ucune réponse. Il s'écoule tout au plus deux minutes, puis on raccroche. Dire on, c'est encore se référer à quelqu'un, ou à quelque chose de précis, mais ici l'origine se perd dans l'anonymat opaque, l'absence la plus vide, l'infigurable.
Maintenant quand j'en
parle je mentionne que "ça raccroche" au bout de peu de temps. Et d'ailleurs
je n'aime pas m'entretenir de cette histoire.
Je préférerais avoir affaire à une volonté systématique
ou déterminée de me rendre la vie intenable (je m'imagine que
je prendrais... une mesure - au demeurant je ne sais laquelle) mais ça
a lieu sans programme et semble-t'il selon l'humeur - les faux appels succédant
aux "vraies" communications de manière imprévisible.
Je n'entends aucune
voix, rien.
Si, une seule fois j'ai entendu de
la musique.
Dans ce genre d'aventure (ou plutôt de banal désagrément), vous savez, on passe en revue ses ennemis. Inutile de faire état des réflexions, sentiments divers qui vous animent, ainsi que des moyens envisagés pour les infléchir dans un sens favorable et d'abord pour mettre un terme à une situation dont on ne sait pas très bien si elle est pénible, absurde, ou grotesque.
À chaque fois que je saisissais le combiné je savais que j'avais une chance sur deux (oui, dans la seconde vécue - car en fait ça ne devait faire qu'une chance sur vingt... ou même trente) de ne rien percevoir dans l'écouteur, sinon le bruit caractéristique du contact coupé à l'autre bout.
Le contact... Et "l'autre
bout"!...
Des mots qui devenaient incompréhensibles,
ou impraticables. Inefficients. Et qui contaminaient de leur ineptie d'autres
mots... que je prononçais au cours d'une conversation téléphonique
normale. L'interlocuteur s'étonnait d'un malentendu, reprenait parfois
avec patience un point du débat resté obscur, m'obligeait à
répéter, éventuellement s'irritait, doutant sans doute
de ma bonne foi ou de ma compétence. Enfin, je signale les plus mauvais
moments de la journée, quand même rares.
D'un côté je m'habituais à ce qu'une fois j'avais nommé plaisanterie débile. Bien que très émotif je pouvais faire preuve d'une capacité d'indifférence énorme. J'ai quelques principes et, si ma vie est dépourvue de grandes décisions, la platitude réussie n'est pas non plus ce qui la distingue.
Ici, c'était comme un manque de situation, une chose à quoi il n'était guère possible de faire face - la réalité qui se dérobait.
... Je me souviens avoir dressé mentalement un petit contingent de propos laconique qui se révéla inexploitable au-delà de ma première riposte...
On n'insulte pas le silence.
ne solution assez logique s'impose, faire changer le numéro de téléphone et demander l'inscription sur la liste rouge (le numéro ne figure pas dans l'annuaire distribué aux abonnés) en payant une redevance spéciale.
En attendant que la modification intervienne je suis toujours à la merci de... de ce type vraiment insane. Ou d'une bande.
Ma contrariété est telle que j'ai bien envie de me passer purement et simplement du téléphone. Je dirais aux PTT: "Quand vous aurez modifié mon numéro, l'installation, je ne sais quoi, vous remettrez ma ligne en service." Leur dire ça les fera peut-être intervenir plus vite.
Danuta affirme que
c'est "tout-à fait crétin" et que si personne ne parle dans l'écouteur
"on raccroche, c'est tout." Elle ajoute:
-Moi j'ai besoin du téléphone.
En même temps j'ai l'impression
que mon propre énervement la rend anxieuse - ce qui finit par augmenter
mon apréhension de la sonnerie. Arrêter cette grossière
turpitude...
(Il me vient soudain à l'esprit qu'une fois sur la liste rouge je serai livré à autre chose. Autre chose de pire.)
Il arrive que ce soit l'indifférence totale. Personne ne parle? Je raccroche, un point c'est tout. Mais c'est rétrospectivement que ça ressurgit en moi, que tout se brouille, qu'une espèce de colère monte, avec un calme effrayant.
Si je pratiquais contre quelqu'un le même type d'agression psychologique (disais-je au début) je m'y prendrais de façon plus rationnelle. Je téléphonerais aux moments les plus importuns (compte tenue de la vie quotidienne de la personne visée), avec une périodicité tenace combinée à des séquences d'appels aléatoires en mesure d'éroder les intelligences les plus fermes et les apathies les plus suffisantes.
... Ma démarche auprès de la Police Judiciaire fut humiliante à maints égards. Je me contrôlais mal. Dans sa formulation vague, le caractère abstrait de ses indices, ma plainte était telle quelle quasi irrecevable. "Si ça continuait", je n'avais qu'à revenir, et alors je déposerais une plainte en bonne et due forme. Cette dernière locution me laissait perplexe, accablé. À la Police Judiciaire on connaissait probablement mon nom. Et n'est-ce pas aussi des noms qu'il m'aurait fallu indiquer pour qu'une enquête se déclenche? J'avais beau me dire que la police devait avoir des procédés particuliers pour... surveiller les téléphones (ce que je raconte est peut-être stupide) sans qu'il soit besoin de fournir des noms, malgré moi je songeais à des noms. Et j'étais empli d'horreur.
Au fond non seulement j'ignorais de quelles représailles j'étais victime (leur éventuel motif se perdait dans la nuit) mais la procédure était inepte. À l'intérieur de ma colère pointait ce sentiment nouveau, cette fois référable à rien: l'humiliation totale, inhumaine. Je cédais à des hostilités d'autant plus infâmes qu'elles étaient nulles.
Une fois, oui, j'avais entendu de la musique.
Je n'écris pas une nouvelle fantastique, je suis certain qu'au bout du fil il y avait un type quelconque, à peine aussi sadique qu'un garde-barrière qui fait priser son chien, et ce type m'avait déclaré la guerre. Sans arme.
Que lui avais-je fait? En savait-il lui-même quelquechose? Sans doute allait-il très mal. J'éprouvais à son égard une espèce de pitié.
La pitié de l'espèce.
Dans l'écouteur l'espèce se taisait. L'espèce impuissante se confondait avec le moyen de communication dans un terrible défaut de langage - et ce moyen, ce médium vide, était devenu son arme infinie, nulle et infinie, l'instrument dont elle jouait de toute sa redoutable bêtise galaxique.
En se taisant.
ntendez-moi, il ne s'agit pas non plus de science-fiction, je vous assure que cette histoire est vraie, que ce n'est pas une histoire! Ça m'arrive en ce moment même.
Je ne peux plus évoquer la liste rouge sans que Danuta produise une mimique excédée presque méprisante.
Je pense au misérable tourment de ce silence; là, au bout du fil, de ce silence qui ne ressemble pas même à une résolution.
Si ça avait commencé par de la méchanceté, ou par du rire, comment cela continuait-il désormais?
Luce essaie le récit d'événements toujours plus atroces survenus à des gens qu'elle connaît. Non seulement X, à force de volonté, avait vaincu la polio mais, incorporé on ne saura jamais pourquoi dans un bataillon disciplinaire, il avait eu tout le dos brûlé par le bazooka d'un gars tombé à côté de lui -le bazooka s'était retourné (disait Luce)- et il s'en était encore tiré.
Je me souvenais de Bernard Alpert. Il y avait un réveil dans le local où on le torturait... Il me disait que chez lui on avait longtemps caché toutes les montres sous une pile de drap.
Mais quel rapport
avec mes appels téléphoniques? Quel rapport? Aucun rapport.
Il n'y avait pas non plus d'adversaire. L'Histoire n'existait plus. Il
y avait quelque part une bouche muette devant un microphone (peut-être
une oreille qui scrutait sans inimité ma respiration), un corps étranger
qui s'était adapté, identifié au canal communicationnel.
C'était comme une douloureuse fonction déçue qui se réaffirmait
dans une indifférence attentive et celle-ci me captait avec calme. Un
fantasme de puissance sans limite s'épousait dans l'annulation: la bête
étroitement collée à l'instrument, la guerre sans nom et
sans haine, en proie à une économie énorme.
(n) Avant le désastre total de sa flotte dans les eaux de Salamine, Xerxès 1er fit fouetter la mer.