1 oie
Ahmed, fixant la télévision, une bouteille de bière
à la main, assis dans la cuisine. Bruno préparant des sandwiches.
Ahmed parle vite, coupant parfois ses phrases immédiatement enchaînées.
-Ahmed: j'aurais pu la suivre. Je ne l'ai pas fait. Pas accompagnée.
Rectangle des rectangles blancs gonflés et cette femme de soixante dix-neuf
ans sous ce tissus en, j'aurais pu aller jusqu'au bout, mais cette main cireuse
tachée plissée comme du papier mouillé posée jaune
au creux de ma longue main plate savonnée, blanche, comme un jouet, je
n'ai pas pu la suivre et je l'ai regardée mourir sans lui dire d'autre
mot que le diagnostic qui laissait espérer que quelques jours au plus
lui laissaient quelques jours au plus et j'ai baissé les paupières
en me disant qu'il allait falloir quitter ma blouse blanche et j'en étais
ravi me disant que ce n'était finalement pas mon travail du tout
-Bruno: tu la connaissais?
-Ahmed: rien de plus terrible et banal que d'avouer qu'on finit par les connaître
tous malgré soi, que quoique l'on fasse ces vieux pantins jaunes rentreront
dans le petit panthéon personnel quoi de plus tranché et celle-ci
aussi bien que, je te le répète, je n'aie pas pu, ou pas voulu
l'accompagner et chacun d'entre nous opère pour n'être responsable
que du plus petit dénominateur commun avec le malade un perpétuelle
diversion.
-Bruno: et les morts?
-Ahmed: Je ne les vois jamais.
2 oies
Charles observait la lame dentée du couteau tracer en
creusant un angle rouge (avec la première découpe) à la
surface striée brûnie et mangeait lentement en regardant fixement
la tranche et la bizarrerie de cette chose molle et dure dans le disque net
de l'assiette et parlait, haché, entre les bouchées, disait à
Dominique combien il aimait cette atmosphère que rien ne pouvait perturber,
mais elle ne voulait plus entendre un mot à ce propos parce qu'elle n'ignorait
pas et lui par ailleurs ne l'ignorait pas non plus, que l'aspect bénéfique
de ces courts instants de vie commune n'était du qu'à la merveilleuse
séparation quotidienne que le travail à l'hôpital servait
à deux êtres qui avaient absolument tout pour se mépriser,
qui se seraient sans aucun doute possible haïs avec une violence silencieuse
s'il n'y avait eu cette impression de repos-là dans lequel ils n'étaient
ni l'un pour l'autre ni l'un avec l'autre mais bien l'un momentanément
sans lui-même et l'autre pareillement et s'ils n'avaient pas tous deux
été certains que sans cette difficulté-là, mentie,
le monde entier n'eût été que difficultés encore
plus terribles et permanentes minuscules difficultés poussiéreuses
et collantes, qu'il n'y eût que renoncements aigris pour combler une vie
sans possibilité d'accomplir des rêves bien entendu inaccomplissables
par deux êtres d'une lâcheté sans mesure mais dont la bénéfique
vie de travail qui les séparait leur permettait de penser l'acomplissement
comme finalement une nuisance à une vie de couple qui méritait
bien quelques renoncementsmais lorsque Dominique dit à Charles qu'une
soirée était organisée chez Irène le surlendemain
il comprit que même cette coupure quotidienne aussi atroce fût-elle
était largement insuffisante pour qu'il ne s'entretuent pas ou ne se
donnent pas chacun la mort et ce qui lui apparut clairement à la fin
du repasétait le mot DIVERSION qui rayait la table qui séparait
en deux territoires injoignables leurs deux assiettes et leurs verres.
3 oies
"J'ai vu Ahmed et Charles à l'hosto, cette aprèm',
y a une soirée chez irène" balança Emmanuelle à
Franck, (elle, relevant les yeux d'un cahier chiffré couvert à
outrance -sales manies d'écolière jamais guérie de la diversion-
vague coup d'dos souple en réajustant cette chevelure lourde) (que Franck
avait toujours largement surestimée) (parce que le visage d'Emmanuelle
était si plat, si nu) (et c'était si incroyable de planification,
cette lune molle aux traits bâclés, qu'il avait bien fallu lui
trouver quelquechose de physiquement nommable, cette chevelure tombant à
pic, idéalement) (si elle s'était rasée il eût été
perdu et jamais n'aurait pu parler d'elle sans rougir d'être à
ses côtés). Franck la questionna un instant sur les personnes
présentes à cette fiesta, et elle répondit "Ahmed, Bruno,
Dominique, peut-être charles, Gérard et son ami..." "Hubert?" "Ouais,
Hubert, j'crois qu'Irène fête son anniversaire". Emmanuelle referma
l'cahier et Franck sentit peser sur lui l'horrible nécessité de
passer une soirée encore (à simuler la sympathie la familiarité
et surtout la clarté des r'lations entre des êtres, trois d'entre
eux tout au moins, dont il était, probablement, le maître incontestable
du désordre) (une soirée encore à placer les corps dans
l'ordre des corps les sentiments dans l'ordre de la législation et Franck
sentait peser sur lui l'horrible nécessité d'inventer) (inventer
sans cesse dans c'genre de rencontres des choses stables et des discours stables,
pour faire, comme toujours, diversion) à inventer des réseaux
d'connivences sur des places vides, surtout vides, sur lesquelles et pour lesquelles
personne n'aurait eu l'idée de lutter mais dont tous les généraux
du monde font le siège déchiré des diversions.
4 oies
Gérard a vu Bruno et Franck. A la sortie d'l'hosto. Crevés,
mauvaise donne de la journée: un plantage sur une éventration
banale, hémorragie infernale, pas compris, non, vraiment, suivie d'une
déchirure des sutures pour tout arranger, rare, mais ce jour-là,
du travail de cochon, un type qu'on avait foiré sur un coup facile là
où sur dix compliqués on s'en était sorti, mais sur ces
coups-là, on y était pas. Métier incohérent des
défilés d'colonnes, on vend pus d'indulgences, mais des permanences,
la fin du salut. Ils ont filé à Gérard des cartons de cette
salope d'Irène qu'a un cabinet maint'nant, une belle saloperie d'cabinet
où elle fait ce qu'on d'mande, si tu veux d'la chiro, du r'boutage et
qu'tu payes, s'en fout; après tout, elle se trompe pas de client, y sont
tous pareils, ils regardent le ciel et ils questionnent le médecin après:
des tumeurs lion ou des éventrations balance... Mais quand même,
ça tue l'commerce, la crédibilité, parce que quand l'client
comprend pus rien, faut faire diversion, pas l'suivre, sinon i saura c'que c'est
qu'la ficelle, i nous verra v'nir de loin... C'est ça; diversion...traverser
les angoisses avec l'instrumentation adaptée. Demain 21h, ça
va encore tourner mal avec Irène cette malade, la dernière fois...
Mais s'fout d'la dernière fois, Gérard d'mande quand même
à Hubert si ça vaut vraiment l'coup et lui traverse la vie comme
un feuille brûlée est soufflé par un courant chaud et disparaît
sans répondre.
5 oies
"Bon, la suite arrive? L'entrée était un peu lège,
Irène." "j'vois avec Dom pour débarrass/ "ça t'regardes,
toi, c'qu'i s'racontent ces deux oiseaux-là? Bon, alors lâches
un peu Hubert!"/ "tu plaisantes?" "Pas du tout!" "arrêtes!" "C'était
pas un coup simple, hein Franck?" "Des conneries, elles va pas se tirer, Emmanuelle?"
"Penses-tu!" "Merde, Ahmed, tu vas pas encore tirer cette tronche par c'que
y'a pas d'rosé, tu sais"/ "Laisse, Ahmed y p"/ "Gérard, ramène
le plateau par ici s'il te plaît"/ Mais gérard suit irène
des yeux, elle attend "C'est curieux comme vous vous ressemblez..." "Je vois
pas c'que tu veux dire, on se ress" "Fais gaffe avec la bouteille, merde, ma
jupe" "Non, je plaisante pas, vous vous ressemblez... un côté cocu..."
"Bruno, t'es sûr que tu veux pas ce machin, mois les crustacés
ça donne l'impression de manger des insectes" "Prends du crabe..." "T'as
écouté c'que j't'ai dit, abruti?!" "cocu?" "Marrant, quand même,
pourtant je lis pas la même chose sur le visage de Charles, ou de Franck,
pourtant, d'une certaine manière, c'est encore des cocus" "Arrêtes
de me faire chier avec ce plateau Hubert, je... Attends, y'a Irène et
emmanuelle q" "Je sais pas ce que vous foutez toutes les deux mais vous allez
pas nous faire encore une soirée prise de tête?" "Ta gueule, Gérard,
Irène essaie de me dire quelque chose de très interressant..."
Elle précise, dévoile tout ce qu'elle tient. Les deux mâles
sont insufflés et écarlates, dénient, balbutient et plus
ils bégaient, moins, évidemment, ils sont crus. Irène insiste,
appuie, s'amuse, pèse chacune des réactions et l'envenime, soigneusement,
attend la lame d'un des couteaux de cuisine qu'elle a choisis particulièrement
aiguisés. Le trio de débauche est d'abord discuté, rend
incrédule, Dominique veut bien croire dans l'infidélité
de Charles mais ne peut pas croire en sa perversion, Emmanuelle agit exactement
de façon inverse vis-à vis de Franck, relevée, hurlante,
rouge, E. est électriquement secouée et la lumière change,
le visible change, elle s'empoigne avec lui mais Irène insiste si follement
que tout se tourne, A. Commente, tente diversion, C. se défend, B. commente,
G. et H. commentent et la table la bruit casse le dossier touche le menton lampe
cinglée par le torchon t renverse en meuglant mais suit le mouvement
des circuits de ils se suivent violemment os touché de fouet par le carrelage
elle injurie, I. injurie E. et D. et corps balancés que d'autre arrêtent
mais rien n'empêche la chute des trois corps d'Emmanuelle de Dominique
etd'Irène au moment précis où une lame perce la poitrine
d'Irène le bruit étouffé d'un corps s'éteint et
une feuille blanche...
6 oies
"Je sous-signé Irène ELEAZAR, parce qu'il ne m'est pas indifférent de faire savoir à n'importe quel prix qu'une mort est toujours un meurtre, qu'il n'y a aucune sorte d'exception à cette règle, qu'il n'y a jamais eu de ce que l'on appelle une mort naturelle, je vous ai tous conviés à cette soirée pour vous le faire comprendre; peut-être certains d'entre vous, de celles que j'ai conduit à me tuer ou des autres, comprendrons mieux que l'on ne guérit jamais un homme, mais que l'on cherche illusoirement à guérir la société qui rend l'homme malade. C'est on ne peut plus idiot. On n'a à guérir que des individus que l'on rend malade; ce qui me tue aujourd'hui est une des formes les plus folles de la maladie du désir que l'on appelle la diversion; quand le désir n'a plus rien à désirer, il désire le désir. Vous êtes tous médecins, moi de même; vous m'avez haïe parce que soignais mes malades de la maladie qu'il m'amenaient sur un plateau avec les moyens qu'ils attendaient. Lorsque vous aurez compris que je suis la seule à avoir fait un travail de médecin, vous changerez, je l'espère, de métier. Adieu,
Irène"
c'est toi