corps et de son rapport aux objets des sens. Le sentiment du danger, par exemple, vient du corps pour que l'âme éloigne de lui un objet qui ne lui convient pas. Il est tout a fait raisonnable de s'éloigner d'un feu qui brûle. Par contre, il l'est beaucoup moins de haïr quelqu'un alors que rien ne nous y contraint.
Le plaisir devient désir et la douleur aversion. Car le désir
est, comme le définit Aristote, "l'appétit de l'agréable"
(De L'Ame). Désirs et aversions correspondent à des idées
acquises avec nos impressions de plaisir et de peine. A partir de nos sentiments
négatifs et positifs et de leur articulation se forme le système
du bon et du mauvais qui structure notre réalité, nos goûts,
nos choix, etc. La stabilité du désir, comparée à
l'immédiateté du plaisir, devrait être considérée
comme une perfection. Le plaisir passé, imprimé dans la mémoire,
conduit à désirer éprouver ce plaisir de nouveau à
l'avenir plus fortement encore
qu'auparavant. De même, le souvenir de la douleur donne le moyen d'éviter
qu'elle se reproduise. La rigidité de la passion ne paraît donc
pas toujours seulement un mal par rapport à la souplesse des émotions.
Le désir et la passion, bien que moins réels que le plaisir et
l'émotion, nous permettent de nous diriger dans nos actions. Grâce
à eux, nous conservons notre cohérence et ne nous mettons pas
à aimer le lendemain ce que nous détestions la veille. Mais il
faut encore distinguer deux moments : d'abord, la transformation du plaisir
en désir est nécessaire à l'élaboration d'une conscience
sommaire ; puis, pour la conscience élaborée, il est possible
de se libérer du désir et de le réviser pour qu'il ne dégénère
pas en passion. L'émotion permet alors ce retour à l'immédiat.
La constitution du désir est inductive, et plus le plaisir dure au contact
d'un objet, plus cet objet devient désirable. Seulement, le produit de
cette induction doit être validé avec prudence, car il importe
que le plaisir ou l'émotion ne cèdent pas devant le désir
et la passion, et ceci afin que le sujet continue d'évoluer en fonction
de la complexité des choses.
3. La différence entre la passion et l'émotion.-
(retour sommaire)
Les émotions et les passions, qui diffèrent selon la durée, se combinent parfois de façon contradictoire. La contradiction apparaît alors entre un jugement ému sur l'apparence et un jugement passionné sur l'objet. L'émotion est une affection momentanée et la passion est un état auquel correspond une opinion que l'on soutient. On peut haïr une personne et, malgré cette passion, éprouver occasionnellement de l'admiration pour elle. On peut alors éprouver pour elle de l'envie ou de la jalousie. Malgré la tension qu'il y a entre les deux, passion et émotion ont pour le sujet autant de réalité. La passion en générale, non plus selon le temps mais selon la relation, consiste à ne pas saisir la différence entre l'effet ressenti et la cause de cet effet. Une passion, au sens temporel, n'est pas entièrement ignorée et le sujet qui la possède est conscient de la différence quantitative qu'il y a entre son émotion passagère et l'opinion qu'il défend avec passion. A partir de cette connaissance, il peut tenter de diminuer sa passion. Mais, au sens relationnel, la passion (ou plus précisément la déraison) diffère qualitativement de l'émotion et tient à une erreur de fond : l'incapacité pour le sujet de saisir la différence entre cette passion et le sentiment quelquefois opposé qu'il éprouve. Ainsi, celui qui hait quelqu'un refusera d'admettre qu'il puisse parfois l'admirer en même temps. Au contraire, si le sujet saisit la différence entre les émotions et les passions au sens temporel du terme (c'est-à-dire en tant qu'émotion qui dure), il connaît la conséquence ou l'inconséquence du rapport entre les deux. Il ne se trouve donc pas soumis à la passion au sens général et relationnel. Le sujet qui a conscience de la différence qu'il y a entre son sentiment passager et son opinion habituelle est capable de saisir confusément le rapport entre les deux, tandis que celui qui confond complètement les deux est sujet à la passion au sens relationnelle ou encore irrationnel. Un homme qui prétend ne pas aimer les enfants et qui, malgré d'agréables moments passés avec eux, continue de soutenir cette opinion possède en quelque sorte ce genre de passion.
Dans le rire bienveillant, le sentiment de joie et la pensée de ce
qui cause cette joie forment un tout. De même, dans la colère,
le sentiment de tristesse et la pensée de ce qui cause cette tristesse
vont ensemble. Le rire bienveillant et la juste colère ne sont pas des
passions puisque, bien que l'effet ressenti et la cause conçue soient
de valeur opposées en tant que l'on a de la joie pour un mal ou de la
peine vis-à-vis d'un bien, la différence entre les deux est aperçue.
C'est pourquoi le rire bienveillant peut aisément laisser place à
l'éloge et la juste colère à la critique. Passion et émotion
se croisent encore lorsque apparaît la dérision : joie mêlée
de haine. La différence entre émotion et passion devient également
flagrante dans l'intempérance où la tristesse se mêle à
l'amour. Ces combinaisons subjectives s'opposent ensemble à l'objectivité
de la cause des affects. Elles demeurent subjectives et distinctes de l'objet
qui les provoque. Cet objet ne leur est cependant pas complètement étranger
car ce sont ses propriétés qui permettent qu'on s'en attriste,
s'en réjouisse, qu'on le haïsse ou qu'on l'aime.
Émotions et jugements de valeur ou opinions sont liés. La colère
se rapporte à l'aspect triste de l'objet et le rire à son aspect
joyeux. Lorsque l'objet attriste le sujet et que celui-ci se fâche, ou
bien lorsque l'objet égaie le sujet et qu'il rie, alors le sujet agit
ou réagit et exprime une opinion confusément à propos de
cet objet. Or, nous avons dit que l'on peut éprouver de la joie par rapport
à un objet haïssable dans la dérision qui est, d'après
Descartes, "une espèce de joie mêlée de haine, qui
vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense
en être digne. On a de la haine pour ce mal, et on a de la joie de le
voir en celui qui en est digne" (Les Passions...). On tourne une œuvre
en dérision en donnant du plaisir du fait de souligner les défauts
de cette œuvre. Ce n'est donc pas cette œuvre en elle-même copiée
avec plaisir qui est critiquée mais avant tout des défauts en
elle qui pourraient se retrouver en d'autres œuvres. On peut ressentir
encore de la tristesse par rapport à un objet aimable, ce qui a lieu
au fond avec le désir car le désir est toujours accompagné
d'un sentiment de peine. Celui qui désir un objet s'attriste de son absence
alors que l'objet lui-même est aimé. Il y a donc une sorte de jeu
entre les émotions de joie et de tristesse et les valeurs que l'on accorde
habituellement aux choses. L'objet mobilise la passion de l'opinion. Ses aspects
suscitent d'abord des émotions correspondantes : la joie pour l'aimé
et la tristesse pour ce qui est haï. De simple, ce rapport ensuite devient
parfois complexe dans l'ambivalence entre opinion et émotion. La relation
du sujet à l'objet est simple dès lors que ce qu'il y a de bien
en une chose fait qu'on l'aime et qu'on se réjouit de l'aimer, ou que
ce qu'il y a de mal en une chose fait qu'on la hait et qu'on s'attriste de la
haïr.
Les émotions se rapportent à des aspects contingents et subjectifs des choses et non à ces choses en elles-mêmes. Cette valeur subjective ne devient illusoire que si l'on applique à l'objet tout entier ce qui n'en est qu'un attribut. La raison distingue les jugements de valeur subjectif et objectif alors que la passion les confond. Il est faux de dire d'un objet qu'il est risible ou fâcheux. Il ne l'est que par rapport à nous. Il apparaît ainsi pour nous. C'est la raison pour laquelle des pratiques qui pour certains semblent sérieuses apparaissent pour quelques autres comiques ou contestables. L'émotion ne s'oppose pas à la raison dès lors que celui qui l'éprouve en reconnaît le caractère subjectif. Mais le refus de reconnaître cette subjectivité constitue au contraire la passion. L'émotion considérée de façon réfléchie comme subjective permet d'envisager le côté objectif opposé. C'est pourquoi elle est rationnelle. Par contre, si l'émotion est attribuée faussement à l'objet plutôt qu'au sujet, ce dernier s'interdit de considérer l'objectivité du premier. Il est sujet à la passion. La passion est donc l'absence de discernement entre le subjectif et l'objectif. Celui qui craint l'injection d'un sérum comme un mal alors que sa vie en dépend est soumis à la passion. La raison réclame souvent qu'on lutte ainsi contre la passion et que l'on se force à souffrir pour un plus grand bien. Lorsque le sujet supporte la douleur de l'injection qu'il distingue du bienfait du sérum, il agit selon la raison en minimisant ses impressions par rapport à l'idée de son rétablissement futur.
Si l'intelligence, d'après Aristote, "commande de se réfréner
à cause de l'avenir, tandis que le désir opère en raison
de l'immédiat" (De L'Ame), on peut considérer les émotions
comme une conscience de l'immédiat en tant qu'immédiat grâce
à laquelle l'intelligence détermine ce qui est médiat.
Ainsi, la tristesse présente peut représenter le moyen d'une joie
future et la joie présente, la cause d'une tristesse à venir.
Dans la passion, cela n'a pas lieu et la joie présente est confondue
avec la félicité. Parce qu'on prévoit l'avenir, on peut
se désintéresser du présent par prudence. L'émotion
présente ne vaut alors pas pour elle-même mais pour une émotion
future. Il est en effet faux de prétendre que tout ce qui me procure
de la joie maintenant m'en procurera encore à l'avenir, et il est également
faux de prétendre la même chose pour la tristesse.
La sagesse critique ne perd pas de vue le risque de l'illusion qui prend l'opinion
pour la science, le subjectif pour l'objectif. Elle se méfie des convictions
et des préjugés. Car elle enseigne que l'injustice débute
lorsque l'action n'est dictée que par un désir ou une aversion
arbitraire. L'action qui consiste à différencier son désir
du bien réel favorise un comportement vertueux. Celui qui sait changer
d'avis si nécessaire est meilleur que celui qui ne doute jamais que son
avis puisse être faux. Le démagogue, au contraire, fédère
ses sujets par le biais des passions et les gens y trouvent leur plaisir. "Leur
vanité, dit Erasme à propos de ces derniers, y est intéressée
; ils rient, applaudissent, remuent l'oreille comme les ânes, pour montrer
qu'ils ont bien saisi" (Eloge de la folie). L'action du démagogue
consiste à entretenir des passions chez ceux qu'il désire voir
lui obéir. Il offre pour récompenser leur soumission une joie
par des paroles moins vraies que flatteuses. En ceci, le démagogue est
populiste.
4. La médiation de l'émotion.- (retour
sommaire)
La passion consiste à confondre le relatif avec l'absolu, l'émotion avec la réalité, et finalement à confondre un sujet avec l'un de ses attributs. La passion est l'exagération de la portée de l'émotion avec la confusion entre l'apparence de l'objet et l'objet réel. La raison, au contraire, consiste à prendre le relatif comme relatif et l'absolu comme absolu et, par conséquent, à ne pas confondre le sujet avec l'attribut. Un sujet rationnel se garde donc de croire que tout ce qui lui apparaît est tel qu'il lui apparaît. La rationalité s'exprime par le discours en tant qu'on distingue l'attribut qu'on accorde au sujet du sujet lui-même. Cette confusion est involontaire dans le cas de la passion. Elle peut cependant devenir volontaire pour le poète lorsqu'il imite la passion. Ainsi rend-il délibérément le subjectif objectif afin de renseigner sur la vie du sujet à travers la projection de son sentiment sur l'extérieur. La poésie imite la passion en ce qu'elle projette la subjectivité sur l'objet, non par maladresse, mais avec habileté dans l'art de construire des métaphores.
La valeur subjective est rationnelle si elle est conçue comme relative
à travers le sentiment de joie ou de tristesse et elle devient passionnelle
si elle est conçue comme absolue à travers l'amour ou la haine.
Le sujet possède une opinion rationnelle s'il considère ce qu'il
ressent avec elle indépendamment de l'objet. Son opinion est passionnelle
si, au contraire, il nie ressentir quoique ce soit à son sujet. Dans
ce cas, l'opinion se fait passer pour science puisque la science ne concerne
pas ce qu'on ressent. Le lever et le coucher du soleil relève d'une opinion
qui est passionnelle si l'on prétend que c'est ainsi que les choses se
passent, et il relève d'une opinion rationnelle si l'on sépare
cette opinion de la science selon laquelle la terre tourne autour du soleil.
La passion est donc l'absolutisation de l'émotion. Elle revient à
substantiver l'attribut d'un sujet et à confondre celui-ci avec le sujet
lui-même. Les qualités qui n'appartiennent pas à l'objet
mais qui viennent du rapport de cet objet au sujet sont, dans la passion, considérées
comme des propriétés de l'objet. Il est en revanche plus raisonnable
de ne pas confondre entièrement, par exemple, le sentiment que l'on éprouve
pour quelqu'un avec la valeur réelle de cette personne. Car il arrive
parfois que quelqu'un soit désagréable et bien intentionné
ou agréable et mal intentionné. Dans le comique, la passion a
lieu virtuellement comme lorsqu'on fabrique le pseudonyme d'une personne avec
un nom commun. La production du sobriquet simule volontairement l'opération
qui a lieu spontanément dans la passion. Le petit Nicolas de Sempé,
par exemple, nomme avec ses camarades leur surveillant général
Le Bouillon parce que ce dernier fait constamment les gros yeux.
La passion fait de la partie la fin vraisemblable. Ainsi l'amour de concupiscence
s'intéresse à la partie corporelle uniquement. La partie spirituelle
peut inversement être aimée au détriment du corps. On songe
au savant gardé prisonnier par le tyran, comme Platon par Denys II. La
partie de l'être aliéné intègre le projet du tyran.
L'émotion, au contraire, dans la mesure où elle est labile, élargit
la conscience sans la figer. "L'émotion, selon l'image de Kant,
agit à la manière d'une eau qui rompt la digue ; la passion à
la manière d'un cours qui se terre toujours davantage dans l'excavation
de son lit" (Anthropologie...:). La passion s'attache à une partie
déterminée des êtres au détriment de l'ensemble.
La raison, elle, franchit en pensée les limites entre les parties pour
les distinguer à l'intérieur d'un tout. Ainsi, le fait d'éprouver
des émotions variées à propos d'un même objet est
rationnel, tandis que celui de n'en éprouver qu'une seule ne l'est pas.
Descartes fait remarquer que "parce que la nature de l'âme est de
n'être quasi qu'un moment attentive à une même chose, sitôt
que notre attention se détourne des raisons qui nous font connaître
que cette chose nous est propre, et que nous retenons seulement en notre mémoire
qu'elle nous a paru désirable, nous pouvons représenter à
notre esprit quelque autre raison qui nous en fasse douter, et ainsi suspendre
notre jugement, et même aussi peut être en former un contraire"
(Mesland, 44). De même que nous sommes libres de tourner la tête
pour regarder ailleurs, de même nous pouvons relativiser notre opinion.
Notre jugement à besoin pour cela de la diversité des représentations
dans le temps, laquelle diversité rend possible la comparaison des choses
entre elles. La passion, nous l'avons vu, consiste à prendre la partie
pour le tout. Le cas de l'attention est analogue. La distraction qui lui est
contraire consiste à ne pas prendre la partie pour le tout. On peut en
dire autant de l'émotion. Elle sert d'intermédiaire pour passer
de la passion à la raison. Au lieu de prendre, comme la passion, la partie
pour le tout, l'émotion ne prend pas la partie pour le tout et permet
à la raison de mieux considérer le tout. Celui qui est passionné
pour un objet est attentif à lui. Celui qui est ému par quelque
chose est au contraire distrait et soutient difficilement son attention. Or,
il importe aussi d'être ému pour détacher son attention
d'une seule et unique chose alors que d'autres éléments sont en
cause dans l'ensemble des choses.
L'émotion est moins sujette à l'illusion que la passion dans la
mesure où elle présente un engagement ontologique mineur. Elle
est relative en ce qu'elle naît de la rencontre fortuite avec l'objet
et surtout en ce qu'elle dépend d'une propriété restreinte
qui provoque un sentiment passager et non d'un large ensemble de propriétés
qui, dans l'amour et la haine, conduirait à attribuer une valeur à
l'objet tout entier. La conscience de sa propre mortalité éveille
une certaine passion si elle est constante et si le sujet est entièrement
absorbé par cette idée. Le sujet peut également sombrer
dans la haine ou dans l'amour et désirer exagérément quelque
chose. Au contraire, des sentiments variés nous encouragent à
considérer les êtres davantage les uns par rapport aux autres.
On distingue bien chez quelqu'un ce qui nous fâche ou nous amuse sans
en tirer de conclusions trop hâtives sur lui.
Au contact de l'objet, le sujet éprouve des sentiments qui renseignent
sur le sens que prennent pour lui des parties d'objets. On peut citer ce cas
rapporté par Descartes : "lorsque j'étais enfant, j'aimais
une fille de mon âge, qui était un peu louche (qui louchait) ;
(...) longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais
plus enclin à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul
qu'elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que
ce fut pour cela. Au contraire, depuis que j'y ait fait réflexion, et
que j'ai reconnu que c'était un défaut, je n'en ai plus été
ému" (Chanut, 47). Nous voyons que le strabisme des femmes rappelle
à Descartes son sentiment passé pour une fille qui louchait. Son
émotion n'est cependant pas assez forte pour qu'il tombe à chaque
fois amoureux. Mais ce sentiment le dispose indéniablement à l'amour.
Ce qui le limite est son aspect passager. D'autres parties d'objet se présentent
qui éveillent de nouveaux sentiments peut-être opposés aux
précédents. Eprouver différentes émotions pour différents
aspects des personnes nous conduit à relativiser entre eux les divers
sens que prennent pour nous les êtres. Peu à peu, nous éprouvons
pour eux des sentiments de plus en plus complexes, au lieu de ne les apprécier
que par une seule qualité. Chaque élément est capable d'évoquer
confusément des moments de notre histoire très différents
et éloignés. Cette diversité permet au sujet de ne pas
confondre ses sentiments avec l'essence de l'objet qui les provoque, car autrement
la confusion entraînerait une projection de l'ordre de la superstition
et du mythe. L'expérience directe confond les éléments
subjectifs et objectifs. Le produit de ce mélange reste spécifique
à la relation de chacun à l'objet. Mais une fois que la réflexion
a éliminée cette spécificité, le sujet obtient le
genre auquel appartient l'objet et qui reste commun à tous. On dégage
de cette façon la composition générale et pure de l'eau,
abstraction faite du sentiment que l'on peut avoir pour l'eau selon les situations,
par exemple, au bord d'une plage ensoleillée ou sur un navire en pleine
tempête.
L'émotion relève d'un moment trop embryonnaire de la conscience pour constituer, comme la passion, un rival sérieux du vrai. L'émotion renseigne sur celui qui l'éprouve et assez peu sur ce qui provoque le sentiment. La raison et la passion, la vérité ou la fausseté, sont relatives aux objets, tandis que l'émotion n'est ni vraie ni fausse mais subjectivement certaine. Je suis triste ou non avant même de savoir si j'ai des raisons de l'être. Pourtant, les émotions de l'âme naissent bien à l'occasion des phénomènes quand ils apparaissent. L'émotion est sensible et suppose une certaine passivité de l'âme. Ce qui en est la cause, ce sont surtout certaines propriétés des objets alliées à celles du sujet. Mais l'objet en lui-même ne provoque aucune émotion. L'eau, conçue comme un mélange d'oxygène et d'hydrogène, n'éveille pas la crainte ou l'apaisement comme l'eau que l'on perçoit. Bien que l'émotion dépende des phénomènes liés aux êtres nouménaux, elle renseigne en somme peu sur l'objet et beaucoup sur le sujet. Dans l'émotion, le sujet pâtit de l'objet, mais la partie de l'objet concernée dépend de la nature et de l'intérêt du sujet. L'émotion suppose donc la combinaison des propriétés de l'objet et du sujet, par exemple, l'événement réjouissant et le sujet réjoui. Dans l'émotion, le sujet a conscience de lui-même en même temps qu'il perçoit un objet. Par contre, sans émotion, le sujet aperçoit l'objet lui-même indépendamment de ce qu'il en perçoit et donc n'a pas conscience de lui-même.
5. L'imperfection de la colère.- (retour
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Platon a montré comme la raison et la colère sont analogues quant au rejet du désir. La colère est un embryon de raison mais aussi l'expression de la conscience morale contre le sensible. Cette moralité critique doit cependant être relayée par une éthique prudentielle. Le moment de la colère contre la passion est encore un moment réactif et imparfait. Il doit être suivi d'une réhabilitation mesurée de l'appétit. On peut argumenter ou se fâcher parce qu'on refuse quelque chose. Ce refus est fondé plus souvent sur le désir plutôt que sur la volonté, sur la passion plutôt que la raison, dans le cas de la colère. Le sentiment est négatif plutôt que nul. Mais le sentiment nul ou infime de la raison reste également partiel si on n'introduit pas en outre le sentiment positif du désir. C'est par le rire, parfois, que nous renouons de la sorte avec l'appétit.
On trouve chez Platon un élément intermédiaire entre raison
et passion. Il divise l'âme en trois parties rationnelle, irascible et
concupiscible et montre comment l'élément irascible peut s'allier
à la raison pour s'opposer au désir : "lorsque (Léontios)
aperçut des cadavres étendus près du bourreau ; en même
temps qu'un vif désir de les voir, il éprouva de la répugnance
et se détourna ; pendant quelques instants il lutta contre lui-même
et se couvrit le visage ; mais à la fin, maîtrisé par le
désir, il ouvrit de grands yeux, et courant vers les cadavres : voilà
pour vous, mauvais génies, dit-il, emplissez vous de ce beau spectacle"
(République IV). Pour Platon, l'émotion irascible ne s'oppose
pas nécessairement à la raison : "quand un homme est entraîné
de force par ses désirs malgré sa raison, ne remarquons-nous pas
qu'il se blâme lui-même, s'emporte contre ce qui lui fait violence,
et que dans cette sorte de querelle entre deux principes, la colère se
range en alliée du côté de la raison ?" (ibid.).
L'union de l'âme rationnelle au corps explique le mode irrationnel de
celle-ci que l'on nomme passionnel. La première passion du corps organique
est le désir grâce auquel il se meut et croît. La seconde
est l'aversion contraire grâce à laquelle il se conserve. La tempérance
limite le désir et le courage, l'aversion. Puisqu'elle est jointe au
corps, l'âme peut en subir l'action et donc en pâtir. Le corps pâtit
à son tour des autre corps qui l'environnent, de sorte que, selon l'action
de ces corps sur le corps, celui-ci, en fonction également de sa nature
et de ses dispositions, se sent attiré ou repoussé s'il possède
une âme. L'âme devient encore active en s'opposant à son
propre corps lorsque la tempérance règle son mouvement et réfrène
son désir. Elle peut aussi réfréner courageusement l'aversion.
C'est d'ailleurs par ces sortes d'actions contraires à celles du corps
que l'âme s'en distingue le mieux. Du fait d'être contraire au désir,
l'aversion se rapproche de la raison qui nie le sensible par son formalisme
et ses abstractions. Mais, de même que la vérité est le
composé de la matière et de la forme, le bien consiste en la proportion
du désir et de l'aversion ainsi qu'en la complémentarité
du courage et de la tempérance. Du fait de l'union de l'âme et
du corps naît la complémentarité de l'intelligible et du
sensible. D'un côté, on agit contre le sensible par aversion et
tempérance et, de l'autre, on agit conformément au sensible par
désir et courage. Le premier mouvement mène à la théorie,
le second à la pratique.
Aristote distingue deux usages inégaux de la colère : "on
ne peut que traiter de stupides ceux qui restent sans colère pour les
choses où il faudrait éprouver une colère réelle,
ainsi que ceux qui en ressentent d'une manière, dans un temps, ou pour
des choses où on ne devrait pas en avoir" {Éthique à
Nicomaque). Il précise que "l'homme qui tient en ce genre (la colère)
le milieu entre les deux extrêmes, est appelé homme doux, (...)
celui qui pêche par excès s'appelle le caractère irascible
(...). Celui qui pêche par défaut, sera (...) le caractère
flegmatique". Le fait qu'une colère soit idiote ou non dépend
des qualités réelles de l'objet de la colère. Un sujet
au caractère doux éprouve plus fréquemment des émotions
adaptées au conditions objectives. Ses émotions sont compatibles
avec une connaissance vraie des choses. En ce qui concerne la colère,
la douceur constitue donc le juste milieu entre l'attitude irascible et la flegmatique.
C'est une vertu morale et intellectuelle. A côté, les flegmatiques
paraissent sans opinions propres et capables d'obéir inconditionnellement
à n'importe quoi. Quant aux irascibles qui, au contraire, se fâchent
à peu près contre tout, ils n'usent qu'arbitrairement de leur
liberté de penser. La douceur est une vertu morale. Elle dépend
de la volonté prudente qui ne juge ni trop vite ni trop peu. Cette qualité
est sans aucun doute nécessaire au bon déroulement d'une discussion.
Aristote est modérément convaincu de la vertu de la colère
: "La colère qui nous enflamme le cœur entend encore la raison
dans une certaine mesure. Seulement, elle l'entend mal comme ces serviteurs
qui trop prompts dans leur zèle se mettent à courir avant d'avoir
entendu ce qu'on leur dit, et se trompent ensuite sur l'ordre qu'ils exécutent"
(ibid.). Il reconnaît néanmoins avec Platon que "la colère
même avec ses violences a quelque chose de plus naturel que les emportements
de ces appétits qui nous poussent qu'aux excès, et qui ne répondent
pas à des besoins nécessaires". La sagesse commence avec
l'esprit critique qui s'oppose aux appétits immédiats. Mais l'esprit
doit encore s'élever au dessus du sensible s'il veut atteindre son but.
L'opinion que la colère oppose au faits doit, selon Platon, s'achever
dans le calme de la raison. L'élément irascible détourne
l'âme d'objets apparemment ou réellement mauvais. Il est, semble-t-il,
plus prudent d'être irascible que flegmatique, même s'il est encore
mieux d'être doux. L'aversion paraît être au désir
ce que la raison est à la passion. Mais seule une rationalité
économe peut se contenter de rejeter ainsi tout désir par aversion
plutôt que de s'abandonner à certains. La prudence commande que
l'on se détourne de l'objet de façon la plus rationnelle possible.
Pour autant, il n'est pas raisonnable de tout prendre avec colère. La
douceur de la raison n'est pas tant l'aboutissement du caractère irascible
que la proportion entre les désirs et les aversions.
De manière générale, chacun éprouve pour certaines
choses à la fois une attraction et une répulsion. Ces états
contradictoires s'attachent principalement à des thèmes morbides,
comme dans l'exemple emprunté plus haut à Platon. En principe,
l'attirance ou le dégoût pour les objets est relative à
ce qui nous apparaît bon ou mauvais, à ce qui mène à
la santé et la vie ou à la maladie et la mort. Mais nous semblons
nourrir, sans toujours nous l'avouer, le désir de transgresser des interdits
qui d'habitude suscitent, conformément à la coutume, une aversion
pour certains objets. Ainsi, la colère peut être envisagée
comme l'expression du blâme et comme un débordement toléré
par l'opinion commune, pour une chose qui au fond pourrait susciter une certaine
envie dans certaines circonstances. Un sujet peut même entrer en contradiction
avec lui-même à propos d'un objet et ne pas réussir à
décider le meilleur entre un désir et une aversion. Cette contradiction
naît du conflit entre opinion commune et conviction personnelle lorsque
l'usage commande qu'on réprime une inclination personnelle naturelle.
S'il est en effet naturel que l'homme s'intéresse à la sexualité
et à la mort, en revanche il n'est pas convenable qu'il le fasse d'une
autre manière que celle prescrite par la coutume.
La colère est souvent l'expression d'une conscience morale qui s'éveille
lorsqu'une action lui paraît mauvaise. C'est une expression brutale et
impatiente. Elle est donc une impertinence répondant à une première
impertinence, comme le châtiment au crime. Une réaction de colère
face à une mauvaise action paraît un mal opposé à
un autre mal. Mais au lieu d'accroître le mal par le mal, le second mal
annule le premier. Cela paraît un accroissement de l'extérieur
mais est un dépassement pour les personnes concernées. La colère
est dictée parfois par l'opinion parfois par le bon sens. Elle blâme
son contenu injustement ou pas. On suppose que si elle est juste, elle est capable
de prendre une forme argumentée plutôt que performative. Au contraire,
une colère infondée n'a aucun argument convaincant à soumettre.
La colère est donc potentiellement bonne ou mauvaise. La colère
incline donc ou bien du côté de la raison, ou bien de celui de
la passion. Elle est passionnelle si son but est seulement de persuader et rationnelle
s'il est de rendre justice. C'est pourquoi il n'est pas suffisant pour un sujet
de s'opposer simplement avec colère aux penchants. D'ailleurs, cette
opposition colérique peut avoir lieu alors que le sujet incline sans
s'en rendre compte. Pire, une fausse bonne conscience empêche parfois
que l'on reconnaisse ses propres penchants. On ne peut donc pas faire un usage
systématique de la colère. Parmi les colères injustifiées,
il y a celles qui s'expriment par un discours qui contredit les actes effectués
par le locuteur. Ce cas de figure devient particulièrement absurde lorsque
c'est à cause de son propre discours et raisonnement que le sujet est
incapable de reconnaître la contradiction entre ses paroles et ses actes.
La colère contre un bouc émissaire, par exemple, prend rapidement
à cause de cela la forme de ce que l'on condamne injustement chez lui.
Vis-à-vis de la raison, la colère apparaît donc comme un
signal indiquant une entorse à la loi. Toutefois, la colère reste
un symptôme insuffisamment fiable de la moralité dans la mesure
où elle peut devenir l'alliée de la passion et même contribuer
à lui donner une apparence de moralité et de raison. Tout ce qui
nous fâche n'est pas injuste. Si l'on est fâché d'avoir quelques
sacrifices à faire, cela ne prouve pas que ce sacrifice n'est pas nécessaire.
Ce soupçon apparaît dans la définition que Freud donne de
la conscience morale. "La conscience morale est la perception interne du
rejet de certains désirs qui existent en nous, le plus important étant
que ce rejet n'a pas besoin de s'appuyer sur quelque chose d'autre, qu'il est
sûr de lui" (Totem et tabou). On ne peut qu'espérer que les
émotions, lorsqu'elles sont mesurées, puisse davantage servir
la raison que lorsqu'elles sont excessives, imprudentes et tendent à
la passion. Freud définit la conscience morale comme un rejet indémontrable
et axiomatique de certains désirs. Une moralité moins subjective
devrait donc pouvoir être déduite de principes formels comme, par
exemple, l'universalisation de la maxime de la volonté chez Kant. Cependant,
ce principe est lui-même difficilement démontrable et il peut être
sans valeur. Dans ce cas, il semble préférable de conserver une
maxime moins déterminée et plus empirique telle que : il convient
de ne pas rejeter tous les désirs mais d'en rejeter quelques uns.
La réaction affective colérique indique la perception d'une anomalie
contraire à l'opinion. Elle exprime une conviction. Notre moralité
repose sur la cohérence de nos croyances entre elles. La colère
est la saisie confuse d'une incohérence. C'est pourquoi elle adopte un
ton répressif. La colère succède au jugement d'après
lequel une chose est le contraire de ce qu'elle devrait être. La vigueur
de la colère tend à corriger les faits en vue d'un état
meilleur, de la même façon qu'on réprime quelqu'un pour
qu'il ne commette plus la même erreur. Pour autant, toute contestation
n'est pas morale. La colère demeure une passion tant qu'elle n'est fondée
sur aucun principe. Il se peut même que le principe utilisé ne
soit en fait qu'une hypothèse avivée par la passion. L'universalisation
de la maxime de la volonté chez Kant, par exemple, peut traduire une
haine de la sensibilité dans son ensemble et une sorte de préjugé
philosophique fondée sur le ressentiment. Il ne suffit pas qu'une contestation
soit consciente pour être morale, car on peut contester ou même
opiner selon une hypothèse qui nous est propre sans être objective.
Une contestation morale doit être rationnelle et fondée sur des
principes convaincants. Ainsi, on condamne l'escroc, non pas seulement parce
qu'il nous semble bon qu'il le soit, ou encore en vertu de l'impossibilité
de l'universalisation de l'escroquerie par rapport au système de l'échange
en général, mais aussi parce que l'escroquerie accentue l'inégalité
parmi les hommes.
6. La spontanéité de l'émotion.-
(retour sommaire)
L'émotion agit mécaniquement en nous et induit un comportement spontané. La passion, n'ayant comme fondement qu'une émotion subjective, ne peut en tirer qu'abusivement des conséquences pratiques objectives. Par définition, la passion est la détermination de la volonté pour un objet faux ou accidentellement vrai. Comme le comportement induit par une émotion repose sur une volonté indéterminée et sans objectif conscient, le passionné tend à penser que cette spontanéité est une volonté conforme à l'entendement, alors qu'en réalité c'est l'entendement qui se donne un objet conforme à la volonté ; de sorte qu'il finit par croire ce qu'il veut. La volonté déterminée rationnellement, au contraire, ne repose pas sur la seule émotion mais enveloppe dans sa justification quantité d'autres éléments. Quant à l'émotion elle-même, elle ne saurait être fausse puisqu'elle exprime seulement l'état dans lequel se trouve le sujet sans rien affirmer de l'objet. La volonté devient passionnée si elle se donne des mobiles faux inspirés par une disposition subjective. Par contre, on ne prétend pas, en agissant sous le coup de l'émotion, agir selon une règle consciente.
Les émotions constituent des mobiles confus de l'action que l'on ne
peut mesurer qu'à l'aune de leurs effets néfastes ou bénéfiques.
La cause de l'émotion est esthétique et contingente en ce qu'elle
est mécanique. L'émotion relève même d'un mécanisme
psychique complexe. Mal endiguée, l'émotion entraîne des
actes involontaires. Il n'est pas prudent de justifier son action par une émotion.
Une telle action n'est bonne ou mauvaise que par accident, sans décision
préalable. Les réactions affectives sont différentes selon
le cas. Si leurs conséquences sont heureuses, ce n'est pas parce que
le sujet les a prévues. Cependant, ces réactions peuvent être
appropriées. Si notre douceur donne à certains l'envie d'abuser
d'elle, notre colère doit pouvoir les en dissuader.
Les comportements attribuables à l'émotion ont des effets que
l'on peut évaluer. L'émotion peut être jugée appropriée
ou non aux circonstances. On peut très bien, par exemple, louer une réaction
spontanée parce qu'elle a permis un heureux événement.
On reconnaîtra cependant que nos réactions spontanées ne
sont pas toutes contingente si l'on remarque que la vertu de l'amitié,
par exemple, repose non pas sur une communauté d'intérêt
mais sur une base émotive adaptée aux circonstances. On admire
chez les amis et les amants un bonheur qui repose sur des émotions sincères
plutôt que sur un calcul intéressé. Mais l'émotion
ne peut constituer un motif qui permette de considérer un acte comme
responsable. C'est la volonté seulement qui est le critère de
la responsabilité et les émotions n'en sont tout au plus que les
instruments. Car l'émotion n'est pas le résultat d'un calcul.
Elle en serait plutôt le moteur. L'émotion précède,
accompagne et suit la volonté et n'est rien d'autre qu'une espèce
de perception. L'émotion naît spontanément et non au terme
d'une délibération. C'est la perception confuse d'un état
que l'on subit. Ensuite seulement, il y a la volonté claire d'atteindre
après réflexion une fin déterminée. Si, par contre,
l'état émotif est la fin de la volonté et lui succède,
alors ce sentiment n'est plus spontané mais simulé.
En outre, lorsque l'émotion se change en passion, la cause de l'action
n'est plus efficiente mais finale et éthique. La passion, au contraire
de l'émotion, se trouve justifiée par la volonté de celui
qui la possède. L'émotif connaît son intempérance,
le passionné la veut. Nous emprunterons à Aristote cet exemple
: "tout le monde trouve celui qui frappe sans colère (celui que
nous nommons le passionné) plus coupable que celui qui frappe dans son
emportement. Que ferait-il donc cet homme de sang froid s'il venait à
être transporté par la passion (entendons plutôt émotion)
? (Ethique à Nicomaque). On suppose qu'un agresseur calme a calculé
son geste et ses conséquences tandis qu'un agresseur emporté agit
sous le coup de l'émotion et se trouve lui-même être témoin
passif de son geste après coup. Si ce dernier blesse quelqu'un, on lui
en voudra moins qu'au précédent qui a voulu la blessure. Comme
l'écrit Kant : "plus petit est l'obstacle naturel, et plus grand
l'obstacle fondé sur des raisons du devoir, d'autant plus la transgression
(comme démérite) est imputable" (Métaphysique des
mœurs).
Le sujet est passif en tant qu'il ne fait que réagir, par son désir,
aux besoins et tendances qui s'imposent à lui, avec plus ou moins de
nécessité, en raison de son environnement particulier. La constitution
du désir à travers les émotions et les passions est principalement
mécanique. Il n'entre encore aucune volonté lorsqu'un sujet éprouve
un désir et tend, sans discuter, à le satisfaire. Ceci arrive
lorsque je me couche parce que j'ai sommeil, sans me forcer à veiller
pour une quelconque raison. Toutefois, lorsque nous distinguons précisément
l'émotion et la passion, nous remarquons que la passion obéit
à une maxime de la volonté apparemment objective tandis que l'émotion
ne le fait pas. Celle-ci ne saurait être fausse tant qu'elle reste proprement
subjective. Ce qui est condamnable dans la passion, c'est la maxime dont l'on
se sert à tort pour expliquer son action. Mais l'émotion elle-même,
en tant qu'elle ne s'autorise pas à durer pour quelque raison, ne saurait
être blâmable.
Bien que confuse, l'émotion est en rapport avec l'immédiat, tandis
que la passion entretient un rapport idéal avec le réel. Comme
la sensation, l'émotion révèle l'extérieur, mais
comme quelque chose de vague concernant l'atmosphère générale
d'une situation. L'émotion représente confusément le présent
que la sensation représente clairement, tandis que la passion ne représente
clairement que ce qui est absent. L'émotion est donc attribuable au sens
commun et la passion à l'imagination. La passion, du moment qu'elle reste
indifférente aux situations, s'oppose à l'émotion. En effet,
la passion est caractérisée par l'obstination et l'indifférence,
voire le cécité, par rapport au contexte réel. On peut
dire d'un homme emporté par la passion qu'il est insensible. Les passionnés,
tels que nous l'entendons, n'éprouvent que du mépris pour ce qui
leur est donné, ces choses n'ayant d'importance que comme moyen pour
une fin qu'ils se sont prescrite en imagination. L'instrumentalisation arbitraire
est donc une marque de la passion.
La passion est éthique, non pas en ce sens qu'elle serait moralement
bonne, mais parce qu'elle joue un rôle éthique dans le comportement
d'un agent. Le passionné n'est pas maladroit et n'agit pas en ignorant
ce qu'il fait. Il agit plutôt par ignorance et reste partiellement responsable
dans la mesure où les conséquences de ses actes sont volontaires,
délibérées et recherchées. Aristote remarque que
: "dans l'ivresse, dans la colère, on ne peut pas dire qu'on agisse
par ignorance ; l'on agit seulement sous l'empire de ces dispositions ; on n'agit
pas en connaissance de cause ; et c'est au contraire en ignorant ce qu'on fait"
(Ethique à Nicomaque). L'action mue par l'émotion est mécanique
et moralement neutre. Ce mouvement naturel devient éthique et implique
la possibilité du mal si la volonté suit une opinion fausse en
dépit de la vérité. Dans ce cas, le sujet ne subit plus
son émotion mais devient le principe de son action. Il est alors coupable
de se donner une erreur comme contenu de sa volonté alors qu'il aurait
pu et du se donner une vérité.
La sensation est généralement le corrélat de la détermination
spontanée d'une cause objective dans l'espace. L'émotion traduit
plutôt divers effets subjectifs perçus dans le temps. Toutes les
deux sont des éléments qui entrent dans la perception. Il y a
sensation de l'objet dans la sensation et sentiment de soi par l'objet dans
le sentiment. Ainsi, je sens l'odeur d'une rose et j'éprouve du plaisir
à sentir cette odeur. Par contre, la passion peut n'être qu'une
idée sans intuition. Aucun objet ne lui correspond dans l'espace. La
finalité de la passion n'a en réalité aucune objectivité.
Une finalité rationnelle, en revanche, est parfaitement conciliable avec
l'émotion et la sensation dans la perception à venir. Le passionné
à le tort de poursuivre comme fin un objectif qui ne peut ou ne doit
pas être atteint. Par contre, celui qui est rationnel mérite ses
perceptions par rapport à la fin qu'il se donne, alors que le passionné
reste dans la faute quelques soient les bénéfices pour sa passion.
7. Les degrés de la volonté.- (retour
sommaire)
On peut nommer désir l'appétit conscient et souhait le désir voulu. Cependant, un souhait n'est encore de lui-même ni bon ni mauvais. Il le devient par rapport à d'autres souhaits. La volonté est la somme des désirs et aversions devenus conscients que la raison essaie d'harmoniser entre eux. L'entendement travail à rendre distinct pour le sujet lui-même ses propres appétits. La volonté n'a plus ensuite qu'à se déterminer par rapport à ce savoir pour être rationnelle. Cependant, sa tâche est distincte de celle de l'entendement en ce qu'au lieu d'éclaircir chaque appétit, elle organise entre eux les désirs éclaircis de façon à établir une hiérarchie entre les souhaits. Ainsi, le manque de sommeil est à fuir selon l'entendement mais à poursuivre selon la volonté si l'on souhaite par exemple finir un travail en retard à temps. La volonté est dans la vérité lorsqu'elle parvient à la cohérence entre elles de toutes les tendances devenues conscientes. Avec la volonté et le pouvoir de se déterminer rationnellement vient aussi la conscience tragique de la contradiction entre différents souhaits. La volonté, comparée à l'entendement qui cherche à faire correspondre l'idée à l'objet, cherche la cohérence entre les idées qui représentent nos désirs. Cette capacité de s'autodéterminer rationnellement en établissant la valeur entre eux de nos différents désirs nous conduit à prendre conscience de la contradiction qu'il y a entre certains désirs.
Mais comment reconnaît-on qu'un souhait est effectivement souhaitable
ou un désir, désirable ? Nous définissons le souhait comme
ce qui se rapporte au bien apparent souhaité plutôt que souhaitable
absolument. Le bien apparent n'apparaît pas initialement comme tel. On
prescrit parfois un médicament jugé bénéfique avant
d'apprendre qu'il produit des effets secondaires néfastes. C'est seulement
si un même agent peut faire préalablement la différence
entre le souhaitable et le souhaité, et s'il choisit néanmoins
le souhaité seulement, qu'il agit selon une mauvaise intention. Spinoza
affirme néanmoins que "nous ne nous efforçons à rien,
ne voulons, n'appelons ni ne désirons aucune chose parce que nous la
jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce
que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appelons et désirons"
(Éthique). Le désir est la cause du souhait et de la volonté.
Spinoza critique la thèse de Descartes selon laquelle l'entendement doit
juger de ce qui est bon avant que l'on se détermine à le vouloir.
C'est au contraire parce que la volonté agit d'abord en nous que nous
jugeons bon ce qu'elle nous indique, de sorte que ce que je veux est immédiatement
jugé bon. La thèse de Kant se situe à l'antipode de celle
de Spinoza. Pour Kant "La moralité ne vaut pas pour nous parce qu'elle
présente un intérêt (...), mais c'est que la moralité
présente un intérêt parce qu'elle vaut pour nous en tant
qu'hommes" (Fondements...). Le désir est, pour lui, totalement différent
du souhait purement rationnel de la volonté libre. Kant défend
la thèse d'un intérêt moral ou plutôt d'une valeur
morale propre à l'homme et coupée de tout attrait empirique. La
volonté dans ce cas obéit à la raison qui prescrit qu'une
chose est autorisée ou interdite en général. Il ne s'agit
plus exactement de faire obéir la volonté à l'entendement
comme chez Descartes, et encore moins l'entendement à la volonté
comme le réclamait Spinoza, mais de faire obéir la volonté
à la raison.
La volonté permet de douter de son désir et de le relativiser.
Comme l'explique Leibniz, le désir "est une sorte de velléité
par rapport à une volonté complète : on voudrait par exemple,
s'il n'y avait pas un plus grand mal à craindre si l'on obtenait ce qu'on
veut, ou peut-être un plus grand bien à espérer si on s'en
passait" (Nouv. Essais...). On peut aussi être conscient de son appétit,
c'est-à-dire désirer, sans acquérir la volonté de
tempérer ce désir si on le souhaite ni trouver la patience et
la force nécessaire à cela. Un premier moment de l'action volontaire
consiste à comparer son désir à d'autres pour en établir
la valeur, comme lorsqu'on évalue son désir présent par
rapport à l'avenir. Mais le second moment, davantage empirique, consiste
à trouver la force d'agir sur son désir selon l'ordre de la volonté.
A défaut de parvenir à s'appliquer, la volonté devient
le moteur du remords et de la souffrance morale, laquelle peut parfaitement
accompagner une jouissance physique.
La volonté n'est pas nécessairement opposée au désir.
Elle est plutôt relative au désirable et à l'indésirable
et à leur équilibre réfléchi. Le désir est
donc différent de la volonté et s'oppose à l'aversion.
Il n'y a pas entre le désir et la volonté d'opposition comme il
y en a entre le désir et l'aversion qui lui est contraire. Ainsi, on
peut vouloir un désir comme celui d'offrir un cadeau, ou encore vouloir
faire un cadeau contrairement au désir de le faire, avec indifférence
ou aversion, seulement par intérêt pour obtenir les faveurs de
quelqu'un sans l'aimer. Par ailleurs, le désir sans volonté est
le désir que ne réfrène aucune aversion. L'excès
du désir vient du défaut de volonté et du manque d'équilibre
par rapport à l'indésirable. Il est par conséquent impossible
de comprendre la volonté indépendamment du désir ou contre
lui. Le désir est le contenu de la volonté et fait partie, avec
d'autres désirs et les aversions, de la volonté. La volonté
est formellement libre mais elle doit être équitable par rapport
à son contenu. La volonté doit pouvoir en outre transformer un
désir en indifférence ou aversion, une aversion en indifférence
ou désir, et une indifférence en désir ou aversion. Pour
cela, la volonté doit former un système équilibré
d'attractions, de répulsions et de concours des forces. La meilleure
volonté n'est pas celle qui décide d'être soit prodigue
soit économe, mais c'est celle qui est prodigue à hauteur de ses
économies et pour qui il n'est pas plus important de recevoir que de
donner.
Idéalement, l'appétit, le désir, le souhait et la volonté
sont une même chose, une même tendance, un même mouvement,
destiné au perfectionnement d'un être. Toutefois, si cette tendance
n'était pas discontinue, il n'y aurait aucune raison de distinguer différents
degrés dans la volonté. Il y a différentes espèces
de volonté qui apparaissent à différents degrés
selon qu'elle contribue mieux ou moins bien au perfectionnement de l'être.
Au plus bas niveau, il y a la satisfaction immédiate du plaisir qui est
contingente et ne concerne qu'une infime partie de l'existence et, au plus élevé,
il y a l'intelligence permettant de délibérer sur notre existence
entière et, même au-delà, sur l'existence des hommes et
du monde.
Le rationnel s'oppose à l'irrationnel comme l'âme au corps. Il
y a la même différence entre penser et sentir qu'entre la volonté
entière et l'appétit. Entre les deux apparaît le fait de
penser à l'apparence du bien et de se tromper. Ainsi la volonté,
lorsqu'un bien est reconnu comme apparent tout en étant désiré,
peut s'opposer à l'appétit. Sans cette contradiction avec soi,
il n'y aurait ni bien ni mal, car ne serait bien que ce qui obéit à
l'appétit et ne serait mal que ce qui s'y oppose, sans aucune référence
à un principe commun d'identité. En tant que l'âme est jointe
au corps, nous avons des opinions qui restent intermédiaires entre la
science et les apparences. Une opinion devient bonne si elle s'accorde à
la raison, laquelle apparaît après que des opinions se soient révélées
avec ou sans correspondance avec d'autres. Ce n'est pas simplement le rapport
de l'opinion au sensible qui la rend bonne ou mauvaise mais aussi sa résistance
aux opinions contraires. C'est la thèse qu'avance Descartes en expliquant
que c'est le manque de cohérence entre les idées qui différencie
le rêve de la veille et non la correspondance au faits puisque le sujet
à des perceptions claires et confuses dans les deux cas (Réponses).
La volonté et le désir tendent également à la perfection
de l'être mais de façon différente. Les désirs peuvent
s'opposer entre eux. Car ils agissent en fonction de l'immédiat sans
voir les conséquences à long terme de leur satisfaction. La volonté,
au contraire, empêche la précipitation du désir et se persuade
des raisons de ne pas l'assouvir. La volonté représente un progrès
par rapport au désirs en ce qu'elle résout leur opposition par
leur mise en ordre. Si je désire à la fois lire du français
et de l'anglais, je choisirai l'un ou l'autre selon ma fatigue, mes projets,
etc. En outre, pour la volonté, un grand bien peut naître d'un
petit mal et un grand mal, d'un petit bien. Ce que l'entendement reconnaît
de mauvais dans le désir, la volonté s'y oppose sans que le désir
cesse toujours pour autant. Deux forces s'affrontent alors dans le même
sujet. L'âme est embarrassée lorsqu'il s'agit de s'opposer, par
des arguments, au corps impatient et rompu aux habitudes. Ainsi le bien ne procède
pas simplement de la connaissance de ce qui cause le mal mais aussi de la capacité
d'opposer à soi-même sa propre force. Si la volonté incline
initialement vers le présent, l'entendement permet d'envisager l'avenir
et de comparer les différentes conséquences d'un désir
dans le temps. La volonté présente rencontre le devoir de se limiter
ou de s'étendre. Mais ce devoir, que l'on se commande à soi-même
comme un conseil, n'a pas en lui-même le pouvoir de retenir les actions
auxquelles le corps est habitué. Ainsi, l'assuétude ne cesse le
plus souvent que lorsqu'une bonne raison nous motive, comme une maladie, une
grossesse, etc.
8. La force de la volonté.- (retour
sommaire)
Du point de vue spéculatif, la volonté doit incliner en faveur de l'entendement plutôt que du sentiment. Mais dans la pratique, la spontanéité peut entrer en contradiction avec la volonté qui se trouve alors sans effet réel. Un homme peut songer accomplir des actes qu'il juge parfaits et se trouver ensuite, en situation, agir selon des sentiments de façon contraire à ce qu'il voulait. Plus précisément, le sujet peut vouloir faire ce qu'il doit et ne pas pouvoir le faire sans que rien d'extérieur ne semble pour autant le contraindre. C'est alors au niveau de l'émotion qu'il devient possible d'agir en tant qu'elles peuvent être de différentes sortes selon les représentations que nous nous donnons. Notre faiblesse à réaliser notre volonté ne vient pas nécessairement de la contrainte d'objets extérieurs, mais aussi de la force de nos tendances propres, de sorte que nos gestes sont empêchés ou contraints comme si une main prenait l'autre pour lui faire accomplir une chose contre son gré. Ce conflit intérieur peut s'apaiser si la volonté trouve un allié parmi les penchants qu'elle sollicite grâce à la liberté de se donner une représentation. Celui qui, lors d'un incendie, répugne à escalader une échelle étroite au dessus du vide devra se représenter plus fortement ce qui se passera s'il ne le fait pas.
Comment la volonté s'oppose-t-elle au désir ? Comment juger de la valeur de son désir et le corriger ? Si chacun est libre, il est permis d'espérer que nous évitions par nous-mêmes le mal qui nous dresse les uns contre les autres. Le meilleur moyen d'y parvenir est de déterminer de quelle façon il est possible d'user de sa liberté à bon escient. La tâche de l'entendement est de déterminer la vraie nature du désir pour voir en lui ce qui est mauvais. Ce n'est qu'ensuite que la volonté se donne les moyens de lutter convenablement contre le désir en s'y opposant, en le corrigeant. La volonté, par le moyen d'une représentation qu'elle se donne, peut opposer un désir à un autre et contrôler les sentiments. Ainsi, la volonté a la liberté d'éviter le mal, à condition qu'elle puisse d'abord évaluer ses désirs. Elle le fait par les représentations qu'elle peut opposer entre elles afin de lutter contre certaines inclinations. Ainsi, l'automobiliste attiré par la vitesse peut être sensibilisé par une représentation de l'accident qu'il pourrait entraîner. Néanmoins, un mal connu n'est qu'à moitié vaincu. Il est difficile de déterminer le moteur et la conséquence du désir. Il est encore moins facile de le combattre. Nous connaissons tous le supplice de savoir quelle est la cause du mal sans pouvoir y remédier. La volonté augmente la faculté de connaître théorique mais ne sert pas directement la faculté d'agir pratique. Je ne peux connaître les tenants et aboutissants de chaque désir et, avec ce que je connais, je ne peux pas toujours les dominer. La conquête du contrôle de soi est jalonnée par deux obstacles : la complexité de nos désirs et la faiblesse de notre volonté par rapport à notre spontanéité et notre réactivité.
La volonté a besoin d'un moteur qui pourrait être justement l'émotion.
Le rire et la colère sont-ils bénéfiques ou bien néfastes
ou encore indifférents pour l'éthique ? L'homme s'oppose à
lui-même et entre dans la contradiction lorsqu'il s'agit de se conduire
moralement. Après avoir pris du recul par rapport à ce qu'il fait,
il retourne ses forces contre lui-même pour corriger ses impulsions. Le
rire et la colère auront un intérêt éthique si la
volonté peut se donner une représentation à contempler
pour elle-même et sa propre transformation. Ceci n'est possible que dans
la durée avec une réflexion suivie sur un type d'action et avec
une meilleure détermination de celui-ci à mesure qu'on le connaît.
L'action pratique qui utilise les émotions ne vient pas tant d'une décision
ponctuelle purement théorique que d'un perfectionnement graduel de la
spontanéité. Pour que ce soit possible, le sujet doit avoir la
capacité d'alterner différents états, d'administrer les
tensions, ne serait ce que pour résoudre les contradictions qui naissent
dans l'entendement. Il ne s'agit pas tant de réfréner les pulsions
que de les canaliser. Le rire et la colère peuvent permettre de transposer
des élans agressifs réels dans un plan symbolique et autoriser
que l'on débatte plutôt que l'on se batte. En cas de dilemme, par
exemple, entre la punition et le pardon, il ne s'agit pas tant de choisir l'un
des termes que de trouver une proportion entre les deux adaptée au délit.
Il y a également une tension possible entre une émotion que l'on
ressent et une que l'on pourrait ressentir. Etablir un équilibre entre
ces deux états réel et virtuel permet de gérer les conflits
sur le plan moral autant que physique.
Si l'émotion relève de la même catégorie que le désir,
elle constitue un obstacle contre lequel la volonté lutte. Mais si elle
est sans grand effet, elle reste extérieure au conflit de ces deux facultés.
Si l'émotion répond au désir immédiat, comme lorsqu'on
s'emporte dans sa colère, elle peut être contraire à la
volonté que l'on a autrement de ne pas se fâcher. Cependant, l'émotion
peut être bénéfique pour la volonté et lui servir
d'aliment pour lutter contre la passion. Dans ce cas, la diversité des
émotions joue contre la raideur de la passion. Notre capacité
à éprouver de multiples dispositions nous permet de changer d'état
et de ne pas rester prisonniers d'une seule et unique tendance. Les émotions
jouent un rôle dans l'usage positif de la volonté qui ne se contente
pas seulement de modérer les abus du désir. La volonté
se laisse attirer autant qu'elle réprouve. La volonté doit lutter
contre les passions mais avec les émotions. Car la volonté a besoin
de la diversité des états du sujet pour lutter contre sa tendance
prédominante. La volonté ne s'épuise pas à seulement
lutter contre un penchant particulier mais elle se renforce en donnant libre
cours à des désirs encouragés. On ne conseil pas un homme
rongé par l'inquiétude de ne simplement plus songer à ce
qui l'inquiète mais on l'encourage également à imaginer
ce qui pourrait qui pourrait le distraire.
II. ACTION- (retour sommaire)
L'émotion est un élément constant de l'action humaine. Elle intervient dans l'opération propre à l'âme de mettre les corps en rapport. De la plus grande action de l'âme résulte le pur rapport derrière lequel disparaît l'effet de la nature sur nous. L'émotion naît spontanément avec les différents actes de synthèses par lesquels le sensible devient intelligible. Cette synthèse, à mesure qu'elle est encouragée par la volonté, éloigne la conscience des effets sensibles immédiats, au point que ce qu'elle éprouve ne dépend plus, à la fin, que de sa propre action. En revanche, lorsque l'action de l'âme est modérée, l'action de la nature est sensible. L'émotion naît de cette tension entre les forces de l'âme et du corps. La volonté de l'âme diminue à mesure qu'augmente la réceptivité du corps. L'émotion involontaire est spontanée et corporelle ; l'émotion volontaire, elle, s'attache davantage à la réussite d'une action.
1. L'expression de l'âme.- (retour
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Pour étudier les émotions, il faut d'abord traiter de l'âme qui possède ces émotions. On entend par âme le principe du mouvement propre à une chose. Les émotion de l'âme sont engagées dans son action par rapport au corps. La personne possède des émotions qui lui sont propres en tant qu'elles ne sont pas contraires à sa volonté. Mais les sentiments qu'on éprouve contre notre gré sont moins propres à l'âme qu'au corps. Les émotions qui s'inscrivent dans notre action ne nous gênent pas, alors que celles qui s'y opposent nous affaiblissent.
Le rire et la colère sont des émotions de l'âme. Ce sont
des espèces de joie et de tristesse propres à l'âme. Parce
que l'âme est capable de joie et de tristesse, ce qui possède une
âme rie ou se fâche. Il n'y a ni joie ni tristesse pour ce qui n'a
pas d'âme. La joie et la tristesse sont des dispositions naturelles de
l'âme plus générales que le rire et la colère. Car
la rêverie et le remords sont encore d'autres espèces de joie et
de tristesse. Par contre, aucun corps n'éprouve pareilles émotions
ni aucun sentiment similaire. Le rire manifeste la joie, tout comme les expressions
du visage. La colère, les larmes ou l'aboulie manifestent la tristesse.
Il n'y a pas de vrai rire sans joie ni de vraie colère sans tristesse.
Le corps exprime des émotions et les rend visibles ou audibles. Si ce
qui est visible n'exprime pas une émotion ressentie, c'est qu'une autre
est peut-être simulée. L'âme qui ne laisse pas paraître
ses émotions peut encore feindre d'en avoir quand elle en a peu, ou de
ne pas en avoir lorsqu'elle en a beaucoup. Descartes décrit cet art de
feindre de la façon suivante : "toutes les actions, tant du visage
que des yeux, peuvent être changées par l'âme lorsque, voulant
cacher sa passion, elle en imagine fortement une contraire, en sorte qu'on s'en
peut aussi bien servir à dissimuler ses passions qu'à les déclarer"
( Les Passions...).
Bien que le corps soit nécessaire pour que l'âme éprouve
des émotions, les émotions viennent de l'âme et lui appartiennent.
Dans la sensation le corps va à l'âme, la matière à
la forme. Mais dans l'émotion l'âme s'exprime et va au corps comme
la forme à la matière. Dans l'émotion l'âme est donc
en parti motrice. "A l'expression humaine appartiennent, lit-on chez Hegel,
la station droite absolument parlant, l'éducation, particulièrement
de la main à titre d'instrument absolu, de la bouche, le rire, les larmes,
etc., et, répandu sur le tout, le son spirituel qui révèle
immédiatement le corps en tant qu'extériorité d'une nature
supérieure" (Encyclopédie...).
Qu'est-ce que l'âme ? C'est d'après Platon ce qui se meut soi-même (Les Lois), la forme réalisée selon Aristote (De L'âme), une chose qui pense pour Descartes (Méditations...), ou encore une substance animée contenant un monde de diversité selon Leibniz (Foucher, 1686). L'âme seule à la capacité de se mouvoir contrairement au corps mu par un autre. Elle n'est pas entièrement séparée de la matière. Mais elle n'est pas sensible et n'a sans doute aucune extension. Elle ne peut, comme le démontre Kant, "s'assigner elle-même aucun lieu puisque pour ce faire, il faudrait qu'elle se fasse objet de sa propre intuition externe et se place elle-même hors d'elle même : ce qui est contradictoire" (Sur L'Organe de l'âme). Il m'est impossible de présenter mon âme toute nue à personne, pas même à l'aide d'une radiographie. Quant à l'âme d'une autre personne, je ne saurais la connaître autrement que par mon âme, obscurément, par l'intermédiaire du corps. Elle n'est compréhensible qu'à partir de la matière car elle n'est que l'unité formelle d'une diversité matérielle. La matière de ce qui a une âme peut être envisagée comme moyen et partie de la totalité qu'elle forme. L'âme est l'action principale et la fin des diverses causes matérielles qui concourent en elle. Aussi l'âme est elle le mouvement propre à une chose qui offre la raison des mouvements qui sont en elle. La forme est l'action rationnelle qui s'exerce par une matière. Elle est la finalité qui rassemble la disparité apparente de la matière. "La colère, nous dit Aristote, est formellement un appétit de vengeance et matériellement un bouillonnement de sang autour du cœur" (De l'Ame).
La tension entre les différentes définitions de l'âme données par les philosophes concerne son statut appétitif ou intellectif. L'âme intellective est absolue et immortelle, l'âme appétitive est incarnée et hétéronome. L'âme appétitive est l'âme en tant qu'elle existe avec le corps et lui est unie. Cette âme empirique est en rapport avec des objets réels et concrets. L'âme intellective, par contre, se suffit à elle-même. Elle est indépendante de l'expérience et purement abstraite. L'âme appétitive est en même temps motrice, nutritive et sensible. On ne conçoit pas l'appétit sans sensations ni besoins ni mouvements. L'appétit nous meut vers la sensation de ce dont on a besoin. L'appétit consiste à désirer un objet et à le rejoindre pour le sentir. Il initie le mouvement nécessaire à la santé d'un organisme. L'appétit est la relation dynamique essentielle entre le sujet et l'objet. La respiration est ainsi le meilleur rapport à atteindre entre l'air et le vertébré. Quant à l'intellect, son calcul ne serait que formel s'il n'avait aucun contenu sensible. La seule âme sans corps que l'on puisse concevoir est une âme impersonnelle, générale et sans relief singulier. D'un point de vue empirique, l'intellect prolonge la partie appétitive de l'âme et en est l'instrument. Il contribue à améliorer notre relation aux objets. Cependant, l'âme purement intellective communique avec l'âme du monde, c'est-à-dire le logos qui régit tout dont parle le fragment de Héraclite. L'âme appétitive est au contraire la partie incarnée de l'âme dans la matière et propre aux individus. L'appétit à le défaut de ne pas suivre la raison en tant qu'il s'intéresse à des objets passagers, tandis que l'intellect s'attache à des objets immuables. L'amour des êtres mortels à toutes les chances d'être déçu à cause de leur disparition, alors que celui des êtres immortels ne peut l'être en raison de leur permanence. Les émotions du rire et de la colère, étant des indicateurs de l'occasion et de l'atmosphère actuelle, se rattachent à l'âme appétitive. Néanmoins, ces émotions importent pour l'intellection dont elle sont des espèces - ou plutôt des variétés dont l'espèce serait la passion et le genre, la raison. Nos émotions, bien qu'attachées à l'instant dont elles dépendent, sont en rapport avec nos désirs habituels ainsi que nos pensées courantes. Aussi, elles s'intègrent parfaitement dans un système comprenant des objets fugaces, durables et éternels qu'il faut harmoniser entre eux. On distingue ainsi la bienveillance passagère, l'amitié fidèle et le respect d'autrui qui s'attachent à ces objets variés, spéciaux ou généraux. On s'amusera d'une maladresse, on partagera nos goûts et peines avec d'autres, on respectera ou enfreindra les lois.
Selon un schéma continu l'émotion est partie de la passion laquelle est à son tour partie de la raison qui est le tout. On dit cependant que la raison s'oppose aux passions. Mais pour que les relatifs s'opposent, il faut que chaque terme soit considéré absolument. Ainsi, pour illustrer notre propos, la joie devient l'amour qui la contient, lequel devient la sagesse qui contient l'amour et la joie. Celui qui fait de sa joie présente un motif d'amour et qui ne voit jamais rien de plus sage que ce qu'il aime est, sans toujours le savoir, pris dans une contradiction. Mais celui dont l'amour est bienveillant et respectueux et dont la joie est sincère n'a pas à opposer sa passion à la raison ou son émotion à la passion. Si l'amour entre en contradiction avec la sagesse, c'est qu'il se considère comme suffisant. S'il se considère au contraire comme insuffisant, alors il se conçoit comme relatif par rapport à la sagesse. Celui qui place son amour au dessus de la sagesse sacrifiera injustement ses proches et ses biens au profit de sa passion, tandis que celui qui avant tout sera sage sera capable d'atténuer sa passion et de la réfréner pour ne léser personne injustement.
2. Le désordre du corps.- (retour
sommaire)
L'âme est le mouvement interne d'un organisme qui, par son ordre et sa
régularité, est, d'après Platon, au plus proche de l'intelligence.
Le corps renvoie plutôt aux mouvements désordonnés extérieurs
à l'organisme, c'est-à-dire à la matière singulière
et contingente. L'âme d'une semence est de croître pour atteindre
toujours mieux la matière qui l'alimente et son corps sera son extension
irrégulière par rapport aux obstacles. L'âme apparaît
comme la fin de la matière contenue dans sa forme, tout comme la relation
peut être la fin des termes. La relation est plus parfaite que chaque
terme pris séparément. La volonté parfaite du sujet est
semblablement la relation commune à toutes les passions. La finalité
d'un organisme qui confère un sens à toute sa matière est
une relation réglée entre tous les phénomènes physiques.
La matière extérieure à celle animée par cette force,
et donc indifférente à sa mise en rapport, pourra constituer un
obstacle et donc un objet. Dans ces conditions, une volonté parfaite
est celle qui accorde entre elles toutes ses passions de façon qu'aucun
objet ne soit pour elle un obstacle trop insurmontable.
L'âme est l'action propre à un être en vertu de laquelle
il commande au lieu d'obéir. Pour Platon, "tout corps qui tire son
mouvement du dehors est inanimé ; celui qui le tire du dedans, c'est-à-dire
de lui-même a une âme, puisque la nature de l'âme consiste
en cela même" (Phèdre). Un navire qui naviguerait au gré
du vent ne serait qu'un corps ballotté par les flots, mais un navire
qui se dirige grâce au vent dans la direction qu'il s'est fixé,
qu'il y parvienne ou non, a une âme, l'âme du pilote plus précisément.
Platon explique ailleurs que "de tous les mouvements, le meilleur est celui
qu'un corps produit par lui-même en lui-même, parce que c'est celui
qui est le plus proche du mouvement de l'intelligence et de celui de l'univers.
Le mouvement qui vient d'un autre agent est moins bon" (Timée).
Ce qui arrive par accident est négatif au sens où il contrarie
un mouvement établi d'avance à accomplir. Le meilleur mouvement
est celui qui atteint son but sans encombre. Leibniz imagine que si la pierre
avait de l'esprit, elle aurait le moyen de se détourner des obstacles
qui l'empêche de s'acheminer vers le centre de la terre comme son appétit
le réclame (Nouveaux essais). Ceci illustre assez bien en quoi l'intellect
est la perfection de l'appétit pour l'âme.
L'âme est en somme le principe interne du mouvement de l'être et
la raison de cet être. Les mouvements issus des corps extérieurs
ne sont pas propres à l'être considéré et sont, pour
lui, comme des limites contingentes. L'âme est donc la cause du genre
tandis que le corps est ce qui fait, à partir du genre, l'être
singulier et diversifié. On peut se représenter la chasse selon
le corps, comme un événement violent et le spectacle d'une dépense
désordonnée, ou selon l'esprit qui veut que les animaux se nourrissent.
Par ailleurs, seule l'âme humaine est réfléchie en ce sens
qu'elle aperçoit le principe interne des choses, tandis que les êtres
dénués de raison ne perçoivent que des effets externes.
L'âme animale ne fait que percevoir des effets et y réagir pour
atteindre par instinct son but. L'âme humaine, par contre, peut se fixer
des objectifs en connaissance de cause et en toute conscience.
En tant que mouvement, l'âme est immatérielle. D'après Hegel, "l'âme n'est pas seulement immatérielle, mais elle est l'immatérialité universelle de la nature, la vie idéelle simple de celle-ci" (Encyclopédie...). Il ne faut pas opposer définitivement l'âme immatérielle et la nature matérielle mais comprendre l'âme comme ce qu'il y a d'immatériel dans la nature et le corps comme cette même nature du côté matériel. Ainsi, la maison est d'un côté un abris, de l'autre un composé de pierre et de bois. L'âme est donc moins une chose qu'un rapport entre les chose. L'âme est un rapport entre des termes porté à se particulariser à mesure qu'elle se matérialise. L'âme n'est donc pas seulement dans le sujet ou dans l'objet mais aussi entre les deux comme la sensation est entre le sensible et le sentant. L'âme est un rapport réglé entre les corps. Il y a pour chaque âme une matière qui est la diversité qu'elle contient. L'âme d'un homme contient tous ses composants matériels ; l'âme humaine est commune à tous les individus. Plutôt qu'une substance subjective ou objective, l'âme est un principe métaphysique grâce auquel on comprend l'être en général par rapport aux étants particuliers. "L'inégalité qui a lieu dans la conscience entre le Je et la substance qui est son ob-jet, écrit Hegel, est leur différence, le négatif en général. On peut le regarder comme le manque des deux, mais il est leur âme ou ce qui les meut" (Phénoménologie...). L'âme d'une substance est ce qui fait que dans une substance différentes matières s'organisent pour la former. Il faut distinguer cette direction du mouvement réglé des corps eux-mêmes, même si c'est par l'observation de ces derniers qu'on perçoit la première. Cette activité ordonnatrice de l'âme s'oppose à l'activité désordonnée des corps disposés au hasard.
Métaphysique signifie au-delà du mouvement, alors qu'est physique
ce qui dure, ce qui naît et périt. On qualifie les principes de
métaphysiques car il subsistent avant ce qui apparaît. Appliquée
au mouvement, la métaphysique donne le principe du mouvement. L'âme
d'une chose est son mouvement propre opposé au mouvement accidentel et
contingent, et donc à la violence de ce dont elle pâtit. La métaphysique
se soucie peu de la durée des choses, comme le fait qu'une chanson dure
trois minutes, mais s'interroge sur la durée elle-même dont elle
cherche le sens. Son analyse repose sur des principes comme le début,
la fin, l'avant et l'après. Le métaphysicien se demande ce dont
il est question à chaque fois que l'on s'intéresse au temps. En
outre, il envisage les circonstances existentielles possibles du changement
telles que le hasard, la contingence et les actions violentes qui viennent menacer
l'ordre d'un mouvement régulier.
L'ontologie est métaphysique et non physique en ceci que ce qui est physique,
l'étant, apparaît et disparaît. L'âme et l'être
sont l'objet de la métaphysique en tant qu'ils sont principes de ce qui
devient. Nous avons un rapport physique aux états, à telle fleur,
à tel animal, etc. ainsi qu'un rapport métaphysique aux fleurs,
aux animaux, dont on peut parler en général. Ce dernier rapport
est propre à l'âme qui, si elle conserve un rapport au devenir,
ne le fait que formellement en s'interrogeant sur le sens du changement et donc
sur ses principes : apparition, disparition, génération, corruption
etc. Or la violence est un thème métaphysique du fait de s'opposer
à l'âme. Dans la nature, il n'y a pas, d'après Descartes,
violence mais tendance des corps à se détruire et s'engendrer
les uns les autres (Morus, 1649). Puisqu'on physique cette absence de contradiction
interdit la moralité, il n'y a guère que la métaphysique
qui puisse être morale en s'occupant de ce qui contredit ses principes.
Si l'on observe les tendances réunies de la nature comme phénomènes,
on verra une complexité semblable à celle de l'écume mais
pas la contradiction, la violence contre un mouvement animé. Le thème
de la contradiction apparaît seulement en moral lorsque la simplicité
d'un acte se voit opposer de multiples mouvements contraires qui peuvent conduire
à la destruction de l'être animé à l'origine de l'acte.
L'âme d'un état de fait, au sens large, est la fin du mouvement
qui a lieu. L'âme pâtit en tant qu'elle subit la force d'une autre
âme dont l'essence est d'agir. Si le corps agissait sur l'âme, nous
serions contraints d'affirmer que le corps est l'âme et que l'âme
est le corps. Donc, il est préférable de dire qu'une âme
agit sur une autre âme par l'intermédiaire du corps. L'âme
est la fin du mouvement d'un être inscrite dans sa forme. Les différentes
âmes pâtissent les unes des autres en tant que leur action vers
une fin est différente. L'activité de se nourrir du petit poisson
est empêchée par l'activité de se nourrir du gros poisson
qui l'avale. Ce qu'il reste du petit poisson qui a perdu l'âme est un
corps inanimé qui, peu à peu, est dissocié pour nourrir
l'activité du gros poisson. Lorsqu'une âme agit sur une autre par
l'intermédiaire du corps, l'élément corporel à tendance
à passer d'un organisme à un autre. Les âmes peuvent être
aussi représentées comme différents plis que prend la matière.
L'âme est le tout et la fin des parties qui sont pour elle autant de moyens
de se réaliser entièrement. Cet objectif ne peut pas être
atteint si des causes extérieures viennent s'opposer à son propre
mouvement. Car dans ce cas, ses parties deviennent parties d'autres chose qu'elle.
Son imperfection vient alors de ce qu'il y a plus parfait et moins faillible
qu'elle. L'âme à besoin du corps pour se réaliser et le
défaut du corps l'abîme. Le défaut principal du corps est
de pouvoir devenir le corps d'un autre. Le malade à qui l'on greffe un
organe étranger devient la nouvelle âme de ce corps. L'âme
en bonne santé est celle qui possède ni pas assez ni trop de corps
pour accomplir sa fonction. Lorsque le complet pâtit d'un meilleur que
lui, c'est comme si ce qui était âme devenait corps d'une autre
âme. Par conséquent, si l'âme et le corps se transforment
réciproquement, on peut affirmer également qu'il n'y a que des
âmes ou que des corps. Le corps à une âme si son mouvement
obéit à un certain ordre. Il quitte une âme pour une autre
dès lors qu'il suit un nouvel ordre. Ainsi, la chair d'un petit poisson
devient celle du gros qui l'ingère. Si l'on ne s'intéresse qu'au
mouvement et à sa direction, on s'intéresse à l'âme.
Ainsi, on peut observer la flore et la faune d'un lieu et recueillir une foule
d'informations, mais il importe également de saisir le rapport entre
tous ces corps dans l'ensemble de l'écosystème.
Un être a une âme en tant qu'il est partiellement libéré de l'action des impressions et des idées. Nous dirions volontiers que l'âme est le monde selon une seule vision. C'est ce que suggère cet extrait de Leibniz : "il y a une grande variété dans nos pensées ; or cette variété des pensées ne sauraient venir de ce qui pense, puisqu'une même chose seule ne saurait être cause des changements qui sont en elle. Car toute chose demeure dans l'état où elle est, s'il n'y a rien qui la change" (Foucher, 75). L'âme doit avoir une certaine stabilité, une activité par elle-même, pour recevoir des impressions du corps. Sans cette résistance, elle serait elle-même un maillon d'une chaîne causale. Il n'y a de changement que pour ce qui résiste au changement et non pour ce qui s'y trouve. S'il nous semblait que rien ne change autour de nous, c'est parce que nous serions dans le même mouvement que ces choses et, à ce titre, nous ne serions pas de ce point de vue autre chose que des corps parmi les choses. Les passions sont des pensées involontaires issues du sensible. Les pensées volontaires naissent de l'augmentation de l'action de l'âme. Nous possédons donc des idées temporelles par un autre et des idées éternelles par soi. Les premières sont particulières et confuses ; les secondes, générales et distinctes. Ces dernières viennent du sujet qui les abstrait. Les sens nous mettent en relation avec d'autres choses qui suivent leur mouvement propre et qui ne sont connues qu'à l'occasion de façon imparfaite selon la façon dont on les rencontre. Par contre, quelque soit le nombre de ces rencontres, il y a toujours une même chose qui est connue et qui est rencontrée dans différentes expériences. Dans l'expérience, deux types de connaissances se mélangent sans qu'on distingue immédiatement ce qui vient des sens et ce qui vient de l'intellect. C'est, par exemple, par les sens qu'il y a une masse mobile qui arrive sur mes genoux pendant que je m'assoupis et, ensuite, c'est par l'intellect que je sais qu'il s'agit là de mon chat.
3. La limite de l'action.- (retour
sommaire)
Le corps est passif par définition. Quand un objet agit sur nous, le corps de l'objet, comme le nôtre, est mu. Le corps est passif dans la locomotion, dans la cognition ou dans l'émotion. L'entendement perçoit spontanément en accompagnant de son activité la passion du corps. Lorsque je casse une noix entre mes doigts, mes doigts, comme la noix, sont mus. Même en tant qu'agent, je subis des affects et quantité d'événements dans mon action. Il y a vraiment action en ce sens que je sais ce que je fais et que je le veux. S'il arrivait que je casse une noix sans m'en rendre compte, il ne s'agirait pas vraiment d'une action mais d'un fait. La volonté se maintient en tant que l'intellection précède l'acte en général. Toute l'activité de notre âme s'applique au corps plus ou moins directement. La nature devient alors pour nous une nature humanisée, dégagée de l'étoffé des émotions et difficilement accessible en elle-même. Nier totalement cette étoffe revient à perdre le sens pour nous de ce que nous décrivons abstraitement. Si, dans un endroit isolé, vous imaginez vous lier d'amitié avec une personne que vous admirez sans qu'elle vous connaisse encore, ce n'est pas sans référence aux éléments physiques de cette rencontre. De même que, dans toute pensée, il y a quelques éléments physiques en cause, de même aucun élément physique ne peut être abordé par l'homme indépendamment des phénomènes de la pensée. L'émotion est l'un de ces phénomènes par lesquels nous subissons la valeur des choses matérielles pour nous en tant qu'humains.
L'âme est le principe actif d'une chose qui fait que cette chose tend
vers sa perfection. La pensée peut à ce titre être considérée
comme la perfection de l'homme et ce qui est le plus conforme à sa nature.
L'action de la pensée peut être entravée ou, au contraire,
soutenue par celle du corps. Une chose a une âme lorsqu'elle agit conformément
à sa nature et elle perd son âme lorsqu'elle subit l'action d'autre
chose. Forcer les hommes à effectuer le travail des bêtes est une
façon de nier leur âme. Mais la nature de l'homme n'est pas pour
autant contraire à celle des corps. Elle en est plutôt le perfectionnement.
L'homme n'affirme pas sa nature entièrement contre le corps mais avec
lui, à condition que le corps ne domine pas l'esprit. Les instruments
sont à ce titre conformes à l'esprit et non opposés comme
peut l'être la matière brute.
L'âme est la fonction propre et naturelle d'une chose. La pensée
est ainsi l'âme de l'homme comme la vision est l'âme de l'œil.
De même, l'être est l'âme du monde. Ce qui contrarie cette
fonction est la matière qui n'obéit pas à la même
fin ou n'obéit à aucune fin. La fonction a donc une partie de
la matière comme moyen. Aussi dit-on que la pensée est pensée
de quelque chose. Une chose a une âme si elle agit conformément
à ce pourquoi elle est conçue. Si l'homme sert à porter
des charges, l'œil à être mangé, si le monde est détruit,
alors il s'exerce une violence contre l'âme. Ce sera alors la matière
d'une chose qui sera utilisée et non sa forme en vue d'une fin. Mais
la matière bien intégrée à une forme, comme par
exemple l'objet en tant qu'il est pensé, n'est pas nécessairement
le résidu d'un acte violent. En revanche, la matière qui n'entre
pas dans la pensée s'oppose à elle. Si elle ne s'y oppose pas,
c'est que la pensée a dépassé la matière. L'action
du corps l'aurait-elle directement modifiée par le seul fait de la penser
? Non, car la pensée laisse les corps intacts et n'agit que sur notre
propre corps dans l'émotion. La matière qui agit ni trop faiblement
ni trop fortement sur nous peut devenir l'objet de nos pensées ; cet
accomplissement de la matière par l'esprit reste sans influence sur elle.
Ce n'est pas le cas pour notre propre matière, pour notre chair jointe
à notre âme. Si je pense que l'huissier viendra chez moi aujourd'hui
pour saisir mes biens, cela n'arrêtera pas cet huissier dans sa démarche.
Cette pensée pourra seulement m'indisposer moi.
La conception est, avec la perception, une partie des action de l'âme.
Mais la conception reste son action propre, pure et sans mélange. Spinoza
signale que "le mot de perception semble indiquer que l'âme est passive
à l'égard d'un objet, tandis que concept semble exprimer une action
de l'âme " (Éthique). Descartes illustre cette action de la
manière suivante : "Lorsque notre âme s'applique à
imaginer quelque chose qui n'est point, comme à se représenter
un palais enchanté ou une chimère, et aussi lorsqu'elle s'applique
à considérer quelque chose qui est seulement intelligible et non
point imaginable, par exemple à considérer sa propre nature, les
perceptions qu'elle a de ces choses dépendent principalement de la volonté
qui fait qu'elle les aperçoit. C'est pourquoi on a coutume de les considérer
comme des actions plutôt que comme des passions" (Les Passions...).
La conception semble être un mode plus actif et plus complet de l'âme
que la perception. L'entendement passif, réactif et spontané perçoit
plus ou moins clairement les choses en fonction de leur influence sur le corps.
Mais l'entendement mu par la volonté agit sur ses perceptions, les rend
distinctes et même conçoit davantage qu'il ne perçoit. Telle
est l'action principale de l'âme métaphysique et discursive. La
conception creuse l'intuition, car elle nous fait connaître les choses
plus profondément que ce qui apparaît d'elles. Lorsque vous visitez
un monument, vous pouvez concevoir, au-delà de ce que vous voyez, les
histoires attachées à un objet que vous raconte le guide. Mais
il est vrai également que l'intuition peut venir en renfort de la conception.
C'est la raison pour laquelle vous désirerez visiter un lieu dont vous
avez entendu parler.
La nature, sans l'homme, à ses tendances ; et l'homme a, en quelque sorte,
les tendances de la nature. Il semble aussi ridicule de faire de l'homme un
pur esprit que d'accorder un esprit aux choses. C'est pourquoi nous nous intéressons,
avec les émotions, à l'âme avec le corps et non à
l'esprit uniquement et abstraction faite de la nutrition. Si la vie spécifiquement
humaine semble former une seconde nature, il reste qu'elle est seconde et suit
le sillon primordial de la nature. Les émotions de l'âme commencent
à cette frontière. Il n'y a pas de rire ou de colère sans
pensée, comme il n'y a pas non plus de sentiment en dehors de la sensibilité.
Notre opinion rejoint ici celle de Hegel lorsqu'il écrit qu'"il
est insensé de supposer que, dans le passage du sentiment au droit et
au devoir, il y aurait une perte de contenu et d'excellence ; sans ce passage,
le sentiment n'atteint pas à sa propre vérité. Il n'est
pas moins insensé de considérer que, pour le sentiment, pour le
cœur et pour le vouloir l'intelligence serait superflue, voire nuisible"
(Encyclopédie...). Il ne faut pas comme Kant construire le droit objectif
sur les ruines du sentiment subjectif mais, en quelque sorte, autour de lui,
comme son habitat. Le sentiment gagne à être enveloppé d'intelligence
pour participer à nos pratiques morales. En tant qu'il se donne des règles,
le sentiment devient communicable et instructif. Une joie ou une colère
muette, obscure ou maladroite est pire que celle qui s'exprime intelligemment.
On peut penser que la nature est toujours la nature d'une âme et qu'elle
a la forme particulière qu'une âme lui donne. La nature ne paraît
pas aux hommes tout le temps et partout la même. Elle n'est la même
qu'en elle-même. Cet être même reste inaccessible à
la finitude humaine. Ce qu'est la nature absolument n'est que relativement connu
par nous. Il y aurait en quelque sorte, en vis-à-vis, l'âme du
monde même et l'âme de l'homme. La nature telle qu'elle est globalement
a ses lois et ses propriétés. Mais celles-ci ne deviennent connues
qu'en fonction de la situation, de l'espace et du temps des hommes. L'être
de la nature ne saurait alors être entièrement connu de l'homme
et, par conséquent, maîtrisé. Il faudrait qu'en accumulant
les différents points de vue des uns et des autres, nous finissions à
l'avenir par envelopper intégralement la nature dans sa théorie,
pour que l'âme du monde -c'est-à-dire son ordre- et celle de l'homme
en général communiquent. Ce qui semble d'autant plus utopique
que les âmes individuelles sont déjà ignorantes de l'ensemble
du patrimoine humain et n'en possèdent qu'une infime portion, tandis
que la majeure partie disparaît dans le temps.
Les hommes ne connaissent que ce qui directement ou non est à leur contact,
tandis qu'une foule de choses échappent à leur entendement. Même
parmi les plus proches, beaucoup de choses restent ignorées du fait de
ne pas intéresser nos fonctions. Mais nous pouvons toujours trouver de
la nouveauté dans les endroits que nous connaissons le mieux. Il n'y
a de connaissance qu'en tant que la faculté de connaître entre
en contact avec un objet connaissable. Ce qui est connaissable, l'objet, dépend
donc de notre disposition à le connaître. Par exemple, je connais
cette chaise comme une chose que je vois pour m'asseoir. Je devrais, pour connaître
davantage les propriétés de cet objet, multiplier mes centres
d'intérêt, et considérer la chose autrement que comme un
objet sur lequel m'asseoir. Ma chaise peut avoir une valeur esthétique
en tant qu'accessoire de théâtre, une valeur historique dans un
musée à venir, une valeur scientifique si l'on s'intéresse
aux particules qui la compose, etc. Cependant, tout le savoir humain rassemblé
ne suffirait pas à égaler la suprême sagesse d'un être
parfait. Par rapport à ce savoir absolu et divin, les connaissances subjectives
ne sont pas moins parfaites que les objectives, et c'est vraisemblablement la
connaissance des deux qui est la plus parfaite. Il est évident que la
sagesse humaine ne saurait égaler la sagesse divine et que nous sommes
loin de nous conduire dans le monde comme des Dieux. S'il semble que la connaissance
objective est plus parfaite que la connaissance subjective, il reste que la
meilleure est celle des deux ensembles. Ce serait insuffisant de décrire
une scène incongrue, même très précisément,
sans supposer aussi que nous y réagissons avec joie ou colère.
Dans ce cas, elle aurait bien une forme, mais aucun sens. Or, il va de soi que
le modèle de la sagesse divine et parfaite contient non seulement la
forme des choses mais aussi leur finalité.
4. La vertu de l'émotion.- (retour
sommaire)
Nous réfléchissons sur l'homme et ses émotions. Nous nous proposons comme but d'établir s'il est possible de maîtriser avec elles les passions. Cet objectif est légitime si l'on reconnaît avec Socrate qu'il faut se connaître et se dominer soi-même avant de s'occuper des autres et plutôt que de laisser les autres s'occuper de nous. Platon rapporte ce propos : "il n'y a rien de plus avantageux pour chacun que d'être gouverné par un maître divin et sage, soit qu'il habite au dedans de nous-mêmes, ce qui serait le mieux, soit au moins qu'il nous gouverne du dehors, afin que soumis au même régime, nous devenions tous, autant que possible, semblables les uns aux autres et amis" (La République). Or, il semble que nous ne sommes pas seulement passivement émus mais aussi volontairement. Dès lors, il est possible d'opposer une émotion à une passion. Il y aurait en quelque sorte un art de soi par lequel on se connaît avec ses passions et grâce auquel on se domine soi-même à travers nos sentiments. Cette sagesse pratique peut être soutenue par un savoir théorique concernant les thèmes de l'empathie, de l'amitié et de la communauté. La tempérance consiste en un accord de l'âme et du corps bénéfique pour l'intelligence. Or c'est dans l'émotion que se mélangent les forces, que les choses prennent de la valeur pour nous et que cette valeur se communique à autrui. Si l'âme doit gouverner le corps, il lui faut en quelque sorte un gouvernail, un organe entre elle et le corps. Or nous supposons que les émotions offrent cet intermédiaire. Elles doivent pouvoir alterner sous l'impulsion de la volonté et aider à se convaincre soi-même et les autres (car l'ami, dit Aristote, est un autre soi-même), lorsqu'il est possible de le faire à bon escient, comme lorsqu'on veut s'encourager à agir ou se l'interdire.
L'objet de cette enquête est l'homme lui-même dans son rapport
aux événements, aux êtres et à lui-même. L'objectif
est de montrer, à travers l'étude des émotions, comment
nous réagissons ou devrions réagir. Globalement, réagir
correctement, c'est proportionner les actions aux passions. Les émotions
sont des accidents propres aux hommes mais relatifs à son rapport à
la nature et, à travers elle, aux autres hommes. En tant que réactions,
elles sont en partie des passions et en partie des actions, ou bien en partie
des effets et en partie des causes, ou encore parfois des moyens pour autre
chose et parfois des fins en elles mêmes. Le rôle de l'intelligence
par rapport à cela est de trouver le juste équilibre entre l'action
et la passion, ceci dans la mesure où la vie réclame de savoir
agir et de savoir subir quand c'est nécessaire.
Nous connaissons l'homme en tant qu'union de l'âme et du corps. "Dire
que l'âme est en colère, affirme Aristote, c'est comme si l'on
disait que l'âme est en train de tisser ou de bâtir" ; il préfère
dire que "c'est l'homme qui le fait par son âme" (De l'Ame).
Il n'y a guère que la substance qui peut agir. Or l'âme ou le corps
ne sont pas des substances mais des attributs de celle-ci sépares entre
eux par abstraction. Il est impossible en réalité qu'une forme
agisse sans corps ou qu'une matière agisse lorsque aucune forme ne détermine
son action. Le concept d'épingle ne me sera d'aucune utilité pour
fixer une affiche, pas plus que le fer dont elle est constituée s'il
n'a pas la forme d'une épingle. L'âme et le corps pris séparément
sont trop impersonnels pour représenter ce qu'est un homme en tant qu'être
singulier. Connaître ce dernier, c'est établir un rapport entre
les savoirs abstraits de l'âme ou du corps. Ceci revient à déterminer
l'action réciproque de l'un et de l'autre. La proportion des actions
de l'âme et du corps a des conséquences quant à la vérité
et au bien. La réflexion sur l'union de l'âme et du corps nous
renseigne sur la nature du faux et du mal. On peut analyser d'une part le concept
d'âme : ce qui agit par soi ; et, d'autre part, celui opposé de
corps : ce qui agit par un autre ; on ne pourra cependant rassembler ces deux
concepts sans contradiction qu'en fonction de l'expérience singulière
et de l'occasion. Ainsi la contradiction devient-elle proportion entre l'action
et la passion selon les circonstances, laquelle proportion est bonne ou mauvaise.
L'excès d'un principe sur un autre dans certains cas a des conséquences
bonnes ou mauvaises tant au niveau théorique que pratique. Une science
doit alterner au bon moment les phases d'observation et de réflexion
; de même, un artiste doit savoir parfois agir par calcul et d'autres
fois spontanément.
L'action de l'âme est l'action du corps transformée. Il y a pour
les affects un cheminement qui mène à la raison et que nous. voudrions
éclairer. Quant à la déraison qui ruine la vie des hommes
entre eux, quant à l'inhumanité, elle provient moins de notre
activité corporelle que de la façon pervertie dont la raison croit
se séparer d'elle. Si l'on analyse la proposition empirique selon laquelle
l'âme vient du corps, on comprend difficilement comment une chose devient
son contraire et subsiste ainsi dédoublée. Il ne faut pas se contenter
de maintenir la contradiction en disant que l'âme est principe du vrai
et du bien et le corps est celui du faux et du mal, mais plutôt désigner
par ces valeurs le rapport entre les deux principes. Ainsi, on se trompe ou
on agit mal, soit par excès de calcul, soit par manque, selon les cas.
C'est pourquoi, en poursuivant avec raideur un projet, on reste ébloui
par l'idée et aveugle aux faits ou, au contraire, faute de réflexion,
on entasse des expériences sans jamais en tirer le meilleur parti.
La question de l'application naturelle des formes à la matière
est antérieure à celle de la survenance psychophysique. Nous ne
nions pas que les idées de l'âme parviennent à s'ordonner
selon le modèle préétabli de la nature. Mais il faut à
ce moment que le sentiment se fasse raison. Ce qui suppose que d'un malaise
de l'émotion puisse venir une erreur de l'enchaînement des vérités.
La déraison n'est pas tant due à la sensibilité elle-même
qu'à son altération. On peut vraisemblablement croire que si le
genre se réalise naturellement dans l'individu, l'homme peut ensuite
retrouver ce genre et le connaître grâce aux individus. L'esprit
refait en pensée le chemin qu’a pris la nature en sens inverse.
De la même façon, le sentiment peut être l'expression de
formes plus générales qu'on peut retrouver à partir de
lui. Ce qui implique également qu'à un désordre de l'esprit
puisse succéder un désordre des émotions ou qu'un dérèglement
des émotions puisse entraîner une faute dans la pensée.
En effet, celui qui a tendance à être excessivement méfiant
pourra juger à tort les autres dangereux, ou celui qui raisonne sans
frein sur la menace que représente autrui éprouvera une constante
inquiétude.
Cette première partie qui traite de l'âme plutôt que du
corps est spéculative. Elle tend à dégager la part intellective
de l'homme. Dans la partie suivante, nous traiterons de l'influence du corps
et de l'appétit. Cette partie pratique montrera la façon dont
l'élément intellectif se dégage de l'élément
appétitif l'âme et, également, la façon dont il y
retourne. Le problème général est de savoir dans quelle
mesure l'intellect est la fin de l'appétit et dans quelle mesure il en
est le moyen. Le concept d'âme a été dégagé
de celui de corps dont il est l’inverse : le corps est visible, l'âme
non ; le corps est mu par un autre et passif, l'âme est seule vraiment
active. Il reste difficile à partir de cette contradiction de comprendre
comment le corps influence l'âme et comment l'âme trouve à
se réaliser. On peut concevoir, avec un certain optimisme, que nos appétits
peu à peu progressent jusqu'à devenir esprit ou alors, avec fatalisme,
que l'intellect n'est qu'un moyen de satisfaire mieux nos appétits.
L'âme fut le sujet de cette partie de notre exposé. Il s'agissait
de réfléchir sur ce qu'est l'intelligence par rapport à
l'ensemble de la nature. Il reste à considérer désormais
le corps ainsi que l'appétit qui naît de lui en l'âme. On
oppose généralement la pensée à la nature en indiquant
la contingence des phénomènes observables et sa différence
avec les lois qui doivent les régler. Mais alors, à l'imperfection
de la nature, succède celle de l'esprit en ce qu'il paraît quelque
chose d'irréel et utopique. Une façon de sortir de cet embarras
est d'accorder de l'ordre à la nature et à l'esprit de la rigueur.
On comprendra alors que certaines tendances réelles dans la nature puissent
devenir des règles que l'esprit abstrait. Par exemple, la règle
de réciprocité, qui commande de ne pas faire à autrui ce
qu'on ne voudrait pas qu'il nous fasse, proviendrait d'un sentiment préalable
d'empathie et d'identification et non simplement d'une application formelle
du principe d'identité. Cela nous permettra d'interpréter nos
émotions de rire, face à une laideur qui ne fait pas souffrir,
et de colère, face à un succès immérité,
comme des semences de lois morales et, peut-être, d'élaborer une
éthique, une méthode ou une pédagogie qui emploierait ces
émotions.
III. PASSION- (retour sommaire)
Les passions naissent spontanément de la liaison de l'âme avec le corps. Tirée de l'émotion, la passion consiste à percevoir partiellement le corps. Cette partialité implique l'indifférence à l'égard de la potentialité de l'objet. Les passions de l'âme viennent de l'action du corps qui est toujours mu par autre chose. Dans l'émotion, je ne perçois pas proprement un objet, comme dans la sensation, mais seulement mon corps propre. Cependant, comme cette perception à lieu à l'occasion de la pensée d'un objet, elle consiste en un mélange d'objectivité et de subjectivité. Je perçois ma propre colère par rapport à un événement qui est sans doute en effet fâcheux pour quelque raison. Par ailleurs, l'âme cherche à équilibrer entre elles les différentes passions. La volonté vise la proportion entre quelques grandes passions et les petites passions plus mobiles que l'on nomme émotions. Le matérialisme prétend contre cela que tout est déterminé, qu'il n'y a aucune âme mais que des passions. On peut restreindre ce matérialisme en répondant que si l'âme n'est pas en mesure d'être entièrement à l'origine de son action, elle peut toutefois s'orienter en s'appuyant sur les différentes passions, comme les navigateurs utilisent les forces de la nature pour se mouvoir dans la direction qu'ils ont choisie parfois contre vents et marées. Cela suppose le concours de la volonté et de l'entendement pour se repérer parmi les passions et les ordonner selon nos souhaits et leur force. Ainsi, le marin tantôt jugera bon de se laisser porter par un courant, tantôt de lui résister.
1. conservation de la passion.- (retour
sommaire)
La volonté est qualifiée de rationnelle lorsqu'elle n'est pas
trop exclusivement déterminée par quelques désirs particuliers.
Sa vertu est d'être capable d'avoir une grande variété d'émotions
et de savoir tirer profit de cette diversité. Une plante n'a pas d'autre
volonté que de croître, tandis que l'homme est capable d'avoir
différentes volontés et de les modifier. Ces volontés se
rapportent plus ou moins consciemment aux sentiments, lesquels, en raison de
leur diversité chez l'homme, offrent un matériel riche. En effet,
s'il n'avait que les sentiments de faim et de sommeil, l'homme ne désirerait
que manger ou dormir. Toutefois, l'émotion diminue à mesure que
le sujet s'attache à une passion fixe et restreint le champ de sa sensibilité.
Dans cette monotonie, le sujet manque un grand nombre d'expériences.
Le sujet qui, au contraire, conserve sa spontanéité, tire de ses
émotions des indications pratiques permettant de mieux répartir
ses tendances et d'aborder les autres avec plus d'adresse et de compréhension.
Le passionné est dominé par une tendance particulière et
sa volonté reste indifférente à de nouvelles émotions
possibles. Ainsi, celui qui concentre en permanence son attention vers un seul
objet manquera pour le coup la diversité des expériences qui s'offrent
à lui. Mais celui dont la spontanéité est au contraire
variée ne manquera pas de répondre aux sollicitations inattendues.
Celles-ci, plutôt que de représenter des contraintes, offriront
l'occasion d'exploiter toutes les ressources offertes par l'environnement, comme
les conseils donnés par autrui ou les obstacles à surmonter qui
nous permettent d'évoluer.
L'homme pense et sent ; il agit et pâtit. Or, en parlant des émotions
formellement, on considère l'homme, son moi, indépendamment des
idées ou impressions qui l'affectent. Ce moi est la volonté libre
par rapport aux objets de la pensée et des sens. Cette autonomie de la
raison est la fin de l'appétit en tant qu'aucun appétit ne doit
échapper à l'entendement ni au contrôle de la volonté.
Le destin des tendances en l'homme est, dans un premier temps, la constitution
d'un savoir émancipé de celles-ci. J'ai ri de telles ou telles
choses et vu les autres en faire autant, et j'en suis venu à considérer
le rire comme une possibilité en soi qui peut dorénavant s'appliquer
à différentes situations. Mais la raison devient également
le moyen de l'appétit en tant qu'elle instaure un équilibre entre
ses différentes espèces. L'entendement aperçoit parmi les
appétits ceux qui sont bons et ceux qui sont mauvais et la volonté
tient compte de ses jugements. En somme, la totalité serait la fin de
l'intellect en ceci qu'aucune des parties constituées par l'appétit
ne doit trop dominer les autres. Notre savoir concernant les appétits
nous permet de mieux sélectionner ceux-ci et de nous orienter parmi eux.
Je sais qu'il convient ou non de rire ou de se fâcher dans telles ou telles
circonstances. Ainsi, si les appétits se donnent une intelligence, c'est
pour mieux coexister entre eux.
Si toute sensation est passion, seule la pensée est action ou du moins
principe de l'action. L'émotion est une passion en tant qu'elle est l'effet
de quelques idées ou impressions. Mais pâtir des idées requiert
tout de même une action plus ou moins volontaire. L'émotion n'est
plus du tout une passion si on la considère comme une pure possibilité,
sans être ému effectivement ou sans qu'il y ait quoique ce soit
de très émouvant. Le désir ainsi séparé de
son corrélat, le désiré, est maîtrisé par
le désirant. L'action est donc à distinguer de l'effectivité.
La première est une activité autonome d'intellection indépendante
de la nature, alors que la seconde est un événement de la nature.
En tant que phénomène interne sensible lié à de
nombreux autres phénomènes, l'émotion n'est pas une action.
L'action consiste plutôt en une sorte d'idéalisation contrôlée.
La seule émotion qui dépende de l'action est une émotion
formelle, la possibilité de rire ou de se fâcher quelques soient
les circonstances. Cette émotion virtuelle est une capacité du
sujet désirant dont il est conscient, c'est-à-dire un élément
libre par rapport à tout ce qu'il pourrait désirer. Par elle,
le sujet peut par exemple penser pouvoir rire de ce qui spontanément
le fâcherait. Néanmoins, le désir existe pour et par le
désiré. Le désir en lui même n'a ni sens ni contenu.
La volonté incline sans nécessiter tandis que le sujet considère
ce que lui représente son entendement. Cette liberté partielle
permet que l'appétit s'ordonne mieux selon ses objets. Mais, nul ne peut
envisager de rire s'il n'a pas déjà ri et connu des situations
risibles. Une émotion possible n'aurait aucun sens sans la réalité
dont elle provient, laquelle consiste en la confrontation du sujet à
l'objet, par exemple du spectateur à l'acteur. On ne peut vouloir qu'à
partir de ce que l'on connaît déjà. Ainsi, nos appétits
se cultivent, s'ajustent ; nous leur donnons des objectifs au gré des
expériences, et nous ajoutons ainsi des volontés aux mouvements
spontanés.
L'âme n'est pas totalement active par elle-même, ni même
autonome, si elle est passive. Lorsque l'action vient du corps, la matière
contrarie la forme. Ainsi, l'âme n'est que partiellement cause de ses
émotions. Pour être cause à part entière, elle doit
trouver la cause finale vers laquelle le corps doit agir. Une forme sans matière
et sans but reste un objet idéal, une définition défectueuse
par rapport à la réalité. De plus, la proposition : l'homme
est un être pensant est contrariée par l'observation que l'homme
ne pense pas toujours assez ; la maison est un édifice qui nous protège
nous et nos biens sera limité par le fait que certaines maisons abritent
mal etc. Cette négation de la forme vient de la matière. De même
l'âme ne saurait être l'unique cause d'un pur rire et d'une pure
colère. L'émotion vient en partie de déterminations matérielles
et le rire peut être teinté de haine, la colère de sympathie.
On ne peut pas s'attendre à ce que l'âme s'incarne sans compromis,
et à ce qu'elle détermine sans défaut la finalité
du corps. Elle reçoit aussi du corps des ordres qui conviennent en tant
qu'elle a affaire au monde réel.
Dans la passion, c'est le corps qui dirige. "Le principal effet de toutes
les passions dans les hommes, note Descartes, est qu'elles incitent et disposent
leur âme à vouloir les choses auxquelles elles préparent
leur corps" (Les Passions...). Tant que l'âme est logée dans
un corps et que sa vertu est attachée à sa santé, elle
doit, par le truchement des passions, être à l'écoute de
ce qu'il lui faut. L'âme, par elle-même, se satisfait d'objets abstraits
tels que les nombres qui ne sont d'aucune utilité directe pour le corps.
Elle ne saurait par elle-même se préoccuper de chercher les aliments
dont le corps à besoin, comme on le voit parfois chez ceux qui, trop
absorbés par leur travail, oublient le sommeil et la faim. L'âme
n'est donc Jamais totalement active si elle a un corps. Totalement passive,
elle n'existerait même plus L'émotion est la disposition de l'âme
lorsqu'elle est moitié active moitié passive. L'âme dans
un corps doit en parti diriger le corps en fonction des besoins du corps et
pas seulement d'elle-même. Si elle perdait cependant son activité
spécifique, elle disparaîtrait du même coup avec ce qui distingue
l'homme de la bête. Dans les émotions, il y a cette ambiguïté
proprement humaine d'une pensée qui s'exprime sur le plan sensible et
d'une sensibilité maîtrisée et cultivée. La volonté
est l'augmentation de l'activité de l'âme. Dans la passion, l'âme
est au contraire passive et c'est le corps qui dirige. Mais l'âme et le
corps ne peuvent être séparés dans le vivant. C'est pourquoi
ils doivent se compléter. L'imperfection de l'âme est de perdre
de vue son contenu extérieur. Si elle seule dirigeait, elle n'aurait
aucun moyen de remplacer les tendances du corps et, rapidement, elle n'aurait
plus aucun corps. La volonté est l'action propre à l'âme
tandis que la spontanéité engage l'action du corps. Ces deux actions
coexistent dans l'homme vivant. La priorité de l'une ou de l'autre détruit
soit l'humanité soit la vie La vie humaine et l'humanité vivante
supposent l'enveloppement de la spontanéité par la volonté,
au lieu d'un conflit affaiblissant entre les deux.
Une passion paraît être une émotion isolée devenue
principe de l'action. Mais une émotion conservée parmi d'autres
n'est pas encore une passion. RcJeter les émotions c'est donc risquer
de favoriser la passion. La maîtrise des émotions consiste plutôt
à pouvoir les alterner selon les situations. A partir des sentiments
de joie et de tristesse se développe une gamme complexe d'émotions
qui varient avec l'assistance partielle de la volonté selon les situations.
Cette variation est parfois brusque, parfois graduelle, comme on le constate
dans les discussions où légèreté et gravité
alternent. "Si l'on nous dit, remarque Descartes que de nombreux et de
grands malheurs sont arrivés, nous nous attristons ; si l'on ajoute que
quelque méchant homme en fut la cause, nous nous mettons en colère"
(Observations). Il ajoute que ce mouvement entre sentiments voisins peut être
plus violent entre sentiments contraires, "par exemple si, dans un joyeux
festin, une triste nouvelle est brusquement annoncée" (ibid ) Par
contre, le passionné aura plus de difficulté pour changer d'humeur.
Il semblera préoccupé par un objet obscur et paraîtra nourrir
pour lui un sentiment continu qui interdira que survienne une autre émotion.
On peut donc nommer passion une émotion qui ne varie pas Or si le monde
est changeant, il faut aussi que l'activité du sujet soit diversifiée.
On peut nommer émotion l'ensemble des petites passions que l'on éprouve
sans qu'aucune d'entre elles ne prenne trop le pas sur les autres. Au contraire,
la passion dominante interdit à d'autres de se réaliser. Si la
passion empêche les émotions, le formalisme est une espèce
de passion. Une attitude sensée consiste plutôt à faire
en sorte que les émotions varient sans disparaître. La variabilité
des émotions n'est pas absolument contingente mais relative aux changements
ayant naturellement lieu dans le monde objectif. Les émotions ne doivent
pas s'enchaîner les unes aux autres et trop s'influencer mutuellement.
Elles suivent le fil des choses, parfois de façon heurtée. Par
contre, si une émotion domine les autres indépendamment des faits,
elle devient passion et, du même coup, n'apparaît plus comme sentiment.
L'impression qui lui est attachée originairement a disparu ou plutôt
a submergé le sujet, au point qu'elle est pour lui comme une chose trop
imposante pour se détacher et être perceptible. Ainsi, des personnes
suivent des règles qu'ils se sont fixées un jour à la lettre
et continuent d'y obéir pour la forme, sans plus être conscients
que ces prescriptions ne conviennent plus au présent.
Le meilleur désir suppose la bonne foi par rapport à ce qui nous
émeut, laquelle dépend d'une bonne connaissance de soi. Alors
que ce désir aide la volonté à se déterminer, la
passion, au contraire, profite de ce que celui qui la possède la méconnaît
pour imprégner sa volonté à son insu. La passion brûle
d'ailleurs parfois sans qu'aucune émotion ne se joigne à elle,
tandis que le désir est d'autant plus limpide qu'il est accompagné
d'émotions. L'émotion nous aide à connaître et reconnaître
nos tendances et à nous les avouer à nous mêmes. Par conséquent,
elle nous donne le moyen d'agir en conséquence, de prévoir nos
réactions et de les corriger. Au contraire, le passionné dissimule
aux autres et à lui-même ses inclinations. Son refus d'admettre
certains désirs qui contrarieraient l'image qu'il veut préserver
de lui-même, l'amène à les dissimuler davantage et à
cultiver des contradictions qui entraînent parmoment son malheur et celui
des autres.
On peut qualifier la passion de désir irrationnel au sens où les
mobiles de ce désir nous échappent. Kant soutient que "nous
ne pouvons jamais, même par l'examen le plus rigoureux, pénétrer
entièrement jusqu'aux mobiles secrets" (Fondements de la métaphysique
des mœurs). Un désir irrationnel est un désir sans raison
apparente et dont on sent l'effet sans connaître ni la cause ni le but
véritable. Par conséquent, toute tentative de justification de
ce désir est soit impossible soit de mauvaise foi et sans force. D'un
tel désir on dira que c'est un caprice. La connaissance des émotions
contribue toutefois à éclairer la nature du désir. Connaître
ainsi mieux son désir, c'est fournir plus de sagesse à la volonté.
Si l'on néglige au contraire l'émotion, le désir reste
obscur car on ignore le sentiment qu'il recherche. Les émotions renseignent
sur les mobiles de la passion lesquels, s'ils sont secrets, ne demandent qu'à
être dévoilés. Si l'on veut comprendre pourquoi on a tel
ou tel désir, parfois même à rebours de la volonté,
il faut que l'on connaisse ce qui est apte à nous émouvoir et
ce qui ne l'est pas. Pour pouvoir indiquer la raison de nos désirs, l'émotion
ne doit pas être seulement un effet ressenti différent de sa cause,
comme pour les objets matériels, mais bien un phénomène
simultané à la représentation de l'objet du désir.
Le désir de manger a certes une cause organique, mais celle-ci n'est
pas extérieure au fait de se représenter de la nourriture. L'émotion
indiquant la cause du désir est une émotion directe liée
à une idée.
Un désir rationnel dépend du degré de conscience de ce
désir. Or il est possible que les émotions puissent servir à
augmenter cette conscience. Dans ce cas, une raison sans émotion ni désir
peut sembler suspecte. Ce qui paraît être une raison pure pourrait
être en fait un désir irrationnel inavoué. Les désirs
peuvent devenir plus ou moins conscients et les émotions comptent parmi
les moyens d'en prendre conscience. Dans ce cas, il n'est pas vrai que les émotions
sont contraires à la raison. Elles lui offrent en fait un riche contenu.
Mais une raison indifférente à ce contenu, et même qui s'en
détournerait, trahirait sa vocation qui est de connaître et gouverner
toutes choses. Viser une indifférence totale de la raison est aussi insensé
que de vouloir suivre les règles d'un jeu, non pour jouer, mais pour
suivre ces règles uniquement.
Un désir est confusément conscient lorsqu'il n'est perçu
que par ses effets sur nous. Pour être rationnel, il faut que la cause
de ce désir soit claire et distincte. Les émotions sont les effets
attachés aux désirs à partir desquels on peut remonter
aux causes. La connaissance des effets, par exemple la sensation de l'humidité
ou de la chaleur, est incomplète par rapport à la connaissance
des causes, comme le phénomène climatique à l'origine de
certaines sensations. Mais en ce qui concerne le sentiment, l'effet est contemporain
de la cause, le désir est confondu avec le désiré, la soif
avec l'eau. Cependant, si le désir n'est connu qu'en vertu de la fin
qu'il projette, on ignore ce qui lui correspond au niveau émotif. Par
conséquent, on ignore si la fin que l'on se donne est réellement
fondée et si elle correspond à des émotions qu'on éprouve
ou à celles que l'on manque d'éprouver. On songe ici, par exemple,
à ceux qui travaillent peu à peu de plus en plus mécaniquement
et se coupent des impulsions fondamentales qui leur ont fait aimer leur travail.
Il y a également ceux qu'anime une haine tenace et qui répugnent
à sonder les premiers sentiments qui l'ont fait naître.
Une passion est une volonté sans entendement complet, c'est-à-dire
pas totalement consciente de ce qu'elle veut. Le contenu de la passion échappe
à celui qui la possède. Une fois ce contenu acquis, la volonté
peut aussi ne pas parvenir à se défaire d'une passion. L'habitude
s'installe en l'homme comme en son corps et celui-ci voit parfois sa pratique
désobéir à la théorie. L'âme alors subit le
corps et n'obéit plus à ses propres décrets. Nous avons
des passions en tant que nous ignorons les causes de nos volontés. Les
passions désignent donc des actions purement formelles effectuées
sans conscience. Une fois leur contenu révélé, le comportement
parfois demeure le même. Il y a d'ailleurs bien plus d'actions inconscientes
et spontanées que de volontaires, et c'est cette action spontanée
qui paraît venir du corps. Or, une liberté uniquement intérieure
ne suffit pas au bonheur. L'esprit y est certes actif, mais l'âme, en
tant qu'union de l'âme et du corps et vie, y est contrariée dans
son achèvement. L'achèvement en question serait la raison, non
pas opposée aux diverses passions, mais les enveloppant. Cet enveloppement
requerrait les émotions pour ce qu'elles témoigneraient des passions
qu'elles rendraient conscientes. Enfin, nous ajoutons que la raison serait capable,
grâce à sa culture, de faire varier les émotions selon les
situations. Il est impossible, disions-nous, d'atteindre dans ce monde le bonheur
par une paix seulement intérieure et un strict renoncement au corps.
Car l'esprit doit agir sur le corps avec autant de force que celui-ci agit sur
lui. Si notre raison doit composer avec les passions, nous devons les connaître
dès leur plus jeune âge à l'aide des émotions qui
y sont au départ attachées ; de manière à ce que
nous puissions ensuite ne pas laisser une émotion prendre le pas sur
les autres et rivaliser avec elles.
La volonté comprend des passions et ne les exclut pas toutes. Le manque
de volonté vient de ce qu'une passion reste isolée et sans contenu
du fait de n'être reliée à rien d'autre. Néanmoins,
la volonté peut lier les passions sans qu'elles aient perdu leur force
particulière. La volonté consiste à suivre certaines inclinations
et à en éviter d'autres, par exemple manger parce qu'on à
faim ou pour ne pas avoir faim. La façon dont la volonté dispose
des passions dépend de la raison qui veille à l'équilibre
du tout en suivant les conseils de la mémoire et les anticipations de
l'imagination. La perte de la volonté entraîne en revanche une
disposition contingente des passions, un déséquilibre nuisible
au tout. La volonté ne parvient d'ailleurs pas toujours à faire
appliquer la proportion des forces nécessaires au bien de l'organisme.
La bonté et la sagesse peuvent encore être gâtées
par la puissance des habitudes. L'âme, bien qu'active, reste alors dans
la virtualité et les corps restent passifs entre eux au regard de ce
à quoi l'âme aspire. Lorsqu'elle parvient à suivre la raison,
la volonté gère entre elles les forces organiques, afin d'en faire
le moyen de réaliser dans l'action les principes que l'on se donne. Mais
on peut néanmoins raisonner sans volonté et ne reconnaître
en cette activité qu'une production virtuelle sans effet sur le mécanisme
par lequel les corps pâtissent les uns des autres. Par contre, lorsque
la volonté parvient à lier les passions, que l'entendement réussit
à lier les émotions et que le sujet acquiert le pouvoir d'améliorer
ses habitudes, alors l'esprit s'incarne harmonieusement. Le fait pour l'entendement
de comprendre l'émotion consiste à en acquérir la science
qui est une sagesse pratique. L'acquisition de cette sagesse permet à
la volonté de lutter contre les passions par l'habileté que l'on
a de donner ou de se donner des émotions, d'en recevoir et d'y bien réagir.
Le sujet qui est ainsi capable de faire évoluer ses habitudes vers un
mieux être se donne le moyen d'user librement de sa pensée.
2. La démesure de la passion.- (retour
sommaire)
De l'union du corps à l'âme vient la possibilité de déterminer l'objet de son appétit. Cet objet vers lequel on se meut n'est pas comme tel réel. Il ne devient réel que si le désir trouve à se réaliser. Pour que ce soit possible, il faut que l'objet puisse, malgré sa virtualité, s'accorder avec un objet réel. L'âme parvient à dégager des appétits l'objet vers lequel le corps doit se mouvoir pour se conserver. Cet objet virtuel pour l'âme doit correspondre à l'objet réel pour le corps. Si cet objet est impossible, l'attente devra nécessairement être déçue. Le sentiment d'une déception permanente témoigne en ce sens de l'impossibilité pour une idée de se réaliser. Ainsi, je ne peux raisonnablement pas, comme le prouverait cette émotion, désirer l'impossible. Si l'âme se donne un objet qui ne correspond à rien de sensible ou si la sensibilité motive des désirs qu'aucun objet ne peut combler, ce peut être à cause de quelque défaut dans la spontanéité. Il est important que le sujet, par le truchement des émotions, ait conscience de ses inclinations et que, par ces mêmes émotions, sa volonté réussisse à canaliser cette spontanéité. Les objectifs que nous nous proposons et qui ne pourront pas être réalisés viennent spontanément, par plus ou moins de détours, et ne répondent pas à une volonté rationnelle et consciente de la façon dont un désir pourrait se réaliser. Seule l'émotion qui accompagne ces inclinations nous les présente comme telles, avec une certaine irréalité, et non comme quelque chose de réellement souhaitable. Dès lors, une volonté avertie des conditions nécessaires de la réalisation du désir et de son impulsion malgré sa virtualité, sera à même d'accorder peu à peu l'imaginaire et le sentiment au réel, non pas en changeant artificiellement les choses, mais en se donnant de nouvelles représentations par différentes pratiques.
L'objet de l'appétit vient de l'action conjuguée de l'âme et du corps. Cet objet met en mouvement sans être mu. "Le premier de tous les moteurs, affirme Aristote, c'est l'objet de l'appétit, puisqu'il met en mouvement sans être mu" (De l'Ame). L'objet désiré est une idée produite par l'âme à partir du besoin qu'à le corps d'un objet réel. Cette idée, en tant qu'elle est imaginée et attendue, peut être conforme à ce besoin ou inadéquate si le sujet s'illusionne lui- même. Elle est stable, comparée aux objets de l'expérience, et appelle une multitude de moyens pour être atteinte. Mise en évidence par l'âme, l'idée demeure à travers ses changements et reste un objectif à atteindre pour le corps. Or, le contenu désiré de la volonté, avons-nous dit, résulte de l'union de l'âme et du corps. Il est représenté par l'âme comme un objet immobile. Le corps désirant doit tendre vers cet objet idéal. Mais l'objet réel est ordinairement mobile, tout comme l'est le corps désirant. L'immobilité idéale de l'objet vient de l'âme et de la synthèse qu'elle désire du corps et de l'objet. Le corps désirant et l'objet désiré sont originairement mobiles et séparés en tant qu'étants. Cependant, l'âme d'un corps désirant peut se donner en idée, comme fin, un rapport souhaitable entre le désirant et le désiré qui soit conforme à la nature de l'un et de l'autre, comme la nourriture est conforme à la nutrition. Dans ce cas, l'activité de l'âme complète celle du corps en déterminant précisément ce qui est bon pour lui, afin d'optimiser les moyens d'obtenir ce bien.
L'illusion propre à l'appétit consiste à voir comme un
tout ce qui est parti, à prendre le subjectif pour l'objectif et donc
à obéir à la passion en croyant suivre la raison. "Par
illusion comme ressort des désirs, écrit Kant, j'entends l'erreur
intérieure d'ordre pratique qui fait prendre pour objectif l'élément
subjectif du mobile de l'action" (Anthropologie...). Nos appétits
et nos aversions s'attachent à des objets de l'imagination laquelle est
excessive ou déficiente par rapport aux choses mêmes, puisque ses
images incluent la façon dont ces choses nous apparaissent. Si l'on se
met en face d'un plat de nourriture alors qu'on a faim, on l'imaginera bien
meilleur que si l'on est déjà rassasié. Or, c'est un manque
de discernement qui est qualifié d'irrationnel. L'âme n'effectue
plus alors la tâche de comprendre de subtiles distinctions, mais elle
veille seulement à ce que le corps se maintienne. Elle exagère
même si nécessaire les dangers ou les biens pour fournir au corps
le plus d'élan possible. Car il est évident que si nous réfléchissions
constamment à ce qui est objectif et rejetions l'élément
subjectif, nous nous abstiendrions souvent d'agir étant donné
la limite de nos connaissances objectives. Là où la science manque,
l'instinct est par conséquent nécessaire. En outre, une volonté
particulière ne devient illusoire que si elle est considérée
comme générale. Lorsqu'on remplace malencontreusement le tout
par la partie, l'objectivité par la subjectivité ou la raison
par la passion, on s'expose à l'erreur comme au mal. Mais si l'on considère
ouvertement tel ou tel aspect particulier et la subjectivité en tant
que telle, il n'y a plus d'illusion. L'erreur en général consiste
à confondre deux choses ou deux catégories. Elle devient un mal
quand l'auteur aurait pu faire autrement. Un père de famille qui justifie
ses dépenses au casino par le fait qu'il agit pour le bien de la famille
ne reconnaît pas la passion particulière qui l'anime. Si la famille
se trouve ruinée et qu'il affirme qu'il pensait bien faire, on peut lui
répondre qu'il aurait pu et aurait du agir autrement. Par contre, un
père de famille attiré par le jeu, mais conscient du danger qu'il
fait courir à sa famille, tempérera plus certainement son élan
personnel pour le bien de ses proches.
L'erreur pratique est une erreur de l'intellect, curieuse faculté qui
fait que le désir parfois devient en quelque sorte faux. L'union de l'esprit
au corps devient pour le coup problématique. Au lieu d'être la
perfection du corps, l'esprit en serait-il la faiblesse ? Les bêtes sont
essentiellement mues par leur désir et celui-ci ne saurait être
faux. Le désir devient problématique en devenant intellectuel.
Il n'y a en effet que l'homme qui ait des désirs déraisonnables
que l'on appelle des perversions, pas uniquement parce qu'elles sont inconvenantes
mais aussi parce qu'elles nuisent à celui qui les possède ou aux
êtres qui l'entourent. Aucun animal ne souhaite, comme certains hommes,
faire périr un peuple entier. L'animal désir la perte d'un être,
non pas comme tel, mais pour se nourrir. On ne verra pas non plus une bête
se suicider de désespoir. On peut donc, il est vrai, s'étonner
et admirer les ouvrages de l'esprit humain, mais on ne peut nier rencontrer
aussi chez l'homme une folie sans équivalent dans la nature. Un volcan
n'a jamais fait périr les hommes par haine mais, sans doute, uniquement
pour évacuer la pression qui se trouve dans la terre et qui risquerait
autrement d'augmenter au point de compromettre l'existence du tout. L'esprit
ne devrait être la perfection du corps que si le corps était aveugle
à son réel appétit, ce qui n'est pas le cas. Il est plus
convaincant de dire que l'âme elle-même est supérieure à
ses parties intellectives et appétitives. Elle représente l'union
parfaite et complémentaire de l'esprit et de la chair. Socrate affirme
cependant que les penchants corporels sont inférieurs aux objectifs de
l'esprit. Mais cela concerne-t-il vraiment les hommes en tant qu'ils possèdent
un corps et une pensée ? Il n'est pas impossible de souligner aussi un
autre aspect de la spiritualité. Les hommes doivent faire de grands efforts
sur eux-mêmes pour acquérir le pouvoir de parler, de lire, d'écrire
et de penser. Ce labeur n'a pas pour fin de faire de nous des anges au détriment
du corps qui nous est attribué. Le but de l'homme n'est pas tant de devenir
un être tout spirituel que de travailler à élever son âme
durant la vie terrestre et par rapport à elle.
La mauvaise volonté est en quelque sorte une volonté fausse qui
ne se détermine que pour ce qui reste obscur ou partiel en l'entendement.
Par rapport aux tendances naturelles du corps, l'esprit devient excessif et
désir plus que ce qu'il lui est permis d'espérer acquérir.
Sous ce rapport, l'esprit apparaît bien une imperfection des créatures.
Comme notre entendement est limité et que certains mobiles de nos actions
restent inconnus, notre volonté est toujours mauvaise et excessive. Cependant,
reconnaître ainsi que notre volonté dépasse notre entendement
n'a rien de mauvais. Au contraire, si certaines actions sont voulues, beaucoup
d'entre elles sont spontanées. Cela est heureux, car s'il fallait avoir
voulu tout ce que nous faisons, nous mènerions en quelque sorte deux
vies entières, l'une par anticipation, l'autre par réalisation.
Une mauvaise volonté est surtout une volonté qui ignore sa démesure
et qui croit que tout ce qu'elle veut est absolument clair et justifié.
Il faut reconnaître que nous voulons parfois plus que ce qui est possible
et que, en ce sens, ce n'est pas l'esprit lui-même qui est mauvais pour
l'homme mais un usage partiel et sans réflexion. Si l'on considère
d'ailleurs les excès de l'esprit avec les défauts du corps, le
milieu entre ces deux imperfections paraîtra le meilleur. L'âme
cherche le rapport parfait entre les puissances de l'esprit et du corps. De
même qu'en une seule personne s'accomplit le genre humain et s'exprime
la singularité, de même l'esprit et le corps se soutiennent l'un
et l'autre. Le mal vient alors, d'un côté, des atteintes portées
à la nature et à l'humanité par l'arbitraire des décisions
individuelles ou, de l'autre, de la négation de la singularité
par la généralité. L'âme dépend donc de l'équilibre
entre les forces actives et passives de l'esprit et du corps. Une activité
trop persistante de l'esprit devient indifférente à la passivité
du corps et produit une sorte de déréalisation où la pensée
chemine à travers des essences, des abstractions, sans jamais se concentrer
sur les cas particuliers. Il en résulte souvent une sorte d'insensibilité
à autrui et une vision du monde trop arrêtée. D'un autre
côté, une trop grande passivité de l'esprit engendre une
autre espèce d'uniformité où le sujet se repère
dans le monde à partir de certains stimuli qu'il voudrait ne pas voir
varier ; au point que sa vie individuelle lui paraît le modèle
de toute vie possible. A la vie spirituelle ou charnelle on peut préférer
la vie animée dans laquelle on ne cesse de se laisser surprendre par
l'inconnu, mais de laquelle on ne manque pas de se forger une opinion conforme
à ce que doivent être les choses en général.
Le désir s'impose à l'âme comme son moteur. L'âme
n'est pas totalement active. Elle est aliénée au fait d'avoir
des désirs. Elle devient active en déterminant ce désir
objectivement. La vérité de l'objet entraîne la justesse
des moyens appropriés à la réalisation du désir.
Par conséquent, l'intellect est partie de l'âme en ce qu'elle est
utile au corps. Notre esprit se trouve fréquemment sollicité ou
monopolisé par des désirs. Une activité purement intellectuelle
se voit limitée par la faim, le sommeil, l'envie de voir des gens etc.
Dans ce cas l'âme sans doute obéit au corps. Pour autant, elle
ne cesse pas de jouer un rôle important lorsqu'il s'agit de satisfaire
nos désirs, ne serait ce que pour pouvoir continuer à réfléchir
dans de bonnes conditions. Il importe même de conserver son bon sens et
sa moralité à cette occasion. Celui qui, pour écrire un
traité de moral qu'il juge fondamental pour le bien être de l'humanité,
escroquerait ses amis et abandonnerait sa famille afin que rien ne le trouble
dans cette urgente tâche, inverserait les priorités. Son futur
lecteur pourrait s'émerveiller de sa prouesse intellectuelle, mais il
ne verrait rien de la déchéance morale de son auteur et de la
douleur même physique qu'elle dut occasionner. Car, les erreurs de l'intellect
suffisent à diminuer l'habilité de réaliser le désir.
Si le désir est déraisonnable, aucun moyen ne sera efficace sans
entrer violemment en contradiction avec le réel. Même s'il est
légitime, un désir excentrique risque d'ailleurs de se voir opposer
le blâme de la morale commune. Fatalement, l'incorrection entraîne
l'antagonisme. Mais, on atteint d'autant mieux son but que l'on possède
la vérité. Autrement, on ne l'atteint que par hasard. Plus un
désir est déraisonnable, moins il a de chance d'être entièrement
réalisé, car les moyens de cette réalisation viennent à
manquer et se trouvent substitués par des artifices n'offrant que des
solutions provisoires. Un désir excentrique mais légitime a quelque
chance de se réaliser malgré l'opinion générale.
Un désir illégitime mais partagé a toutes les chances d'entraîner
de grandes déceptions ou de grandes destructions, comme lorsqu'un peuple
se reconnaît dans la folie d'un tyran.
Le désir est le moteur de l'âme et du corps sans lequel l'organisme
resterait immobile et périrait. Le corps est cause du désir et
l'âme détermine sa fin. L'âme et le corps sont unis par le
désir qui les meut. Comme se complètent l'affect et l'intellect,
la spontanéité et la volonté s'accordent en l'âme
pour son bien. L'entendement fuit le faux, la volonté le mal, afin qu'aucun
mal moral ne s'ajoute à la contingence des choses et n'accroisse nos
peines. Lorsque je désire me rendre d'un endroit à un autre, mon
esprit tend vers ce but et il est suivi par le corps qui m'y conduit. Dans ce
cas, la volonté est accompagnée de la spontanéité
de mon mouvement. Dans la pensée même, la spontanéité
et la volonté trouvent à s'accorder. Car il entre de la spontanéité
dans le fait de percevoir avant qu'on réfléchisse, et c'est en
fonction de l'habitude qui participe à notre connaissance que la volonté
produit son objet dans l'imagination.
3. La contingence de l'âme.- (retour
sommaire)
La volonté contient des éléments distincts et confus. L'absence de distinction accompagne l'excès de l'appétit lorsqu'il se limite à une région particulière du réel et s'y concentre. Le progrès de la volonté n'est pas entier si elle se contente d'un éclairage prédéterminé sur des objets qui se présentent en réalité toujours différemment. La volonté doit, en outre, retourner en son propre fond et retrouver la potentialité des choses qu'elle a niée. On veut quelque chose distinctement lorsqu'on est capable de comparer sa volonté à d'autres possibles et de l'enchaîner avec d'autres choses pour la justifier. On veut confusément aussi, car l'on se comporte en voulant des choses sans bien savoir comment ni pourquoi. S'il n'y avait pas cette indétermination, la volonté resterait toujours la même, comme par ignorance définitive ou sagesse absolue. Dans l'un ou l'autre de ces cas, il n'y aurait aucun moyen de vouloir aussi des choses impossibles et donc aucune possibilité de soupçonner que l'on veut quelque chose d'impossible lorsqu'on croit cette chose possible.
L'intellect devrait être l'équilibre conscient du tout et de la
partie. Les émotions et les sensations tournées vers l'extérieur
constituent les parties infinies de ce tout. La personnalité se détermine
par des choix, des goûts, des convictions et des vocations qui sont autant
de petites passions. L'appétit doit être considéré
comme une réalité partielle et pour nous différente de
la possibilité en soi de toutes choses. Cette réalité extérieure
à l'âme est infinie au sens ou elle consiste en la conscience de
la singularité de chaque moment du sentiment. Il en résulte une
personnalité singulière, imprégnée de toute la suite
de son expérience individuelle et remarquable par son goût propre.
Mais, malgré leur densité, nos petites passions ne sont que des
parties favorites de la réalité et ne suffisent pas à former
un tout. Ces tendances personnelles, comparables à des aspérités
dans l'âme homogène, sont en outre augmentées de quantité
d'émotions. Un individu n'est pas une totalité parfaite en ce
sens que sa forme dépend de la matière contingente qui a constitué
l'environnement dont il dépend. N'est parfaite que la totalité
abstraite de la matière représentée comme une forme pure
de l'humanité identique en tous les hommes avant toute expérience.
Par rapport à cette essence, les passions comme les émotions sont
autant de déformations ou d'empreintes apparues au cours de l'existence.
La volonté a pour but d'établir la proportion entre les différentes tendances. Celles-ci sont complexes et fluctuantes au contact du monde extérieur. Grâce à ses tendances propres, l'individu possède une singularité discernable. La disposition des parties n'est jamais la même d'un individu à l'autre. Cette disposition est sans excès remarquable dans l'émotion. La volonté tire sa singularité des passions qu'elle administre. L'extérieur lui fournit une matière fluctuante et la force qu'elle dérive rationnellement. Ainsi, la volonté peut parvenir à ses fins sans devenir pour autant impersonnelle et commune. Les objectifs communs ne saurait d'ailleurs être atteints sans respecter la dynamique des singularités. Un orchestre ne saurait rester composé de musiciens qui haïssent leur instrument, et la qualité de son interprétation dépend de l'enthousiasme de chacun. En revanche, dans la passion, la partie veut égaler le tout, ce qui la rend comique ou tragique selon que l'on considère cette partie monstrueuse ou le tout défectueux. Il y a donc, entre émotion et passion, une différence quantitative. La première est une faible modification de l'âme, tandis que la seconde tend à en être la contradiction. C'est pourquoi l'émotion du rieur est seulement passagère lorsqu'elle accompagne la conscience d'une anomalie.
Une totalité formée à partir d'une infinité de parties signifie une totalité en mouvement. Ceux qui pensent pouvoir exposer devant eux les parties finies de leur âme s'interdisent d'évoluer. Si l'esprit est la perfection de l'homme, c'est grâce à son âme, c'est-à-dire au mouvement par lequel il se perfectionne. Autrement dit, il ne saurait y avoir d'intellect sans appétit. L'âme est la perfection du mouvement car elle est issue de l'organisation progressive d'une matière. Avant toute pensée, il y a la tendance de la matière à devenir chose et pour ces choses à s'unir malgré l'irréductibilité des phénomènes contingents destructeurs des choses. Cet épanouissement progressif de l'âme ne saurait avoir lieu sans l'infini variété des êtres, sans l'absence de moments absolument identiques à travers le temps. Par ailleurs, puisqu'il y a un appétit sans intellect, l'appétit est en un sens plus fondamental que l'intellect. "Tous les hommes, écrit Aristote au début de sa Métaphysique, ont naturellement l'appétit de savoir". L'appétit est nécessaire au développement de l'organisme et les êtres rationnels ont, en plus d'un appétit sensible, un appétit intellectuel. C'est la sagesse qui est une espèce d'appétit et non l'appétit qui est une espèce de sagesse. L'appétit est chronologiquement premier pour l'individu comme pour le genre. Les premiers hommes, comme les nouveaux nés, eurent peu d'intellect et déjà de nombreux appétits. L'appétit est nécessaire aux êtres rationnels et la raison peut être considérée comme son produit. Cette raison issue de l'appétit s'exprime dans la rationalité des choses organisées vers des fins et dans la rationalité des êtres qui découvrent cet ordre des choses. Cette apparition des êtres raisonnables et conscients de la raison des choses est un produit tardif de l'appétit, mais il en est la perfection.
Le corps et l'esprit se perfectionnent mutuellement. Nous avons une âme
en tant que nous sommes à la fois actif et passif, pensant et sentant.
L'appétit vient de disproportions dans l'activité des parties.
Nous nommons âme la communauté réelle de l'activité
corporelle et spirituelle. L'appétit ou la passion désigne un
déséquilibre entre les deux principes en apparence contingent.
Cependant la raison, qui représente un équilibre entre les deux
parties, n'est parfaite que si cet équilibre est total, c'est-à-dire
en rapport aux faits et actions et pas uniquement avec l'idée que l'on
a toujours de cette proportion. La perfection du tout vient de la mesure entre
actions et passions. La raison s'oppose bien à la passion du point de
vue de l'esprit qui les sépare, mais du point de vue de l'âme,
en pratique, la raison s'allie aux passions. Les émotions sont les petites
passions mobiles qui servent à mouvoir la raison. La passion fixe, au
contraire, s'oppose au mouvement. A ce titre, la raison pure est une certaine
passion bien qu'elle soit parfois nécessaire. La passion n'est donc pas
mauvaise en elle-même mais elle l'est seulement si elle paralyse les émotions.
Nous verrons, avec le rire et la colère, la fonction de ces émotions
pour l'âme. L'esprit est, pour ainsi dire, l'espèce théorique
de la pensée qui correspond à l'âme rationnelle chez Platon
; et l'âme, l'espèce pratique de la pensée relative au corps.
Pour cette dernière, les émotions sont des matières non
négligeables. Les omettre serait une forme de passion dont l'âme
aurait à pâtir. En effet, on ne saurait aborder la vie pratique
en théoricien et dans l'indifférence la plus totale vis-à-vis
de ses sentiments. La forme d'ignorance dont on souffre alors est du genre de
celle qui accompagne les passions. Car dans la passion également on peut
être spirituel et irrationnel, c'est-à-dire que l'esprit suit sa
course sans que personne ne puisse le suivre sur un même terrain.
L'âme sépare donc en théorie la raison des passions. Mais
elle les unit dans la pratique ; sans quoi l'activité ne se nourrirait
d'aucune passivité. La séparation n'est que virtuelle. La raison
naît en fait de l'impulsion, de ces toutes petites passions motrices que
sont les émotions. Si toutefois certaines deviennent excessives, alors
l'âme se trouve entravée. En théorie, si je ramène
un objet trouvé à son propriétaire, ce peut être
par devoir ou alors, conformément au devoir, pour recevoir une récompense.
Dans la pratique, il est impossible de dire si en agissant par devoir on cesse
réellement d'éprouver de l'intérêt pour des choses
utiles ou, au moins, qui ont une valeur sentimentale. Car la passion paraît
plutôt antérieure à toute action cognitive et semble même
nécessaire pour que cette action ait lieu. La séparation nette
entre raison et passion utilisée en théorie correspond dans la
pratique à un développement des passions en raison et, en même
temps, à un enveloppement des passions par la raison. C'est seulement
lorsque ce mouvement est contrarié qu'apparaît la contradiction
que l'on nomme passion de façon péjorative ou mieux déraison.
Ainsi, une émotion comme le rire devient une passion s'il persiste sans
plus rien de risible, et ceci vaut également pour la colère lorsque
rien ne peut l'apaiser.
IV. RAISON- (retour sommaire)
Les objets de la raison et de la passion ont en commun de rester stables par rapport à la fluctuation des émotions subjectives. La passion est théorique en tant que l'objet de la colère, par exemple, est une idée fixe virtuelle. La raison est d'une certaine façon pratique puisqu'elle articule dans le temps des idées différentes pour parvenir à les lier en un tout cohérent. En terme de durée, l'émotion est courte, la passion prolongée et la raison continue. Selon le temps, on peut donc associer raison et passion comme étant tous les deux plus long que l'émotion. Puis, nous pouvons associer autrement les émotions et la raison contre les passions en ceci que pour l'intelligence pratique, c'est-à-dire son exercice, les émotions sont stimulantes tandis que les passions sont paralysantes. Car il est évident que la pensée est moins fatiguée lorsqu'elle est légèrement divertie que lorsqu'elle est accablée par un soucis, une attente etc. La passion suscite une inquiétude qui peut être apaisée par la raison, non pas en vertu de la stabilité des idées mais en vertu du mouvement initié par les émotions et par lequel elles s'accordent. L'émotion n'est pas excessive comme la passion et nous apporte une certaine tranquillité. On peut dire des passions qu'elles suscitent l'inquiétude du fait que l'objet de la passion se trouve isolé de la réalité parce qu'il est trop irréel ou trop partiel. Par contre, ce qui rassure avec la raison, c'est moins la contemplation de vérités éternelles que le sentiment que sa pensée se porte à considérer sans heurts différents objets et, par là, le sentiment d'un accord avec les choses. Considérer la raison autrement, c'est un peu comme n'envisager l'eau que comme glace ou vapeur et jamais comme liquide. Si les idées sont d'abord abstraites spontanément à partir de la passion, les émotions réintroduisent ensuite du mouvement entre les idées, ce qui permet à la volonté de s'accorder à la diversité du réel. Les idées qui sont en nous sont en quelque sorte des passions dans la mesure où d'autres ont acquis des équivalentes. Nous ne tirons pas nos idées de notre propre fond. Cependant, des émotions leur sont attachées. Ce sont justement ces émotions qui, parce qu'elles sont propres, introduisent la diversité dans les idées et entre elles. De cette façon, la volonté bénéficie d'une étoffe riche pour se déterminer sans raideur, sans le monopole d'une seule fin à atteindre et par un seul moyen.
1. L'effet de la représentation.- (retour
sommaire)
Les émotions sont fluctuantes dans le temps. La passion et la raison diffèrent d'elles par leur stabilité. Dans l'émotion, le sujet est moins sensible aux objets supposés être dans l'espace qu'à son état face aux choses. Cet état accompagne confusément le savoir concernant les objets. Les objets de la passion et de la raison changent peu à travers le temps. Il n'est pas la peine d'y penser tout le temps pour s'en apercevoir. Il suffit que l'on puisse reconnaître cet objet comme identique à lui-même chaque fois qu'on y pense. En ce qui concerne l'émotion, l'objet n'a que peu d'importance et peut rester indéfini. On désigne plutôt une variété d'états dans le temps sans que leurs corrélats dans l'espace soient déterminants. Ainsi, les passions d'amour et de haine sont fortement attachées à leur objet, tandis que les émotions de joie et de tristesse s'appliquent à maints objets.
Le rire est une émotion de joie et la colère une émotion
de tristesse. Ces émotions peuvent se répondre, comme lorsque
le rire imite la colère ou lorsque la colère blâme le rire.
De plus, ces émotions peuvent devenir des passions d'amour ou de haine
et peuvent se combiner avec elles. Dans une certaine mesure, le rire et la colère
s'opposent l'un à l'autre, comme la joie et la tristesse qu'on ne saurait
éprouver en même temps au même instant. On remarque cependant
parfois une contiguïté entre les deux dans un court moment. Il peut
s'agir de réaction spontanée aussi bien que d'artifice rhétorique
consistant, comme le conseil Gorgias, à détruire la plaisanterie
par le sérieux ou le sérieux par la plaisanterie. Enfin, pour
ce qui est l'ambivalence des sentiments positifs et négatifs, ils sont
compossibles dans la mesure où on oppose en même temps les catégories
de la passion et de l'émotion, et impossibles à travers une même
catégorie. On peut donc être amoureux et triste ou haineux et gai,
et non joyeux et triste ou haineux et amoureux.
La joie est une émotion qui peut causer le rire. La tristesse peut causer
la colère. La colère contre le rire est une réaction de
tristesse contre la joie. Inversement, rire de la colère, c'est se réjouir
de la tristesse. Tout cela revient à opposer la peine au plaisir ou le
plaisir à la peine. Un observateur peut facilement deviner, à
travers le rire, la joie de quelqu'un, ou bien sa tristesse à travers
sa colère. Mais si cet observateur éprouve un sentiment contraire,
il peut le communiquer à son tour et l'exprimer sans être assuré
cependant de faire évoluer le sentiment adverse. On peut se fâcher
contre quelqu'un qui rit de nous, cette personne ne cessera pas nécessairement
de rire. De même, au lieu de désamorcer une colère en en
riant, on peut au contraire la renforcer. La joie peut encore devenir amour
et la tristesse haine lorsque le sujet détermine l'objet qui l'affecte.
Les deux niveaux peuvent encore se combiner lorsque, par exemple, la joie et
la haine donnent ensemble la cruauté ou que la tristesse et l'amour donnent
la jalousie. La haine est le résultat du déplacement d'une tristesse
subjective dans un objet ; et l'amour, d'une joie subjective dans l'objet. Les
émotions, qui au départ sont subjectives et passagères,
deviennent des passions durables en se fixant dans l'objet. Une fois donc que
c'est l'objet qui est triste et non le sujet, le sujet peut lui devenir gai
face à cet objet triste lorsque, par exemple, il se venge de lui et s'en
réjouit. De même, une fois que l'objet a reçu la joie du
sujet sous la forme de l'amour qu'il lui attache, le sujet peut devenir triste
par rapport à cet objet aimé comme dans l'affliction du deuil.
Les passions figent les émotions et les empêchent de se combiner
entre elles. "L'homme riche, explique Kant, dont le serviteur, au cours
d'une fête, brise par maladresse, alors qu'il la portait de place en place,
une belle coupe de verre précieux, tiendrait pour rien cet incident s'il
comparait au même instant cette perte d'un plaisir avec la foule de tous
les plaisirs que lui offre son heureuse condition d'homme riche" (Anthropologie).
Passion et raison peuvent être conçus comme l'excès et le
défaut d'émotions. Dans la passion, le tout ou l'âme subit
la parti et, dans la raison pure, le tout est sans parti et inactif. L'avare
est un homme passionné parce que son sentiment et son intérêt
sont focalisés sur l'argent comme ce qu'il y a de plus important, alors
que la possession d'argent ne contribue qu'en partie à notre bonheur.
Quant à l'ascète qui se refuse à porter un quelconque intérêt
aux biens matériels, lui aussi se prive à sa façon de nombreuses
émotions au bénéfice du seul sentiment de l'élévation
de son âme. D'une part, la passion est l'excès d'émotion
en ce sens qu'elle place une émotion parmi d'autres au-dessus des autres
au détriment de celles-ci. D'autre part, la raison est le défaut
d'émotion en ceci qu'elle atteint sa pureté contre toute émotion.
La passion et la raison s'opposent donc ensembles aux émotions. Le sage
stoïque ne laisse paraître ni sa joie ni sa peine ; il ne rie ni
ne se fâche. On remarquera que le passionné peut encore faire l'un
ou l'autre mais sans beaucoup de souplesse et toujours en privilégiant
un sentiment par rapport à tous les autres. Le sage, non plus idéal
mais réel, n'est pas non plus d'ailleurs exempt de sentiments et il en
possède un, sa présomption, qui peut régner en tyran.
La passion diminue la variété des émotions. Le contraire,
la raison, agit de même. Mais la passion s'oppose aux émotions
sans, comme la raison, s'abstraire de toutes. Car elle oppose quelques passions
surdéterminées à d'autres. En revanche, le mouvement de
la raison étant virtuel par rapport aux émotions, elle ne les
empêche pas réellement. Si la passion et la raison ont en commun
d'altérer l'émotion, ce n'est pas de la même manière.
La passion emprunte sa matière aux émotions et sème le
trouble entre elles. Les humeurs du passionné sont en général
intempestives. L'état lié à une attitude rigoureusement
analytique est par contre en marge des émotions courantes, car elle ne
produit rien d'extérieur. L'homme qui réfléchit n'est pas
loin de ressembler à un homme prostré ou absent. Son caractère
est davantage introverti comparé à l'extraversion divagante du
passionné. Enfin, l'émotion est intermédiaire entre raison
et passion. C'est une matière commune aux deux. Elle reste indifférente
pour la raison et résistante ou consistante pour la passion. L'état
où l'émotion est fluide et adéquate à la réalité
est un état intermédiaire entre l'absorption rationnelle et le
débordement passionnel. Les émotions se développent lorsqu'on
a quelque distance avec les choses sans s'en désintéresser pour
autant. A cette occasion, la raison n'est certes pas pleinement détachée
et désintéressée mais elle intègre habilement ses
intérêts à des fins plus spirituelles que directement utilitaires.
Dans le rire et la colère, les choses viennent servir d'exemple pour
exprimer ce que l'on pense. Ce que nous percevons et vivons se trouve accompagné
des règles que nous apercevons avec elles en indiquant comment les chosesdevraient
être.
Si passion et raison sont diamétralement opposés, l'émotion
est centrale. Elle constitue un foyer dynamique porté à se stabiliser
dans l'activité ou la passivité extrêmes de l'âme.
Dès lors, par exemple, que le rire et la colère sont incapables
d'alterner, c'est que l'une ou l'autre de ces émotions est excessive
ou que les deux manquent. Sensible aux arts d'agrément, Kant relève
que "les joies et les rires doivent faire, avec l'air sérieux et
bouleversé, le beau contraste qui permet à ces deux modalités
du sentiment d'alterner sans contrainte" (Du Beau et du sublime). On peut
ranger l'absence d'émotion parmi les faiblesses dans la mesure où
elle devient à la longue contraignante, comme il serait contraignant
de toujours rire ou de toujours s'affliger. L'imperfection dont il s'agit consiste
à être déterminé plutôt que libre et, en ce
sens, le peu d'émotions que l'on a obéit à une nécessité
isolée au lieu de pouvoir s'adapter aux situations.
L'émotion constitue le moyen terme entre raison et passion. Dans l'émotion
se rencontrent en même temps activité et passivité, l'âme
et le corps, alors que dans la raison seule l'activité de l'âme
est considérée. L'émotion est donc dans le devenir comme
un mélange d'être et de néant. Puisque la raison vient de
l'esprit et la passion du corps, et puisque l'émotion est un mélange
d'action et de passion, alors l'émotion est bien propre à l'âme
qui à la fois est et devient. On peut en effet dire de toutes nos émotions,
aussi variées soient elles, qu'elles sont les nôtres. Elles n'ont
aucune réalité sans nous et nous n'aurions nous-mêmes aucune
réalité sans elles. L'émotion est avant tout une alternance
d'émotions et non l'être ou le néant de telle ou telle émotion.
Le néant de l'émotion renvoie à la raison ; et son être
unilatéral, à la passion. Les émotions elles-mêmes
sont réelles, même si les idées qui les provoquent ne le
sont pas toujours. Comme le note Descartes, "encore que je puisse désirer
des choses mauvaises, ou même qui ne furent jamais, toutefois il n'est
pas moins vrai pour cela que je les désire" (Méditations...).
Seulement, la diversité des émotions permet de dire qu'elles apparaissent
et disparaissent sans subsister. Ou alors, lorsqu'elles subsistent comme concept
que chacun peut comprendre, on peut en effet dire qu'elles ne sont pas ; et
lorsqu'elles persistent, qu'elles sont exagérées ou fausses.
Les émotions du rire et de la colère peuvent être étudiées
séparément, successivement et excessivement lorsqu'elles se muent
en passions. La raison sert de critère pour les évaluer. L'émotion
rationnelle est proportionnée, tandis que la passionnelle est disproportionnée.
Les premières ont une valeur cognitive et morale alors que les irrationnelles
n'en ont pas ou peu. Le travail de la raison par rapport aux émotions
consiste à trancher dans le tissu émotif pour mettre à
jour : l'opposition entre la joie et la tristesse (qui ne peuvent coexister
simultanément), l'évolution d'une émotion vers son opposée
dans le temps, ainsi que l'évolution d'une même émotion
vers l'excès dans la durée. Il résulte pour la raison un
modèle utile pour saisir des écarts entre la norme et l'anomalie
dans la variation émotive.
Il y a différentes sortes de rires et différentes sortes de colères.
Le rire devient colère ou la colère rire à travers leurs
espèces, graduellement. Toutefois, une espèce peut rester sans
varier dans le temps et tendre à la passion. Les moments virtuels distincts
pour la raison deviennent statiques dans la passion. Mais la raison elle-même
doit demeurer inaltérée dans le mouvement des émotions.
Sa fonction est alors de garantir la cohésion entre les différents
moments de l'émotion. L'évolution normale et rationnelle est l'évolution
permanente de l'émotion par rapport à l'ensemble des choses. Le
phénomène pathologique de la passion, où une émotion
reste sans discontinuer, est certes instructif pour la raison qui, dans la théorie,
distingue de même différentes émotions et les isoles. Mais
ce savoir acquis doit servir dans la pratique à substituer intelligemment
une émotion à une autre, pour éviter justement qu'un conflit
ne s'envenime par surenchère de colère, ou pour éviter
que l'excès de moquerie ne tourne à l'agression.
L'effet des émotions est réel, mais la cause est peu ou prou virtuelle.
Bien que physiquement ressentis, le rire et la colère naissent de représentations
plus riches que ce qui se présente réellement. Les émotions
témoignent de notre capacité d'anticiper. C'est pourquoi il fut
nécessaire de traiter précédemment du désir et de
son rapport à la pensée. Je ressens une émotion à
l'occasion d'une opinion vraie ou fausse, et je la ressens d'autant moins que
ma croyance n'est plus mienne mais simple postulat d'autrui. Que je sois dans
la vérité ou l'erreur avec une conviction, je n'en ressens pas
moins une émotion. Cela revient à dire que certaines de nos pensées,
quand elles ont lieu, sont suivies d'un état physique, lorsque ce à
quoi l'on pense, on le croit fermement aussi. L'action de l'esprit sur le corps
peut s'expliquer par ce que nous avons dit plus haut du fondement appétitif
l'intellect. Car la plus part des choses qu'on croit, on les veut ou les refuse
également, excepté seulement ce qui est indifférent.
Contrairement à la cause réelle des sensations, la cause de l'émotion
réelle est virtuelle. Cette cause virtuelle n'est ni vraie ni fausse.
Elle déborde en tant que concept l'intuition sensible et, par là
même, est sublime. Le concept engage d'autres temps que le présent.
Mais c'est bien dans le présent que la pensée désir pour
l'avenir, en fonction de ce qu'elle sait du passé. La sensation et les
sentiments sont sentis et ressentis aussi réellement que n'importe quelle
douleur ou chatouillement. On remarque seulement que le sentiment peut être
éprouvé sans aucune autre stimulation qu'une pensée qui
nous traverse l'esprit. Par exemple, vous êtes assis dans le bus pour
vous rendre à votre travail et vous réalisez tout d'un coup que
vous vous souvenez ne pas avoir éteint le four de votre cuisinière.
Nous sommes ainsi émus par des choses qui sont arrivées ou qui
peuvent arriver, même si l'émotion, elle, est bien réelle
et présente. On peut ainsi dire que l'émotion est le sentiment
dans le présent de choses absentes et mêmes irréelles.
Les passions supposent un engagement ontologique plus grand que les émotions.
Elles relèvent de l'opinion plutôt que de la représentation.
Les émotions sont bien présentes dans les passions, mais elles
sont trop déterminées pour servir la volonté dans son ensemble.
Une émotion tend à la passion dans l'opinion, lorsque le sujet
éprouve pour l'objet une émotion forte. Dans le débat,
où chacun échange son opinion, chacune des opinions trouve un
centre de gravité dans l'émotion continue des intervenants, et
c'est difficilement qu'une opinion devient persuasive et s'impose contre une
autre chez une même personne. En outre, on peut éprouver des émotions
moins sensibles et prolongées pour de simples croyances que l'on considère
sans réellement les partager. Ce ne sont pour nous que des représentations
qui ne nous émeuvent que par une sorte d'analogie avec ce que nous éprouverions
par rapport à ce que nous éprouvons vraiment. Aristote observe
que "lorsque nous arrivons à l'opinion d'une chose terrible ou effrayante,
d'emblée nous éprouvons avec elle une émotion ; et il en
va de même, s'il s'agit d'une chose rassurante. Mais au fil de la représentation,
nous avons exactement la même attitude qu'en voyant en peinture ces choses
terribles ou rassurantes" (De l'Ame). Ce n'est pas la même quantité
d'émotion que l'on éprouve à l'occasion d'une opinion ou
d'une représentation. Le canular consiste précisément à
faire croire une chose pour toucher l'observateur, c'est-à-dire à
réveiller son opinion, puis à transformer cette opinion en représentation
en avouant le mensonge.
L'émotion, qui se rapporte au phénomène, devient passion
si elle se détermine par rapport à l'objet entier. L'émotion
est conservée dans l'opinion. Elle disparaît dans la connaissance
discursive pure de la raison. L'émotion dure excessivement lorsqu'elle
se fixe sur un objet et, au contraire, elle est infime si l'on s'attache davantage
à l'enchaînement des concepts qu'aux concepts eux-mêmes et
aux objets singuliers qu'ils désignent. Dans la passion, l'émotion
devient si rigide que le discours se concentre autour d'un objet donné
et tend lui-même à se figer. On obtient alors un propos obsessionnel
et non un propos agile, capable de traverser une multitude de champs différents
au niveau émotif comme sémantique. Dans l'excès d'émotion,
la liberté de la raison et la volonté s'amenuisent. Mais la représentation
libre, où le sujet atteint le virtuel, est émancipée, par
exemple, de la crainte réelle. Il faut toutefois que quelques passions
persistent pour que l'on puisse éviter les dangers réels. Les
passions servent naturellement à indiquer à l'âme les besoins
du corps et les menaces qui guettent l'organisme afin que celui-ci se préserve.
Les animaux les moins intelligents obéissent à leurs émotions
mécaniquement lorsqu'ils sentent la faim, le danger, etc. Ils se meuvent
selon la force de ces émotions en eux, c'est-à-dire lorsque celles-ci
sont assez intenses pour les pousser à agir par passion, c'est-à-dire
à réagir. Mais l'homme est capable d'actions véritables
dans la mesure où il n'est pas déterminé nécessairement
par des passions. L'homme se détermine pour des motifs insensibles, par
raison, avec le concours de sa mémoire et de son imagination. Ce qu'il
éprouve alors ce sont des sentiments diverses et discrets liés
aux différentes représentations qu'il se donne.
2. La nécessité de la tristesse.-
(retour sommaire)
La première tendance de l'âme jointe au corps est la tristesse, la colère et la passion qui fixe l'objet dont elle dépend et contre lequel le cœur se révolte. Cette détermination abstraite de la cause du mal est suivie dans la pratique de la libération du sujet. Celle-ci consiste en la reconquête de ses émotions, en un retour à la mobilité, en un allégement où les affects du sujet deviennent un remède à son inquiétude. On explique métaphysiquement l'inquiétude fondamentale de l'âme vis-à-vis des objets par son union avec le corps, laquelle lui fait perdre son indépendance. En outre, on remarque qu'il vaut mieux fuir les objets nuisibles avant de poursuivre des objets bénéfiques et non nécessaires. De manière générale, les objets qu'on poursuit nous inquiètent parce que nous craignons de ne pas ou de ne plus les posséder ; et ceux que l'on fuit nous inquiètent parce que nous craignons, au contraire, d'être unis à eux. La tranquillité qui nous manque alors, il nous faut la conquérir à partir de tous les aspects positifs disponibles au rang desquels on peut compter les émotions.
La tristesse est davantage portée que la joie à se figer. Plus
raide et moins souple, elle est susceptible de devenir haine. Kant note que
"l'agacement lorsqu'il devient colère est un affect, mais s'il devient
haine (désir de vengeance), c'est une passion" (CFJ). Il y a peu
d'objets que nous aimons, c'est-à-dire auxquels nous attachons notre
joie. Les objets que nous aimons vraiment et les activités que nous préférons
(et dont nous sommes à peu près sûrs de ne pas être
déçus) mis à part, nous n'éprouvons que des joies
occasionnelles. Par contre, notre tristesse à davantage tendance à
se focaliser sur des objet extérieurs. Car nous supportons moins bien
une tristesse sans raison qu'une joie sans raison. Cette tendance à la
rigidité est davantage spécifique à la tristesse qu'à
la joie pour cette raison que "la tristesse, comme le prétend Descartes,
est en quelque façon première et plus nécessaire que la
joie, et la haine que l'amour, à cause qu'il importe davantage de repousser
les choses qui nuisent et peuvent détruire que d'acquérir celles
qui ajoutent quelque perfection sans laquelle on peut subsister" (Les Passions...).
L'homme est vulnérable dans la nature. Il lui faut d'abord éviter
une somme considérable de choses qui ne lui conviennent pas. Cependant,
l'homme trouve également dans la nature un bon nombre de choses qui lui
sont essentielles ; et c'est par excès qu'il se met à en souhaiter
un grand nombre qui n'est pas nécessaire et qui finit même par
lui nuire.
La tristesse incline plus aisément vers la haine que la joie vers l'amour.
L'agacement est une peine qui devient tristesse, puis haine, envers l'objet
qui en est la cause. Ainsi l'agacement devient parfois durable en se fixant
sur l'objet. L'âme irascible est en un sens plus nécessaire que
l'appétitive. L'âme a davantage a redouter, pour préserver
son autonomie, qu'à espérer. Car les maux et les erreurs sont
pour elle plus nombreux que les biens et les vérités. Lorsque
la tristesse devient haine, elle devient plus facile à éviter
avec les objets qui la provoquent. Par contre, la joie ne peut devenir aussi
aisément amour, car on est souvent déçu si l'on croit qu'un
même objet nous apportera toujours de la joie. Ce genre d'objet que l'on
peut aimer sans déception est, en fait, assez rare. Dans la haine, ce
n'est pas l'émotion de tristesse qui dure, mais l'opinion qu'un objet
nous sera toujours néfaste. Il importe donc pour éviter la tristesse
de tenir certaines choses à l'écart. Ensuite, toutefois, on peut
espérer librement et se consacrer à ce qui nous réjouit.
Si l'on considère le corps, l'appétit est antérieur à
l'irascibilité. Car le corps va seul vers ce dont il a besoin, alors
que l'âme réfrène ce besoin pour un plus grand bien pour
elle que celui réclamé par le corps. La priorité de l'âme
irascible sur l'appétitive concerne les êtres intelligents qui
doivent réfréner leur premier penchant en vue d'objets plus élevés,
plus lointains dans le temps et plus abstraits. L'homme acquiert cette seconde
nature intelligente en faisant violence à sa nature animale. On voit
comme il peine pour apprendre à marcher, à parler et pour acquérir
tous les traits de sa culture. Mais, en ce qui concerne l'âme embryonnaire
et sans esprit des bêtes, le principe appétitif est le plus élevé,
car l'unique objectif de ces êtres essentiellement corporels est de se
maintenir grâce à la nourriture.
La joie est un mouvement de l'âme lorsque le corps demeure tranquille
face à l'objet. La joie, suggère Platon, est l'effusion et la
facilité du cours de l'âme (Cratyle). La tristesse est au contraire
une immobilité de l'âme lorsque le corps quitte l'objet inquiétant.
L'émotion permet à la raison de réagir et d'évoluer.
Si l'émotion est ainsi la respiration de l'âme, la passion en est
l'asphyxie. Dans la joie que j'éprouve lors d'une conversation, d'une
représentation ou d'une méditation, il ne me viendrait pas l'idée
de m'écarter de cet état tant que rien ne m'y contraint. Dans
cet état, je n'éprouve pas d'ennui et je peux développer
tous les aspects des choses que je considère avec joie sans m'en lasser.
Par contre, en mauvaise compagnie, en assistant à un mauvais spectacle
ou en étant assailli de pensées désagréables, je
désire uniquement fuir la situation dans laquelle je me trouve, ce désir
occupant pleinement mon esprit. Toutefois, il m'est possible de patienter -
si je ne peux fuir immédiatement -, de me distraire moi-même et
de me donner d'autres émotions ; comme il m'est possible, alors que je
suis enthousiaste, de me raviser pour ne pas délaisser de nouvelles préoccupations
qui exigent qu'on s'en occupe.
Lorsque le corps se trouve à l'aise dans son environnement, l'âme
peut éprouver librement la joie qui est le sentiment de son propre mouvement.
Lorsqu'au contraire le corps est en mauvaise posture, le mouvement de l'âme
est diminué par ce qui produit sa tristesse. L'âme est d'autant
plus libre de se mouvoir que le corps se trouve vivre en harmonie avec ce qui
l'entoure. Si la faim commence à tirailler mon estomac, si mon dos me
fait souffrir et que je me tient difficilement assis sur ma chaise, si la chaleur
m'étouffe et la migraine me prend, alors j'abandonnerai mon entretient
avec une personne qui pourtant m'intéresse, en m'excusant pour mon indisposition
et mon manque d'attention. Le but de l'âme est donc d'atteindre la joie
véritable avec la diminution des causes de la tristesse. La passion peut
devenir un moyen de parvenir à cette joie, quand on aime la cause durable
de la disparition d'un mal, comme lorsqu'on aime, par exemple, la démocratie
contre la tyrannie. Ainsi l'émotion peut devenir passion si cela lui
permet de subsister. L'âme a intérêt à fuir la tristesse,
qui diminue sa vivacité, et à poursuivre la joie qui accompagne
sa santé. La joie en question est bien une émotion, mais celle-ci
peut utiliser la passion, qui est la fixation d'une émotion sur un objet,
comme rempart contre la tristesse. Ainsi, grâce à certaines passions,
nous sauvons quantité d'émotions ; les passions d'amour et de
haine, quand elles ne sont pas trop vives, ne sont pas des obstacles infranchissables
pour l'émotion. Si je fréquente un ami qui, habituellement, me
réjouit par la vivacité de son âme, et si celui-ci est abattu
par la faute de quelqu'un, alors je m’indignerai contre cette personne,
encourageant mon ami à la mépriser au lieu de la haïr, pour
retrouver la joie que nous partagions.
Nous supposons que la pensée objective commence avec la tristesse et
continue avec la haine, car elle désire la solidité de son objet.
Le refuge des nombres peut être envisagé comme la passion de ceux
que le monde dégoûte. Cette hypothèse, il faut le reconnaître,
est discutable, et l'on doit s'y attarder. Elle revient à dériver
la pensée objective des émotions de joie et de tristesse. Les
premiers objets que l'on apprend à reconnaître sont ceux qui nous
touchent le plus directement parce qu'on y attache un certain plaisir ou une
certaine peine. Ainsi, l'enfant commence à trier selon les apparences
les aliments bons et mauvais, les personnes rassurantes et inquiétantes,
etc. Puis, ce sont certaines odeurs et certains bruits qui paraissent morbides
ou agréables et évoquent des objets repoussants ou non. Au fur
et à mesure que l'esprit se cultive et que l'enfant ne suis plus les
inclinations de son corps, le nombre des objets dont il apprend à se
méfier augmente tandis qu'il acquiert plus de prudence. Enfin, lorsque
l'homme devra se mesurer aux objets et résoudre des problèmes,
plutôt que de juger selon son impression, il commencera à les nommer,
à les quantifier et préférera s'occuper de ce matériel
symbolique qu'il aura constitué plutôt que de se confronter à
des objets problématiques. Nous devons reconnaître que la tristesse
entraîne un mécanisme défensif consistant à tenter
de comprendre la cause de cette tristesse. La connaissance des choses néfastes
est antérieure à celle des choses bénéfiques et
l'on endure de nombreux maux avant d'en trouver les remèdes. Il est à
peu près équivalent de s'interroger sur les causes de la tristesse
et sur celles de la joie. La cause d'une joie ne peut être cause de la
tristesse et inversement. Si le départ d'un être cher me rend triste,
il m'apparaît que son retour me rend joyeux. Seulement, il est moins important
de connaître la cause d'une joie, si ce n'est pour la conserver, par ce
qu'il nous suffit seulement de l'éprouver, alors qu'il importe davantage
de connaître celle d'une tristesse, parce que nous souhaitons ne plus
l'éprouver à l'avenir. Si je me sens bien dans un groupe de gens,
il est moins important pour moi de déterminer grâce à qui
en particulier que si je me sentais mal et voulais savoir à cause de
qui.
Quant aux choses indifférentes, telles que les nombres, elles sont postérieures
et sont issues d'une mise entre parenthèse des affects par la pensée
discursive. Les affections restent nécessaires à la pensée,
même si elle acquiert les moyens de les mettre occasionnellement de côté.
La pensée de la cause, indépendamment de l'effet, ne s'en détache
pas vraiment. C'est abusivement que la volonté, fondée sur des
principes, révoque toutes les affections, bonnes ou mauvaises. Ce n'est
pas la même chose que de dire ou de sentir. Il peut y avoir quelques sentiments
qui naissent dans l'usage du discours, mais ceux-ci restent différents
du sentiment qui concerne directement le moment cité. Je peux raconter
un séjour à l'hôpital avec suffisamment de détail
pour communiquer mes peines, ce que j'éprouve ou ce qu'éprouve
mon interlocuteur à ce moment est différent de ce que j'ai ressenti
à l'hôpital. S'il est possible de mettre de la distance entre les
causes dont on parle, en l'occurrence l'opération, l'activité
de l'hôpital etc. et le vécu affectif, l'atmosphère, il
reste toujours un lien entre les deux sans lequel le discours perdrait son sens.
La joie vient du jeu de l'intellect lorsqu'il apaise ses craintes et devient
admiratif devant lui-même et ses objets. "Le rire aussi bien que
les pleurs rassérènent" selon Kant qui précise qu'"ils
libèrent d'une entrave à la force vitale" (Anthropologie...).
Dans la joie, l'esprit est moins absorbé par l'objet tel qu'il est. Il
se permet d'inventer, de divaguer, de le mettre en rapport avec une multitude
de choses, comme s'il n'y avait aucune borne au discours que l'on tient dessus.
Cette richesse venue du fond du sujet et débordant l'objet rend celui-ci
secondaire. Au lieu de s'imposer au sujet et de l'obliger à suivre ses
déterminations, quitte à frustrer son élan, l'objet devient
plutôt un moyen pour l'esprit d'exprimer sa vivacité sans retenue.
Ainsi, quelqu'un de grave pâtira de chaque obstacle qu'il rencontrera,
car il ne verra rien d'autre que son état d'aliénation, alors
que quelqu'un de léger verra dans chaque obstacle une nouvelle source
d'improvisation et d'invention. La vertu anxiolytique du rire n'échappe
pas non plus aux poètes. "Après une terrible querelle, écrit
Pétrone, le rire nous calme, et, apaisés, nous passons à
la suite" (Le Satiricon). On songe également à cette image
de Platon lorsqu'il raconte que les dieux placèrent le poumon, qui figure
pour nous aujourd'hui l'esprit, la légèreté, la joie, "autour
du cœur comme un tampon, afin que le cœur, quand la colère
atteint en lui son paroxysme, battant contre un objet qui lui cède en
le rafraîchissant, fut moins fatigué et servît mieux la raison
de concert avec le principe irascible" (Timée). L'angoisse se manifeste
comme un blocage de la force vitale. Dans l'angoisse, on sent son énergie
comme comprimée dans la poitrine, comme si nôtre sang était
devenu trop épais pour bien circuler et que la pression montait à
l'intérieur de nous sans pouvoir sortir, au risque de nous faire exploser.
Ce sentiment, dans les querelles, devient parfois si intense que le colérique
finit par perpétrer des actes incontrôlés et violents qu'il
regrette ensuite. Dans ce cas, il n'a pas eu la chance ou l'adresse de parvenir
à se détendre, à se distraire, parfois grâce à
l'intervention apaisante d'un tiers, parfois de lui-même en s'encourageant
au calme, voire à la bonne humeur. On remarque chez les amis de longue
date cette façon évoluée de se disputer tout en plaisantant
qui est à mi chemin entre la franchise et la bienveillance.
Dans l'émotion, l'âme agit sur elle-même une fois l'objet
neutralisé et représenté par l'idée. Cette activité
émancipée de l'objet réel épanouit l'âme,
même si ses idées sont tristes. Les effusions de tristesse, les
pleurs, quand la douleur immédiate est absente, apaisent l'âme.
Ce qui provoque des émotions, ce sont des idées et non des objets.
Les objets réels et présents provoquent des sensations. La douleur
qu'on éprouve à cause d'un objet est absolue. Si je me brûle,
il est impossible que je trouve cela bon. Par contre, les émotions sont
susceptibles d'ambivalence. Si mon employeur m'annonce que je suis licencié,
l'idée que cela suscite en moi est certes douloureuse, mais je peux dans
le fond ressentir un certain plaisir, celui de me trouver libéré
d'un travail qui ne me plaisait pas. Evidemment, si ce licenciement signifie
une famine certaine pour moi et ma famille, l'émotion attachée
à cette idée sera d'une consistance assez comparable à
la douleur provoquée par un objet. La colère, qui est une émotion
portée vers la passion, dépend davantage de l'activité
de l'objet. Mais l'indignation pour ce qui ne nous atteint qu'indirectement
est une émotion plus éloignée de la passion. Il ressort
clairement de tout cela que l'émotion, en tant qu'activité de
l'âme, libère des passions venues du corps. La colère est
intermédiaire entre passion et émotion, car elle est déclenchée
par un objet autant que par l'idée qu'on y attache. L'indignation s'exerce
davantage contre l'idée de quelque chose de général, contre
une valeur, et pour cela elle est davantage une émotion. On voit donc
que la passion portée vers ou contre un objet particulier est davantage
corporelle que l'émotion liée à des idées. C'est
pourquoi l'émotion reste un affect lié à l'art et qui peut
être partagé, tandis que la passion est attachée à
notre vie personnelle et reste impossible à partager à moins d'en
trouver une transcription sur le plan émotif.
3. La possibilité de la joie.- (retour
sommaire)
L'émotion devient passion dans l'excès. Mais lorsqu'elle est mesurée, elle est souple, allusive et légère. Dans la passion, le sentiment est constant, sans mesure et violent. Il s'attache à l'objet avec inquiétude et se nourrit du projet d'agir sur cet objet. La personne soumise à sa passion est bien souvent difficilement capable de plaisanter à propos de l'objet qui la passionne. Aussi, c'est avec gravité qu'elle affronte ses contradictions ainsi que tout ce qui fait obstacle à la réalisation de son désir. Car le passionné craint de toujours manquer son but et n'agit qu'en vue d'une seule et unique fin. Il pensera que la fin en question justifie tous les moyens et ne prendra jamais le loisir de s'intéresser aux autres objets qu'on lui présentera. Il ressemblera alors aux enfants qui, ayant perdu un jouet, refusent de le remplacer par n'importe quel autre. Mais dans l'émotion mesurée, le sujet conserve sa tranquillité face aux phénomènes. Il réagit promptement aux événements présents, en agissant par la parole sans volonté de transformer radicalement l'objet. Si l'on n'est pas submergé par une émotion en permanence et que l'on conserve la capacité d'éprouver de multiples émotions, on devient alors plus disponible pour le moment présent. Lorsqu'un ami vous croise, vous trouvez la force de plaisanter et de discuter au lieu de l'accabler de vos soucis ou de ne l'écouter que d'une oreille distraite. L'émotion garantit la capacité d'improviser ; elle nourrit la faculté d'inventer et de parler sans s'aliéner à une idée unique et, par là, sans aliéner un objet à soi. Il règne alors une liberté générale entre chaque chose qui nous permet de les considérer de multiple façon.
Une analyse fine des interactions, dans le cas du rire et de la colère,
requiert en premier lieu une distinction entre différentes espèces
de rire et de colère. Le propre des émotions est de pouvoir se
mélanger, il est donc normal de chercher à découvrir des
articulations types entre elles. La raillerie, par exemple, résulte d'une
telle combinaison. La complexité du mélange du rire et de la colère
dépend de celle de chacun d'eux. Pour le rire, comme pour la colère,
on peut repérer des niveaux liés à la fixation progressive
de l'émotion dans la passion et donc indiquer la portée plus ou
moins objective de l'émotion subjective.
Concernant le rire, Aristote distingue, d'une part, les rieurs excessifs "cherchant
à tout propos des plaisanteries, et visant bien plus à exciter
le rire qu'à dire des choses convenables et décentes, et à
ne point blesser celui dont ils se raillent" et, d'autre part, les hommes
enjoués qui savent plaisanter avec goût "et que l'on pourrait
presque dire d'un esprit souple et flexible" (Éthique à N.).
Les rieurs excessifs cherchent avant tout à séduire leur auditoire
sans se soucier du mal qu'ils pourraient faire à celui dont on rie. On
reconnaît ici un trait de la passion qui consiste en un excès d'amour
propre qui conduit à défendre des jugements arbitraires sur un
objet. Ainsi, le rieur excessif soulève avec lui l'opinion contre une
personne sans qu'elle le mérite pour autant. Un esprit plus flexible
pourra opposer un rire modéré qui, au lieu d'atteindre un seul
objet, décochera ses traits aussi bien sur lui-même, le moqué
et les moqueurs. Aristote fournit d'autres indications précieuses : "D'un
côté des plaisanteries que dans des termes obscènes ; et
de l'autre on se borne le plus souvent à des allusions". L'utilisation
de l'obscénité permet de s'attirer la sympathie de l'auditoire
lorsque celui-ci juge que le comique s'exprime avec une liberté de parole
qu'il aimerait lui-même avoir, sans que l'on s'occupe alors de savoir
si l'emploi de termes obscènes est blessant ou non pour la personne à
laquelle ils sont attribués. L'usage de l'allusion, en revanche, réclame
un certain effort de la part de l'auditoire pour la déchiffrer et, dans
le même temps, épargne que l'on s'intéresse trop à
l'objet de l'attention au profit de la performance formelle du comique. Le rire
sans passion vient de l'agilité de l'esprit. Il traduit la capacité
de s'adapter aux situations, d'en relever le détail et d'élever
le moral dans les situations ternes. Lorsque l'esprit ne se laisse pas trop
fortement déterminer par le corps, par sa mémoire et ses habitudes,
il est comme libéré de ses chaînes et capable de bondir
et rebondir sur chaque mot, chaque idée et chaque chose. L'esprit révèle
ainsi sa véritable destination qui est d'établir des rapports
riches et significatifs entre les choses. En musique, cela revient à
être capable de faire varier un thème au lieu de se contenter de
le répéter en lui faisant perdre tout contenu. Mais le rire excessif,
que rien n'arrête, est sans soucis de préserver la bienséance
ou la bienveillance. Puisque aucune bonne volonté ne le tempère,
il tend à la passion. Le sujet pâtit alors de lui-même en
tant qu'objet plus qu'il ne témoigne de la liberté de son esprit.
Il reste aliéné au désir aveugle et cherche à le
satisfaire sans prendre garde à ce qui l'entoure. La raillerie peut parfois
atteindre un tel niveau d'excès qu'elle semble manifestement chercher
à nuire et à blesser. Le rire peut ainsi se mettre au service
de la volonté de faire du mal. Or on sait qu'un sujet qui éprouve
de la haine se fait en quelque sorte l'objet de ce qu'il hait, puisqu'il investit
son énergie pour détruire l'ennemi et non pour se conserver lui-même.
Le résultat est qu'en s'affaiblissant de la sorte, le railleur devient
stupide et incapable d'agir en toute liberté.
Descartes distingue, d'un côté, la dérision, "espèce de joie mêlée de haine, qui vient de ce qu'on aperçoit quelque petit mal en une personne qu'on pense en être digne" et, de l'autre, "la raillerie modeste qui reprend utilement les vices en les faisant paraître ridicules" qui "n'est pas une passion mais une qualité d'honnête homme, laquelle fait paraître la gaîté de son humeur et la tranquillité de son âme" (Les Passions...). L'émotion est corrompue par la passion lorsqu'elle s'attache à un objet particulier trop fortement. La dérision désigne autant la personne, sinon davantage, que le défaut que l'on veut souligner chez elle. Mais l'émotion reste une qualité de l'esprit qui l'éprouve, elle ne cherche pas à atteindre directement quelque chose. Elle propose, au contraire, qu'on se détache des objets eux-mêmes pour présenter ses formes de façon plaisante et sans en pâtir véritablement. L'émotion, en ce sens, n'est pas l'instrument d'une passion mais un simple mode d'émancipation mentale. Le rire de dérision, en revanche, exprime une joie mêlée de haine. Il est un mixte d'émotion et de passion opposées. La dérision implique l'amour de la tristesse d'autrui. Au fond de sa joie, celui qui use de dérision éprouve de l'inquiétude. Dans la dérision, l'émotion n'est pas pure et subjective mais mêlée de passion, c'est-à-dire attachée à l'objet de manière non objective. De plus, à l'émotion positive de la joie, la dérision ajoute la passion négative de la haine, ce qui rend sa composition plus complexe que si cette passion était elle-même positive. La dérision consiste à se réjouir de la peine d'une personne et surtout du fait qu'elle endure cette peine. Cette joie suppose au préalable une inquiétude et une hostilité à l'égard de la personne tournée en dérision. Elle apparaît comme une vengeance ou, du moins, indique que l'on attend que la personne antipathique nous donne un motif de nous réjouir de son embarras. Au contraire, une raison tranquille et sans passion est capable de raillerie modeste. Elle est prompte et sans vanité. Art d'agrément, elle peut devenir bel art, comme chez Molière. Elle témoigne de la capacité de juger moralement non pas tant des êtres que des actions. Le railleur modeste, contrairement à celui qui use de dérision, ne considère pas son acte comme une occasion de prendre une revanche sur un être haï. Il reste libre et indifférent de railler et n'éprouve pas une satisfaction personnelle démesurée du fait de se moquer. A vrai dire, le railleur modeste est assez habile pour exercer son esprit sur n'importe quel objet et ne vise pas un objet particulier. Il s'intéresse davantage aux propriétés des choses qu'il se plaît à mettre en valeur ; tout comme un peintre rehausse sur sa toile une teinte qui existe déjà dans la nature de façon plus discrète, parce qu'il veut montrer l'effet saisissant de certaines parties du paysage sur l'ensemble ; ou encore comme un musicien met l'accent sur une note en particulier pour enrichir la phrase musicale entière.
Concernant la colère, Aristote distingue, d'une part, les gens colériques
qui sont d'une vivacité excessive et, d'autre part, les gens amers dont
"l'emportement dure longtemps, parce qu'ils savent maîtriser les
sentiments de leur cœur, et ne s'apaisent qu'après avoir rendu le
mal qu'on leur a fait" (Éthique à N.). Le colérique
et l'amer dépensent leur énergie différemment : le premier
exerce une action brutale, de courte durée et sans suite, et, de cette
façon, ne conserve aucune rancœur ; tandis que le second n'agit
pas mais conserve son amertume aussi longtemps qu'il faudra attendre d'être
vengé. Cette dernière attitude spécifique aux êtres
rationnels et de mémoire est d'autant plus redoutable que la patience
de l'amer lui permet d'attendre le moment de faire le plus de mal possible.
On distingue deux espèces de colère : la vive et l'amère.
La seconde vient d'une maîtrise partielle du sentiment. L'âme, bien
qu'elle pâtisse, ne laisse paraître aucune réaction. Sa maîtrise
n'est pas totale. Elle reste aliénée à l'objet de sa colère
tant qu'elle ne s'est pas vengée. Au lieu de se laisser aller à
exprimer directement son sentiment, l'amer ressemble à la personne raisonnable
capable de dominer son courroux. Cependant, son absence de réaction ne
garantit pas suffisamment l'absence de passion. Sous son extérieur raisonnable,
l'ame dissimule sa passion et ne fait que différer sa réaction
avec, il est vrai, quelque raison et volonté partielle. Pour être
vraiment raisonnable, il faudrait que le sujet reste détaché de
l'objet et ne soit pas aliéné à celui-ci par l'idée
de la vengeance qui seule l'en libérerait avec l'affaiblissement ou la
destruction de l'objet. La colère vive, quant à elle, paraît
ne traduire aucun effort de la volonté sur soi-même. Elle a néanmoins
le mérite d'apaiser la colère sur le champ. "Lorsque l'explosion
des états de colère, constate Kant, est retenue, ils laissent
derrière eux une rancœur, c'est-à-dire une blessure de ne
pas s'être comporté comme il se devait face à l'injure ;
mais il suffit pour l'éviter, qu'ils puissent s'exprimer en parole"
(Anthropologie...). Cela peut consister, par exemple, à s'exprimer de
manière ludique avec humour. Au premier abord, la colère vive
semble propre aux animaux qui, n'ayant pas ou peu de réflexion, sont
incapables de corriger volontairement leur action. Ainsi, le serpent et le lion
que l'on dérange attaqueront et oublieront ensuite l'incident. Il est
heureux que les hommes n'agissent pas de la sorte et ne mordent pas à
la moindre contrariété. Cependant, si leur capacité de
différer leur action était leur seule spécificité,
le résultat serait le même, voire pire. L'attitude intermédiaire
qui permet d'agir sur le moment et de ne pas conserver de rancœur, sans
pour autant agresser physiquement tous les gêneurs, consiste à
se venger sur le champ de paroles et d'agir promptement mais avec esprit.
Descartes distingue, d'un côté, ceux qui se vengent de mines et
de paroles et emploient toute leur force dès qu'ils sont émus
et, de l'autre, "ceux qui se réservent et se déterminent
à une plus grande vengeance" (Les Passions...). La colère
vive cherche une vengeance immédiate. En raison de sa promptitude, elle
a intérêt à s’exprimer par la parole. Au contraire,
la colère amère attend une vengeance réelle et physique.
Cette mauvaise volonté, qui profite de sa durée pour calculer
tout le mal qu’elle peut faire, est redoutable. Qu’elle soit exprimée
ou contenue, l’émotion de colère est d’abord la même.
Ainsi, il est difficile de s’assurer qu’une émotion, parce
qu’elle n’est pas manifeste, n’existe pas. On ne peut donc
pas juger vertueuse une personne uniquement parce qu’elle fait preuve
de tempérance sur l’instant, car on ignore les conséquences
à long terme que peut avoir une émotion contenue. On peut même
ignorer soi-même en vouloir à quelqu’un et s’en rendre
compte le jour où il arrive un malheur à cette personne et que,
contre toute attente, on s’en réjouit. Ainsi vaut-il mieux que
la colère s’exprime, étant donné qu’elle peut
être indirectement exprimée par des mots, des remarques et des
signes imperceptibles qui, néanmoins, suffisent à faire connaître
notre sentiment et, par là, à l’apaiser. Car il semble en
effet qu’un sentiment que l’on garde pour soi soit plus difficile
à apaiser.
4. Le moment de la raison- (retour
sommaire)
L’objet abstrait s’interpose entre le sujet matériel passif et l’objet matériel actif. Cet objet reste égal à lui-même bien que le sentiment du sujet soit changeant. La passion précède alors la détermination abstraite de l’objet et l’émotion lui succède. On peut appeler l’objet abstrait dégagé par la pensée une idée, pour ne pas la confondre avec l’objet concret rencontré dans l’expérience. L’idée, qui relève du discours et de la théorie, est quasi immobile, hormis l’évolution de son concept à travers l’histoire. L’infini, par exemple, a subi des évolutions comme concept, bien que son sens soit resté en rapport avec ce qu’il a été. L’émotion et la passion, contrairement à la raison, qui accède à l’idée, relèvent du domaine pratique. Comme la saisie des entités théoriques a lieu dans la pratique, on peut placer la passion avant cette vision et l’émotion après. En effet, l’idée, pour être découverte, doit être précédée de l’expérience empirique dans laquelle nous sommes affectés par des objets et, pour être effective, elle doit être suivie d’une impression, d’une émotion qui témoigne que le sens de cette idée à bien été saisi par le sujet individuel.
Il est permis de considérer l'âme intellective comme une extension
de l'âme appétitive du point de vue physique et logique. Dans le
sens de l'être et de la génération, la faculté appétitive
apparaît avant l'intellective et lui est nécessaire. Dans le sens
de la connaissance l'intuition de l'objet de l'appétit précède
la détermination par l'intellect des moyens de l'atteindre. Ainsi, il
semble que je sois incapable de penser sans jamais rien avoir à désirer.
Je pense en fonction de ma sensibilité à certaines choses que
je veux atteindre et pour atteindre ces choses. Physiquement, selon AR. Damasio,
la faculté de raisonnement est naturellement construite à partir
de et avec les mécanismes neuros sous-tendant la régulation biologique
(L'Erreur de Descartes) ; et, logiquement, selon Aristote, l'objet de l'appétit
est le but et le point de départ du raisonnement pratique (De l'âme).
On ne peut pas négliger le fait que la logique ait besoin d'un substrat
biologique pour être. Même si l'opération logique n'est pas
de nature identique à celle des mécanismes neurologiques (pas
plus que le calcul n'est identique au microprocesseur), elle a besoin d'eux
pour avoir lieu. Ce constat, du point de vue naturel, a également lieu
du point de vue rationnel, puisqu'on trouve, comme autre condition matérielle
du calcul rationnel, le donné phénoménal à partir
duquel nos désirs naissent. Cet aspect du problème engage, en
plus de la matière cérébrale du sujet, la matière
de l'objet tel qu'il nous apparaît. Le corps produit donc de la pensée
et la pensée dirige le corps. Le corps est au début et à
la fin de la pensée. Il n'y a pas de pensée sans passion et action.
Il s'agit surtout d'insister sur l'aspect mobile de l'intellect afin d'y inclure
sans contrainte les émotions. Le corps, initialement passif, se donne
une âme qui le dirige et devient pour le coup actif. Si le corps est au
début de la pensée - comme condition - et à la fin - comme
réalisation -, alors on peut dire de l'action qu'elle apparaît
par endroit à l'intérieur d'une passivité universelle.
La pensée ne saurait pour cette raison être une pure activité.
Son activité est empruntée à la passivité, à
la passion, pour rendre dans l'émotion un élément de cette
force passive.
La matière cérébrale humaine éduquée raisonne.
Le but auquel tend ce raisonnement est plus ou moins directement matériel.
L'objet attire le sujet en tant qu'être matériel. L'âme du
sujet conduit son corps vers l'objet qu'elle détermine, tandis que le
corps est animé par le désir. La raison, semble-t-il, est issue
de la matière modifiée au cours du temps et détournée
de sa fin naturelle inconsciente. Cependant, le monde de la culture ne reste
pas détaché de la nature mais il y retourne nécessairement
à plus ou moins long terme. Car la nature a déterminé d'avance
notre conformation humaine avec les limites de ce que nous désirons ou
non. L'action de l'âme, en ce sens, s'exerce sur nous mêmes afin
de nous rendre conscients de nos fins avec plus de pénétration
que ne le permettent nos sens. Cependant, cette forme évoluée
reste tributaire d'une attirance et d'une répulsion fondamentalement
humaine. L'âme paraît donc intermédiaire entre les corps
subjectif et objectif. L'état à la fois passif et actif, physique
et psychique, du sujet est la pensée et son objet. C'est dans cet interstice
que naît l'émotion. L'idée qu'a l'âme d'un objet désirable
naît de la rencontre des corps passifs de l'objet et du sujet. Cependant,
on trouve dans le sujet l'action par laquelle il fait participer le corps qu'il
subit à une idée. En tant qu'à cette idée s'attache
une émotion, celle-ci conserve la trace d'une passivité initiale
enrichie par l'action de l'âme du sujet sur son propre corps.
La logique ou la pensée complète le physique ou le corps. La
raison semble un moment du corps. Elle cesse de l'être en cessant d'être
dialectique et mobile. Cette perte se manifeste dans l'obstination par une perte
de l'émotion. L'âme s'oppose au corps en principe lorsqu'on compare
son action à la passivité de la matière. Seulement, le
résultat de son travail, à savoir la saisie des idées immuables
opposées au mouvement universel, doit être réinvesti dans
le monde concret. L'expérience ne saurait s'échouer dans une représentation
figée sans perdre son sens. Il faut que les idées, lorsqu'elles
sont l'objet de la pensée de quelqu'un, suscitent des sentiments qui,
bien qu'obscurs, introduisent la vie en elle. Ainsi, si je saisis l'idée
d'une belle musique, ma représentation propre, outre la généralité
de ce concept, est une augmentation unique de l'idée d'une belle musique.
La volonté ne se détache de l'entendement imparfait que par la
force de l'émotion. Elle est donc aussi importante que l'objectivité.
Négliger l'émotion, c'est risquer de s'aliéner aux instruments
attachés à des aspects locaux du réel. Le but de l'activité
de l'esprit n'est pas de cesser une fois atteinte la vérité pour
que le sujet entier se soumette à elle. La volonté excède
l'entendement ajuste titre, en tant que nous éprouvons une grande variété
d'émotions qui font que l'expérience, même quand elle implique
une grande maîtrise, reste pleine de surprise et de nouveauté.
C'est grâce aux émotions, avec le comique de Chaplin dans Les Temps
modernes par exemple, que l'illusion d'une vérité dernière
s'estompe pour laisser apparaître des aspects enfouis par l'habitude.
Le corps se donne la pensée. Il est nécessaire à celle-ci
et de nombreux corps existent sans penser. La pensée d'un corps n'est
pas nécessairement avertie des formes impersonnelles de la logique bien
qu'elle en dispose spontanément. Il y a donc partout des corps et seulement
certains d'entre eux pensent. Pour ceux qui pensent, certains pensent également
aux conditions de leur pensée. C'est le cas des philosophes lorsqu'ils
étudient la structure formelle de la pensée. Ce niveau, considéré
comme ultime, est minoritaire par rapport au fait qu'il y ait des corps. Les
lois de la pensée sont déjà là confusément
dès nos premières expériences et n'en disparaissent qu'abstraitement.
Les oeuvres de la science n'ouvrent pas ensuite une autre réalité
spécifique au savant ; elles ne restent intelligibles que si l'on connaît
et ressent le lien entre le savoir et la vie, lien qui en effet n'apparaît
pas tout de suite. L'émotion, antérieure à la science de
la logique, est occultée par sa forme sans être pour autant anéantie.
Le sujet peut s'oublier dans l'objet et laisser de côté toute considération
subjective, il n'en demeure pas moins la fin pour laquelle l'objet a été
constitué comme moyen, c'est à dire comme objet abstrait. Lorsqu'une
personne rie et qu'une autre lui demande pourquoi, la réponse du rieur
: je ris parce que je pense à ceci est émancipée, sous
la forme du discours, de l'émotion elle-même dont il est question.
Seulement, l'introduction de cette cause objective n'est pas une vérité
plus fondamentale que l'effet en lequel à consisté l'émotion.
C'est même en cette émotion que la cause dégagée
prend son sens, c'est à dire sa consistance concrète
5. L'autonomie du sujet.- (retour
sommaire)
Le rire est le plus souvent une émotion et la colère une passion. Les émotions sont naturellement plus joyeuses que tristes et les passions plus haineuse qu'amoureuses. La tristesse est une petite haine et l'amour une grande joie. Le rire est une émotion parce qu'il est bref, tandis que la colère tend vers la passion par sa durée et sa fixation sur l'objet. Du fait d'être détachées de l'objet, les émotions sont naturellement joyeuses et ne deviennent tristes qu'en tendant vers la passion. Quand aux passions, naturellement haineuses en raison de la dépendance du sujet à l'objet qu'elles supposent, elles deviennent amoureuses lorsque la joie du sujet est projetée dans l'objet. La volonté se nourrit avant tout de la joie de l'émotion. La spontanéité de l'entendement vient du rejet de la tendance charnelle. Mais l'esprit ne s'accomplit que si la volonté accompagne la spontanéité, c'est-à-dire uniquement si l'objet de la haine peut devenir d'une certaine manière l'objet d'une joie sans haine. Un pareil traitement est visible dans l'humour de ceux qui raillent leur bourreau. Nous ne voudrions rien si un sentiment profond n'accompagnait pas les fins que nous nous donnons. L'entendement se distingue de cette volonté singulière par son contenu impersonnel et dénué d'affects. Cette spiritualité abstraite spontanément disponible trouve à se réaliser dans l'âme de chacun avec sa volonté propre. Cette conciliation de l'abstrait avec le concret par le sujet a pour effet la joie. Elle témoigne du passage de l'aliénation à l'objet à son appropriation par le sujet. Une telle autonomie du sujet par rapport à l'objet s'exprime dans l'humour.
Parmi les émotions, la colère s'oppose au rire. La colère,
plus que le rire, tend à devenir passion et haine. On peut s'interroger
plus largement sur le rôle de ces émotions pour l'intellect et
tenter de lier à l'esthétique la logique et l'éthique.
Les questions importantes de cette partie sont celles de savoir ce que les émotions
nous apprennent et ce qu'elles nous permettent de faire. Le fait de placer le
rire dans la catégorie des émotions et la colère dans celle
des passions, puis d'accorder une valeur supérieure aux émotions,
nous conduit à attribuer au rire un rôle positif contre la colère,
parce qu'il permet à la fois de connaître davantage et d'agir mieux.
Le rire est cognitivement fécond, par la mise en œuvre de l'imagination
et par l'invention qui en découle, et éthiquement bénéfique,
grâce à l'utilisation des symboles plutôt qu'à celle
de la force purement physique pour aborder les conflits. Nous sommes émus
lorsque nous agissons. Les passions diminuent avec l'activité. L'émotion
du rire est plus aisément volontaire que celle de la colère à
laquelle se mêle la passion. Proche de la sensibilité, la colère
peut se muer en rire lorsqu'on permet le jeu de l'esprit. L'émotion suit
l'activité consciente tandis que la passion est inconsciemment subie.
La colère, qui tend à la passion, est plus rarement volontaire
que le rire, à moins de simuler cette colère. Le rire, du fait
de sa compatibilité avec la volonté est davantage spirituel ;
c'est-à-dire qu'il y a plus de découverte à faire dans
ce rire, plus d'idée, que dans la réaction de colère. Les
émotions ont leur importance dans la pratique de la théorie. La
logique ne peut jouer de rôle esthétique et éthique qu'en
reconnaissant les conditions de son développement. C'est ce à
quoi tend l'analyse des émotions. Le fait de théoriser et de réfléchir
à l'émotion comme moteur est rendu possible par notre rapport
sensible aux choses. La logique et les règles de la raison ne sont pas
coupées de ce rapport, mais elles constituent un moyen terme entre l'esthétique,
qu'elles permettent d'interpréter, et l'éthique, qu'elles permettent
de guider. Dans le cheminement des émotions se trouve contenu le lien
entre la présence immédiate au monde et notre effectivité
dans le monde par le truchement de la raison. Le rire déborde l'émotion
s'il se colore de colère. La colère, la vigueur de l'opinion,
tendant à la passion, peut en retour être tempérée
grâce aux représentations moins graves du rire. Malgré la
proximité qu'il peut y avoir parfois entre le rire et la colère,
la qualité de ce mélange dépend de l'avantage de l'un des
termes. Si le rire est aliéné à une colère profonde
et n'en est que l'expression, son fanatisme dissout sa valeur initiale qui est
de produire des hypothèses plutôt que des affirmations catégoriques.
Au contraire, lorsqu'un semblant de colère est en fait une façon
de rire, cette simulation tient plutôt du conseil adressé à
autrui qu'à un impératif qu'on lui imposerait.
Il faut une certaine émotion pour être amené à pratiquer
une activité théorique. Une émotion différente conduit
à une pratique différente. La volonté de connaître
n'est pas partout la même. L'émotion fait penser, alors que la
passion fait agir. La colère tend à la passion, à la haine
et la vengeance alors que le rire, comme les autres émotions et principalement
celles de joie, tend à la raison car il dépend de l'activité
de comprendre. La volonté mue par l'émotion est spéculative,
même si dans le même temps elle agit parfois, tandis que celle mue
par la passion est irréfléchie, immédiate et aveugle. Si
l'entendement détermine les causes et les moyens, la sensibilité
ne demeure pas moins l'aliment de la volonté. C'est toujours en vertu
de quelques petites passions que le sujet s'émeut, veut et se représente
des choses. Les produits de la réflexion, c'est-à-dire les idées
des choses qui causent les effets que nous percevons et, également, celles
des moyens que nous pouvons utiliser pour atteindre nos fins, supposent toutes
avant elles une volonté, fondée sur le sentiment par lequel nous
recevons, avec les effets à expliquer, les fins à réaliser.
Il n'y a donc pas d'intellect sans appétit et pas d'appétit sans
sensibilité. La sensibilité, plutôt que d'être détruite
par l'intellect, se trouve au contraire éduquée et reportée
à la fin du processus d'abstraction dans l'action concrète. L'émotion
n'est pas seulement un mode mineur de notre activité mais le sentiment
même de cette activité.
V.ART- (retour sommaire)
Connaître les causes ne suffit pas. Les idées que nous croyons avoir entièrement formées et dont nous pâtissons doivent garder un rapport avec l'effet émotif ressenti à leur propos. On peut apprendre la cause de la vision sans en sentir l'effet, comme un savant aveugle pourrait l'avoir appris. Nous disposons tous d'idées sur des choses que nous n'avons pas vécues ; celles, par exemple, de la formation du monde ou de l'évolution des espèces. Mais ces choses ne sont pas sans rapport avec nos vécus. A l'humour revient souvent le rôle de figurer ce rapport entre la conscience commune et la science. Plus généralement, l'art offre le moyen de relativiser, grâce à une meilleure connaissance du sujet, la prétention du savoir objectif. Car il arrive que ce que nous croyons connaître parfaitement soit, en fait, sans cohérence avec l'ensemble de ce que nous éprouvons. La différence entre l'art et la science vient de l'introduction en art de la subjectivité qui est autrement niée par la science. Il n'y a pas d'opposition entre les deux, puisqu'il revient à l'art de rendre compréhensible, dans ses effets subjectifs, le contenu objectif de la science. L'art est autre chose qu'une vulgarisation de la science ; c'en est l'animation. Afin de ne pas subir trop tard la déconvenue du constat d'une contradiction entre ce qui est et ce qui doit être, il faut une fine culture. La prédation humaine ou animale doit être tempérée par la capacité de se détacher de nos aspirations par le jeu des émotions. L'objectivité abstraite par laquelle nous croyons saisir le monde requiert un savoir de soi à travers la subjectivité abstraite communiquée par l'art. La culture doit accompagner la science qui se spécialise aujourd'hui de plus en plus. Car la culture permet de dépasser le conflit apparut entre l'existence commune et les sciences de tels ou tels objets. Sans culture, les sciences poursuivent leur tâche technique en direction de l'objet qu'elles tentent chacune de leur côté de domestiquer selon des fins séparées. Ainsi, l'ouvrage de destruction opéré par la poursuite d'abstractions inconciliables - comme, d'un côté, l'essor industriel, et, de l'autre, l'équilibre écologique - peut être tempéré par la restitution dans la culture et dans l'art de valeurs subjectives communes.
1. Le jeu des émotions.- (retour
sommaire)
Les passions sont en général les effets ressentis par le sujet relativement à un objet absent ou présent. Lorsque les effets sont faibles et diversifiés, on parle plutôt d'émotion. On oppose la connaissance confuse par les effets dans la passion à la connaissance distincte par les causes dans la raison. Mais, les émotions sont des effets pouvant suivre de la connaissance des causes distinctes et elles ont alors autant de diversité qu'il y a de causes considérées. Dans la passion, la cause se réduit à un objet unique visé uniquement en fonction de son effet sur nous. Les passions sont donc moins désintéressées que les émotions et leur contenu est plus pauvre. Bien que l'objet reste en soi identique, les idées que possède le sujet à son propos sont fluctuantes et évoluent. Lorsque l'idée est stable, elle se rapporte à la cause de l'effet, c'est-à-dire à l'objet. Cette idée de l'objet subsiste même en son absence. Certaines idées sur les causes n'ont même plus de rapport avec leurs effets et risquent, pour cette raison, de rester fausses. Un même objet peut être considéré de diverses façons selon les sujets. L'objet universel est augmenté d'une foule de déterminations selon chacun, lesquelles ne sont pas moins réelles pour nous que cet objet. Par conséquent, considérer un objet uniquement comme universel et absolument commun, c'est en même temps proposer quelque chose de faux et de détaché du sens qu'il peut prendre pour chacun.
Lorsqu'on devine seulement quelque mobile lointain de nos actions, on qualifie
notre sentiment d'irrationnel et de passionné. Les passions sont davantage
à l'origine des sentiments que des connaissances assurées. Obscurément
ressenties dans le corps, elles arrivent involontairement en l'âme. Leur
objet n'est pas tel quel dans l'espace. C'est pourquoi elles viennent du sujet.
Le passionné est une personne qui agit sans raison claire. Il est incapable
de dire avec certitude et bonne foi pourquoi il agit comme il le fait. On considère
dans ce cas que l'agent est mu et déterminé par son corps plutôt
que par son âme et qu'il n'agit pas librement. Par contre, celui qui agit
librement et rationnellement peut exposer le mobile de son action qui est un
projet vis-à-vis d'un objet ou de plusieurs situés quelque part
de précis dans le monde. Cependant, l'effet physiologique des passions
est généralement moins sensible que celui des émotions.
Souvent, les passions dominent nos actes sans s'accompagner de beaucoup d'émotions.
Le sentiment clair de l'émotion permet d'ailleurs que l'on ne confonde
pas cet effet subjectif avec l'objet auquel il se rapporte. En revanche, la
passion n'entraîne parfois qu'un sentiment obscur pendant que le sujet
attribut à l'objet la propriété qui aurait du rester la
sienne. Le sujet s'aliène à l'objet au lieu de le distinguer du
sentiment que celui-ci provoque. Par conséquent, il s'interdit de pouvoir
connaître ce qu'est réellement l'objet lui-même.
Des émotions variées sont nécessaires à l'enveloppement
par la raison de la réalité dans son ensemble. Elles valent pour
la pratique en tant qu'elles sont multiples et plurielles. Par le jeu des émotions,
l'objet est éclairé sous différents jours au bénéfice
de la raison. On peut parler d'atmosphères ou même de couleurs
conceptuelles pour évoquer ces relations aux choses liées à
l'état de fait dans lequel on se place. La diversité des émotions
empêche que la réalité ne se réduise qu'à
un type d'expérience unique. Cette réduction a lieu lorsque la
pratique est asservie à un objectif théorique. Or, la théorie,
qui ôte à la pratique sa complexité, doit néanmoins
conserver un rapport à cette pratique. Car il n'est aucun enseignement
qui ne puisse se révéler toujours plus riche à chaque fois
qu'on le réactualise sous des angles différents. Ce jeu de possibilités
peut embarrasser lorsqu'il s'agit d'acquérir une connaissance objective.
Mais les connaissances constituées peuvent toujours gagner en qualité.
Les couleurs sont nécessaires principalement dans le rapport à
autrui. Lorsqu'un savant concentre son attention sur un problème, il
s'attache à quelque chose de précis et ne perd pas son temps à
inventer des rapports nouveaux et à souligner des caractéristiques
inutiles. Néanmoins, l'approche poétique, en principe rejetée
par la science, réapparaît à chaque nouvelle idée,
timidement, pendant les recherches, et généreusement après.
Cette générosité s'impose chaque fois qu'avec autrui le
monde est de nouveau évoqué et que les objets usuels ou mêmes
exceptionnels sont présentés avec quelques nouveaux traits ingénieux
et inédits. C'est ainsi que la discussion demeure une façon pour
chacun d'accéder à un étonnement nouveau.
La raison attachée à l'ensemble de la réalité comprend
les émotions. Leur domaine est celui des variations sensibles. Toutefois,
les émotions ne naissent pas simplement des propriétés
des objets en acte, mais elles se rapportent également aux pensées
concernant les objets en puissance. Si des objets environnant influencent nos
sensations, ce sont pour l'émotion des idées attachées
à l'objet qui en modifient l'appréhension. L'existence de nos
émotions dans l'expérience suppose l'augmentation par nous du
présent d'une quantité de perceptions inactuelles. Si je suis
ému par un air de musique ou une scène au cinéma, c'est
en raison de la répercussion qu'a cette expérience sur mon âme
enrichie d'autres expériences possibles ou passées. Quant aux
autres spectateurs autour de moi, dans la même situation que moi, leur
émotion sera assez différente selon chacun avec néanmoins
des points communs. Nous ne rions pas des mêmes choses avec la même
intensité bien que, lorsque nous rions, il est rare qu'un autre pleure
pour la même chose. La connaissance du rapport entre le sujet et l'objet
est plus riche que celle de l'objet en lui-même et l'enveloppe. L'objectivité
est augmentée dans la vie de composantes affectives. Soit un objet comme
le soleil, il peut être considéré en lui-même comme
une masse gazeuse incandescente. Mais si on le rapporte aux sujets, ce soleil
réchauffe, fait pousser les plantes etc. Ainsi, chaque objet et chaque
être a ce double aspect pour lui-même et pour un autre, et c'est
ce double aspect qui est présent dans la vie humaine face au monde intelligible
et sensible.
L'émotion devient passion dès lors que la cause de l'émotion
demeure inconnue et que le contexte objectif ne suffit pas à en expliquer
l'effet. L'absence d'émotion dans l'action peut même indiquer négativement
la présence de la passion. La passion peut aussi être accompagnée
d'émotion, mais dans ce cas cette émotion est irrationnelle, c'est-à-dire
sans raison. Une personne, par exemple, peut développer des haines ou
des craintes à l'endroit de certains êtres sans pouvoir justifier
son sentiment. La passion est autrement remarquable par une absence anormale
d'émotion ou un dérangement de l'émotion. L'absence de
pitié, la cruauté, en ce sens, sont tout à fait irrationnels,
tandis qu'un sentiment de compassion serait un affect tout à fait rationnel.
L'émotion éclaire l'objet en tant qu'elle éclaire d'abord
le sujet. Les sujets qui se connaissent eux-mêmes et entre eux progressent
mieux dans la connaissance de l'objet. Si je croise une vipère sur un
sentier l'été, cet animal m'inspirera crainte. Si je croise le
même animal dans un vivarium, ma crainte sera moins pressante et ma curiosité
de l'observer plus grande. Cet animal est susceptible de prendre beaucoup de
valeurs différentes et d'illustrer des opinions que je possède
sur la science, la religion etc. On pourrait penser que toutes ces valeurs sont
accessoires comparées à l'animal lui-même. Mais cet animal
en lui-même, je ne peux le connaître qu'en faisant abstraction d'une
subjectivité qui, dans mon sentiment, ne disparaît jamais entièrement.
La passion se sépare de la raison quand l'émotion paraît
infondée. Elle conduit à des actions incompréhensibles.
Les raisons de ces actions restent obscures. Ces actions ne sont pas toujours
accompagnées d'émotions remarquables. L'obscurité des passions
apparaît dans les actes commis de sang froid. La passion contraire à
la raison se voit dans les actions dont on ne peut comprendre le mobile. Ce
que veut l'agent reste alors une énigme. Si quelqu'un croise une grenouille
dans la campagne et l'écrase, on peut lui demander pour quelle raison.
Si cette personne répond : parce que je n'aime pas les grenouilles, on
peut encore lui demander pourquoi. On arrive alors à un point de la discussion
où la raison manque. Or il est encore possible de dire : je ne sais pas
pourquoi, mais à chaque fois que je vois une grenouille, j'ai envie de
l'écraser parce que je ressens une violente impression. Cette raison
est insuffisante car il s'agit plutôt d'une cause que d'un but, si ce
n'est le but de faire cesser cette émotion. Mais si l'écraseur
de grenouille prétend le faire de sang-froid et sans aucune raison, alors
on jugera que celui-ci a perdu la raison ou qu'il fait preuve d'une méchanceté
gratuite. L'émotion est au contraire un signe de la vigueur de l'âme
qui se souvient et anticipe quoique confusément. On avance dans la connaissance
objective en s'aidant du savoir subjectif. Le savoir de l'un sans l'autre est
partiel et celui de l'union des deux est fécond. L'émotion témoigne
d'une activité différente de celle de l'objet, celle du sujet
qui, étant cependant lié à quelque objet, tend à
se transformer en savoir de l'objet indépendamment du sujet. Le savoir
simple du sujet est insuffisant et celui simple de l'objet l'est également.
Un savoir qui n'est pas partiel englobe les deux points de vue de l'approche
subjective de l'objet et de l'objet sans cette approche, ces deux points de
vue étant aussi réels l'un que l'autre. Ce qui ne l'est pas est
l'ignorance ou la confusion de ces deux points de vue.
2. La distance de l'émotion.- (retour
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Les fins de la passion, comparées à celles de la raison, sont mauvaises. Elles le restent tant que les effets ressentis par rapport à elles ne modulent pas. Le sentiment obscur dure en même temps que la mauvaise fin que l'on se donne semble distincte. Lorsque le passionné parvient à expliquer son acte, il reste passionné si cette explication est inexacte. Les motifs de celui-ci sont en quelque sorte mensongers pour les autres et parfois pour lui-même. Dans ce cas, le passionné attribut faussement à un objet la cause de l'effet qu'il ressent. Pour juger que cet objet n'est pas le bon, il faut que l'effet ressenti puisse varier et permettre de considérer l'objet autrement ou de changer d'objet. Autrement dit, sans la variété des émotions qu'il éprouve pour un objet, le passionné est incapable de se corriger et de devenir raisonnable. Mais lorsque nos émotions alternent clairement, on accepte une certaine confusion dans la diversité des fins que l'on se donne. C'est un effet de l'art que de permettre de placer à distance les unes des autres les passions qui souvent sont devenues si intimes et coutumières qu'elles ne sont même plus perçues. Les émotions redonnent alors la variété des teintes à l'apparente limpidité de l'objet de la passion. Si, pour une même personne, j'éprouve pour certains aspects de la joie et pour d'autres de la peine, alors mes fins quant à cet être sont complexes. Je veux corriger le pire et développer le meilleur chez cet être. Cette variété émotive empêche que vis- à-vis de cet être je n’aie qu’une seule volonté, comme celle de l’asservir à une fonction précise. S’il n’y a plus qu’une seule chose à attendre de Quelqu4un et que je suis persuadé de ne rien vouloir d’autre, c’est que j’ai dissout l’infini variété des propriétés d’un individu en une seule.
Les passions de l’âme n’ont pas, comme les émotions,
de causes parce qu’elles ont des fins, fussent elles mal connues de celui
qui les possède. Elles naissent lorsqu’une chose propose à
l’esprit une conséquence haïssable ou aimable. Cette conséquence
peut rester confuse bien que l’affect qu’elle motive soit clair
dans l’émotion. Dans son amour ou sa haine, le passionné
semble poursuivre un but, son extinction dans l’objet aimé ou la
destruction de l’objet haï. L’émotion ne possède
pas une telle finalité et laisse intact l’objet. L’action
de l’émotif repose sur un sentiment qui doit se développer
et se réaliser. Elle consiste à exprimer ce sentiment, à
le rendre clair et non, au contraire, à négliger ce sentiment
au profit de l’action sur l’objet. Réduire la chose à
une unique conséquence dont l’affect témoigne confusément,
c’est l’enfermer subjectivement dans sa passion. L’émotion
permet alors de faire miroiter l’infinité des fins des êtres
et de modérer les appréhensions. L’émotion du passionné
est trouble car il prête davantage attention à l’objet où
s’arrête son affect qu’à ses propres sentiments. En
enfermant l’objet dans sa passion unilatérale, le passionné
s’aliène lui-même à cet objet. Il est incapable alors
de s’adapter au mouvement de l’objet qui implique en réalité
une diversité des fins. Celles-ci obligent le sujet à conserver
son indépendance et sa diversité propre pour sa conservation et
son bonheur.
Les émotions sont spontanées, mécaniques et sans finalité.
Au contraire, la passion trouve sa finalité dans l’objet aimé
ou haï. Cette finalité peut demeurer à peine consciente tandis
que l’effet émotif est sensible. Le mécanisme des émotions
n’est pas extérieur au sujet comme celui caché des objets.
Elles ne peuvent être ni fausses ni irréelles. Elles impliquent
la certitude immédiate du sentiment. Par contre, en ce qui concerne la
passion, elle est susceptible de vérité ou de fausseté
car elle possède une fin à atteindre qui peut être ou non
atteinte. Dans la passion, cette fin ne peut être atteinte quez par hasard,
car le sujet n’a pas clairement conscience de ce qu’elle est. C’est
pour cela que la passion est principalement fausse. L’émotion due
à la passion est isolée. Celle due au sentiment seulement est
plutôt protéiforme. Cette sensibilité permet, par rapport
à une volonté sans raison, de mouvoir la volonté vers de
nouvelles fins possibles. Une personne est sensible lorsqu’elle paraît
vivante et capable d’être disposée diversement à rire
ou se fâcher. Cette diversité s’éteint chez le passionné
dont l’émotion, avec tout le reste de la personne, se concentre
sur un objet au point de lui devenir étrangère. C'est la raison
pour laquelle cette fixation de la volonté, avec une monotonie de l'émotion,
apparaît comme une absence de motivation pour tout autre chose. Le passionné
est incapable de se laisser distraire et de se retrouver en paix avec lui-même
en contemplant une plus grande diversité de choses.
L'émotion modérée causée presque mécaniquement
par quelque chose n'empêche pas la volonté de se déterminer
par des principes. Par contre, la passion investissant le choix rationnel agit
comme un concurrent sournois de la volonté. Elle n'a pas la clarté
du désir conscient. Les deux règnes sensible et intelligible peuvent
coexister en tant que le sentiment est suffisamment fluide et varié pour
ne jamais entrer violemment en concurrence avec un principe que l'on se fixe.
Ce n'est pas parce que j'attends d'une personne qu'elle honore une promesse
ou qu'elle soit jugée pour un mal qu'elle m'a fait qu'il est impossible
de ne rien partager d'autre avec elle. Une personne moins raisonnable identifiera
immédiatement son sentiment avec sa volonté, et le bloc qu'elle
formera alors l'empêchera de ne jamais revenir ni sur ses émotions
ni sur son opinion. Elle considérera son rapport à cette personne
comme définitif, au point qu'au moment venu de lui pardonner elle en
sera incapable. Or un désir tabou peut toujours trouver à se satisfaire
dans des émotions artistiques et gagner à être consciemment
perçu par celui qui l'éprouve. Mais une passion ou le désir
qu'on refuse, qu'on ne voit pas, agit au cœur des actions sérieuses
sans qu'on le sache immédiatement. Le rôle éthique des émotions
se retrouve dans l'art lorsqu'il dénonce les passions en rappelant leur
origine émotive. Le rire et la colère suscités par des
œuvres inédites paraîtront comme les éclats d'une passion
déshabillée et scandalisée. L'art semble être un
révélateur des passions enfouies et qui réapparaissent
à travers les émotions que l'œuvre suscite. La complexité
habituelle des choses trouve une explication dans l'art et la sélection
qu'il opère dans la réalité. L'art rend donc les émotions
que nos passions ont altérées et dénonce ainsi l'origine
de nos passions. Nous trouverons indifférente une œuvre qui ne fait
qu'illustrer la vie telle que nous la connaissons habituellement avec toutes
nos passions. Par contre, celle qui ressuscite des émotions particulières
qui nous sont devenues rares, nous sortira de nos habitudes, un peu comme le
poisson torpille auquel fut comparé Socrate dans le Menon de Platon.
L'émotion modérément ressentie n'entrave pas la volonté
rationnelle. Par contre, une émotion forte et durable peut faire obstacle
à la décision réfléchie. La volonté est rationnelle
lorsque le désir est pleinement conscient et expliqué. Pour le
devenir, le désir doit être contemplé à distance.
De même qu'une forte impression de plaisir et de douleur nous fait perdre
nos moyens, de même un sentiment durable et insistant fini par déterminer
nos actes indépendamment de notre volonté. Inversement, s'il n'y
a aucune impression ni aucun sentiment, alors il n'y aura pas du tout de force
pour mouvoir et accomplir la volonté. La volonté a donc besoin
d'un sentiment modéré pour devenir active. De cette modération
vient, d'une part, une certaine autonomie de la volonté et, d'autre part,
un certain contenu affectif qui l'aide à se diriger. Mais si une unique
émotion submerge le sujet, sans émotions différentes il
n'aura pas conscience de son désir. La représentation artistique
des passions pourra peut-être alors susciter des émotions nouvelles.
Si une personne est submergée par l'amour, comme Apollodore pour Socrate
dans Le Banquet de Platon, tout ce qui s'oppose à l'objet aimé
suscite la haine et tout ce qui ne s'y rapporte pas, l'indifférence.
La faculté de juger étant soumise à cette passion, il devient
impossible de la reconnaître comme telle. Mais si une œuvre quelconque
parvient à frapper l'amoureux parce qu'elle traite de l'amour et que
cette œuvre parvient à découvrir le mécanisme de cette
passion, il aura quelque chance de saisir des excès comparables aux siens.
Un désir est suspect quand la finalité poursuivie obéit
à une cause aveugle. Ce défaut est quantitatif si l'on ne connaît
qu'une seule cause et que d'autres restent tabou. Une personne peut agir en
avançant quelque prétexte pour dissimuler la raison de son action
et même se persuader soi-même. Un parent qui a appris votre soudain
enrichissement et qui, depuis, vient régulièrement chercher de
vos nouvelles comme jamais auparavant, vous paraîtra dissimuler son motif
intéressé derrière une apparente bienveillance. Cette personne
elle-même peut se satisfaire de ce prétexte pour éviter
tout cas de conscience. Plus elle aura de zèle à justifier son
acte en déclarant son amour, moins il sera facile de lui mettre sous
les yeux ses vrais mobiles. L'artiste communique des émotions qui seraient
autrement restées cachées. L'âme ne saurait se satisfaire
des lumières de l'esprit, il lui faut également les couleurs qui
naissent à la surface des choses. L'artiste, en choisissant son sujet,
entreprend de le développer dans tous ses détails et de rendre
ces détails sensibles. C'est pourquoi l'artiste produit sur nous des
effets si instructifs. Le scientifique, il est vrai, nous donne l'essentiel
d'une chose et nous évite de nous perdre en des détails différents
des causes prochaines du type d'événement considéré.
Mais l'artiste saura faire voir l'infinité des conséquences d'une
telle cause, ce qui est encore une autre façon de connaître que
celle des scientifiques.
Le désir dont le mobile est inconnu peut cependant prendre la forme d'une
fin réfléchie. Mais une fin doit se trouver parmi d'autres. L'émotion
a plusieurs causes. Celui qui n'a qu'une émotion dominante ne sait plus
toujours qu'il est ému. Elle lui devient familière, tout comme
les bruits propres à un lieu deviennent indifférents à
force de les entendre. On peut donc affirmer, comme motif de notre action, la
bienveillance et la beauté du geste, alors que le mobile inconscient
est intéressé. Ce qui garantit qu'il ne l'est pas, c'est la diversité
de nos attentes fondée sur une capacité d'éprouver différentes
émotions. Sans ces différences et ces contrastes, l'intéressé
suit une inclination précise dans l'indifférence de tout le reste.
Il est comparable à ces pères qui attendent uniquement de leur
fils qu'il poursuive un même but qu'eux et qui restent indifférents
aux multiples fins poursuivie par l'enfant dans son cheminement propre. La passion
se nourrit de ce manque de modulation des émotions. La passion reste
inconsciente et l'émotion qui lui correspond demeure la même au
détriment des autres. Les sciences prétendument neutres axiologiquement,
d'ailleurs, ne saurait non plus le rester trop longtemps sans risquer de donner
lieu, par manque d'émotion, à un résultat analogue à
celui de la passion. Il y a un lien entre la perte de l'émotion et l'inaccessibilité
d'un certain type de connaissance. Si la science décide de négliger
la connaissance par les effets pour mieux se concentrer sur les causes, elle
ne fait que modifier l'économie de nos connaissances sans vraiment la
perfectionner. La perfection en question consisterait plutôt à
réfléchir sur le rapport des deux connaissances. Dans la maladie,
par exemple, il faut certes considérer le processus physiologique qui
la cause et agir physiquement. Mais il faut également tenir compte de
l'état moral du patient. S'interdire de le faire revient d'une certaine
façon à agir en passionné, en simple technicien plutôt
qu'en véritable médecin.
3. La fluctuation de l'âme.- (retour
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La vie entière d'un être forme une totalité constituée d'une succession d'événements variés et en partie inattendus. Si, au détriment de ce tout, une partie domine - parce que, par exemple, on se détermine à poursuivre un but qu'en fait il faudrait réviser -, alors l'être introduit la mort avec sa passion. Ainsi, des êtres s'attachent, de façon funeste, à une idée de ce qui leur semble parfait. Certains voient comme parfaite une forme d'existence donnée et suivent ce modèle avec ferveur en s'attaquant à tout ce qui s'y oppose. Mais la précision qui convient à une horloge est sans comparaison avec la complexité d'une vie. Le refus de cette complexité et le sérieux le plus total ne conduisent pas à ce qu'on peut appeler une existence complète, laquelle repose plutôt sur une riche sensibilité et s'exprime par la fécondité de l'imagination.
L'âme est la totalité vivante formée par la conjugaison
des activités. Les passions sont des volontés mutilées,
des désirs inconscients et abusivement concentrés sur des parcelles
limitées de la réalité. "Lorsqu'un homme s'abandonne
à une passion dominante - autrement dit lorsque sa chimère s'entête
- adieu froide raison, juste discernement" (Sterne, Tristram Schandy).
On pourrait comparer l'âme à un musicien qui serait capable de
détourner toutes les possibilités sonores offertes par la nature
de façon à modifier le bruit pour le rendre musical. L'affaiblissement
de l'âme par le corps, dans la passion, produit autrement des bruits parasites,
des erreurs de rythme. Plus précisément, dans la passion, on veut
ces bruits en pensant qu'ils sont musicaux, alors que leur durée est
trop longue ou pas assez harmonique par rapport à l'ensemble. L'âme
équilibre les actions et les passions. Elle y parvient difficilement
dans la passion en raison de la prédominance arbitraire d'une partie
par rapport aux autres. La passion est néfaste en tant qu'elle nuit à
la diversité des opérations que l'âme peut accomplir. Si
l'âme est artistique, elle doit à la fois agir et transformer une
matière mais également la laisser être par endroits grâce
à sa spontanéité. Si, cependant, elle agit trop ou pas
assez, cette matière menacera de rompre l'ordre vers lequel elle tend.
Comme dans une maladie, l'endroit d'où naît cet excès finit
par augmenter et investir tout l'organisme en paralysant une à une nos
fonctions.
Cependant, l'émotion que ne paralysent pas de trop grandes passions permet
l'épanouissement de l'âme et de la raison comme totalité
des sensations. La raison est mue par la fluctuation de l'âme. L'âme
n'est donc pas destinée à s'arrêter au désir d'une
contemplation figée ni à se replier dans la crainte. "Un
seul et même objet peut être cause d'affections multiples et contraires"
(Spinoza, Ethique). L'âme est fortifiée par la liaison entre eux
de tous les sentiments ainsi que par leur diversité. Les affections multiples
par rapport à l'objet enrichissent l'âme. Par exemple, on gagnera
toujours à lire et relire un même texte plutôt que de s'en
tenir à l'essence qu'on croit en avoir dégagée. Il y a
de nombreux textes que nous n'avons pas lus et sur lesquels nous n'avons qu'une
opinion forgée par ouï-dire. Nous sommes forcés alors de
surmonter certaines aversions infondées ou de réprimer un enthousiasme
facile afin que notre opinion soit corrigée et plus exacte. Les émotions
ne doivent pas être trop fortes et doivent être assez nombreuses
pour offrir à la raison une étoffe bariolée et un riche
contenu qui puisse lui permettre de proportionner entre eux différents
appétits. La grande variété atteinte dans le sujet devient
ainsi adéquate à la diversité qui se trouve dans les objets
et dans le rapport qu'ils entretiennent entre eux. Dans le rire et dans la colère,
nous découvrons quelque aspect nouveau ou nous remémorons quelque
injustice, ce qui n'est pas un bien négligeable pour le travail de la
raison. Cette matière intervient, en plus du reste, pour nous indiquer
ce qu'il faut poursuivre ou fuir. Comme chaque chose se trouve dans un rapport
toujours différent avec les autres, le sujet à tout intérêt
à se laisser saisir par la nouveauté de leur aspect ou par leur
défaut.
Aristote note à propos de l'opinion que "lorsque nous arrivons
à l'opinion d'une chose terrible ou effrayante, d'emblée nous
éprouvons avec elle une émotion ; et il en va de même s'il
s'agit d'une chose rassurante. Mais au fil de la représentation, nous
avons exactement la même attitude qu'en voyant en peinture ces choses
terribles ou rassurantes" (De l'Ame). La représentation ne déclenche
pas les émotions comme le fait l'opinion. Néanmoins elle n'entraîne
pas une absence totale d'émotion. L'émotion due à la représentation
est seulement moins forte, moins insistante et donc plus susceptible d'évoluer
que celle de l'opinion. Il est clair que cette émotion, plus proche de
l'art que de la réalité, convient à des personnes qui vivent
en paix. Par contre, celles qui vivent au milieu du besoin et de la crainte
peuvent difficilement s'assurer cette même sérénité
dans l'émotion. L'émotion artistique peut être qualifiée
de belle tandis que la réelle est utile. Comme les opinions peuvent être
fausses, les émotions qu'elles entraînent ne sont pas toujours
de bons guides. Le jeu des représentations atténue leur raideur
et permet de les relativiser. Descartes affirme que, par le moyen de ces choses
qui ne dépendent que de notre libre arbitre, "nous pouvons empêcher
(...) que tous les maux qui viennent d'ailleurs, tous grands qu'ils puissent
être, n'entrent plus avant en notre âme que la tristesse qu'y excitent
les comédiens quand ils représentent devant nous quelques actions
fort funestes" (Elisabeth, 46). On nomme opinion les croyances dont on
ignore si elles sont vraies ou fausses. Par conséquent, les émotions
qui en dépendent n'offrent aucune garantie quant à leur légitimité
et l'on s'attriste ou se réjouit parfois pour rien qui n'en vaille la
peine. Par conséquent, il est recommandé de rester prudent vis-à-vis
de nos émotions. Le fait que des représentations, qui dépendent
de notre libre arbitre, puissent nous donner des émotions, nous permet
d'évoquer des émotions à rebours de celles provoquées
par l'opinion. Ainsi, on s'efforcera de rire de ce qui nous procure de la peine,
pour nous consoler.
L'opinion est à la fois le baume et l'aiguillon de l'inquiétude.
Avec elle naît l'espoir mais également la crainte. L'opinion peut,
accompagnée d'affects, nous présenter notre état comme
insuffisant par rapport à l'idée d'un état parfait. Le
redouté ou le regretté peut nous faire de la peine. L'opinion
est pour nous un moteur. Produite par l'imagination, elle déforme les
choses, les rend vraisemblables afin qu'avant tout nous soyons mus par des sentiments
puissants. Avec l'opinion, nous est donné l'idée des états
les meilleurs ou les pires qu'on puisse atteindre. Il en résulte une
appréhension constante de posséder ce qu'on a pas ou de perdre
ce qu'on possède déjà. Par contre, une simple représentation
paraît comme une opinion dont on a neutralisé l'affect. L'opinion
est suivie d'émotions tendant à la passion tandis que la représentation
s'accompagne de peu ou pas d'affects. Cette représentation, en tant qu'elle
n'est pas réellement sensible, permet la catharsis, c'est-à-dire
la transposition virtuelle du réel. L'opinion, du fait d'être vraie
ou fausse, provoque des émotions irrationnelles, excessives ou insuffisantes.
La croyance et la passion dans ce cas ne font qu'un, au point que l'on se demande
si le corps ne dirige pas davantage l'âme qu'elle ne dirige le corps.
Par contre, en raison de l'atténuation de l'affect lié aux représentations,
celles-ci peuvent facilement varier et même obéir à la libre
causalité de la volonté. Cette liberté dans la construction
d'imitations virtuelles de la réalité n'est pas sans provoquer
des émotions, seulement leur plasticité leur évite la gravité
qu'elles atteignent avec l'opinion et, par là, produit l'effet d'une
libération, c'est-à-dire un effet cathartique.
Les passions sont des appétits qu'un sujet possède sans en avoir
conscience et qui, néanmoins, déterminent ses mouvements. Les
désirs sont des appétits conscients qui peuvent s'opposer, en
une même personne, à la volonté, et qui constituent également
des passions. Ne sont plus des passions les désirs connus et voulus,
dès lors que cette disposition théorique est réalisable
en pratique par le sujet qui la possède. On peut considérer comme
des passions pures les tendances venues du corps sans qu'elles deviennent conscientes.
A cette catégorie appartiennent, entre autres, les manies et les tics.
Ces gestes, comme se passer la main dans les cheveux, se ronger les ongles ou
fumer, nous les faisons régulièrement parfois sans nous en rendre
compte. Ces tendances peuvent devenir conscientes sans pour autant être
volontaires. Je peux être conscient d'aimer trop l'alcool ou de redouter
trop les rassemblement publics sans pour autant vouloir me comporter ainsi,
car je ruine alors ma santé ou perd le contact avec des amis. Enfin,
parmi ces désirs, certains s'accordent heureusement avec la volonté,
parce que je les juge conformes à mon devoir, comme lorsque je désire
me rendre à mon travail, retrouver ma famille, offrir des cadeaux etc.
La passion est le moteur du mouvement animal dont l'action est, en fait, une
réaction. Cette réaction est médiate chez l'homme qui,
prenant conscience de son désir, le pose comme fin de son action. Puisque
les fins sont multiples, il appartient à la volonté d'évaluer
les désirs conscients en fonction des moyens qu'ils requièrent
pour être réalisés et des conséquences que leur réalisation
entraînerait. Le désir ainsi validé par la volonté
n'est plus une passion. L'individu passionné ne fait que réagir
et sert d'intermédiaire entre un autre agent et un autre patient. Ainsi
l'homme qui obéit aveuglément au tyran en persécutant les
justes, sans aucune forme d'arbitrage, n'est qu'un instrument : le corps de
l'âme cruelle du tyran. Si, par contre, cet homme se révolte contre
son chef et refuse d'appliquer des ordres injustes, il ne se comporte plus seulement
comme un intermédiaire mais comme un homme qui garde une certaine autonomie.
En chaque homme, il importe que la volonté puisse cautionner ses mouvements
et ceci constamment. Car il ne suffit pas de vouloir une fois pour toutes dans
sa vie, mais chaque nouvelle situation réclame un nouvel assentiment.
C'est une chose nécessaire et belle pour un homme d'avoir conscience
de la variété des fins qu'il peut se donner, et de conduire sa
volonté par la raison afin de la rendre possible et réalisable.
La prise de conscience de ses appétits dépend des émotions
qui en sont les effets. Le sujet est ému de multiples façons par
ce qui lui est extérieur. Les émotions subies sont complexes mais
elles sont simplifiées par l'activité du sujet. Dans son indétermination,
l'objet est représentable de différentes façons. Au contraire,
l'objet déterminé de l'opinion relève de la passion s'il
suscite une émotion unique. Or, une opinion est révisable grâce
aux différentes émotions. La diversité des émotions
garantie la vie de l'opinion. Ma crainte ou mon enthousiasme suffit à
signaler l'attrait ou la répulsion que j'ai pour un objet ainsi que la
nature de mon rapport à lui. Seulement, ce rapport est complexe, car
je peux parfois me moquer de ce que je crains ou être déçu
par quelque chose que j'admirais. Nos opinions nous permettent de stabiliser
nos sentiments et nos croyances afin que nous conservions une certaine constance
dans nos jugements. Cependant, cette constance ne doit pas résister à
toutes les épreuves. La vertu de l'âme ne consiste pas pour elle
à ne jamais changer d'avis, mais à conserver son avis si cela
est juste et à le modifier si cela est également légitime.
C'est la raison pour laquelle l'âme doit s'astreindre à une certaine
passivité en restant sensible à la diversité des affects
que l'on peut éprouver. L'important, pour elle, est peut-être d'établir
une hiérarchie entre des sentiments sérieux ou non, afin d'être
à la fois rigide et souple. Cet ordre doit aussi pouvoir être modifié
si besoin.
Nous éprouvons des émotions du seul fait de désirer. De
même que le désir est l'unité de plusieurs plaisirs possibles,
l'émotion est la réunion de plusieurs affects réels. Mais
l'émotion est mobile. Si elle cesse de l'être, alors que les affects
demeurent changeants, le sujet n'évolue pas et son opinion reste inchangée.
Or, on avance dans la connaissance seulement en révisant les opinions
qui paraissent avoir été fausses. Le désir se compose d'une
pluralité de plaisirs et l'émotion d'une pluralité de désirs.
Lorsqu'un élève est ému alors qu'il rencontre un savant,
c'est parce qu'il désir recevoir de lui de nouvelles connaissances avec
tout le plaisir de connaître que cela suppose. Mais la réalité
déçoit parfois notre attente. Si cette rencontre n'apporte rien
immédiatement, l'enthousiasme de la rencontre semblera invalidé.
S'il y a lieu d'être déçu par elle et que, néanmoins,
on persiste à aduler un maître et à soutenir une opinion
positive, on nous reprochera notre engouement.
4. La couleur des faits.- (retour
sommaire)
La conscience morale et le devoir viennent de l'indignation contre certaines actions. Ils offrent une plénitude artificielle à travers la théorie. Car, dans la pratique, l'instabilité et l'imperfection réelle des choses nous conduit à nous attrister. Cependant, la conscience de la contradiction peut être surmontée par un biais virtuel et symbolique. Les concepts communs sont des biens partagés grâce auxquels peuvent s'affirmer à la fois la rigueur et l'ingéniosité de chacun indépendamment de la fatalité. Il est aisé de se laisser porter par la colère ou l'indignation pour juger des actions. Seulement, la moralité dont on fait preuve alors est toute théorique ; il n'est pas certain que si nous même nous avions à appliquer nos préceptes, nous soyons infaillibles. Ceci nous oblige à rester humble. Ce sera à travers l'humour, qui tempère notre colère, qu'apparaîtra la conscience des difficultés de la mise en pratique. L'invention comique intervient alors comme un équivalent symbolique de la pratique dans la théorie capable d'anticiper les contradictions du réel. Une étudiante appelée à intervenir seule dans un colloque auprès de professeurs me fit part de son appréhension avec ironie : quand j'évoquais la longue préparation de son travail, elle répondit qu'elle avait de toute façon la science infuse.
La constellation, la diffraction et la distraction de la représentation
sont des stimulants pour l'âme, tandis que l'attention pure porte sur
un point central et principiel. L'obstination sans émotion confine même
à la manie. Il est vrai que les productions de l'âme humaine, lorsqu'elle
découvre une chose, sont des idées immobiles que l'on qualifie
d'objectives. Ainsi, on considère une pluralité d'individus sous
une seule définition, comme animal rationnel pour l'homme. Mais c'est
faire abstraction du processus par lequel on y parvient, processus continu dont
le terme peut être reporté. Sans cette activité, le résultat
ne saurait être atteint. C'est donc cette condition nécessaire,
l'activité de l'âme découvrante, qui repose sur la mobilité
des représentations et l'influence multiple des émotions.
Nous possédons des règles et des maximes de conduite que nous
partageons dans nos conversations. Comme la pratique spontanée refuse
de s'y plier à la lettre, les motifs d'indignation sont nombreux. L'essence
contemple l'accident avec réprobation. La conversation est une condition
de l'émergence de nos postulats théoriques. Les conversations
sérieuses ne peuvent manquer de relever tout ce qui, en pratique, désobéit
à la théorie. Alors naît inéluctablement notre conscience
tragique : c'est comme ceci qu'il aurait fallu agir, c'est ceci qui aurait du
arriver. Mais l'étonnement, dans ce cas, n'est pas véritable mais
seulement évident. Car il est facile, en effet, de porter des jugements
moraux lorsqu'on discute, mais on oublie souvent comme chacun de nous est faillibles
quand, au lieu de parler, nous agissons. Par ailleurs, lorsque l'essence contemple
l'accident comme une essence opposée, le rire apparaît ; et lorsque
l'accident contemple l'essence comme un autre accident, la tristesse s'empare
de nous. Toutes ces nuances du point de vue subjectif s'ajoutent à la
conscience claire ; de multiples petites passions colorent ainsi nos actions.
Si, par exemple, un homme prétend savoir jouer d'un instrument de musique
; et si, devant tout le monde, il se met à jouer aussi mal que quelqu'un
qui ne sait pas jouer ; alors nous rirons, car son échec entre en contradiction
avec sa promesse, comme une essence opposée. Mais ce mauvais et prétentieux
musicien, s'il pensait vraiment pouvoir bien jouer et que, par intimidation,
il en est incapable, alors son échec rendra à ses yeux sa prétendue
compétence aléatoire et il s'en attristera. Nos émotions
naissent ainsi de la comparaison entre des choses contradictoires ou opposées.
Elles nous font prendre conscience des tensions qui existent entre différents
états, pour nous stimuler ou nous réfréner ; ce qu'une
simple analyse dénuée de tension de ce genre manquerait de faire.
"La conscience morale est la perception interne du rejet de certains désirs
qui existent en nous, le plus important étant que ce rejet n'a pas besoin
de s'appuyer sur quelque chose d'autre, qu'il est sûr de lui" (Freud,
Totem et tabou). L'assurance de la conscience morale est sans garantie. Elle
est cependant nécessaire au maintient d'une morale provisoire et courante.
Mais est-elle toujours juste ? L'enfer est pavé de bonnes intentions
et l'on peut faire beaucoup de mal sous l'apparence du bien. Il se peut que
certains désirs ou certaines aversions n'aient aucune raison d'être
rejetés. Je peux désirer adresser une critique à quelqu'un
et m'en abstenir par moralité. Mais en agissant ainsi, j'empêche
peut-être que la personne visée puisse prendre conscience du défaut
que j'ai remarqué et qu'elle puisse se corriger. A l'inverse, certaines
personnes interviennent parfois dans notre vie sous prétexte de faire
leur devoir, avec la conviction de vaincre leur individualisme, et, en précipitant
les choses, font plus de mal qu'autre chose ; comme ces personnes qui s'empressent
d'unir les couples entre eux. La conscience morale, trop confiante en elle-même,
risque de rester aveugle à ses propres contradictions. Comme il est difficile
de discuter ses décrets ou d'en douter et de remettre en cause les principes
établis, la fluctuation des émotions permet de le faire au moins
virtuellement et temporairement. Avec des émotions variées, c'est
un autre soi-même que l'on découvre. Non pas que l'on perde absolument
confiance en soi ou que l'on se mette à changer d'avis d'un instant à
l'autre, mais on fait preuve de compréhension à l'égard
d'opinions qui nous sont étrangères, ceci simplement parce qu'on
est capable d'éprouver des sentiments semblables à ceux d'un autre.
Celui qui prend une chose très au sérieux ne supportera pas qu'un
autre en rie, à moins que lui-même soit en partie capable d'en
rire.
La conscience morale semble dépendre de l'âme irascible, laquelle
est plus raisonnable que l'appétitive sans encore relever de l'âme
rationnelle. La moralité se tient alors entre l'action de la raison et
la passion de l'appétit. La croyance excessive en sa propre perfection
peut naître de l'inconscience de son imperfection. Nous pouvons à
l'inverse croire excessivement en notre imperfection et nous accabler de reproches.
Or l'émotion, où l'on saisit le mélange de l'action et
de la passion, est un indicateur utile de ces états d'esprit dans lesquels
on se met. Comme l'âme irascible est intermédiaire entre la rationnelle
et l'appétitive, nous sommes tentés d'en faire le pivot de la
conscience morale, coincé entre le devoir être et l'être,
entre le parfait et l'imparfait. Les émotions sont des affections attachées
à nos états d'âme : la perfection provoque joie et l'imperfection
tristesse. Sans elles, il n'y aurait aucune connexion sensible et individuelle
entre la pensée et son objet. Etre conscient, c'est entre autre ressentir
quelque chose, accorder une valeur lorsque l'on pense à quelque chose.
Les consciences comique ou tragique viennent de la raideur de l'opinion lorsqu'elle
s'affronte à la diversité du réel. Comique et tragique
sont des modes provisoires et non décisifs de remise en cause des convictions.
Kierkegaard rappelle que "comique ou tragique, le péché reste
actuel ou n'est aboli que par un biais secondaire, alors que son concept veut
qu'il soit surmonté" (Le Concept d'angoisse). Nous avons une conscience
unique de la réalité spontanément constituée à
partir de notre expérience personnelle et de notre environnement. Cette
conscience peut être interrogée, révisée et modifiée
souvent profondément au cours de notre existence. Mais les modifications
de nos opinions, dans le comique ou le tragique, sont superficielles et occasionnelles.
Cependant, elles peuvent avoir une influence sur nos croyances les plus sérieuses.
Un homme qui, par malheur, subit des accidents répétés
et vit dans la tragédie aura sa vision du monde modifiée. On peut
reprocher au comique de minimiser l'accident en le ridiculisant, en lui donnant
une valeur séparée du reste. On peut regretter, par ailleurs,
que le tragique manque l'essence, et se conduise comme si toute idée
de perfection était caduque. Mais les émotions, prises séparément,
deviennent des représentations virtuelles et ne persistent qu'en devenant
passions. Le comique minimise la gravité des faits et les considère
avec une légèreté feinte. Quant au tragique, il rend pessimiste
et inactif, car il fait perdre la foi et la pugnacité. Cependant, il
n'y a que l'art qui se cantonne à l'un ou l'autre de ces genres. Dans
la vie réelle, on rencontre, avec le sérieux, le comique et le
tragique, selon les moments. Celui qui confondrait ce déroulement de
sa vie avec l'unité du genre et déciderait de rire ou de pleurer
de tout sombrerait dans la passion. Les émotions, en vertu de leur mobilité,
doivent permettre le passage entre l'universel et le singulier, au lieu d'occulter
l'un pour l'autre. Elles permettent ainsi de relier les différents moments
de la réalité humaine. En faisant varier les perspectives, la
virtualité sert à mieux comprendre le réel. L'émotion
n'est pas faite pour stationner dans une universalité comique ou pour
s'affliger de la contingence des choses, mais pour éprouver l'un et l'autre,
en plus du sérieux. Cette mobilité évite que la réalité
éclate en différents quartiers cloisonnés. Certes, la vie
impose ses cloisonnements, mais l'individu doit retrouver l'unité et
la diversité de cette vie grâce ses émotions.
Les émotions ne sont pas uniquement des sentiments subis avec l'opinion.
A la différence des passions, elles sont fluctuantes et capables déjouer
entre elles. Il entre en elles de la virtualité sans laquelle l'âme
ne pourrait élargir son horizon et, par exemple, compatir vis-à-vis
d'autrui pour une douleur qu'elle n'éprouve pas directement. Nous pouvons
éprouver des émotions assez faibles en considérant des
croyances qui ne sont pas les nôtres. Il s'agit, comme au théâtre,
de se mettre à la place de quelqu'un d'autre et de parvenir à
ressentir les choses comme cette personne. Ces émotions ne sont pas proprement
les nôtres et peuvent même leur être contraires. Une attitude
hypocrite consiste à simuler un état d'esprit que l’on n’a
pas. On y parvient d'autant mieux que l'on parvient à copier également
un sentiment, bien que celui-ci soit faiblement ressenti. Cela nous permet de
ne pas rester mécaniquement mus par nos opinions et d'accéder
à des états d'esprit que nous n'aurions jamais eus sans cela.
Une âme fertile supporte une grande variété d'émotions,
au lieu qu'une âme stérile ne brûle que pour une seule et
unique passion qui peut aller jusqu'à la rendre aveugle à tout
ce qui l'entoure d'autre. Les esprits qui s'estiment rigoureux s'arrêtent
fréquemment au tri arbitraire de ce qu’ils jugent digne de valeur.
De vivantes, ces âmes deviennent mécaniques, comme des instruments
destinés à une tâche prédéfinie et incapables
de s'adapter à quoi que ce soit d'autre. Une âme mécanique
n'est d'ailleurs plus vraiment une âme. L'esprit, dans ce cas, se trouve
asservi à une fonction définie. Ainsi voit-on des savants, par
ailleurs fort ingénieux, placer leur talent entre les mains de l'Etat
sans s'interroger à fond sur la finalité de leurs découvertes.
Au contraire, une âme vivante peut désobéir, ne pas répondre
inconditionnellement à une fonction assignée, et conserver une
part de liberté et de jugement.
L'émotion rassemble opinion et science, vraisemblance et vérité
qui, renvoyés l'un à l'autre, témoignent de la mobilité
de l'âme. L'émotion dépasse la passion par son activité
virtualisante. Sans elle, il n'y aurait aucune conscience extrasensible concernant
le vécu d'autrui ou l'état de fait transcendant ce qui le compose.
L'âme ne se limite pas à traduire l'expérience en termes
mécaniques, mais elle vit au milieu des possibilités. La rigueur
est accompagnée d'originalité. Nous ne croyons pas uniquement
à ce que nous voyons. Sinon, comment croirait-on que telle personne ait
telle pensée ? Nous nous projetons au-delà de l'expérience
immédiate en songeant à des choses plus ou moins probables. Ce
que nous ressentons vient autant de ces probabilités que de ce que nous
vivons sur le champ. Parfois même, nous sommes d'autant plus adroits sur
l'instant que nous avons su au préalable imaginer des choses.
5. L'usage de la dispersion.- (retour
sommaire)
La raison doit équilibrer entre elles les émotions et, également, celles-ci avec les passions issues du fait que le sujet affecté par l'objet statue sur sa valeur. Mais les émotions restent distinctes des passions en ceci qu'elles sont en partie provoquées par des représentations et pas uniquement par des passions venues des sens ou de la croyance. Le sujet, suivant l'occasion, adopte différentes attitudes à l'égard de l'objet. L'ensemble de ces attitudes forment la culture qui est indifférente à la simple possession de l'objet. La raison ne prescrit pas de n'avoir aucune passion mais de ne pas avoir que des passions. Les passions sont liées à l'intérêt et au fait de posséder les objets. Or le sujet doit également agir de façon désintéressée et savoir se satisfaire de représentations. En tant qu'il est relativement libre des représentations qu'il contemple, il n'y a pas de types d'occasions durant lesquelles il doit se comporter toujours exactement de la même façon. Au contraire, il importe que le sujet crée l'événement pour que la vie courante, au lieu d'être une routine, soit un terrain d'invention.
Le jeu des émotions permet de varier les représentations et
d'éviter qu'elles ne se figent dans une opinion, sans garantie de fausseté
ou de vérité. Néanmoins, il est nécessaire que la
sagesse puisse parfois s'opposer aux émotions. Toute situation ne se
prête pas à la fluctuation de l'âme. Sterne raconte d'un
de ses personnages que les jeux de mots "jetés au travers d'un propos
sérieux, lui étaient aussi désagréables qu'une pichenette
sur le nez" (Tristram Shandy). Il n'est pas possible, dans n'importe quelle
situation, d'adopter des points de vue variés, selon le caprice du moment.
Cette attitude légère offre l'avantage, dans les situations paisibles,
d'éviter l'ennui ; mais dans des circonstances plus délicates,
alors que l'on doit rester concentré sur une chose bien précise,
il peut être néfaste d'user ainsi de la distraction et de conserver
une attention flottante.
L'émotion est le moteur de la volonté, qu'elle s'abstienne ou
non de juger. Grâce à elle, se maintient la conscience de soi face
à l'objet. Cependant, elle est ignorée lorsque l'activité
du sujet se termine en l'objet, non pas dans son apparaître, mais dans
son être propre. De cette façon, la trame discursive de la science
est instaurée au delà du champ perceptif. Toutefois, l'effet de
l'émotion n'est ainsi que virtuellement rejeté par la théorie.
Sa réalité ne devenant pas étrangère, elle mérite
d'être réhabilitée dans le domaine pratique. La pratique
précède la théorie et lui est nécessaire. Elle est
l'activité par laquelle le sujet, avec tous ses sentiments, tend à
se réaliser. Sans émotion, un tel élan n'aurait pas lieu.
Cependant, si le résultat de la pratique est parfois un discours, celui-ci
reste posé comme objet extérieur au sujet et commun à tous
les sujets possibles. Cet objet, indépendamment de la façon dont
il est perçu et posé comme autonome, ne contient plus rien de
cette émotion antérieure du sujet.
Les émotions dépendent de l'occasion et même en sont le
révélateur. On peut se blâmer d'avoir été
futile lorsqu'on a désiré être sérieux, mais il est
très possible que cette futilité fût une réponse
spontanée au désir d'autrui, et que nous lui ayons plu davantage
que si nous étions restés sérieux comme nous pensions devoir
l'être. Les émotions naissent de rencontres occasionnelles, non
seulement entre les objets, mais également entre le sujet, qui possède
diverse idées sur les choses, et l'objet. Ces émotions paraissent
un empêchement pour les actions préméditées. Elles
permettent cependant au sujet d'improviser selon les circonstances. Cette spontanéité,
alors même qu'elle enfreint les normes de la pertinence, peut être
tout à fait à propos. C'est ainsi que l'habile se distingue du
savant. L'émotion ne donne pas d'indications objectives, cependant elle
vient du rapport à autre chose qu'elle, à des objets réels
ou virtuels. L'émotion naît d'une mise en relation spontanée
de choses avec d'autres. C'est pourquoi elle n'est jamais préméditée.
Lorsqu'on anticipe une action en pensant à la façon dont elle
doit être conduite, on pense à cette action de façon autonome,
parfaite, indépendante. Ce type d'action ne peut pas s'appliquer tel
quel aux situations réelles sans adaptation contingente, laquelle a lieu
grâce à l'émotion.
La mobilité des émotions permet la plasticité des représentations.
Une chose sérieuse peut aussi devenir drôle ou dramatique. Une
certaine relativité de l'opinion la rend capable d'évoluer. La
sagesse commande certes de s'opposer aux émotions lorsqu'elles sont excessives
et non appropriées et qu'elles glissent vers la passion. Car les situations
d'urgence réclament de l'attention et la concentration de l'âme
vers un seul objectif, comme en cas de danger ou lors d'un concours. Mais lorsque
la situation n'est pas encore bien définie, les émotions sont
d'un précieux secours pour établir la nature de cette situation.
Parfois même, les émotions sont plus fiables car plus perspicaces
que les opinions qui suivent un plan préétabli. Il ne s'agit pas
du même type d'émotion selon le contexte. Si l'action ne souffre
aucun délai, il faut en effet s'abstenir d'éprouver des émotions
ou, du moins, n'importe laquelle. Le chirurgien en acte ne peut être trop
émotif. Seule l'émotion liée à sa concentration
suffit. Cependant, dans les moments plus libres de notre activité, les
émotions sont bienvenues et elles gagnent à être nombreuses.
Elles témoignent d'un esprit vif et non borné. Si nous nous comportions
en technicien, avec une seule émotion, dans toutes les situations, nous
serions sans doute incapables de communiquer ou d'inventer.
Les objets sont susceptibles de plusieurs approches différentes. Une
chose peut être en même temps un objet pour la science, un sujet
de plaisanterie ou encore le thème d'une tragédie. Il y a pour
chaque chose plusieurs modes d'approche. Seulement, selon le temps ou le lieu,
telle ou telle attitude devient préférable. La limite entre les
différentes attitudes est souvent confuse. L'attention du musicien lorsqu'il
joue, par exemple, est à la fois tendue et flottante. Les moyens de nos
fins sont à la fois réfléchis et spontanés. La fin
en demeure rarement intacte. Si l'on conçoit l'imperfection de nos plans,
on voit que cette fluctuation est légitime. Les différentes situations
nécessitent des approches plus ou moins variées. Plus le sujet
est lié à l'objet, comme lorsque le chirurgien opère le
patient, moins les approches sont différentes. Mais lorsqu'une distance
s'établit, comme lorsqu'on s'entretient librement avec quelqu'un, les
approches deviennent multiples. Certains cas ne sont pas bien définis
et notre rapport de proximité ou de distance vis-à-vis d'un objet
peut changer d'un moment à l'autre. De même, nous ne poursuivons
pas toujours le même objectif au cours du temps. De nouveaux buts se greffent
sur les précédents ou les remplacent. Ceci est important dans
la mesure où nous ne sommes pas toujours persuadés que nos buts
sont précisément les bons et parce qu'ils peuvent être révisés
selon les circonstances.
La liberté de l'homme vient de sa mobilité par rapport aux choses.
Les émotions permettent de juger des nombreuses valeurs et dimensions
des choses, tandis que les passions restreignent l'horizon de notre vie. L'apathie
philosophique est une passion qui, comme toutes les passions, s'ignore. La condamnation
philosophique des passions est fondée. Mais elle devient contradictoire
si elle vise également les émotions. La raison sans émotion
est parfois même passion. L'appétit et la motricité participent
ensemble de la volonté. L'expérience des qualités est la
matière de l'action de quantifier. L'équilibre des deux est rationnel,
le défaut ou l'excès de l'un ou l'autre est passionnel. La passion
fait perdre à l'homme sa liberté. Il devient avec elle un simple
rouage dans un mécanisme complexe. Il n'a plus alors aucune force propre
et son activité rationnelle paraît absolument passive. Elle consiste
simplement à traduire la nature. Or il faut à l'homme, pour s'extirper
de son milieu, non pas annuler toute influence mais la diversifier. La liberté
d'esprit ne consiste pas seulement à penser ce qu'on veut, mais aussi
quand on veut.
La raison réclame la culture des émotions et non leur éradication.
D'après Leibniz, "il est vrai que l'appétit ne saurait toujours
parvenir entièrement à toute la perception où il tend mais
il en obtient toujours quelque chose et parvient à des perceptions nouvelles"
(Monadologie). Dans la vie, le trajet importe autant que l'arrivée et
même l'on arrive à destination dans l'état où on
s'est mis en y allant. Aussi, toujours d'après Leibniz, la félicité
"ne consiste jamais dans une parfaite possession qui (...) rendrait insensible
et comme stupide, mais dans un progrès continuel et non interrompu à
des plus grands biens"(Nouv.Essais). L'idéal auquel doit tendre
la culture n'est pas l'abolition de toute sensibilité avec l'arrêt
de tout progrès. On peut en effet vouloir améliorer la condition
humaine au point de lui ôter tout motif d'affliction. Seulement, il ne
serait pas souhaitable de n'avoir plus rien à espérer. Nous serions
alors des êtres sans désirs, sans souhaits et complètement
immobiles. A vrai dire, cela est d'autant moins probable qu'il n'y a pas une
seule fin à atteindre mais que lesfins se renouvellent à mesure
qu'on s'en approche.
Les émotions sont davantage équilibrées par l'habitude
que par des principes. Le souci de la maîtrise de soi ne doit pas trop
entraver le flux de nos émotions. Le parcours émotif importe autant
que la réalisation du désir. L'un sans l'autre est absurde, parce
que la fin contient les moyens et n'est pas extérieure à eux.
L'échec et la réussite ne sont rien sans l'expérience correspondante
de son action. On ne peut établir a priori, comme principe moral, le
refus de toute sensibilité comme l'a fait Kant. Mieux vaut, comme le
conseille Hegel, une culture de l'émotion. Sans cette sensibilité,
il importerait peu d'atteindre un résultat. Comment, sans la douleur,
trouverions nous un intérêt à la santé ? Par ailleurs,
à quoi sert de parvenir à un résultat si la façon
dont on y parvient nous place dans un état pire que celui que nous devrions
atteindre ; par exemple, si les soins et leur conséquence sont plus douloureux
que la maladie qu'on veut guérir ? Enfin, nous savons que le résultat
ne suffit pas. Il n'y a aucun mérite à gagner quand on triche
; tandis que lorsqu'on a joué loyalement, on est satisfait de sa victoire.
Les émotions sont variées et variables. A chacune correspond une
valeur accordée aux choses par le jugement. Sans émotions, les
choses n'auraient donc que peu de valeur. Elles se vaudraient toutes. Tout ne
serait considéré que selon un seul point de vue. L'émotion
permet de considérer les choses sous d'autres aspects que celui de l'objectivité
recherchée. Cette subjectivité permet d'accéder négativement
à l'objectivité. Nous pouvons décrire un objet en lui-même
et adjoindre à cette description le rapport que nous entretenons avec
lui. Ce rapport reste rarement le même et il n'est pas non plus le même
selon les sujets en rapport à l'objet. Le château n'apparaît
pas identique à celui qui l'habite et à ceux qui n'y vivent pas.
Le châtelain et le villageois, pourtant, pourraient faire abstraction
de leur point de vue propre pour dire ce qu'est un château en soi. Cette
essence du château est pauvre comparée à ce qu'il représente
pour chacun. Cependant, elle sera d'autant plus objective que chacun s'accordera
sur sa définition, au lieu qu'un seul prétende pouvoir en donner
une véritable. Sans émotion, nous en resterions au strict point
de vue de la nécessité, lequel serait, dans la vie sociale, plus
souvent un handicap qu'un atout. L'absence d'émotions relève de
la passion, alors que la raison s'élève au-dessus des émotions
et s'élargit grâce à elles. Les choses n'ont de valeur que
par rapport à nous à travers le sentiment. Sans ce dernier, les
choses sont sans valeur et sans effet sur nous même si, par ailleurs,
les causes sont connues. Une vie sociale dénuée de toute émotion
serait un système réglé mécaniquement selon des
échanges et sans aucun don, aucune solidarité gratuite, ni aucune
convivialité. Un grand horloger établirait un réseau d'intérêts
locaux qui, mis ensembles, feraient fonctionner l'Etat. Si par malheur certains
citoyens devaient ressentir ce système comme un fardeau, ce ne serait
qu'accident sans importance. En réalité, la vie sociale dépend
de l'intelligence et de la sensibilité de chacun. Une société
est enrichie par chaque individualité, aucune n'étant interchangeable.
6. Eloge de la diversité.- (retour
sommaire)
La moralité dépend en partie de la conscience de soi. Le savoir objectif, en moral, reste artificiel, insuffisant, rigide et aveugle aux processus naturels par lesquels le sujet évolue comme homme dans son environnement. De la méconnaissance de soi, de nos propres contradictions, de notre complexité dans le détail, vient le manque d'amitié et de compréhension. C'est, en revanche, dans le rire, la colère et avec l'ensemble de nos émotions que nous partageons la vie avec autrui et nous-mêmes. Le contenu du savoir objectif vaut en tant qu'il est indifférent selon les personnes qui le pensent. Il s'agit d'un objet abstrait déterminé indépendamment de la façon dont on l'approche et du rapport que l'on a avec lui. Il est le même pour tous, en tous temps, que nous existions ou non. Or, lorsque nous agissons, nous n'ignorons pas l'effet que nous produisons, car nous même nous ressentons les effets des actions des autres. Si nous n'agissions qu'en fonction d'un contenu objectif, nous resterions indifférents à ce qu'éprouve autrui. Nous agirions sans nous soucier de faire rire ou souffrir. Par conséquent, il n'y aurait aucune amitié possible entre les hommes, aucune compassion.
La passion se nourrit de mauvaise foi, de l'inconscience face aux besoins et désirs des êtres que nous sommes. Le mal naît ainsi de l'ignorance des biens que procure une raisonnable intempérance. La conscience éthique ne saurait se passer du jeu, de l'art et de toute culture des émotions grâce à laquelle l'homme prend connaissance de ses tendances et de sa complexité émotive. La science permet de mieux connaître la nature et l'art, de mieux connaître l'homme. Or une meilleure connaissance de l'homme est nécessaire à l'épanouissement de l'éthique. Rejeter radicalement tout sentiment, comme trop artificiel et contre nature, pour fonder la morale sur une objectivité impersonnelle, ne peut conduire l'homme qu'à une certaine immaturité vis-à-vis de lui-même. Mieux vaut accepter ses affects, ses travers et les rendre supportables, contrôlés et agréables aux autres. La finitude humaine consiste en l'incapacité de connaître toutes les causes et la fin de ce qui est et, par conséquent, d'agir parfaitement. Nous sommes avant tout conscients des effets et dépendants de nos moyens. Le mal vient de ce que l'on se détermine selon des fins partielles et le bien, de la capacité d'endurer des maux partiels. C'est pourquoi, plutôt que de blâmer seulement la contrainte que nous impose la diversité, nous devons en louer également les avantages et la beauté. Je devrais savoir exactement ce qu'il faut faire et comment le faire pour être certain d'agir au mieux. Or je ne connais que le peu de choses avec lesquelles j'ai été en contact, et tout ce que je peux faire dépend de ce maigre capital. Si je considère uniquement mon imperfection, j'ai toutes les raisons d'être malheureux. Mais peut-être est-ce un tort de comparer cette imperfection, qui m'est familière, à une perfection virtuelle. Au contraire, mes limites peuvent devenir un bien. Car après tout, un être parfait, s'il ne souffre aucune des infortunes amenées par le hasard, ne peut connaître non plus les bonheurs et les surprises. Pour lui, les choses sont réglées et la nature ne saurait lui apparaître dans toute sa diversité.
"Nos passions, écrit Descartes, ne peuvent pas aussi directement
être excitées ni ôtées par l'action de notre volonté,
mais elles peuvent l'être indirectement par la représentation des
choses qui ont coutume d'être jointes avec les passions que nous voulons
avoir et qui sont contraires avec celles que nous voulons rejeter" (Les
Passions...). Nous ne pouvons faire un usage direct de notre liberté.
Si nous sommes affamés, il ne suffit pas de penser que nous ne le sommes
pas pour ne plus l'être. Toutefois, on peut parfois détourner son
attention de la faim et de la douleur plutôt que de ne penser qu'à
ça. Il importe dans la vie de ne pas ruminer uniquement les pensées
malheureuses et de savoir occuper son esprit à d'autres choses. Il manque
à beaucoup une expérience approfondie des autres et d'eux-mêmes.
Beaucoup jugent meilleur de caresser une unique et insatiable ambition au lieu
de tenter d'accéder d'abord à une richesse d'émotions.
Devenir des personnages sans personnalité leur est indifférent.
Il s'agit là d'une critique de la pensée technique qui encourage
le sujet à se perdre dans un unique objet et à remplir une fonction
prédéfinie. Ainsi voit-on, par exemple, des enfants très
tôt éduqués en vue d'un métier précis, alors
que les aléas de la vie font que nos projets, en vérité,
doivent être modifiés au fur et à mesure. Au niveau psychologique,
on invite à s'identifier à une classe de personnes au lieu de
développer de multiples aspects personnels. Il n'y a pas qu'un cloisonnement
épistémologique dans nos universités, mais aussi un cloisonnement
social encouragé par le souci de rentabilité et la crainte de
la misère.
Tant que l'on demeure en vie, la volonté est toujours formellement active.
Notre entendement peut normalement apercevoir une grande quantité d'idées
et, parmi elles, des idées concernant le caractère et l'humeur.
Le désir tend vers un ou plusieurs caractères idéaux de
la joie, de l'amour, du beau, du bonheur, de l'agréable et du vrai. Mais
ces caractères sont en réalité composites, comme le sont
les couleurs, et ne sont jamais identiques à leur modèle idéal.
C'est en nous mêmes que nous trouvons les idées de perfection à
atteindre, et non dans la nature donnée. Notre volonté tend donc
vers ces objets abstraits purement subjectifs. Nous entendons par subjectif
ce qui est propre à l'homme, pas nécessairement comme individu,
mais aussi en particulier et en général, et ce qui ne correspond
pas exactement à quelque chose de concret. Or, certains se comportent
vis-à-vis de ces idées comme si elles étaient des choses
séparées que l'on devait acquérir, alors qu'elles résultent
en fait de processus complexes destinés à nous émouvoir
et nous mouvoir.
Dans le cadre de notre enquête sur les émotions, les accidents
inclinent vers la substance, comme en un centre de gravité, et peuvent
être valorisés comme moyens en vue de la substance. Les accidents
ne sont pas les signes de l'imperfection des êtres. Sans le soi constitué
grâce à l'ouverture aux diverses fins de la volonté, le
moi n'est rien. Nous sommes d'accord avec Leibniz qui juge meilleure la monade
que l'atome, car elle est unité qui contient de la diversité,
au lieu que cette diversité soit envisagée comme une dégradation
de l'unité primordiale. Ainsi, sans le soi individuel qui est l'enveloppe
sensible avec la multitude de nos émotions, le moi abstrait de la subjectivité
commune aux hommes n'est rien. Tous les décrets fondés sur l'égalité
des hommes sont justes à condition de ne pas faire violence en même
temps aux différences entre chacun.
Ce qu'on nomme passion est alimenté par une certaine ignorance, et même
une mauvaise fois, qui fait que l'on refuse de voir en face les besoins et désirs
qui sont les nôtres. Le mal naît bien de l'ignorance, entre autre
celle du bien apporté par l'émotion. L'éthique est alors
empêchée par le manque esthétique en ceci que l'homme ne
doit pas ignorer ses tendances et goûts naturels. Ce capital théorique
sert la pratique où, plutôt que de lutter désespérément
par la volonté contre ses passions, on apprend progressivement à
en maîtriser certains aspects émotifs. De même que l'on dit
que faute avouée est à moitié pardonnée, une passion
connue de soi est à demi vaincue. Or ces passions trouvent à s'exprimer
à travers l'émotion que la culture peut moduler et enrichir pour
qu'en retour la passion perde de sa force et de sa concentration. Une attitude
ultra défensive qui consisterait à s'interdire l'émotion
pour lutter contre la passion reviendrait simplement à se voiler la face,
à casser la jauge pour éviter la panne seiche. C'est pourquoi
on déplore le manque d'intérêt des hommes pour eux-mêmes
et les autres et l'enfermement de ceux-ci dans leur passion propre. Chacun pourrait
au contraire se renforcer dans son identité s'il s'ouvrait à l'altérité
plutôt que de nourrir une hostilité gratuite qui rétrécit
l'âme. On considère trop souvent avec mépris tous les signes
de la singularité dès lors qu'on les juge inutiles et même
inadéquats aux règles communes. Du coup, chacun garde en soi sa
passion qui, au lieu d'être canalisée, est simplement voilée.
Or, plutôt que de la laisser ainsi enfermée jusqu'à ce que
la pression soit trop forte, il vaut mieux l'échanger, l'exprimer, la
comparer, se la rendre compréhensible sous les formes tolérables
de l'art.
Nous avons vu que les émotions, petites passions ou petites actions,
s'évanouissent si l'une d'entre elles prend des proportions importantes
et si elle dure. Car son action croît à mesure que diminue celle
des autres. Les émotions doivent donc rester auprès de la raison
si l'on ne veut pas qu'elles se muent en passions. Toute action d'une chose
implique la passion d'une autre. C'est pourquoi on ne saurait appeler rationnel
uniquement ce qui agit, car en même temps pour un autre une passion a
lieu. Une personne furieuse et continuellement courroucée s'interdit
toute autre émotion. C'est la même chose si une personne est bouffonne
et passe son temps à plaisanter. Ce qu'on attend d'une personne rationnelle,
ce n'est pas non plus une parfaite apathie, mais bien une juste distribution
entre toutes ces tendances. L'éthique unilatéralement fondée
sur la raison indépendamment des émotions est en contradiction
avec elle-même. Une éthique des émotions, par contre, doit
être capable de comprendre et de fonder l'enrichissement mutuel et réciproque
des individus et des groupes, sans jamais négliger leur sensibilité
interne. Nous prenons donc parti contre toute fondation strictement scientifique
de l'éthique, c'est-à-dire selon une objectivité abstraite
à la manière de Kant. Il ne s'agit pas de nier la valeur de l'idée
d'égalité entre les hommes comme principe directeur. Mais nous
voudrions lutter contre les rapports intéressés, assez justement
condamnés par Kant après Socrate, au nom d'un désintérêt
davantage emprunté à l'art en général qu'aux mathématiques
en particulier. Le but est de souligner l'apport des différences et des
individualités en éthique, dans la mesure où celles-ci
restent davantage porteuses de liberté que d'inégalité.
CONCLUSION- (retour sommaire)
Nous tenions à distinguer nettement l'émotion et la passion afin
de nuancer la critique philosophique de la sensibilité et, également,
pour montrer l'intérêt du savoir subjectif par rapport aux erreurs,
dans la passion, du savoir objectif (I). Nous sommes d'accord avec la tradition
pour condamner la passion en tant qu'elle représente un excès,
mais nous nions que la passion doive être assimilée à la
sensibilité. Au contraire, elle est une erreur de l'esprit lorsqu'il
juge d'un objet. En revanche, l'émotion, le sentiment, ne statuant pas
sur l'objet ne peut être faux. Ce qui est préjudiciable pour le
sujet, c'est le rejet du sentiment pour l'objet, rejet qui, au lieu de l'atténuer
réellement, le projette sur lui. Connaître son sentiment, c'est
au contraire le maîtriser vis-à-vis de l'objet. L'émotion,
en vertu de son action, diffère des passions (II). La passion est ce
qui altère l'émotion. Bien que mauvaise en principe, cette altération
peut être occasionnellement bénéfique (III). Les émotions
ne sont pas entièrement les principes de nos actions, car elles supposent
quelque passion, mais elles représentent un juste milieu entre ce que
nous recevons et donnons. L'émotion est donc un principe d'échange
contre une passion trop importante ou une action excessive qui épuiserait
l'organisme. En ce sens, une action extrême est analogue à une
passion. La passion est synonyme d'excès, de déséquilibre.
Cependant, nous ne pouvons nier l'importance de la passion. De même que
certaines maladresses permettent d'heureux événements, nos exagérations
peuvent parfois nous éviter certains maux. Seulement, on ne peut ériger
ceci en principe, comme si le fait de pouvoir atteindre sa cible par hasard
était suffisant. Nous avons cherché à donner une définition
de la raison qui ne s'oppose pas à la sensibilité tout en s'opposant
aux passions. Nous l'envisageons comme une faculté d'équilibrer
la sensibilité (IV). La sensibilité est une condition nécessaire
de la raison tandis que la passion est une faute de la raison. En tant que la
raison doit équilibrer le sentiment qui est sa matière, la passion
sera un défaut dans cet équilibre. Ainsi, il est aussi irrationnel
d'éprouver certaines émotions en une certaine proportion en certaines
circonstances, que de ne pas en éprouver certaines au moment où
il faudrait - comme, par exemple, ne pas éprouver de la pitié
lorsqu'on blesse injustement une personne. Enfin, lorsqu'il est impossible de
parvenir réellement à équilibrer ses émotions, on
peut encore tenter de le faire virtuellement (V). Cette attitude, fréquente
dans les arts d'agréments, se retrouve encore parfois dans les beaux-arts.
On ne doit donc pas prendre seulement pour modèle les arts mécaniques
ou la technique, comme s'il s'agissait simplement de changer la manière
de se servir d'un outil lorsqu'on agit sur son propre sentiment. Souvent, nous
ne pouvons pas agir sur certains affects autrement qu'en changeant l'ordre des
choses extérieures, comme lorsqu'on s'ôte une épine du doigt.
Toutefois, nous pouvons, dans la discussion avec un autre et même avec
soi, nous encourager à nous représenter différentes choses
plutôt que telles autres. De même, en art, nous pouvons influencer
les autres par des représentations qui induisent chez eux des sentiments.
On pense communément devoir s'élever seulement de l'affect vers
l'intellect par la force de la volonté. Mais nous agissons déjà
ainsi spontanément. L'habitude du sens commun est comme une passion par
laquelle nous apercevons un objet de telle façon et pas autrement. L'action
de la volonté libre et rationnelle se distingue en vérité
de cette réaction déterminée. Le rôle de la volonté
doit être différent et plus riche que celui propre à l'entendement
d'intellectualiser nos affects, c'est-à-dire de connaître la diversité
des phénomènes en tant qu'ils conviennent à l'objet. Cette
détermination de l'objet reste abstraite et partielle. Ce que peut une
véritable action de la volonté, c'est-à-dire absolument
propre au sujet, c'est tenter d'aller toujours au-delà des acquis de
l'entendement et, pour le coup, d'introduire un travail d'invention. L'action
de la volonté commence dans la variété des émotions
lorsqu'elles alternent et s'équilibrent entre elles. Les émotions
enrichissent, le travail d'abstraction de l'entendement en le poussant à
franchir les limites qu'il s'impose et lui permettent, à travers le virtuel,
de mieux rester auprès du concret. C'est à la volonté qu'il
revient de faire en sorte que la virtualité relative aux émotions
coïncide avec l'ordre objectif des choses connues par l'entendement. En
même temps, cette virtualité déborde la limite de l'entendement
et permet de poser les conditions concrètes de l'expérience qui
ne lui apparaissent pas. La conséquence est qu'une émotion bien
réglée par la volonté peut, par exemple, stimuler l'oeuvre
de l'imagination dans une entreprise de modélisation, par une espèce
d'analogie entre l'expérience commune et le modèle construit.
Einstein, dit-on, songea à la relativité en méditant sur
un problème d'ascenseur ; comme Newton, à la gravité, grâce
à la chute d'une pomme.
Les phénomènes subjectifs importent en éthique autant qu'en
esthétique. Les connaître permet de déceler les erreurs
du jugement sur l'objet. Faute d'être attentifs à nos émotions,
nous ignorons la complexité et la relativité de nos croyances
et perdons la capacité de les corriger. Parmi les conséquences
fâcheuses de cette ignorance, on trouve l'incapacité de pardonner,
le manque de curiosité, l'absence de créativité ou encore
le défaut d'amitié. Les phénomènes subjectifs sont,
d'une part, la sensibilité aux objets externes dans l'espace en esthétique
et, d'autre part, la sensibilité à ses propres émotions
en éthique. Faute de les connaître, on ne peut les distinguer des
jugements sur l'objet lui-même. Leur connaissance, au contraire, apporte
des éléments susceptibles de nous rendre plus prudents dans nos
jugements et plus tempérants. Je pardonne en reconnaissant mon ressentiment
et en m'en débarrassant ; je deviens curieux et créatif en me
débarrassant de mon amour propre. Les émotions qu'il me faut réfréner,
je ne peux les atténuer directement par la volonté, mais indirectement
à l'aide des représentations nouvelles qui me permettront de les
modifier. Les passions sont certes nécessaires à notre survie,
mais elles ne suffisent pas. Il semble qu'une vie proprement humaine se caractérise
par la faculté d'éprouver des émotions. Les seules prouesses
de la raison et de la technique font de nous des animaux très efficaces,
mais pas encore des humains. Les passions sont nécessaires a l'homme.
C'est ce que nous avons montré en soulignant la dépendance de
l'âme intellective par rapport à l'appétitive. Mais ce qui
convient seulement à la vie animale n'est pour l'homme que survie. La
vie humaine comporte en outre des émotions évoluées et
cultivées. C'est sur elles que repose, entre autres, notre humanité
et elles ne sont pas non plus contraires à notre rationalité,
c'est-à-dire à notre vie spirituelle. Cette vie est bien plus
accomplie que la simple survie visant seulement l'efficacité.
L'excès ou le défaut d'émotions variées indique
la passion, laquelle s'oppose au mouvement de la vie. La rhétorique peut
servir alors à réveiller des émotions. Il est vrai que
l'abus des expressions dans le but de tromper est pernicieux et justifie la
réaction critique de la philosophie. Mais la philosophie elle-même
ne saurait subsister sans le jeu, sans la fiction et sans les émotions
qui les accompagnent. La fonction de l'art en philosophie comme ailleurs est,
entre autres, d'éveiller les émotions subjectives qui donnent
leur valeur aux résolutions de la volonté. La passion est une
altération du sentiment par la pensée en tant que celle-ci est
fausse et non l'ensemble de ce qui nous affecte. Elle peut être corrigée
par une erreur volontaire de la rhétorique destinée justement
à produire un effet émotif. Le philosophe critique ce genre d'artifice
lorsqu'il tend à tromper et non lorsque, au contraire, il aide à
se déprendre de ses erreurs. Il y a à l'intérieur de toute
sagesse un mode cathartique permettant de se préparer mieux à
recevoir la sagesse. Il suffit de lire les dialogues de Platon pour s'en apercevoir.
L'art qui produit des émotions, du même coup, nous place sous les
yeux et favorise une meilleure intuition des problèmes et une meilleur
compréhension de leurs enjeux. Malgré leur science, les hommes
sont semblables aux bêtes, et même plus violents qu'elles, tant
qu'ils ne savent pas relativiser, en fonction d'eux-mêmes et des autres,
les objets qu'ils se donnent à désirer. Ils vivent alors en suivant
leur instinct technique, avec les règlements qu'ils ont établis,
et négligent les effets de leurs actions en ne considérant que
certaines fins préétablies. C'est ainsi que le divertissement
remplit avec le travail une fonction limitée comparée à
l'étonnement, l'admiration et l'émotion que devraient éveiller
l'art et le jeu. On ne peut qualifier d'intelligente l'action qui consiste exclusivement
pour l'homme à satisfaire ses désirs sans rien souhaiter d'autre
de moins intéressé. Ce comportement consiste à assouvir
sa passion, à accomplir une action sans rien voir des effets que produit
cette action sur autrui. Or cette prise en compte de la sensibilité d'autrui,
sur le modèle de la sienne propre, n'est pas une tâche à
contourner pour mieux atteindre son objectif, mais elle constitue un but à
elle seule.
BIBLIOGRAPHIE- (retour sommaire)
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DAMASIO, A. R., L'Erreur de Descartes
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LEIBNIZ G. W., Nouveaux Essais sur l'entendement ; La Monadologie ; Lettres
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PETRONE, Le Satiricon
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