romper ceux qui le désirent n'est pas un crime mais c'est peut-être un art. Je différencie tout de suite, de façon un peu arbitraire, la prestation jubilatoire de l'illusionniste d'avec la magie, dont on garde l'aura de malice sombre vers l'ourlet brillant, sans fond occulte.
Qui donc suppose le
gîte d'un dieu ou d'une basse-cour vers la doublure d'un chapeau? Le mage
que j'évoque n'exige pas d'être cru, il se donne d'abord les moyens
de l'être à seule fin qu'on le lui accorde, et qu'il fasse mine
d'accueillir l'hommage de la foule. Une fois le tour réussi, libre à
quiconque de lire ou boire les gestes qui suivent, de n'en penser pas moins
pour en rire plus. Ici l'incantation nargue les nécrophiles, le sulfureux
égare l'attente niaise, le trouble ne tient qu'à un cheveu de
l'intelligence. Virtuosité et clinquant magnifient alors une prouesse
dont la proximité avec la mort n'est pas donnée, ou comme le don
fortuit de son propre courage philosophique, ou sagesse.
Au village et dans la petite ville
de naguère, en des lieux où la pesante roublardise du malheur
finasse encore avec l'inconnu, on apprécie cet imposteur de métier.
Gare cependant au tour qui rate! Les paillettes se ternissent,les blés
deviennent gris, partout les vitrines sont sales, il rôde dans l'air une
immense insulte. On avait beau être au courant, on se doutait quand même
un peu, on n'était pas venu pour ça. L'échec d'un tour
blesse le contrat opiniâtre entre la défaite et la candeur, le
pool silencieux de duplicités maintenues debout par monts, merveilles
et la crasse luisante des manteaux. Tristesse du tour raté, tristesse
des sifflets, la table est branlante sur l'estrade, le parapluie n'est qu'un
parapluie, la rose moins qu'une rose. La valise du mage doit contenir un tube-dentifrice,
un vieux rasoir et des chaussettes.
En somme la honte, jusqu'à
la honte de vivre... rencontrant la rose, dernier obstacle au lynchage.
J'écarte avec respect cette situation mytheuse (le mot est à sa place), un illusionniste digne de ce nom ne rate pas ou bien il le fait exprès, ou il donne l'impression de l'avoir fait exprès, car rien n'authentifie l'exploit comme une faiblesse humaine. L'illusionniste qui induit en erreur une broche de savants procède un peu comme le peintre faussaire prévoyant l'expertise, ce sont des sélecteurs, ils savent sur quelles touches appuyer et quels effets produire. La main faufile l'invisible, peigne le nuage, lisse l'aplat, laisse tomber (à) la limite, étiage actuel des connaissances et de leur appréhension, relevé de positions officielles. Il faudrait évoquer aussi le Savant et le Politique, ma compétence défaille et je ne m'intéresse pas outre-mesure à toutes les petites cuillères tordues. Je veux livrer une anecdote dont après des années je reste pantois. Dans les heures vagues d'un colloque délicieusement campagnard, université de vacances au château, je pris un estimable professeur d'Oxford en flagrant délit de mystification. Fil de fer en main, il tentait de faire croire à des Français à je ne sais plus quelle propriété topologique aussi élémentaire que stupéfiante. Le sophisme était énorme mais il se trouva des regards pour exprimer une sorte d'intérêt crédule. Ce professeur, d'une honnêteté foncière, fut exaspéré disons par l'attitude intellectuelle d'une ou deux, ou plusieurs personnes, il se réfugiait dans la dérision, sa mauvaise humeur assez compréhensible se transformait en mépris. L'énervement avait chassé l'humour, spontanément,avec beaucoup de sincérité il se vengeait.
n
marge de la mythomanie et du mensonge, j'isole l'homme qui ne ment pas par dissimulation
mais par goût, de toute son énergie, avec une sorte d'absurdité
inventive. Il exerce ainsi quelque formidable principe d'évitement qui
exclue la haine et sa propre indifférence. Ce spécimen rare témoigne
d'une "force de caractère", d'un certain génie occupé au
leurre d'une espèce essentiellement bluffable. Par son singulier dévoiement,
moins par sa constance talentueuse que par un provisoire dévouement farcesque,
le compère voisine avec le menteur passionnel hors du champ des convictions.
Si le mensonge atteint le compère, c'est plutôt comme une maladie
et une musique dont il ignore la clé, je le vois mieux glisser sur le
mensonge, ou rejeté par lui comme il serait rejeté de l'art. Je
nomme compère, selon l'usage, le comparse local d'un illusionniste en
tournée. Ils ne se connaissent pas et n'auront pas envie de se connaître.
Le compère est l'homme que le prince de la scène cherche dans
la salle depuis son podium comme sujet consentant d'un tour, celui qu'il désigne
en l'invitant comme par hasard, après avoir hésité, après
que plusieurs badauds aient décliné l'invite, après que
l'élu se soit plus ou moins récusé, ce qui incite les autres
à l'encourager. Et la personne qui n'a pas peur, qui a la gentillesse
de se joindre au spectacle, merci applaudissons-le tous, avancez Monsieur, bravo.
Huées, claquements de mains.
Ils se sont rencontrés en
ville tout-à l'heure. Dès son arrivée incognito, le temps
de poser ses boîtes et de se rafraîchir le visage, l'illusionniste
est parti à la recherche d'un compère et il l'a trouvé.
Genre de type qu'on a l'impression d'avoir déjà vu sans en être
sûr, presque interchangeable, doté de pittoresque par insuffisance.
Chez le pataud affable c'est la distance insoupçonnable entre le nez
et l'oreille, la voix et la croupe, le signe d'une aptitude à l'enfouissement
et au bornage, ânerie alerte du beau temps dans l'ennui irréversible.
Rien qui rappelle la foudre ou en porte la trace.
Fleuriste, chauffeur de taxi, retraité des postes, concierge à
la mairie, notre compère a le tiers ou le demi-siècle indéterminé.
L'illusionniste l'a détecté à l'oeil nu, au son, en se
promenant, en procédant à quelques achats, en s'enquerrant d'un
horaire, il lui a suffit d'échanger avec lui ces trois ou quatre mots
qui n'engageraient jamais à rien. Le fanfaron mélancolique, le
désabusé qui d'un coup se conçut en inépuisable
réserve métaphysique, l'édile discret aux folies douces,
le maniaque fourbissant ses mots ambigus, l'esprit confus empli d'une armée
fantôme, le fada, le blagueur, le procédurier notoire à
ne pas confondre avec le faiseur de merde (à responsabilité parfois
limitée), celui qui ne cause pas, différent du taciturne qu'on
dit bizarre sans savoir pourquoi, celui qui au bistrot demande sans transition
combien fait le Tiers & Demi de Dix-Sept, tous ces quarts de rôle,
non-rôles ou pseudo-rôles, ne correspondent pas exactement au portrait
du compère.
On ne peut pas dire
que l'illusionniste soit très regardant mais il sait d'emblée
à qui il a affaire, il mettra immanquablement la main sur son homme,
en négligeant le candidat empressé, par trop plausible.Il serait
plus facile au compère de trahir le monde entier que la confidence la
plus obtuse. Son silence est trop cher, il réclamera dans le pire des
cas un paquet de cigares.Cette collaboration occasionnelle mais semble-t'il
nécessaire me décontenance. Je scrute en vain la médiocrité
rigolarde, l'hypocrisie saumâtre, la dérision brouillonne d'un
prestige en carton bouilli, la mesquinerie exceptionnelle ou professionnelle,
la méchanceté ordinaire, quelque affreux ressentiment ou blafardage
vertigineux, le béton du secret et l'alibi de Polichinelle, la sainteté...
Il a franchi une ligne dérisoire
et grave. Admire-t'il l'illusionniste? Se flatte t'il d'avoir été
choisi? Il a suivi car il pouvait ne pas suivre, rien du papillon qu'attirent
les lanternes.
ompère
qui es-tu? Compère que fais-tu? Qui ou quoi sers-tu, toi que rien ne
destinait à ce destin d'une soirée, à cette révélation
inoubliable qui ne subsiste pas dans la chronique, ne survivant pas au lendemain
des mémoires? J'en profite pour poser idéalement que le compère
ne s'enrôle qu'une fois: il découvrira dans la supercherie une
facilité éprouvante.
Faux spectateur, faux assistant, faux frère, on dirait que sa graisse
joue à cache-cache avec sa peau. Il catalyse l'incrédulité
de la croyance avec la détresse de la puissance, la colle du disparate
dans l'éblouissement des lapidations. Plus tard, imbibé d'une
terre dont se déleste le funambule, il deviendra trop tard sa propre
image insomniaque. Je le soupçonne. S'il le voulait, il imiterait à
s'y méprendre le bruit d'un avion ou d'une scie électrique (qui
sait, d'une égoïne, pour qui connaît le nom et l'instrument),
le chant du coucou. Mais pourquoi devrait-il effectuer cette performance? Ou
encore fournir la preuve qu'il le pourrait! On lui prête souvent à
tort des intentions.
Chaînon manquant entre le mage
et la multitude, témoin de la prosternation du genre et du passe-passe,
celui que les sortilèges délaissent mais qui en dispose ne mérite
pas notre reconnaissance. La gratitude de plus d'une personne pour le même
objet lui lève le coeur. Eminence grise et porte-coton de l'éphémère
il parodie à son insu l'eucharistie sociale. Songeur égrillard
du néant des jours, assesseur intentable du kitsch, cet homme même
pas aride détient sans doute un premier rôle. A l'approche du printemps
il respire de nouveau avec bonheur, toutes les apparences sont avec lui.
J'ai connu un entrepreneur
de pompes funèbres qui était son propre patron et unique ouvrier.
Femme plus jeune que lui, qu'on disait malade, je la revois à sa fenêtre
donnant sur la grand-rue, au rez-de chaussée... Lui, approchant de l'estrade
comme déjà veuf (venu seul au spectacle), grimpant à la
manière d'un ours... Ah, c'est Un Tel. C'est-à dire que "ça
n'étonne pas de lui", bien que personne ne se préoccupât
de lui cinq minutes avant. Un côté amuseur, la bonne volonté
de la dupe. Je m'inspire probablement de ce souvenir imparfait.
Il vit fort loin du zélateur,
du délateur, sa médiation épaisse du factice le divertit
un instant, travailler pour des nèfles le fascine davantage qu'un titre
d'accessoiriste du sens commun. Il ne prendrait pas l'initiative de tromper,
il s'ennivre d'un parfum aveugle. Quoi qu'on en ait le sarcasme n'est pas son
fort, il loue l'occasion à son cours actuel.Exclu du risque et de la
grâce comme du secret et de la traîtrise, il observe l'onde bénigne
et monstrueuse d'une volupté qui ressemble à la sienne. La lumière
vaste des ombres-proies accentue la teinte des rues et des feuillages habituels
au bénéfice du meurtre, d'un doute voulais-je écrire. Car
il est voué de temps à autre à la beauté des rails
au fond de l'avenuedans la douceur du soirsous le ciel rouge et noirà
l'heure des informations. Il échappe au fade dégueulis, le monde
roule dans sa beauté foncière mensongère (où ses
concitoyens mirifiques déploient leur art du cotoiement).
'artiste
convocable offre la figure achevée du compère-illusionniste. Quand
la moire se ratatine demeurent les compères, préposés patents
à l'entretien, s'illustrant au double patin de l'effet dans l'effort.
N'anticipons pas sur les menées réversibles d'époques ayant
cessé de l'être (encore que tout dépende de quelque unité
de mesure).Mon compère antique provoque une saine méfiance. N'est-il
pas homme à vendre l'eau du lait en temps de guerre? Je connais son esprit
féroce envers les fraudeurs, de ceux qui mettent du vin dans leur eau
en n'importe quelle saison. Sa connivence n'implique pas la complicité.
Evidemment, le Tiers & Demi de Dix-Sept égale 8 1/2.
Autant la bonhomie du compère
rassure, autant le batracien pustuleux irrite la faculté d'angoisse.
Lorsqu'un tour ratait, le magicien invoquait quelquefois la présence
d'un crapaud parmi l'assistance populaire. Avec une solennelle courtoisie il
priait "la personne" malintentionnée ou facétieuse de bien vouloir
enfermer l'animal tout au fond de son sac ou de le lâcher dans la nature
hors de l'enceinte magique, au-delà des bancs. Il allait jusqu'à
implorer dignement la compréhension publique, lui-aussi avait des enfants
à nourrir. Il expérimentait en temps local la durée de
cette petite comédie, remerciait enfin "la personne" de son obligeance.
Il lançait sa canne, s'emparait d'un foulard, rentrait en possession
du fluide.
Le crapaud, efficace sans réalité,
apparaît comme la rigoureuse contre-figure du compère. Mais je
ne m'exerce ici à aucune science (ou nommons-la la parasocialogie anachrone),
il s'agit plutôt de découvrir dans le buisson d'un dessin-devinette
la tête du berger ou du loup. Pas de recherche en compaternité
dans les branchages.
Etranger, l'illusionniste
savait descendre, au moins par jeu, au niveau des autres. Compère et
crapaud habitent par contre le même lieu. Et chacun est à sa place,
dans son rôle ou sa nature. Seul le compère sort du rang, accomplit
un pas, ironie mal assurée: on ne lui demande rien d'autre. Il n'est
pas influençable, ni absolument incurieux, il marche tel une boursouflure.
Lui qui empiète est propriétaire d'une âme ou d'un corps,
et il n'a pas le choix. Quand l'étrangeté l'effleure il se surprend
presque à s'imiter, il s'imiterait presque pour se rejoindre. L'illusionniste
le cueille au passage dans cet état. Notre compère perdra-t'il
un jour son sang-froid jusqu'à faire feu sur une misérable rainette
assimilée par erreur au crapaud-buffle? Je disculpe le mage.
Ultime touche historique et vernaculaire,
on disait qu'un crapaud peut vous pisser à la figure.